Noëls anciens de la Nouvelle-France/VIII

Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 55-62).
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VIII.

L’année même — 1694 — où l’on publiait à Paris, la quatrième édition des Cantiques spirituels du Père Surin, Messire Joseph Séré de La Colombière était nommé, par Mgr de Saint-Vallier, supérieur des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu du Précieux Sang, à Québec. Que mes lecteurs ne cherchent point le rapport qui pourrait exister entre la publication de ce livre obscur et l’élection de cet ecclésiastique éminent. En vouloir établir un serait absurde autant que ridicule. Ces noms de La Colombière et Surin ne se touchent ici que par la date, au hasard d’une rencontre typographique qui les imprime dans une même phrase et sur une même page. Accidentel en apparence, ce rapprochement n’est pas fortuit ; il est, au contraire, un peu voulu de ma mémoire qui s’est imposée, dans l’examen des Noëls anciens de la Nouvelle-France, un ordre rigoureux de chronologie.

Comme les millésimes des années 1645, — 1646, — 1649, — 1664, celui de 1694 est un jalon, le cinquième, de la route suivie dans notre marche à travers les archives inédites du monastère.

En effet, 1694 me rappelle un prédicateur célèbre, Joseph Séré de La Colombière, comme 1649 me fait souvenir d’un illustre martyr, Jean de Brébeuf. Je ne sais comment expliquer ce travail sourd de la mémoire, ce labeur obscur du cerveau, agissant à notre insu, malgré nous très souvent, et nous suggérant des noms par des dates, des lettres par des chiffres ; mystérieuse algèbre, aussi précise que l’autre, où l’exubérance de l’imagination corrige l’aridité mathématique. Les psychologues nous disent que ce phénomène n’est qu’une association d’idées, que son étude ne constitue plus un problème, qu’il n’est qu’une conséquence toute naturelle des activités permanentes de l’esprit. Je crois aux expériences de ces savants et je m’incline. J’observe seulement que Jean de Brébeuf composa le premier noël huron, et De la Colombière le premier noël canadien-français. Cette coïncidence d’initiative dans la poursuite d’un travail identique ne serait-elle pas, pour ma mémoire, le point de contact qui les fait se confondre dans un même souvenir ?

Joseph Séré de La Colombière, prêtre du Séminaire de Saint-Sulpice de Paris, naquit à Vienne, en Dauphiné, en 1651. Il vint au Canada l’année même de la mort de son frère aîné, le célèbre jésuite Claude de La Colombière, (déclaré depuis Vénérable) confesseur de la Bienheureuse Marguerite-Marie, décédé à Paray-le-Monial, le 15 février 1682. Il débarqua à Québec le 21 juillet et se rendit, quelque temps après, à Montréal où il vécut jusqu’en 1691.

Au mois d’octobre 1690, il descendit, en qualité d’aumônier, avec les troupes de Montréal accourues au secours de Québec assiégée par sir William Phips. « M. de La Colombière, raconte Juchereau de Saint-Ignace, avait arboré sur son canot un étendard où était peint le saint nom de Marie, afin d’animer ces guerriers par la confiance en la très sainte Vierge. »

Ce fut lui qui prononça, à Notre-Dame de Québec, le 5 novembre 1690, jour d’actions de grâces fixé par Frontenac, le fameux sermon pour la Fête de la Victoire[1], sermon qu’il répéta le 25 octobre 1711, aux grands applaudissements de l’auditoire, dans cette même cathédrale de Québec, à l’occasion du désastre de la flotte de sir Hovenden Walker, perdue sur les récifs de l’Ile-aux-Oeufs. Par une rencontre singulière, cette allocution remarquable appartient également à deux événements historiques, parfaitement distincts, qui la réclament à ce point qu’il serait impossible de la publier pour l’un sans la reproduire intégralement pour l’autre.

