Nietzsche et l’immoralisme/Introduction

Félix Alcan (p. 1-29).

NIETZSCHE ET L’IMMORALISME




INTRODUCTION

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CHAPITRE PREMIER

l’immoralisme et l’individualisme absolu de stirner.



I. — Selon Stirner, ce n’est pas l’homme qui est la mesure de tout, c’est le moi. Stirner croit trouver le vrai point d’appui universel dans la conscience individuelle, dans ce moi toujours présent, qui se retrouve en toute pensée. Feuerbach avait proposé l’Homme à notre adoration ; c’est là, répond Stirner, un nouvel Être suprême ; l’Homme n’a aucune réalité ; tout ce qu’on lui attribue est « un vol fait à l’individu ». Feuerbach avait dit : Le Dieu dont parle Hegel après Platon n’est autre chose que l’Homme.— Mais l’Homme lui-même, répond encore Stirner, est « un fantôme, qui n’a de réalité qu’en Moi et par Moi » ; l’humain n’est qu’ « un des éléments constitutifs de mon individualité et est le mien », de même que « l’Esprit est mon esprit et que la chair est ma chair ». Je suis le centre du monde, et le monde (monde des choses, des hommes et des idées) « n’est que ma propriété », dont mon égoïsme souverain use selon son bon plaisir et selon ses forces. Ma propriété est ce qui est en mon pouvoir ; mon droit, n’étant pas une permission que m’accorde un être extérieur et « supérieur » à moi, n’a d’autre limite que ma force et n’est que ma force. Mes relations avec les hommes, que ne peut régler nulle puissance religieuse, c’est-à-dire extérieure, sont celles d’égoïste à égoïste ; je les emploie ou ils m’emploient, nous sommes l’un pour l’autre un instrument ou un ennemi. « L’au-delà extérieur est balayé, mais l’au-delà intérieur reste ; il nous appelle à de nouveaux combats » : il faut le détruire à son tour. La prétendue « immanence », chère aux Hégéliens, n’est qu’une forme déguisée de l’ancienne transcendance ». Le libéralisme politique, qui me soumet à l’État, le socialisme, qui me subordonne à la Société, l’humanisme de Br. Bauer, de Feuerbach et de Ruge, qui me réduit à n’être plus qu’un rouage de l’humanité, ne sont que « les dernières incarnations du vieux sentiment chrétien, qui toujours soumet l’individu à une généralité abstraite » ; ce sont les dernières formes de la domination de l’esprit de hiérarchie. « Les plus récentes révoltes contre Dieu ne sont encore que des insurrections théologiques. » Toutes ces révoltes ont beau affranchir l’individu des dogmes et secouer, en apparence, toute autorité, elles le laissent, selon Stirner, serviteur de l’Esprit, de la Vérité, de l’Objet. Pour le Moi, au contraire, l’esprit n’est que « mon œuvre », la vérité est « ma créature », l’objet n’est « que mon objet ». — Schopenhauer démontrera lui-même ce dernier point et fera du monde entier « ma représentation ». — Libéraux, socialistes, humanitaires se croient des esprits libres et vraiment dégagés de superstition ; en fait, ils n’ont jamais compris le mot : Ni Dieu ni maître. « Possesseurs d’esclaves aux rires méprisants, dit Stirner, ils sont eux-mêmes des esclaves[1]». Dans le socialisme, l’individu ne possède rien en propre : il n’y a plus de mien ni de tien ; est-ce là de l’affranchissement ? Dans le libéralisme l’individu fait également place à « l’Homme véritable » En réalité, donc, « nous ne sommes pas plus avancés que nous ne l’étions au moyen âge ». L’homme moderne est, lui aussi, « emmuré de toutes parts ». — « Torturé d’une faim dévorante, tu erres, en poussant des cris de détresse, autour des murailles qui t’enferment, pour aller à la recherche du profane. Mais en vain. Bientôt l’Eglise couvrira la terre tout entière et le monde du sacré sera victorieux. » — On croit déjà entendre la voix et les âpres déclamations de Zarathoustra.

Ceux mêmes qui attaquent l’Église et l’État au nom de la moralité et de l’injustice en appellent encore, dit Stirner, à une autorité extérieure à la volonté égoïste de l’individu ; ils en appellent, en dernière analyse, à la volonté d’un « dieu ». Il n’y a d’autre réfutation vraie de la morale théologique que la suppression non seulement de la théologie, mais aussi de la morale elle-même. Une physique des mœurs ne peut devenir une morale que si elle se fait, inconsciemment, religieuse. Renonçons donc à toute morale proprement dite si nous voulons renoncer à toute théologie, et posons pour principe le Moi, sous le nom de l’Unique.

