Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 117-125).
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XV.


À l’instar de la chanson bachique, la chanson populaire a pris une revanche éclatante sur le noël religieux qui l’a proscrite et détrônée. J’en tiens la preuve irrécusable dans l’existence d’un royal document historique. On connaît universellement, dans le monde des lettres, la célèbre romance qu’Henri IV, le monarque-troubadour, composa en l’honneur de sa favorite, Gabrielle D’Estrées.[1] Mais on ignore, généralement aussi, que l’air de cette chanson, maintenant immortelle, est la musique même d’un pieux noël du seizième siècle, composé par François-Eustache du Caurroy, sieur de Saint-Frémin. Originaire d’une famille noble et ancienne, Du Caurroy entra dans les ordres, devint chanoine de la Sainte-Chapelle de Paris et fut successivement maître de musique de la chapelle des rois Charles IX, Henri III et Henri IV. La place de surintendant de la musique du roi fut créée pour lui en 1599. Il jouit, de son temps, comme compositeur, d’une grande réputation ; au point qu’on l’avait surnommé le prince des musiciens. Il mourut le 7 août 1609, et fut inhumé dans l’église des Grands-Augustins où on lui érigea un tombeau dont l’épitaphe fut composée par le cardinal Du Perron, son protecteur. On connaît de ce musicien : Missa pro defunctis, une messe à cinq voix, qui fut, pendant longtemps, la seule que l’on chantât à Saint-Denis aux obsèques des rois de France. Elle n’a jamais été publiée, mais elle existe, en manuscrit, à la Bibliothèque Nationale de Paris. Ses autres œuvres publiées sont : — Precum ecclesiasticarum libri II, Paris, 1608 ; — Preces ecclesiasticæ ad numeros musices reductæ, liber I, à cinq voix, Paris, 1609 ; — Mélanges de musique, contenant des chansons, des psaumes et des noëls, Paris, 1610 ; (c’est dans cet ouvrage que se trouve la mélodie du noël qui nous occupe) enfin des Fantaisies à trois, quatre, cinq et six parties ; Paris, 1610.[2]

Grétry, dans ses Essais sur la Musique, a, plus que tout autre, contribué à propager l’erreur, généralement répandue, qui désigne Henri IV comme l’auteur de l’air touchant sur lequel il adopta les paroles de sa romance, toute remplie de grâce et de sentiment. Comme il ne faut pas donner à César ce qui n’appartient pas à César, il est juste de restituer cette mélodie à son véritable père, à Du Caurroy qui la composa spécialement pour la poésie d’un pieux noël de son époque, cantique que la profane mais Charmante Gabrielle fit aisément oublier.

L’abbé Pellegrin ne voulut pas croire au triomphe définitif de la chanson populaire d’Henri IV sur le noël religieux de Du Caurroy. Avec une audace et un courage qui lui font le plus grand honneur, il voulut recommencer la bataille, reprendre sur l’éternel ennemi, — le monde et ses mille artifices, — le terrain perdu par l’Église, venger la mort du noël ancien par la résurrection d’un noël nouveau écrit sur la musique de Du Caurroy et dont la ferveur ascétique l’emportât sur l’ardeur passionnée de la romance. Il rêva de composer une prière, idéale de candeur, très humble, très douce, très sereine, qui dominât, de toute la hauteur d’une âme éprise de Dieu seul, les joies charnelles et les désirs orgueilleux de l’amoureuse ballade, un cantique enfin supérieur à sa rivale par la noblesse et la distinction des pensées, la délicatesse exquise des sentiments, le bonheur même de l’expression poétique égal à celui de la phrase musicale dans la mélodie tricentenaire.

Donc le vaillant abbé Pellegrin entra en lice contre le chevaleresque Henri IV. Ce remarquable tournoi littéraire compta sept passes d’armes, c’est-à-dire sept strophes, fort intéressantes à comparer. Les voici :

NOËL DE PELLEGRIN

Bel Astre que j’adore,
Soleil, qui luis pour moi.
C’est Toi seul que j’implore,
Je veux n’aimer que Toi ;

refrain

C’est ma plus chère envie
Dans ce beau jour,
Où je ne dois la vie
Qu’à ton amour.

Du fond de cette crèche
Où Tu te laisses voir,
Ton amour ne me prêche
Qu’un si tendre devoir ;

C’est pour sauver mon âme
Que Tu descends des cieux ;
De ta divine flamme.
Que je brûle en ces lieux !

