Nietzsche et la Méditerranée

Nietzsche et la Méditerranée
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 174-186).
NIETZSCHE ET LA MËDITERRANÉE

Nietzsche était fou, il est mort fou. On prétend même qu’avant d’être enfermé, il avait déjà donné des signes non équivoques de folie. Cette folie d’un Germain illustre fut la figure anticipée de la démence pangermaniste. Comme le disait très bien, ici même, M. André Beaunier, à propos du livre de Jacques Vontade, la mégalomanie allemande a trouvé son expression la plus littéraire et la plus complète dans l’œuvre de Nietzsche-le-Fou.

Chose surprenante : Nietzsche et les pangermanistes (on sait qu’à présent, c’est l’Allemagne entière) ont la prétention de représenter le positivisme intégral. Ils partent des faits, ils s’appuient fortement sur les réalités. L’auteur de Zarathoustra se pique d’avoir rappris à l’Allemagne et à l’humanité « le sens de la terre » : « O mes frères, dit-il, restez fidèles à la terre de toute la force de votre amour ! Que votre amour prodigue et votre connaissance aillent dans le sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure. Ne laissez pas votre vertu s’envoler loin des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels. Hélas ! il y eut toujours tant de vertu égarée ! Comme moi, ramenez vers la terre la vertu qui s’égare, oui, vers la chair et vers la vie, afin qu’elle donne son sens à la terre, un sens humain... » Mais la manie de la transcendance, manie héritée de leurs vieux idéalistes, a perdu les Allemands. Il leur a fallu surmonter l’humain et transcender le réel. Ces réalistes en sont arrivés, dans la frénésie de leur orgueil, à nier la réalité, à se cogner en aveugles à l’obstacle qu’ils ne veulent plus voir. Un peuple entier, pris de vertige, imite les pire démens et les casse-cous les plus aventureux de l’histoire.

Mais il ne faudrait pas croire que cette folie puisse être traitée à la légère ; il ne faut pas surtout qu’elle nous cache ce qu’il y a à retenir pour nous dans les théories pangermanistes. Déjà des rêveurs incorrigibles s’empressent de déclarer que la mégalomanie de nos voisins ne résistera pas à une cure de lumières, que les revers de leur politique outrecuidante et barbare ne tarderont point à leur dessiller les yeux et que, désabusés, ils finiront par se tourner vers la pure splendeur de nos immortels principes. Quelle naïveté ! Comment espérer qu’un peuple, qui, avec tous les défauts, a aussi toutes les énergies impérialistes, s’en désaccoutume si facilement ? Et même, en admettant qu’ils y arrivent, serait-ce une raison pour nous de méconnaître la force que leur impérialisme leur a valu dans la lutte actuelle ? Cette obéissance passive, ce dévouement absolu à la chose allemande, cette abdication paradoxale de la dignité humaine sous une discipline de fer sont pour quelque chose dans la formidable organisation militaire, contre laquelle nous nous défendons depuis des mois, au prix de notre sang.

Il en va de même pour la folie de Nietzsche, — qu’on l’appelle aussi comme on voudra ! Sans doute, on peut être sévère pour ses extravagances et ses perversions intellectuelles, pour son prussianisme moral. Mais, à côté du pire, il a tout un enseignement vigoureux, dont il importe plus que jamais que nous fassions notre profit.


Ce qu’il a de mauvais saute aux yeux tout de suite. Ses défauts sont énormes comme ses qualités. Et d’abord son détestable caractère, cet orgueil malade, qui corrompt même en lui des sentimens très purs et très généreux (car il en était parfaitement capable). Et puis, cette « volonté de puissance, » pour reprendre un de ses mots, ce besoin de dominer, qui, mal dirigés, lui ont fait commettre quelques vilaines actions. Rien de plus pénible que l’histoire de sa rupture avec Wagner et la longue rancune qu’il lui garda jusqu’après sa mort. Il est impossible d’attribuer cette brouille à un autre sentiment que la basse jalousie. En tout cas, rien ne l’excuse d’avoir attaqué publiquement son ancien ami.