II. — Qu’est-ce pourtant que cet Unique ? peut-on demander. — Est-ce une idée nouvelle du moi, comme le crurent Feuerbach, Hess, Kuno Fischer, qui virent dans l’Individu un idéal nouveau, s’opposant à l’idéal Homme ? — Stirner leur répond en plaçant l’Unique au delà de la pensée. — Le moi que tu penses, dit-il, n’est encore qu’un « agrégat de prédicats » ; aussi peux-tu le « concevoir », c’est-à-dire le définir et le distinguer d’autres concepts voisins. « Mais toi, tu n’es pas vraiment définissable, tu n’as pas de contenu logique, tu es le réel inexprimable et irresponsable, contre lequel vient se briser la pensée. » L’Unique n’est qu’une phrase, et une phrase vide, c’est-à-dire pas même une phrase ; mais pourtant « cette phrase est la pierre sous laquelle sera scellée la tombe de notre monde des phrases, de ce monde au commencement duquel était le moi ». L’individu réel n’étant donc pas une nouvelle idée que l’on puisse opposer à celle de l’Homme, l’Unique n’étant que moi dans mon fond et ma substance, mon égoïsme n’est nullement un nouvel « impératif », ni un nouveau « devoir » ; il est, comme l’Unique lui-même, une phrase, « mais c’est la dernière des phrases possibles, et destinée à mettre fin au règne des phrases. »

Le traducteur français de Stirner[2] n’a pas de peine à reconnaître ici le « moi profond et non rationnel » dont Nietzsche dira : « Ô mon frère, derrière tes sentiments et tes pensées se cache un maître puissant, un sage inconnu ; il se nomme toi-même (Selbst). Il habite ton corps, il est ton corps ».

Pour se débarrasser de tous les fantômes métaphysiques, religieux et moraux dont on tenterait de l’épouvanter, le Moi n’a qu’à les secouer d’un geste. « Un haussement d’épaules, dit Stirner, me rend le service de la réflexion la plus laborieuse ; je n’ai qu’à allonger mes membres pour dissiper les angoisses de mes pensées ; un saut écarte le cauchemar du monde religieux, un cri d’allégresse terrasse l’idée-fixe sous laquelle on me faisait plier durant tant d’années. » Cette idée-fixe, que Zarathoustra, lui aussi, écartera du même geste, c’est celle de l’impératif catégorique, de la moralité, de l’Esprit.

Stirner, parlant de lui-même dans un de ses petits écrits et précisant sa pensée, demande : « Est-ce à dire que, par son égoïsme, Stirner prétende nier toute généralité, faire table rase, par une simple dénégation, de toutes les propriétés organiques dont pas un individu ne peut s’affranchir ? Est-ce à dire qu’il veuille rompre tout commerce avec les hommes, se suicider en se mettant pour ainsi dire en chrysalide en lui-même ? » Et il répond à cette question topique : « Il y a dans le livre de Stirner un par conséquent capital, une conclusion importante, qu’il est en vérité possible de lire entre les lignes, mais qui a échappé aux yeux des philosophes, parce que lesdits philosophes ne connaissent pas l’homme réel et ne se connaissent pas comme hommes réels, mais qu’ils ne s’occupent que de l’Homme, de l’Esprit en soi, a priori, des noms et jamais des choses ni des personnes. C’est ce que Stirner exprime négativement dans sa critique acérée et irréfutable, lorsqu’il analyse les illusions de l’idéalisme et démasque les mensonges du dévouement et de l’abnégation…[3] »

Lange, après avoir reconnu ce caractère négatif et critique du livre de Stirner, s’est demandé quelle pourrait être la traduction positive de son œuvre. Regrettant que Stirner lui-même n’ait pas complété son livre par une seconde partie, Lange en est réduit aux suppositions. « Pour sortir de mon moi limité, dit-il, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme comme expression de ma volonté et de mon idée. » M. Lichtenberger, dans une courte notice consacrée à Stirner[4], s’est demandé à son tour quelle forme sociale pourrait résulter de la mise en pratique de ces idées. S’il en faut croire le traducteur français de Stirner, qui appartient à l’école libertaire, ce sont là des questions que l’on ne peut se poser : du livre de Stirner aucun système social ne peut logiquement sortir (en entendant par logiquement ce que lui-même aurait pu en tirer, non ce que nous pouvons bâtir sur le terrain par lui déblayé) : « comme Samson, il s’est enseveli lui-même sous les ruines du monde religieux renversé ».

Tout ce qu’on peut dire, en effet, de positif selon la pensée de Stirner, c’est que les uniques s’associeront, — ce qui semble bien indiquer qu’ils ne seront pas « uniques » ; — mais ils s’associeront à leur gré, avec qui ils voudront, pour le temps qu’ils voudront, aux conditions qu’ils voudront. Et que fera, une fois formée, l’association des égoïstes ? — « Ce que fera un esclave, répond Stirner, quand il aura brisé ses chaînes, il faut l’attendre. » Aujourd’hui, la seule tâche essentielle est de renverser la tyrannie du christianisme sous quelque forme qu’elle se dissimule dans le monde moderne. « L’Unique se ruera, dit Stirner, à travers les portes, jusqu’au cœur même du sanctuaire de l’église religieuse, de l’église de l’État, de l’église de l’Humanité, de l’église du Devoir, de l’église de la Loi… Il consommera le sacro-saint et le fera sien. Il digérera l’hostie et s’en sera affranchi ! » Stirner s’en est tenu à l’anarchisme destructeur.