En janvier 1691 il devint supérieur du Collège de Montréal. Rappelé en France cette même année, avec monsieur Bailley, par l’abbé Tronson, le supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice à Paris, il revint au Canada avec Monseigneur de Saint-Vallier qui le retint chez lui à Québec. En 1694, il est nommé supérieur des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Québec. En 1698, M. de La Colombière devint archidiacre, puis grand chantre au Chapitre de la cathédrale. Le 4 juin, 1708, il prononça l’oraison funèbre du Vénérable François de Laval, premier évêque de Québec. Il mourut à l’Hôtel-Dieu, le 18 juillet, 1723, à l’âge de 72 ans, et fut inhumé dans le chœur de la cathédrale de Québec. Il était membre (conseiller-clerc) du Conseil Souverain de la Nouvelle-France.

Après François-Xavier Duplessis, dont la réputation, comme orateur sacré, fut européenne, M. de La Colombière est le plus grand des prédicateurs de la Nouvelle-France. Les contemporains parlent de lui en termes enthousiastes. Son épitaphe elle-même partage leur admiration car De La Colombière eut cette gloire de ne pas survivre à sa renommée littéraire. « Né, dit-elle, avec le don de la parole, il annonça par tout le diocèse, avec grâce et liberté, les vérités évangéliques. »[2]

On connaît l’axiome de Cicéron : Nascitur poeta, fiunt oratores. LeFranc en conteste la vérité et soutient, avec raison je crois, que l’homme naît orateur comme il naît poète. De La Colombière contredit l’un et l’autre, et, si l’on en croit la pierre tombale de son sépulcre, il faudrait, à son sujet, renverser, en le traduisant, l’aphorisme classique. Il naquit donc orateur et devint poète. Comme tel, son œuvre est modeste et son bagage léger : quelques chansons satiriques, plusieurs cantiques, tous composés en l’honneur de la très sainte Vierge et de saint Joseph, plus un noël, un très beau noël, le seul qu’il ait écrit et le seul qu’il convienne ici d’étudier.

Nos critiques se partagent sur la question de savoir quel est l’auteur du noël huron ; les uns tiennent pour Brébeuf, les autres, pour Ragueneau. Ici, au contraire, la certitude est absolue. L’archiviste du monastère, la révérende Mère Saint-André, identifie positivement l’écriture de Messire de La Colombière, et le cantique que nous avons de lui est bien l’aîné des noëls canadiens-français de la Nouvelle-France.


CANTIQUE
SUR LA NAISSANCE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.


Victoire ! Victoire ! Chantons, chrétiens !
Voici l’heureux moment que Jésus vient de naître,
Adorons tous le nouveau Maître
Qui vient briser tous nos liens.
Satan, confus, s’enfuit sous terre
Chassé par un Enfant ; et, quoique l’univers
Fut chargé du poids de ses fers,
Il est vaincu par ce mystère.

Silence ! Silence ! Parmi les mortels
Le ciel veut le premier annoncer ses louanges ;
Écoutez-vous ces troupes d’anges
Entonnant de charmants noëls ?
Tout retentit de l’harmonie
De leurs chants merveilleux, et leurs célestes voix,
Qu’on entend toutes à la fois,
Sont l’écho du Cœur de Marie.

Tout charme, tout charme dans ce Roi naissant ;
Sa douceur, ses regards et ses divines larmes ;
Venez, pécheurs, rendre les armes.
C’est ici votre Conquérant.
Dans son maillot, Jésus nous prêche,
Et, pour nous attendrir, il pousse des sanglots
Au milieu de deux animaux
Que nous voyons près de sa crèche.