Du monde qui me presse
Je ne suis plus charmé,
Je veux t’aimer sans cesse
Comme Tu m’as aimé ;

Je m’attache à Te suivre,
Toi seul peux m’attendrir.
Pour Toi seul je veux vivre,
Pour Toi je veux mourir ;

Ton nom de ma mémoire
Ne sortira jamais,
Je chanterai ta gloire
Et tes divins bienfaits ;

Sorti de l’esclavage
Où j’ai longtemps été,
Je Te veux, en hommage,
Offrir ma liberté.

CHANSON D’HENRI IV

Charmante Gabrielle !
Percé de mille dards,
Quand la gloire m’appelle
À la suite de Mars ;

refrain

Cruelle départie !
Malheureux jour !
C’est trop peu d’une vie
Pour tant d’amour !

L’Amour, sans nulle peine,
M’a, par vos doux regards,
Comme un grand capitaine
Mis sous ses étendards !

Si votre nom célèbre
Sur mes drapeaux brillait,
Jusqu’au delà de l’Elbre
L’Espagne me craindrait.

Je n’ai pu dans la guerre,
Qu’un royaume gagner,
Mais sur toute la terre
Vos yeux doivent régner.

Partagez ma couronne,
Le prix de ma valeur ;
Je la tiens de Bellone,
Tenez-là de mon cœur.

Belle astre que je quitte
Ah ! cruel souvenir !
Ma douleur s’en irrite ;
Vous revoir ou mourir !

Je veux que mes trompettes,
Mes fifres, les échos,
À tous moments répètent
Ces doux et tristes mots.

La victoire resta fidèle au royal champion de la galanterie.[3] De toute évidence d’ailleurs, et à première lecture, la ballade amoureuse l’emportait en supériorité littéraire, et dominait le cantique religieux. Pellegrin avait-il trop présumé de ses forces, confondu, à cause de leur identité d’ardeur, le feu sacré de l’inspiration avec les transports enflammés de son zèle ? Je ne sais. Les ressources de son talent remarquable trahirent en cette circonstance sa bonne volonté. À raison même de cette tentative malheureuse, mais infiniment honorable, nous devrions garder à ce pieux compositeur une reconnaissance profonde, un souvenir ému de gratitude et d’estime. Sa belle action, son humble cantique, nous a valu d’entendre, encore aujourd’hui, les échos de nos sanctuaires chanter la délicieuse mélodie de ce noël du seizième siècle que les cathédrales de France ont oublié. À Paris, la Sainte-Chapelle elle-même ne le reconnaîtrait pas, si Du Caurroy, ressuscité, venait en personne le jouer sous ses voûtes. Pauvre église, déserte et vide, elle lui semblerait plus froide encore que le marbre de son tombeau aux Grands-Augustins. Il n’y retrouverait plus l’orgue de sa maîtrise, disparu avec la stalle qu’il y occupait comme chanoine. Une fois l’an, à la rentrée des tribunaux, la Magistrature y vient, en habits de gala, assister à la Messe du Saint-Esprit, la Messe Rouge du prétoire.[4] Et c’est tout, absolument tout ce qui s’y passe en fait de cérémonies religieuses.

Parce que d’ordinaire les fantômes sont de silencieux personnages, faut-il en conclure qu’ils soient sourds ? Nullement. Un spectre qui parle sans bruit de paroles ne doit-il pas entendre, à de phénoménales distances, à de prodigieux lointains, toutes les harmonies de la terre ? Qui sait ? l’âme attristée, errante, du vieux Du Caurroy, en quête de la mélodie perdue de son noël, si lestement travestie en païenne sérénade, revient peut être ici, dans nos temples, cathédrales de grandes villes, églises paroissiales, chapelles de mission, heureuse d’écouter un écho, affaibli sans doute par le temps et la distance, mais fidèle encore, fidèle toujours d’une voix aimée, connue, chérie, préférée à toute autre : la voix de son génie artistique.