III. — Quelle est cependant, aujourd’hui, la doctrine anarchiste positive, qui tend à surgir sur les ruines amoncelées par l’anarchisme négateur de Stirner, que nous retrouverons chez Nietzsche ? Les théoriciens modernes de l’anarchisme positif nous rappellent d’abord un résultat acquis selon eux : c’est l’importance formidable et abusive qu’ont prise dans l’État les facteurs régulateurs sociaux, aux dépens des facteurs actifs et producteurs, qui sont individuels. « En démontant la machine de l’État rouage par rouage et en montrant dans cette police sociale qui s’étend du roi jusqu’au garde champêtre et au juge de village un instrument de guerre au service des vainqueurs contre les vaincus, sans autre rôle que de défendre l’état de choses existant, c’est-à-dire de perpétuer l’écrasement du faible actuel par le fort actuel », les penseurs libertaires ont, depuis longtemps, « mis en évidence le caractère essentiellement inhibiteur et stérilisant de l’État ». Loin de pouvoir être un ressort pour l’activité individuelle, « l’État ne peut que comprimer, paralyser et annihiler les efforts de l’individu[5]».

Stirner, lui, a fait un pas de plus. Il a mis en lumière « l’étouffement des forces vives de l’individu par la végétation parasite et stérile des facteurs régulateurs moraux ». Dans la justice, dans la moralité et tout l’appareil des sentiments « chrétiens », il dénonce une nouvelle police, « une police morale, ayant même origine et même but que la police de l’État : prohiber, réfréner et immobiliser ». Les veto de la conscience s’ajoutent aux veto de la loi ; grâce à la conscience, la « force d’autrui est sanctifiée et s’appelle le droit, la crainte devient respect et vénération, et le chien apprend à lécher le fouet de son maître[6]».

Les premiers penseurs libertaires avaient dit : — Que l’individu puisse se réaliser librement sans qu’aucune contrainte extérieure s’oppose à la mise, en œuvre de ses facultés : l’activité libre seule est féconde. — Stirner ajoute : — Que l’individu puisse vouloir librement et ne cherche qu’en lui seul sa règle, sans qu’aucune contrainte intérieure s’oppose à l’épanouissement de sa personnalité : seule l’individuelle volonté est créatrice. — Ce sera aussi la réponse de Nietzsche.

Seulement, remarquent les plus récents théoriciens de l’anarchisme, l’individualisme ainsi compris par Stirner et par ses successeurs n’a encore que la valeur négative d’une révolte, et n’est que « la réponse de ma force à une force ennemie ». L’individu n’est que « le bélier logique à l’aide duquel on renverse les bastilles de l’autorité ». En lui-même, il n’a aucune réalité et n’est qu’un dernier fantôme rationnel, le fantôme de l’Unique. « Cet Unique, où Stirner aborda sans reconnaître le sol nouveau sur lequel il posait le pied, croyant toucher le dernier terme de la critique et l’écueil où doit sombrer toute pensée, nous avons aujourd’hui appris à le connaître : dans le moi non rationnel fait d’antiques expériences accumulées, gros d’instincts héréditaires et de passions, et siège de notre grande volonté opposée à la petite volonté de l’individu égoïste, dans cet Unique du logicien, la science nous fait entrevoir le fond commun à tous sur lequel doivent se lever, par delà les mensonges de la fraternité et de l’amour chrétiens une solidarité nouvelle, et, par delà les mensonges de l’autorité et du droit, un ordre nouveau. C’est sur cette terre féconde — que Stirner met à nu — que le grand négateur tend par-dessus cinquante ans la main aux anarchistes d’aujourd’hui.[7]»

On le voit, l’anarchisme théorique a fini par devenir de nos jours un monisme à la Spinoza et à la Schopenhauer : l’Unique, qui n’était d’abord qu’un individu et un ego, s’est, transformé en ce fond commun à tout que « la Science » nous fait entrevoir, que la « philosophie » dégage seule. L’Unique = l’Un-Tout. De même, nous verrons la vie dont parle Nietzsche, — et qui était d’abord sa vie, — se changer en la Vie universelle. Les anarchistes finissent par prêcher la solidarité, ils prêchent même l’ordre, un ordre nouveau, ordre naturel selon eux, qui se substituera à l’ordre artificiel de la Politique, de la Religion et de la Morale.

En présence de cette évolution d’idées, un Stirner conséquent ne pourrait-il encore s’écrier : — Cet Unique commun à tous, que vous voulez substituer à mon unique, qui est moi, ce n’est encore qu’un nom de Dieu : c’est le mundus deus implicitus de Spinoza. Vous me volez mon moi au profit d’une idée !

Il est vrai qu’on pourrait lui répliquer : Votre moi, comme tel, n’est lui-même qu’une idée, une forme sous laquelle votre être profond et caché s’apparaît. De deux choses l’une : si cet être profond n’est que vous, non les autres, s’il est vraiment individuel, rien ne pourra unir les égoïsmes ; s’il est à la fois vous, moi et tous, ne vous appelez plus vous-même l’unique, et reconnaissez la fausseté de l’égoïsme, comme celle de l’anarchisme.

En somme, devant le rationalisme platonicien, chrétien et hégélien, Stirner a beau dresser l’individu, il ne voit pas que son individualité absolue est elle-même une idée. La dialectique de Stirner a beau s’envelopper de formules hégéliennes, elle est une survivance des cyniques et des sophistes. Elle n’en a pas moins le mérite d’être la seule forme absolument logique de l’individualisme exclusif. « Je suis l’Unique », vous êtes l’Unique, nous sommes les Uniques, — c’est à cette absurdité qu’aboutit le système, ou plutôt c’est cette absurdité qui en est le point de départ.