O Vierge ! ô Vierge ! Mère du Sauveur,
Vous avez pour ce fils un amour admirable !
Échauffez-le dans cette étable
Par le beau feu de votre cœur.
Votre air répand de saintes flammes
Qu’on sent en vous voyant ; et l’ardeur de vos yeux,
Plus brillants que ne sont les cieux,
Vont embraser toutes les âmes,[3]

Sans cesse, sans cesse, Joseph, votre époux,
Regarde cet Enfant d’un œil de complaisance
Il est ravi qu’à sa naissance
Ses beaux yeux soient tournés sur vous ;
Il voudrait bien agir en père,
L’avoir entre ses bras, mais, malgré sa ferveur,
Il ne veut de cette faveur
Qu’autant que le voudra sa mère !

Sans crainte, sans crainte, vigilants pasteurs,
Contemplez à loisir ce paradis champêtre ;
Un Dieu s’est fait pasteur pour paître
Les âmes de tous les pécheurs.
Tous vos moutons sont sous sa garde ;
Les loups les plus affreux
Deviendront des agneaux comme eux
Si l’Enfant Jésus les regarde !


Que vous semble, lecteur, ce premier noël canadien-français ? Ne croyez-vous pas, en l’étudiant, lire un cantique du Grand Pauvre d’Assise ? Sa candeur parfume l’âme comme un encens, l’élève à Dieu comme une prière. L’idée-mère de la strophe finale est particulièrement heureuse :


Un Dieu s’est fait pasteur pour paître
Les âmes de tous les pécheurs.
Tous vos moutons sont sous sa garde ;
Les loups les plus affreux
Deviendront des agneaux comme eux
Si l’Enfant Jésus les regarde !


Cette pensée-là est tout simplement délicieuse, exquise. Saint François l’eût mise au nombre des Petites Fleurs de son jardin. Il la reconnaîtrait plutôt comme sienne, car elle embaumait depuis trois siècles ses divins parterres lorsque La Colombière la fit éclore, comme une rose miraculeuse de Noël, sur la neige du Canada. Il avait pris pour une céleste inspiration ce qui n’était dans son esprit qu’une réminiscence de pieuse lecture. L’Enfant Jésus, l’Agneau de Dieu, convertissant d’un regard les pécheurs endurcis — les loups les plus affreux du cantique — n’est-ce pas François d’Assise apprivoisant d’un sourire la bête monstrueuse du village de Gubbio ? — loup très féroce, dit la légende italienne,[4] Ce miracle de la douceur pouvait-il être illustré d’un plus radieux symbole ? Et ne traduit-il pas avec un art merveilleux, supérieur à tout langage, l’idéale suavité des paroles avec lesquelles l’Église raconte, au capitule de son Bréviaire, la naissance du Rédempteur : Apparuit benignitas et humanitas Salvatoris ?

Les archives de l’Hôtel-Dieu ne disent pas sur quel air on chantait à Québec le noël de M. de La Colombière. Comme la disposition rythmique des couplets ne se retrouve dans aucun des cantiques que j’ai consultés, il m’est absolument impossible de formuler une opinion à ce sujet. Je dirai seulement que la beauté de cette composition littéraire devrait inspirer nos musiciens canadiens-français.