Outre les défauts de son caractère, ceux de son esprit et de sa race : cette tension perpétuelle, ce parti-pris d’ahurir le lecteur, de le choquer et de le blesser par des paradoxes tranchans et contondans de la plus lourde sorte. Puis, sa prose fumeuse, qui passe pourtant pour un des chefs-d’œuvre de la prose allemande. (Mais Dieu sait ce qu’il a dit lui-même de la prose allemande !) C’est une torture pour un cerveau français que de repenser, après lui, ses idées, sous la forme et dans l’ordre qu’il leur a imposées. Il n’est vraiment net (et d’une netteté saisissante) que dans ses sentences les plus concises, auxquelles il excelle à donner des titres qui les fixent immédiatement dans la mémoire. Il a le génie des titres. Il sait trouver l’étiquette définitive d’une pensée. Mais, dès qu’il dépasse les limites de la sentence très courte, il vous laisse en plein brouillard. La dissertation ne lui réussit pas, et sa poursuite de la profondeur contribue encore à obscurcir ses laborieux développemens. Les choses les plus simples prennent pour lui une signification mystique. Il leur invente les explications les plus lointaines et les moins naturelles. C’est ainsi que, dans ses Origines de la tragédie grecque, il a compliqué singulièrement l’art de chercher midi à quatorze heures.

Enfin, ses continuelles attaques contre le christianisme, — la plupart du temps grossières et injustes, — ces diatribes où il a ramassé tout ce qui traîne de calomnieux contre les Juifs et les Chrétiens, depuis Celse jusqu’à Voltaire, — tout cela achève d’indisposer contre lui un lecteur français, surtout lorsqu’il reconnaît, là et ailleurs, dans l’œuvre de Nietzsche, des imitations ou des réminiscences alourdies, ou d’une déplaisance agressive, de nos moralistes et de nos psychologues les plus fins et les plus aimables. Les truculences même de Flaubert, les férocités paradoxales de Baudelaire, il trouve le moyen de les outrer encore. Sa morale et sa politique, moulées (sur la description d’une aristocratie impitoyable et d’une plèbe de mercenaires et d’esclaves, semblent extraites de Salammbô.

Oui, tout cela irrite, et cependant, à mesure qu’on le lit, une admiration qui, par endroits, va presque jusqu’à la sympathie combat cette répugnance première. Pour ma part, je l’avoue, j’en arrive à pardonner à Nietzsche ce qu’il a d’odieux, non pas seulement parce qu’il a été très malheureux et très méconnu, ayant du génie (lui-même repousserait ce genre de pitié), mais parce que son œuvre constitue pour la volonté le stimulant le plus énergique que je connaisse. Surtout je lui pardonne, parce que, après tant d’autres, il a découvert la Méditerranée, et que la Méditerranée a été pour lui la bonne maîtresse qu’elle fut pour tous les individus et pour tous les peuples destinés à l’empire.


Il la connaissait bien, ou, tout au moins, la partie la plus belle de la Mer latine. Il fit de longs séjours à Nice, à Menton, à Gênes, à Rapallo, à Rome, à Naples et à Messine. Ayant traité avec le patron d’un bateau voilier, il alla même, par mer, de Gênes en Sicile : prouesse vraiment héroïque pour un malade comme lui. Peut-être lui manque-t-il d’avoir visité la Corse, les Baléares, certaines régions de l’Espagne, où il eût rencontré des types d’humanité selon son cœur, ce qu’il appelle des « têtes dures, » des « natures naturelles, » des caractères intacts, farouchement fermés à l’influence étrangère. Mais il est à noter qu’en Italie, sur la côte ligure, ou bien sur la Riviera provençale, il a recherché d’instinct les paysages les plus rudes en même temps que les plus splendides, les villes à la fois les plus modernes et les plus riches en souvenirs du passé, actives, intelligentes, artistes, âpres en affaires, comme elles le furent, autrefois, en politique. C’est pour cela que Gênes, la cité patricienne et marchande, lui plait tant. La mollesse de Naples le dégoûte, et il ne peut pas s’acclimater à Rome. L’empreinte du catholicisme, qu’il y voit partout, lui cache la tension et la dureté romaines.