On a fort justement dit de Nietzsche que sa destruction de la table des valeurs actuellement admises est d’un Stirner qui, au lieu de Hegel, aurait eu Schopenhauer pour éducateur. Stirner donnait déjà une telle valeur à la volonté d’étendre sa puissance, que cette volonté apparaissait comme « la force fondamentale de l’être humain » ; c’était donc déjà le « Wille zur Macht » de Nietzsche. Il est possible que ce dernier n’ait pas lu Stirner ; mais il est impossible qu’il n’en ait pas entendu parler comme de l’enfant terrible de la gauche hégélienne, et ce qui est certain, c’est qu’il a repensé sa pensée[8].


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CHAPITRE II


la part de la socialité dans l’individualisme,
selon guyau
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I. — Guyau, nous l’avons montré ailleurs[9], se faisait de la vie une conception profonde. De même que Nietzsche, il considérait l’idée de vie comme plus fondamentale que celle de force, qui n’en est qu’un « extrait et un abstrait », que celle de mouvement, silhouette inanimée de l’animé, que celle même d’existence, puisque la seule existence à nous connue directement est notre vie se sentant elle-même, dont ensuite nous retranchons tel ou tel attribut pour concevoir d’autres existences, par exemple les existences prétendues matérielles, qui ne sont, selon Guyau, qu’une vie à son déclin ou une vie à son début. Pour lui comme pour Nietzsche, tout est vie, et on ne peut rien concevoir de vraiment réel qui ne soit vivant.

Selon Guyau — et ce sera aussi l’opinion de Nietzsche — une morale de la vie qui n’invoque que les faits biologiques et psychologiques, sans faire intervenir ni thèses métaphysiques ni lois a priori, ne peut présenter dès l’abord à l’individu pour premier mobile d’action le bien ou le bonheur de la société, car le bonheur de la société est souvent en opposition avec celui de l’individu. « Dans ces cas d’opposition, le bonheur social, comme tel, ne pourrait devenir pour l’individu une fin réfléchie qu’en vertu d’un pur désintéressement ; mais ce pur désintéressement est impossible à constater comme fait, et son existence a été de tout temps controversée. » Ce passage de Guyau n’a pas été compris, notamment par un commentateur, très attentif pourtant et très sympathique, qui, dans deux articles récents de la Revue de métaphysique, soumet le principe de Guyau à l’analyse la plus minutieuse. Guyau ne nie nullement, — pas plus que Nietzsche, — que l’intention d’être désintéressé existe, que la persuasion même d’être désintéressé existe, que certaines personnes prennent ou croient prendre pour objet de leur volonté le bonheur universel. Mais la question est de savoir si le désintéressement réel et absolu peut vraiment se constater dans l’expérience. Or, c’est ce que Kant nie lui-même : selon lui, on ne peut constater l’existence d’une volonté absolument pure, qui voudrait la loi morale pour cette loi même, sans mélange d’aucun mobile secret où l’amour de soi jouerait un rôle. Le désintéressement absolu suppose une liberté absolue qui ne peut se vérifier en fait et une loi absolue qui ne peut être démontrée en fait. Le seul fait, c’est que nous concevons ou croyons concevoir cette liberté, qu’elle nous apparaît avec les caractères d’impératif, de devoir, de loi ; mais ce fait d’expérience intime n’implique pas à lui seul, selon Guyau, l’objectivité du devoir ni même l’existence certaine, dans notre conscience, d’un réel et pur désintéressement : car nous ne pouvons épuiser par l’analyse tous les motifs et mobiles d’une action[10]. De là Guyau conclut qu’une morale de faits, qui, par méthode, veut d’abord n’être que telle, qu’une morale positive de la vie, « pour ne pas renfermer dès son principe un postulat invérifiable, est obligée d’être d’abord individualiste » ; elle ne doit se préoccuper des destinées de la société « qu’en tant qu’elles enveloppent plus ou moins celles de l’individu. » Guyau s’empresse d’ailleurs d’ajouter « qu’une morale individualiste, fondée sur des faits, n’est pas la négation d’une morale métaphysique ou religieuse, fondée, par exemple, sur quelque idéal impersonnel ; elle ne l’exclut pas, elle est simplement construite dans une autre sphère[11] ». D’une part, donc, la morale de faits individualiste peut fort bien aboutir à des conclusions sociales (et c’est ce qui arrive à la morale de Guyau) ; d’autre part, la morale de faits individualiste laisse subsister, dans un autre domaine, les morales de devoir, d’idéal universel, d’impératif catégorique, pour ceux qui y trouvent un élément de vérité. Guyau considère seulement ces dernières morales comme n’ayant point la certitude qu’elles s’attribuent et comme constituant de grandes hypothèses philosophiques. Ces hypothèses, dit-il, doivent demeurer libres et ne pas envahir la partie positive de l’éthique, la morale de la vie, où est possible l’accord entre tous.

Nietzsche procédera d’une manière assez analogue : il écartera, non plus seulement comme des « hypothèses », mais comme des « illusions », toutes les morales de devoir et de fin universelle ; il admettra comme seule réalité l’individu se posant à lui-même une fin. Cette fin, comme pour Guyau, sera le développement de la vie même ; mais, chez Nietzsche, ce développement demeurera tout individualiste ; chez Guyau, il devient social.