Je possède trois versions musicales[5] du noël de Du Caurroy. Sur le conseil d’un ami, très bon juge en la matière, je publie, comme étant la meilleure, la version du recueil Daulé :


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Bel as -- tre que j’a -- do -- re, So-
leil qui luis pour moi, C’est Toi seul
que j’im -- plo -- re, Je veux n’ai-
mer que Toi. C’est ma plus chère en-
vi -- e, Dans ce beau jour, Où je ne
dois la vi -- e Qu’à ton a -- mour.
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Au dix-huitième siècle, le cantique religieux fit à la chanson populaire une guerre d’extermination, une véritable chasse de corsaire. Chansons bachiques, chansons érotiques, chansons enfantines même, toutes furent traquées comme des bêtes fauves, forcées dans leurs derniers refuges par l’implacable ennemi. Pour une d’elles qui échappait, cent autres étaient étouffées sous un travestissement brutal. On leur volait insolemment la musique de leurs mélodies, et la poésie même de leurs couplets. Bref, les chansons populaires furent passées au fil de la plume, encore plus tranchant que celui de l’épée. Le massacre en fut général, et moultes innocentes rondes, villanelles et berceuses périrent.

En voici une qui échappa à la fureur d’Hérode.


CANTIQUE DE NOËL

l’heureuse nouvelle

Le ciel calme son courroux,
L’heureuse nouvelle !
Un Sauveur est né pour nous,
L’heureuse nouvelle !
Allons voir ce Roi si doux
Sa voix nous appelle tous,
Sa voix nous appelle tous,
Sa voix nous appelle.

La paix revient en ces lieux,
L’heureuse nouvelle !
Par cet Enfant glorieux,
L’heureuse nouvelle !
Quel éclat brille à nos yeux !
Sa voix nous appelle aux cieux,
Sa voix nous appelle aux cieux,
Sa voix nous appelle.

Tout est en joie aujourd’hui,
L’heureuse nouvelle !
Contre le trouble et l’ennui
L’heureuse nouvelle !
Un Dieu sera notre appui ;
Sa voix nous appelle à Lui,
Sa voix nous appelle à Lui,
Sa voix nous appelle.

Etc., etc.
CHANSON POPULAIRE

la bonne aventure

Je suis un petit garçon
De bonne figure,
Qui aime bien le bonbon
Et la confiture.
Si vous voulez m’en donner,
Je saurai bien les manger,
La bonne aventure, ô gué !
La bonne aventure.

Je serai bien sage et bon
Pour plaire à ma mère ;
Je saurai bien ma leçon
Pour plaire à mon père ;
Je veux bien les contenter.
Et s’ils veulent m’embrasser,
La bonne aventure, ô gué !
La bonne aventure.

Lorsque les petits garçons
Sont gentils et sages,
On leur donne des bonbons,
De belles images ;
Mais quand ils se font gronder.
C’est le fouet qu’il faut donner
La triste aventure, ô gué !
La triste aventure.

——


Cette fois encore le condamné à mort tua le bourreau. La chanson enfantine enterra vif le cantique religieux ; elle le noya dans la confiture, l’écrasa sous le bonbon de son premier couplet. Défunt Vert-Vert, bourré de sucre et brûlé de liqueurs, trépassa de la sorte. On meurt souvent en brave, très rarement en perroquet ; ce qui advint cependant pour la parodie spirituelle de l’éditeur Garnier. Elle le méritait bien.

Il était suprêmement ridicule, en effet, d’exiger de petits enfants qu’ils vinsent à oublier leur chanson favorite, La Bonne aventure, ô gué ! l’hymne national de la friandise. Et voilà pourquoi le vieux cantique dort, comme un grand de la terre, au tome premier du recueil Garnier, un sommeil qui n’a pas reçu les promesses d’une résurrection glorieuse. Enseveli, depuis 1750, dans le silence des bibliothèques et la poussière des bouquins, il repose en paix tandis que tous les gamins de la France et du Canada, revenant de l’école, chantent encore, chantent toujours :


La bonne aventure, ô gué !
La bonne aventure !


J’ai dit, tout à l’heure, que les compositeurs ou les compilateurs de cantiques spirituels — et, en particulier, celui du recueil Garnier, — pillaient impunément la musique et les couplets de la chanson populaire.

Je prouve mon affirmation d’un saisissant exemple. On cherchera longtemps, je crois, avant que de trouver un spécimen de plagiat plus manifeste, un décalque plus audacieux.