C’est que la Méditerranée n’est point, pour lui, ce qu’elle est pour les badauds du snobisme ou de la littérature. Pourquoi donc l’aime-t-il ? Ecoutons-le nous le dire. Il l’a dit en une formule des plus heureuses, qui résume tout le sens de son œuvre, et qui devrait lui servir d’épigraphe : « J’aime, dit-il, le Midi (le Midi méditerranéen) comme une grande école de guérison de l’esprit et des sens, comme une excessive abondance de soleil, qui jetterait ses rayons transfigurés sur une existence orgueilleuse, pleine de foi en soi-même [1]. » Ainsi, le Midi, pour Nietzsche, est avant tout une école. L’Italie, en particulier, ne lui apparaît point comme un lieu de loisir élégant ou de corruption cosmopolite, ni comme un conservatoire de couleur locale, ni comme la terre classique de l’art. Il faut y insister. Voilà un écrivain qui a vécu en Italie, et qui n’a pas éprouvé le besoin de la décrire, ni de célébrer ses palais, ses tableaux, ses statues. Pas un mot sur les musées. Non qu’il fût indifférent à tout cela. Autant que les grandes créations de l’art, les grands aspects de la mer et des montagnes l’émouvaient extrêmement. Mais cela lui paraissait secondaire. L’essentiel, pour lui, était de former des caractères, et c’est ce qu’il venait demander au Midi, — le Midi âpre et brûlant, — de lui enseigner. Ce qu’il voit à Gênes, c’est la ville natale de Christophe Colomb. Quel meilleur patron offrir au peuple allemand, dont l’avenir, suivant une parole célèbre, est sur l’eau ! Et ce qu’il voit en Italie, c’est le pays des condottières et des aventuriers, des Borgia et des Malatesta. Cette Italie du moyen âge, quelle bonne école de sous-officiers pour l’armée allemande !

Mais pénétrons davantage la pensée de Nietzsche, revenons à la formule de tout à l’heure. Il s’y agit beaucoup moins de l’Italie historique et de l’influence exemplaire de son passé, que des vertus de son sol et de sa lumière ; et bien moins aussi de l’Italie elle-même que des pays méditerranéens et du Midi en général. Le Midi, pour Nietzsche, est un lieu de thérapeutique physiologique, morale, intellectuelle, un climat tonifiant pour le corps comme pour l’âme. Les contrastes y abondent. Sur les hauteurs, l’extrême froid y succède brusquement à l’extrême chaud. Ce traitement alterné est excellent pour les nerfs, c’est un révulsif de premier ordre pour les organismes fatigués. Quant aux hommes sains et vigoureux, la violence de ces climats ne fait qu’exciter leurs énergies. Après des périodes d’assoupissement et de paresse, la passion flambe plus dévoratrice, l’activité se relève plus conquérante.

Dans l’air pur et léger du Midi, l’âme du Nord se débarrasse de son vague. Elle se purifie de toutes ses brumes, de son mysticisme nébuleux et sans consistance, de sa sensiblerie humanitaire, « de sa religion niaise de la pitié, pestilence funeste propagée par le roman russe, dit-il. A Gênes ou à Cagliari, Tolstoï n’est plus possible. » Enfin, dans le paysage méridional, l’œil intérieur s’éclaircit. La netteté des lignes, la transparence lumineuse du ciel sont conseillères de clarté et de probité d’esprit. Et puis, la joie éparse dans l’atmosphère suscite des désirs de vie voluptueuse et opulente, plaisirs et richesses qu’il faudra conquérir par un redoublement d’activité. Enfin la splendeur attirante des horizons vous convie aux navigations lointaines pour le butin et pour la gloire. C’est sur la Méditerranée qu’est née la légende des Sirènes et de la Toison d’or, et c’est de ses eaux que les navigateurs fabuleux ont cru voir surgir les Iles Bienheureuses...

Ainsi la Méditerranée se découvrit à Frédéric Nietzsche, au pauvre philologue allemand, qui était venu soigner, sur ses plages, ses yeux et sa tête malades. A Rapallo, à Nice, à Menton, elle lui dicta son poème de Zarathoustra, hymne à la force conquérante et dominatrice. Exaltation lyrique de l’individu et, pourtant, glorification de l’obéissance et de la discipline imposées par les élites et librement consenties par tous. Glorification aussi de la patrie, qui fait les guerriers intrépides et les bonnes épouses, et, en même temps, critique acerbe du nationalisme étroit et stérilisant. N’allons point nous pencher désespérément sur nos cimetières. Fuyons la morne province, où dorment nos morts. Il est vain de recommencer ce qu’ont fait nos pères. L’important est de faire autre chose. La meilleure façon d’être un bon Allemand, c’est d’acquérir toutes les qualités qui manquent à l’Allemand :

« O mes frères, ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au dehors ! Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de tous les pays de vos ancêtres.