La pensée génératrice du système social de Guyau, on le sait, c’est que la vie enveloppe, dans son intensité individuelle, un principe d’expansion, de fécondité, de générosité, en un mot de sociabilité. La vie normale, de la sorte, réconcilie en soi le point de vue individuel et le point de vue collectif, dont l’opposition n’avait pu être levée par les écoles utilitaires et sera de nouveau affirmée par Nietzsche.

Selon Guyau, la vie implique essentiellement conscience, intelligence, sensibilité, donc rapport à autrui et non pas seulement à soi. Elle est plus qu’instinct, plus aussi que calcul d’utilité à la façon de Bentham, plus qu’égoïsme et culte du moi, comme Nietzsche la concevra ; elle est plus même qu’altruisme à la façon de Comte, ou pitié à la façon de Schopenhauer et de Tolstoï, bien que l’altruisme soit ce qui est le plus voisin d’exprimer sa vraie direction[12].

La nature se place tout d’abord au point de vue de la causalité efficiente, non de la finalité : le grand ressort, dit Guyau, est une cause qui agit avant l’attrait du plaisir comme but ; cette cause, c’est la vie tendant par sa nature même à s’accroître et à se répandre, trouvant ainsi le plaisir comme conséquence, mais ne le prenant pas originairement ni nécessairement pour fin, « L’être va, disait Épicure, où l’appelle son plaisir ». — Non, répond Guyau, l’être va d’abord par lui-même, et il trouve le plaisir en chemin. Le plaisir n’est pas premier ; ce qui est premier et dernier, c’est la fonction, c’est la vie. Et la vie est, pour ainsi dire, automotrice ; on n’a pas besoin, pour la mouvoir, de faire appel à une détermination inférieure et particulière, comme tel plaisir. « L’action sort naturellement du fonctionnement de la vie, en grande partie inconscient ; elle entre aussitôt dans le domaine de la conscience et de la jouissance, mais elle n’en vient pas. » Le mobile emporté dans l’espace ignore la direction où il va, et cependant il possède une vitesse acquise prête à se transformer en chaleur et même en lumière, selon le milieu résistant où il passe : « c’est ainsi que la vie devient désir ou crainte, peine ou plaisir, en vertu même de sa force acquise et des primitives directions où l’évolution l’a lancée. » L’être vivant n’est donc pas purement et simplement un calculateur à la Bentham, un financier faisant sur son grand-livre la balance des profits et des pertes : — « Vivre, ce n’est pas calculer, c’est agir. Il y a dans l’être vivant une réserve d’activité qui se dépense non pour le plaisir de se dépenser, mais parce qu’il faut qu’elle se dépense, en vertu de cette loi : La vie ne peut se maintenir qu’à la condition de se répandre. Une cause ne peut pas ne pas produire ses effets, même sans considération de fin ».

Les utilitaires avaient, comme font encore aujourd’hui la plupart des socialistes, cherché dans les arrangements sociaux un chef-d’œuvre de mécanisme capable de produire une harmonie après coup et tout artificielle entre des égoïsmes naturellement discordants. Guyau, dans sa Morale anglaise contemporaine et dans son Esquisse d’une morale, montra que le problème était mal posé, qu’il y a déjà naturellement une certaine harmonie préétablie entre le bonheur de l’un et le bonheur de l’autre, que le moi prétendu fermé est déjà ouvert, déjà en union naturelle avec autrui, et qu’il s’ouvrira de plus en plus. L’expansion vers autrui n’est pas, comme l’avait soutenu Stirner, contre la nature de la vie ; elle est au contraire « selon sa nature » ; bien plus, elle est la condition même de la vie la plus véritablement intense.

Avec cette conception de la vie, la moralité devait apparaître logiquement à Guyau comme la vie supérieure. Cette supériorité, il la considérait comme étant en elle-même une plénitude et une surabondance de vie, non pas comme une limitation et une règle. Il ne niait pas pour cela à la façon de Stirner et des libertaires, que la vie ait pratiquement à s’imposer des limites et des lois, mais ces idées de limite et de loi lui semblaient dérivées, inférieures à la notion primitive de plénitude d’existence.

Nous pouvons maintenant comprendre ce que Guyau voulait dire quand il soutenait que la morale positive (qui d’ailleurs, selon lui, n’est que la première partie de la morale et n’exclut pas toutes les spéculations individuelles) est « sans obligation ni sanction ». Le vrai commandement est celui qu’on se fait à soi-même, car celui des autres, fût-ce d’un Dieu, n’a de valeur que s’il est conforme à celui que nous nous faisons ; d’autre part, on ne se commande pas au nom d’un commandement, mais au nom de quelque principe supérieur à tout commandement et positif, qui, en conséquence, dépasse l’idée restrictive de discipline, de loi, de règle. La vie morale la plus profonde et la plus rationnelle est donc non seulement autonomie, mais, en un sens qu’il faut savoir comprendre, anomie.