PASTORALE
LE BERGER-ROI
PARODIE SPIRITUELLE
xxxxSur l’air Aimable musette
Confidente de mon cœur.

xxxAimable musette,
Confidente de mon cœur,
xxxChantez mon bonheur.
J’ai pour sceptre une houlette,
Pour peuple, un tendre troupeau,
xxxPour sentinelle,
xxxUn chien fidèle,
Pour état, les bords d’un ruisseau.
xxxPuissants rois du monde,
Votre sort est-il plus doux ?
Régnez sur la terre et sur l’onde,
Mon cœur n’en sera pas jaloux.
x Je règne, sans diadème,
xxxSur mes moutons
xxxEt sur moi-même ;
Je suis plus heureux que vous !

xxxAimable musette,
De l’amour d’un Dieu Sauveur
x Chantez la douceur
Et le sceptre et la houlette,
Tout est égal sous ses loix :
xxxOn vit sans crainte.
xxxEt sans contrainte,
Dès qu’on est docile à sa voix.
xxxPuissants rois du monde
Votre sort est-il plus doux ?
Régnez sur la terre et sur l’onde,
Mon cœur n’en sera pas jaloux.
x Sans porter le diadème,
xxxLe vrai chrétien,
xxxRoi de soi-même,
Est bien plus heureux que vous !


L’histoire se répète. Ce procédé déshonorant me rappelle le mot cynique d’un compositeur, célèbre dans notre jeune monde littéraire, convaincu d’une imposture identique : — « Les paroles ne sont point de moi, mais la musique est d’un autre ! » Ce mais était exquis ! Toute sa justification tenait dans les quatre lettres de ce petit adverbe, encore plus grand que son excuse. Il ajoutait, avec un aplomb de pyramide, l’air bonhomme et narquois : — « Eh ! dites donc, mes droits d’auteur sont incontestables ! C’est évident !! »

L’effronté plagiaire fit comme il disait. Il enregistra son ouvrage au département de l’Agriculture et de la Statistique, à Ottawa.

Proudhon aurait-il eu raison d’écrire : La propriété, c’est le vol ?



  1. Elle inspira une telle passion à Henri IV qu’elle faillit devenir reine de France. Un crime prévint ce scandale. Elle mourut empoisonnée, le samedi saint, 10 avril 1599, à l’âge de 28 ans. Elle a laissé dans l’histoire une réputation de grande beauté.
  2. Cf : Nouvelle Biographie Générale, tome 9, pages 256 et 257. Firmin Didot Frères, éditeurs, Paris, 1854.
  3. Bien que l’on reconnaisse, presque universellement aujourd’hui, Henri IV comme l’auteur de la fameuse romance Charmante Gabrielle, il se trouve encore des érudits et des chercheurs pour donner à cette assertion le démenti le plus énergique. Édouard Fournier est de ce nombre. Dans son ouvrage intitulé L’Esprit dans l’Histoire, petit livre bondé de renseignements curieux et de recherches savantes sur les mots historiques de l’histoire de France, Édouard Fournier écrit ce qui suit, à la page 216 du susdit volume :

    « Je pourrais vous montrer en quelques mots que la chanson de la Belle Gabrielle, n’est pas de Henri IV, ni pour les paroles — dont une partie, le refrain, date de bien avant lui, j’en ai la preuve, (Cf : Bulletin de l’Académie de Bruxelles, tome XI, p. 380) — ni pour l’air encore moins (Cf : Fétis : Curiosités de la musique, 1ière édition, p, 376) puisque, selon le cardinal Du Perron, qui le connaissait bien, Henri IV n’entendait rien ni en la musique, ni en la poésie ; mais c’est une question que je réserve pour le temps où je ferai l’histoire des chansons populaires. »

    Jusqu’à ce que M. Édouard Fournier écrive cette histoire de la chanson populaire et prouve son avancé, il convient, je crois, de regarder Henri IV comme le véritable auteur de cette ballade célèbre.

  4. À propos de Dame Justice, je me rappelle un fait singulier qui se rattache directement à l’étude que je poursuis et que je crois fort intéressant à relater ici. On s’étonnera à bon droit d’apprendre qu’à Bayeux les noëls se chantaient non seulement à l’église mais encore à l’audience.

    Dans un ouvrage ayant pour titre : Contes populaires, préjugés, patois, proverbes et noms de lieux de l’arrondissement de Bayeux, recueillis et publiés par Frédéric Pluquet, Rouen, 1834, je lis ce qui suit :

    « À l’audience du bailliage de Bayeux qui précédait les fêtes de Noël, l’avocat qui avait plaidé le dernier devait entonner le cantique de ce jour ; et alors juges, conseillers, avocats et plaideurs chantaient Noël à gorge déployée. J’ignore entièrement l’époque et l’origine de ce singulier usage, qui était particulier au bailliage de Bayeux et ne cessa que quelques années avant la Révolution. »

  5. Celles de Pellegrin, de Garnier et de Daulé.