« Vous devez aimer le pays de vos enfans : que cet amour soit votre nouvelle noblesse. Le pays inexploré dans les mers lointaines, c’est lui que je dis à vos voiles de chercher et de chercher encore !

« La mer est houleuse, tout est dans la mer. Quand même ! Allez, vieux cœurs de matelots !

« Qu’importe la patrie ! Nous voulons gouverner là-bas où est le pays de nos enfans. Au large, là-bas, plus fougueuse que la mer, souffle la tempête de notre grand désir. »

Entendons bien ces derniers mots : « Qu’importe la patrie ! » Ce n’est pas la négation impie, chère à l’internationalisme, c’est l’affirmation d’une plus grande patrie, d’une Allemagne nouvelle par delà la vieille Allemagne. Les pangermanistes rêvent de l’égaler à l’univers, cette Allemagne neuve, cette plus grande patrie. En attendant, ils acclament Guillaume II « Empereur d’Europe. »


Pourquoi faut-il que, tout de suite, même dans les inspirations les meilleures de Nietzsche, — on sente percer l’erreur du mégalomane, la folie des grandeurs ! Cet homme qui a tant étudié les Grecs, qui leur a emprunté tant de bonnes choses, n’en a oublié qu’une, celle justement sans laquelle toutes les autres vont à leur perte : le sentiment de la mesure. Il est vrai que ce n’est pas une vertu allemande. A cet égard, Nietzsche dépassait déjà les Allemands de son temps : il est d’un asiatisme effréné. Mais il faut avouer que, depuis, les pangermanistes l’ont bien rattrapé. Au fond de tout Allemand, il y a un Asiatique qui sommeille. Voilà longtemps qu’après l’avoir confronté avec l’Oriental véritable, dans les rues de Péra, dans les souks de Damas et de Beyrouth, où se déverse le flot des touristes et des commis-voyageurs teutons, je soupçonnais l’Allemand d’être un Oriental grotesque.

Il se caricature lui-même. Ses sentimens, ses idées, ses projets, il les gonfle jusqu’à l’exagération dérisoire, jusqu’à l’explosion dans le ridicule. Il n’a pas plus le sens de la perfection que celui de la mesure, il ne sait pas s’arrêter à temps. C’est ainsi que Nietzsche qui, pourtant, a de belles phrases sur l’équilibre et le fini de l’art grec, comme de l’art français, se laisse emporter malgré lui par l’outrance germanique. Il confond la force avec la brutalité, il pousse l’amour de la discipline jusqu’à la cruauté contre soi-même et contre les autres. Cela devient du sadisme politique et militaire, un besoin de faire souffrir pour exalter les énergies. Il ne rêve que de couper, de trancher et d’inciser. « Inciser dans la vie, » tel est le devoir et la fonction du surhomme. Sa haine de tout ce qui peut gêner la libre expansion de la vie le conduit à la haine du passé, à l’emploi raisonné et systématique de la destruction. Car le fond irréductible de barbarie qui persiste chez l’Allemand se mêle et s’aggrave de pédantisme. Nietzsche, qui s’évertuait à tout renouveler des Grecs, a inventé exprès sa double théorie de l’esprit dionysien et de l’esprit apollinien, pour justifier et glorifier la double tendance de l’âme allemande. L’esprit dionysien, c’est la vieille sauvagerie teutonne ; l’esprit apollinien, c’est la cuistrerie prussienne, et les deux unis dans une harmonieuse proportion forment ce qu’on appelle aujourd’hui « la culture allemande. »

Et cependant, qui ne voit que tout n’est pas à rejeter dans ces théories nietzschéennes, perverties par la brutalité méchante et la démesure de la race ? Jamais nous n’avons eu plus besoin de la force pour défendre notre droit, et jamais la nécessité d’être forts ne s’est montrée à nous plus inexorable. Jamais nous n’avons eu plus besoin d’élites pour conduire notre force. Jamais enfin, par l’expansion civilisatrice de notre génie, nous n’aurons été appelés à faire plus de bien au monde. Dans toutes ces tâches, Nietzsche peut nous être un conseil, comme il le fut pour ceux de son pays. Mais nous n’avons pas voulu, ou nous n’avons pas su comprendre l’essentiel de son enseignement. Nous n’avons vu en lui qu’un anarchiste de la pensée et de la volonté, le destructeur des morales et des métaphysiques, l’individualiste éperdu, qui pousse jusqu’à l’absurde la théorie de son égoïsme. En réalité, Nietzsche est un éducateur, — un éducateur de peuples, — et c’est à la vieille terre méditerranéenne, qu’il est venu demander les principes de sa pédagogie héroïque.