Nous avions déjà soutenu nous-mêmes, et Guyau avait approuvé cette idée, que la morale n’est pas proprement ni essentiellement impérative, qu’elle est plus qu’impérative ; elle est, disions-nous pour notre part, persuasive, elle est au-delà et au-dessus de l’idée de loi[13].

« Le devoir, dit Guyau, n’est qu’une expression détachée du pouvoir, qui tend à passer nécessairement à l’acte. Nous ne désignons par devoir que le pouvoir dépassant la réalité, devenant par rapport à elle un idéal, devenant ce qui doit être parce qu’il est ce qui peut être, parce qu’il est le germe de l’avenir débordant dans le présent. Point de principe surnaturel dans notre morale ; c’est de la vie même et de la force inhérente à la vie que tout dérive : la vie se fait sa loi à elle-même par son aspiration à se développer sans cesse ; elle se fait son obligation à agir par sa puissance d’agir. »

Pour Guyau, la « sanction » proprement dite, ou expiation, n’est pas morale, et la seule sanction légitime, c’est la défense sociale. Voilà ce qu’il entendait par une morale sans sanction, qui a sa propre valeur en elle-même et son prix dans ses conséquences immédiates ou médiates. Nous n’avons pas le droit proprement dit de punition ou d’expiation, mais un simple droit de défense accompagné d’un devoir de pardon. Loin de condamner, comme devait le faire Nietzsche, la pitié et le pardon sous prétexte que ce sont des vertus d’esclaves, Guyau écrivait : « J’ai deux mains, l’une pour serrer la main de ceux avec qui je marche dans la vie, l’autre pour relever ceux qui tombent. Je pourrai même, à ceux-ci, tendre les deux mains ensemble.[14]»

D’une part, donc, la vie se fait son obligation non en vertu d’un impératif mystique, mais par le sentiment même de sa puissance d’agir à la fois personnelle et sociale (en quoi Guyau diffère de Nietzsche), de sa fécondité individuelle et collective : « Je puis, donc je dois ». D’autre part, elle se fait sa sanction par son action même, car, en agissant, elle jouit de soi, monte ou descend au point de vue de la valeur et du bonheur tout ensemble.

En raison de ces principes, Guyau se défiait des dogmatiques et doctrinaires, des sectaires, des « prêcheurs », qui croient tenir la vérité sur leurs lèvres, des « directeurs de conscience » qui prétendent substituer leur direction à notre autonomie. Il voulait, dans l’ordre moral, la plus grande liberté possible, jointe au plus grand sentiment de solidarité, et, dans l’ordre social, une défense forte jointe au plus grand libéralisme. Il croyait le véritable individualisme et le véritable socialisme parfaitement conciliables, grâce à l’extension des associations libres de toutes sortes.

« Dans le règne des libertés, dit Guyau, le bon ordre vient de ce que, précisément, il n’y a aucun ordre imposé d’avance, aucun arrangement préconçu ; de là, à partir du point où s’arrête la morale positive, la plus grande divergence —possible dans les actions, la plus grande variété même dans les idéaux poursuivis. La vraie autonomie doit produire l’originalité individuelle, non l’universelle uniformité. Si chacun se fait sa loi à lui-même, pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs lois possibles, par exemple celle de Bentham et celle de Kant ? Plus il y aura de doctrines diverses à se disputer d’abord le choix de l’humanité, mieux cela vaudra pour l’accord futur et final. » Rien de plus monotone et de plus insipide qu’une ville aux rues bien alignées et toutes semblables : ceux qui se figurent la cité intellectuelle sur ce type font un contresens. « Plus il y a de gens à penser différemment, plus grande est la somme de vérité qu’ils finiront par embrasser et où ils se réconcilieront à la fin. » Le rôle de l’initiative augmente de nos jours, chacun tend à se faire sa loi et sa croyance. « Puissions-nous en venir un jour à ce qu’il n’y ait plus nulle part d’orthodoxie, je veux dire de foi générale englobant les esprits ; à ce que la croyance soit tout individuelle, à ce que l’hétérodoxie soit la seule, vraie et universelle religion ! Vouloir gouverner les esprits est pire encore que de vouloir gouverner les corps ; il faut fuir toute espèce de directeurs de conscience ou de directeurs de pensée comme un fléau… Il est temps que nous marchions seuls, que nous prenions en horreur les prétendus apôtres, les missionnaires, les prêcheurs de toute sorte, que nous soyons nos propres guides et que nous cherchions en nous-mêmes la révélation. Il n’y a plus de Christ ; que chacun de nous soit son Christ à lui-même, se relie à Dieu comme il voudra et comme il pourra, ou même renie Dieu ; que chacun conçoive l’univers sur le type qui lui semblera le plus probable, monarchie, oligarchie, république ou chaos ; toutes ces hypothèses peuvent se soutenir, elles doivent donc être soutenues. Bienheureux donc aujourd’hui ceux à qui un Christ pourrait dire : Hommes de peu de foi !… si cela signifiait : Hommes sincères qui ne voulez pas leurrer votre raison et ravaler votre dignité d’êtres intelligents, hommes d’un esprit vraiment scientifique et philosophique qui vous défiez des apparences, qui vous défiez de vos yeux et de vos esprits, qui sans cesse recommencez à scruter vos sensations et à éprouver vos raisonnements ; hommes qui seuls pourrez posséder quelque part de la vérité éternelle, précisément parce que vous ne croirez jamais la tenir tout entière ; hommes qui avez assez de la véritable foi pour chercher toujours, au lieu de vous reposer en vous écriant : J’ai trouvé ; hommes courageux qui marchez là où les autres s’arrêtent et s’endorment : vous avez pour vous l’avenir, c’est vous qui façonnerez l’humanité des âges futurs ».