J’assigne au noël de M. de La Colombière la date de 1694. En cela je commets un acte absolument arbitraire, car rien, au point de vue historique, ne m’y autorise. Je ne veux pas m’en justifier en invoquant cette détestable et incurable manie, particulière aux brocanteurs et aux marchands d’antiquités, de vieillir au besoin l’article qu’ils fabriquent. Une raison de vraisemblance m’a seule fait agir. Sans doute, M. de La Colombière peut avoir composé ce cantique bien avant 1694. Mais rappelons-nous aussi que jusqu’à l’année de son élection[5] comme supérieur des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Québec, l’existence vécue par M. de La Colombière avait été fort mouvementée. Ce n’était point une sinécure que la position de curé-missionnaire au Canada. Compliquez encore les devoirs de cette charge accablante de questions politiques à suivre ou d’intérêts religieux à défendre, nécessitant la traversée, alors redoutable, de l’Atlantique, et vous avouerez que M. de La Colombière, pendant les douze premières années (1682-1694) de son séjour en la Nouvelle-France n’eut guère le temps de sacrifier aux Muses. La vie régulière du cloître qu’il dirigea vingt-trois ans (1694-1717) en qualité de supérieur, sans diminuer en rien l’activité dévorante de cette âme d’apôtre, eut cependant l’avantage d’éteindre autour de lui ce bruit tumultueux et irritant des affaires publiques. Il y goûta un silence ravissant, un recueillement merveilleux une paix sereine, inaltérable, inestimable surtout pour ce prêtre qui fut éminemment homme de prières et d’études. Elle se faisait absolue, cette paix du monastère, au point que le Temps, n’osant pas y sonner l’heure la mesurait avec des sabliers. Le silence claustral, tel fut le confident, le conseiller des hautes pensées de La Colombière et je me plais à croire que ce fut lui qui dicta, sans bruit de paroles, comme ces voix intérieures de la conscience et de la grâce, le cantique de noël chanté la nuit du 25 décembre 1694 dans la chapelle des religieuses hospitalières de Québec.



  1. En 1898, chez Cadieux & Deronie, Montréal, j’ai publié ce sermon historique, avec commentaires et pièces justificatives. C’est un volume in-12, de 304 pages, ayant pour titre : M. de la Colombière, Orateur.
  2. Cf : Les Ursulines de Québec, tome II, page 29.
    Son Sermonnaire, composé de huit cahiers manuscrits, de 450 pages chacun, appartient aux archives inédites de l’Hôtel-Dieu de Québec. Après le sermon pour la Fête de la Victoire, le plus remarquable de ses discours est son Oraison Funèbre de Mgr de Laval, éditée par Augustin Côté & Cie, à Québec, en 1845, et annotée par l’abbé Bois.
  3. La dévotion de M. de La Colombière envers la très sainte Vierge faisait l’admiration de tout le pays. On disait agréablement des deux frères La Colombière : “ Claude est l’apôtre du Sacré-Cœur de Jésus et Joseph est l’apôtre du Sacré-Cœur de Marie. "
  4. Peut-être s’est-il inspiré de la prophétie d’Isaïe, Vaticinium de Christi nativitate, chapitre 11, verset 6 :
    Habitavit lupus cum agno : et pardus cum hædo accubabit : vitulus et leo et ovis simul morabuntur, et Puer parvulus minabil eos.
    Sous son règne, le loup habitera avec l’agneau : le léopard reposera auprès du chevreau ; la génisse, le lion, la brebis demeureront ensemble ; et un petit Enfant suffira pour les conduire.
  5. En 1694, il devint le supérieur des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Québec, accomplissant de la sorte une prophétie remarquable de madame D’Aillebout.
    « Une de ses prédictions, écrit la Mère Juchereau, dont toute notre communauté a vu l’accomplissement, c’est qu’en l’année 1682, Monsieur Joseph de La Colombière étant arrivé à Québec, avec plusieurs prêtres qui venaient pour Montréal, et nous étant venus voir tous ensemble, nous les menâmes chez madame D’Aillebout comme chez une personne que nous estimions beaucoup. Elle les entretint des choses spirituelles selon sa coutume, et demeura fort édifiée de leur conversation. En les reconduisant, elle dit à une religieuse avec qui elle avait une étroite liaison, parlant de Monsieur de La Colombière : « Cet ecclésiastique gouvernera un jour cette maison et il fut envoyé de Dieu pour cela. »
    « Il n’y avait alors aucune apparence, car Monsieur de La Colombière sortait du Séminaire de Saint-Sulpice de Paris et allait demeurer à Montréal, où, en effet, il a resté longtemps avant qu’il nous ait été donné pour supérieur et pour confesseur.
    « Mais nous l’avons eu plusieurs fois en ces deux qualités et son affection pour notre maison prouve la vérité de la prophétie. »
    Juchereau : Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, pages 273 et 274. — édition de 1751.