On ne l’a pas compris chez nous, et cela ne m’étonne point. Je suis le dernier qui doive s’en étonner. Pourquoi, il faut bien que je le redise encore, et peut-être qu’en le disant, j’aurai achevé de préciser ma critique de Nietzsche et mis au point quelques-unes des idées qui me sont chères.

Les personnes qui ont bien voulu écrire sur mes livres m’ont représenté, suivant les points de vue, comme un descripteur chateaubrianesque, ou comme un romancier exotique ; d’autres, se croyant plus exacts, comme un romancier colonial. C’est là une façon sommaire et expéditive de juger les gens. Rien de tout cela n’est juste. Comme Nietzsche, et sans connaître Nietzsche, — car il a fallu cette guerre pour m’amener à lire son œuvre, — je n’ai guère fait que prêcher la Méditerranée. On s’y taille le domaine que l’on peut. Mon domaine à moi, — bien que j’aie poussé ma pointe dans toutes les régions méditerranéennes, — c’est l’Afrique du Nord, l’Afrique romaine et gréco-latine. Je laisse à d’autres les pays nègres.

Je l’ai choisie de préférence à l’Italie et à l’Espagne, parce que c’est une terre de très jeune et de très ancienne civilisation, une sorte de carrefour des peuples, où la concurrence stimule les énergies, où déjà se forme une race de maîtres, en face d’une vieille race asservie, qui maintient avec une sombre obstination l’intégrité de son caractère. Le milieu est rude, la vie est dure, pour peu qu’on s’éloigne des villes du littoral. Là, tout est à créer. Le fils de famille n’y trouve point la table mise. Il faut y reconquérir sa place au soleil, soit par les armes, soit par la charrue. Sans cesse en contact avec le barbare, le civilisé amolli par le bien-être, affiné par une culture morale ou intellectuelle trop négligente des réalités, y sent la nécessité de se rebarbariser pour s’adapter à son nouveau milieu. Il y reprend le sens de l’ennemi, qu’une sécurité toujours provisoire lui avait fait perdre. Certes, malgré sa rudesse acquise, le colon n’est point, ni ne doit être un barbare. Au contraire, en face de la barbarie, il se sent l’envoyé de la civilisation, et il en est fier. Il ne s’agit pour lui que d’être capable de lutter avec le Barbare et de le vaincre par ses propres armes. Il se rebarbarise en ce sens qu’il connaît l’âme barbare, ses violences et ses ruses, qu’il peut vivre de sa vie, qu’il s’est fait des muscles aussi forts, une volonté aussi ferme que le Barbare.

Aller plus loin serait tomber dans l’erreur de Nietzsche, qui admet des retours momentanés et voulus de la barbarie. C’est un jeu périlleux. On ne fait pas à la barbarie sa part. L’homme qui, de sang-froid et par principe, commet une atrocité, ne joue point un rôle : il est réellement atroce dans son cœur et son âme. Si, au cours de la guerre actuelle, les armées allemandes se laissent aller si facilement à des actes de cruauté bestiale [2], il est bien possible que ce soit par quelque dilettantisme ignoble, mais c’est surtout parce que la brute primitive continue à vivre au fond de l’Allemand, sous le masque du civilisé.


Dans les milieux coloniaux et, en particulier, dans notre Afrique du Nord, ce pédantisme de la barbarie, préconisé par Nietzsche, ne se comprend pas, et, dans tous les cas, serait superflu. Nul entraînement factice n’y est requis, pour restituer au civilisé l’énergie et la rudesse, le coup d’œil prompt et la décision rapide de l’homme inculte. Il suffit de se laisser faire par le milieu. J’ai toujours dit que, pour transformer nos plus amollis pacifistes en militaristes fougueux, il fallait leur offrir une ferme dans la brousse, avec l’obligation d’y résider trois mois par an.