Guyau montre que la morale de notre époque a elle-même d’avance et compris « son impuissance partielle à régler absolument toute la vie humaine » : elle laisse une plus large place à la liberté individuelle ; « elle ne menace que dans un nombre de cas assez restreint et où se trouvent engagées les conditions absolument nécessaires de toute vie sociale ». Les philosophes n’en sont plus « à la morale rigoriste de Kant, qui réglementait tout dans le for intérieur, interdisait toute transgression, toute interprétation libre des commandements moraux ». Guyau compare cette morale aux religions ritualistes, pour qui telle et telle cérémonie manquée constitue un sacrilège et qui finissent par oublier le fond pour la forme. « C’était une sorte de despotisme moral, s’insinuant partout, voulant tout gouverner. » Guyau rappelle à ce sujet que, selon une loi de la physique, plus un mécanisme est grossier ; plus il a besoin, pour être mis en branle, d’un moteur violent et grossier lui-même ; « avec un mécanisme plus délicat, il suffit du bout du doigt pour produire des effets considérables : ainsi en est-il dans l’humanité ». Cette loi explique, selon Guyau, l’évolution de la morale vers la plus grande liberté individuelle, en même temps que vers une règle sociale volontairement acceptée.

« Pour mettre en mouvement les peuples anciens, il a fallu d’abord que la religion leur fit des promesses énormes et dont on leur garantissait la véracité : on leur parlait de montagnes d’or, de ruisseaux de lait et de miel. » Plus tard encore, la religion leur montrait du certain : « On touchait du doigt son dieu, on le mangeait et on le buvait ; alors on pouvait tranquillement mourir pour lui, avec lui. » Plus tard encore, le devoir a semblé et semble encore à beaucoup « une chose divine, une voix d’en haut qui se fait entendre en nous, qui nous tient des discours, nous donne des ordres. Il fallait cette conception grossière pour triompher d’instincts encore bien grossiers ». Aujourd’hui, « une simple hypothèse, une simple possibilité suffit pour nous attirer, nous fasciner… L’enthousiasme remplace la foi religieuse et la loi morale. La hauteur de l’idéal à réaliser remplace l’énergie de la croyance en sa réalité immédiate ».

Guyau prévoyait comme terme idéal du progrès une sorte d’an-archie métaphysique et religieuse, c’est-à-dire une liberté absolue pour tout ce qui dépend des hypothèses et croyances métaphysiques ou religieuses ; mais, en même temps, il prévoyait une socialisation progressive de la morale positive et scientifique. « C’est, disait-il, la liberté en morale, consistant non dans l’absence de tout règlement, mais dans l’abstention du règlement scientifique toutes les fois qu’il ne peut se justifier avec une suffisante rigueur »[15].

Nietzsche dira à son tour : « On relie la bonne conscience à une vision fausse, on exige qu’aucune autre sorte d’optique n’ait de valeur, après avoir déclaré sacro-sainte la sienne propre, avec les noms de Dieu, de salut, d’éternité ». Il protestera, lui aussi, contre les dogmatismes qui enferment la conscience dans des formules étroites et intolérantes ; il sera d’accord en cela avec Guyau. Mais il n’y a pas là, quoi qu’en dise Nietzsche, une réelle « transmutation de valeurs » ; c’est une élévation des vraies valeurs intérieures au-dessus des dogmes, des formules et des rites : l’irréligion de l’avenir n’est pas l’immoralité de l’avenir.

« Un mot encore contre Kant en tant que moraliste, s’écrie Nietzsche ; une vertu doit être notre invention, notre défense et notre nécessité personnelles ; prise dans tout autre sens, elle n’est qu’un danger. Ce qui n’est pas une condition vitale est nuisible à la vie : une vertu qui n’existe qu’à cause d’un sentiment de respect pour l’idée de vertu, comme Kant la voulait, est dangereuse. La vertu, le devoir, le bien en soi, le bien avec le caractère de l’impersonnalité, de la valeur générale, sont des chimères où s’exprime la dégénérescence, le dernier affaiblissement de la vie, la chinoiserie de Kœnigsberg. Les plus profondes lois de la conservation et de la croissance exigent le contraire : que chacun s’invente sa vertu, son impératif catégorique.[16]» — Guyau, lui aussi, veut que, là où cessent les nécessités sociales positives, chacun s’invente sa vertu et son impératif, mais il ne croit pas pour cela, comme Nietzsche, que cette vertu demeure individuelle : il croit que, plus elle sera profondément individuelle, plus elle sera largement sociale. C’est pourquoi, dans son Irréligion de l’avenir, il nous montre toutes les associations libres qui couvriront et transformeront la terre.