Où trouver, en effet, non seulement une meilleure école d’énergie, mais une meilleure école de guerre que dans un pays où la faim et la soif redeviennent des nécessités immédiates et pressantes, où l’extrême froid et l’extrême chaud exercent et harcèlent durement les corps, où l’on se heurte, à chaque pas, contre une vieille race guerrière qui n’a désarmé qu’en apparence ? En ce moment, l’expérience prouve que nos troupes les plus mordantes, celles qui ont au plus haut degré les qualités militaires, sont nos troupes africaines. Et je me laisse dire que, dans le haut commandement, ce sont encore nos Africains, ceux qui sont passés par l’école de la brousse, qui révèlent les plus brillantes et les plus solides aptitudes. La tactique et l’organisation savantes sont évidemment des choses admirables, mais la qualité de la matière vivante et pensante, qu’elles mettent en œuvre, importe extrêmement.

Ajoutons que, dans ces milieux coloniaux, l’homme fait pour commander, le chef-né émerge tout de suite et s’impose. Qu’il s’agisse d’une patrouille de zouaves ou d’une équipe de terrassiers, — devant le danger, ou l’obligation de se débrouiller vite dans un pays hostile, sans vivres, démuni de ressources, — les hommes perdus, livrés à leurs seules forces, se tournent d’instinct vers le maître et vers le chef. Pareillement, dans les régions tranquilles et dans le train habituel de la vie, celui qui sait acquérir et organiser de la richesse ou de la puissance, manifeste des qualités plus originales et plus vigoureuses que le civilisé en pareil cas, parce que son action est plus isolée, moins soutenue par le milieu ambiant, moins entravée enfin par les règlemens ou les préjugés sociaux. Ainsi, les attributs réels de toute aristocratie reprennent une signification et une valeur dans les pays coloniaux. On les discerne à l’état naissant chez le premier rustre venu, pourvu qu’il se sente l’étoffe d’un maître. N’est-ce pas en ce sens que Nietzsche écrivait : « O mes frères, je vous investis d’une nouvelle noblesse. Vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, des semeurs d’avenir... Celui que je préfère, et le meilleur aujourd’hui, c’est le paysan bien portant : il est grossier, rusé, opiniâtre, endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble [3]... ? »

Dans ce même esprit, j’ai exalté autrefois les rouliers et les colons du Sud algérien.


Parmi ces êtres rudes, anciens occupans du sol, immigrés venus de tous les points de la Méditerranée, le Français apprend ce à quoi il répugne le plus, à sortir de soi, à comprendre ce qui n’est pas lui. Il se confronte avec l’étranger, pour ne pas dire, souvent, avec l’ennemi. Et peu à peu il renonce à vouloir légiférer pour l’univers, à se considérer comme le modèle de la civilisation. Il constate que, si l’on peut exporter de la bimbeloterie ou des ponts métalliques, et même des idées, on n’exporte point les âmes, qu’une civilisation de chemins de fer et de téléphones est quelque chose d’extrêmement superficiel, que la vraie civilisation est une question d’âme, qu’il y a autant de civilisations qu’il y a d’âmes des peuples ou des races, et que ces âmes diverses sont irréductibles les unes aux autres.

Un Turc ou un Arabe, — voire un Allemand, — ne peut pas concevoir la liberté comme nous. Quand nous leur annonçons naïvement que nous venons les délivrer des liens odieux du fanatisme ou du militarisme, ils nous envoient promener avec nos bonnes intentions libératrices : ils protestent que le fanatisme ou le militarisme fait excellemment leur affaire, attendu qu’il est leur sauvegarde ou leur raison de vivre. Autant vouloir ôter au taureau sa corne. La liberté, telle que nous l’entendons, est une affaire qui ne regarde que nous, qui n’intéresse que nous. Défendons-la donc pour nous-mêmes, puisqu’elle nous plaît tant, au lieu de vouloir l’imposer aux autres, qui n’en ont cure !

Ainsi, les milieux coloniaux ne font qu’exaspérer, par la contradiction, la divergence des idées et des caractères : le type ethnique ou national s’y renforce. Évidemment, il n’en va pas absolument ainsi chez le colon qui demeure. Une moyenne s’établit peu à peu entre les mœurs des divers groupes coloniaux, mais ces groupes fondus en nationalités nouvelles n’en sont que plus âpres à défendre leur nouveau caractère, même contre celui de la mère-patrie. En tout cas, il s’agit surtout ici du civilisé qui passe, qui vient faire ses écoles en pays barbare.

Or, il y apprend à persévérer dans son être, à fortifier son caractère. Au lieu de se laisser amollir par la contagion des mœurs étrangères, il se raidit dans les siennes, et, par exemple, il devient plus Français ou plus Latin en pays d’Islam. Il y reçoit enfin une leçon d’énergie non plus théorique, mais pragmatique, et, pour ainsi dire, en acte.

Ce point de vue, qui est le mien, n’est-il pas très différent de celui du roman exotique ou colonial, l’un consistant à s’ébahir devant l’étrange, le non encore vu, ou le non encore éprouvé, à s’adapter aux mœurs d’autrui jusqu’à les faire siennes, — et l’autre à décrire les tares du civilisé en pays colonial ou à l’opposer puérilement à l’indigène ? Il ne s’agit point de s’oublier ou de se discuter soi-même en face de l’étranger, mais de s’affirmer fortement devant lui.


Comment cela est-il spécialement méditerranéen, et non germanique ou anglo-saxon ? C’est l’objection qui se présente tout de suite. Si l’on cherche avant tout des écoles d’énergie, n’en trouverait-on point de plus complètes et de plus intenses en Asie ou en Amérique, — dans l’Amérique du Nord surtout ? Prenons garde que, pour Nietzsche, la Méditerranée, avec son ciel et son climat, ses civilisations héroïques et aristocratiques, n’est guère plus qu’un exemple ou une métaphore. Exemple, le type grec du guerrier ou du citoyen. Métaphore, le calme alcyonien ou les midis brûlans de la Mer latine. Ce qu’il voit dans ce calme des eaux si rapidement troublées, c’est le symbole de l’énergie virile, brûlante et fécondatrice, de la surhumanité future arrivée à son maximum de puissance et de splendeur. Même dans ses momens de lyrisme effréné, le midi ne lui suffit pas : il lui faut le soleil torride des tropiques. Le masque du faux Hellène éclate, et le visage grimaçant et convulsé de l’Asiatique se découvre.

Pour ma part, si je m’en tiens à notre Méditerranée latine, et, dans cette Méditerranée, à notre Afrique du Nord, c’est que l’atmosphère et l’activité américaines ou extrême-orientales ne sont point faites pour nous. Français. Elles nous amollissent, ou elles nous surmènent et elles nous accablent. Les Italiens eux-mêmes peuvent bien passer, ils ne s’établissent guère aux Etats-Unis. Au contraire, l’Afrique nous offre, avec la joie de son ciel, dont nous sommes avides, l’activité réglée qui nous convient : nous n’y perdons point notre sens inné de la mesure, pour sombrer dans les aventures de toutes les mégalomanies. Ensuite, nous y restons en contact avec les traditions de culture qui ont formé notre race. Héritiers d’Athènes, d’Alexandrie et de Rome, nous sommes chez nous à Carthage, où les courans de civilisation partis de ces trois villes sont venus se confondre.

J’ajoute enfin que, si la fameuse union des peuples latins, dont on a tant parlé, s’est jamais réalisée quelque part, c’est uniquement là, dans notre Afrique du Nord. Le fait est évident et ne peut plus se contester : Français, Italiens et Espagnols forment, à l’heure qu’il est, en Algérie, un peuple nouveau. Il y a là comme l’ébauche d’une alliance plus large et plus effective entre leurs trois nations d’origine. Quoi qu’il arrive, c’est dans ce sens, dans le sens d’une collaboration de plus en plus étroite que ces nations devraient agir, si elles veulent écarter à tout jamais des rivages de la Mer latine l’Aigle à deux têtes, le sombre oiseau de proie austro-germain.


LOUIS BERTRAND.

  1. Par delà le bien et le mal, p. 284.
  2. On ne trouve pas de termes assez forts pour flétrir cette abjection. Quand on lit l’article que nous publions sur la Belgique martyre, résumé fait par un écrivain belge de l’enquête officielle poursuivie par son gouvernement, en présence de tant de faits monstrueux, on frémit d’une colère et d’un mépris sans nom. Et ce ne sont pas là des fantaisies isolées dues à l’imagination d’un Prussien sadique ; cela s’exécute en service commandé : c’est un mot d’ordre donné par le haut commandement. L’Allemand, tel qu’il se révèle en ce moment à nous, n’est pas seulement l’ennemi du genre humain, qu’il faut traquer et écraser dans l’intérêt commun, mais l’être dégradé, dont on se détourne avec dégoût.
  3. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 344.