II. — Comme Nietzsche, Guyau fut ennemi du pessimisme, où il voyait le fléau de notre temps. Se plaçant au point de vue de l’évolution, il montra que le maintien même de la vie implique une certaine plus-value du bien-être sur la peine. Si, dans les êtres vivants, les sentiments de malaise remportaient réellement sur ceux de bien-être, la vie serait impossible. En effet, « le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le symptôme subjectif de la souffrance n’est qu’un symptôme d’un mauvais état objectif, d’un désordre, d’une maladie qui commence : c’est la traduction d’un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire, le sentiment de bien-être est comme l’aspect subjectif d’un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l’évolution de la vie ; la douleur, à sa dissolution ». De plus, non seulement la douleur est la conscience d’un trouble vital, mais elle tend à augmenter ce trouble même. Elle ne nous apparaissait tout à l’heure que comme la conscience d’une désintégration partielle ; elle nous apparaît maintenant ellemême, dit Guyau, « comme un agent de désintégration ». L’excès de la douleur sur le plaisir dans l’espèce est donc « incompatible avec la conservation de l’espèce ». Une race pessimiste n’aurait pas besoin, pour en finir avec la vie, du coup de théâtre burlesque, du suicide collectif dont parle M. de Hartmann ; elle s’éliminerait par un affaissement lent et continu de la vie : « une race pessimiste et réalisant en fait son pessimisme, c’est-à-dire augmentant par l’imagination la somme de ses douleurs, une telle race ne subsisterait pas dans la lutte pour l’existence ». Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles. « Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisqu’en définitive il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contresens. Au fond, c’est une même raison qui rend l’existence possible et qui la rend désirable ».

C’était là une réfutation décisive des exagérations du pessimisme. Nietzsche dira la même chose en termes presque semblables : au lieu de « désintégration vitale », il dira « décadence vitale » ; lui aussi, il considérera le pessimisme comme à la fois effet et cause de dégénérescence, comme une doctrine de « nihilisme ».

III. — Dans les Problèmes de l’esthétique contemporaine, Guyau avait surtout insisté sur le caractère vital du beau et sur la profondeur de l’art, qui, à ses yeux, n’est pas un « jeu », mais un sens intime de la vie et de ses plus secrètes puissances, les plus nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce. Comme Guyau, Nietzsche placera la beauté dans le sentiment de la vie intense et saine. « Rien n’est laid, dira-t-il si ce n’est l’homme qui dégénère… Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence ; ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement du laid. Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, — serait-ce même dans sa dernière atténuation, sous forme de symbole, — tout cela provoque la même réaction, le même jugement : laid. Une haine jaillit ; qui l’homme hait-il ici ? — Mais il n’y a à cela aucun doute : l’abaissement de son type. Il hait du fond de son plus profond instinct de l’espèce ; dans cette haine il y a un frémissement de la prudence, de la profondeur, de la clairvoyance ; — c’est la haine la plus profonde qu’il y ait. C’est à cause d’elle que l’art est profond[17]».

Le sérieux de l’art, par opposition à la théorie du jeu dans l’art, voilà donc encore une croyance commune à Guyau et à Nietzsche. Tous deux, en conséquence, ont combattu l’art pour l’art, soutenu l’art pour la vie et par la vie. « Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, dit Nietzsche, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art — un serpent qui se mord la queue. — « Plutôt pas de but du tout, qu’un but moral ! » — ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande, au contraire : que fait toute espèce d’art ? ne loue-t-elle point ? ne glorifie-t-elle point ? n’isole-t-elle point ? Avec tout cela, l’art fortifie ou affaiblit certaines évaluations… N’est-ce là qu’un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l’instinct de l’artiste ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de l’artiste n’est-elle pas la condition première de l’art ? L’instinct le plus profond de l’artiste va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens de l’art, à la vie, à un désir de vie ? L’art est le grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l’appeler sans fin, sans but, comment l’appeler l’art pour l’art ? »[18].

Guyau, après avoir démontré, dans les Problèmes de l’Esthétique contemporaine, le caractère vital et, jusqu’à un certain point, individualiste de l’art, démontra avec la même force, dans l’Art au point de vue sociologique, le caractère social de l’art, qui n’empêche pas ce dernier de rester éminemment vital : la vie n’atteint son maximum d’intensité que par le maximum d’extension sociale. Selon cette théorie profonde et neuve, à laquelle Tolstoï devait bientôt faire des emprunts, l’art est sociologique non pas seulement par son but et ses effets, comme l’avaient montré Villemain et Taine, mais il l’est par son essence même et sa loi première, qui est, dit Guyau, « de faire rayonner la sympathie en s’inspirant d’elle et en l’inspirant ».

Les rapports entre les idées de Guyau et diverses doctrines de Tolstoï ne sont pas moins manifestes que les rencontres de Nietzsche avec Guyau. En ce qui concerne, notamment, la théorie de l’art, Tolstoï a suivi Guyau. Dans son livre, Tolstoï le mentionne, mais il ne cite que quelques passages des Problèmes de l’Esthétique contemporaine qui n’ont aucune importance ; il se tait sur tout ce qui annonce sa propre doctrine ; il se tait aussi sur le livre qui a précédé immédiatement le sien, sur l’Art au point de vue sociologique. Guyau avait dit que la beauté de l’œuvre d’art se mesure à la profondeur et à l’étendue de la « communion sociale qu’elle réalise et qu’elle excite ». Le moyen propre de cette « communion », ajoutait-il, c’est la « suggestion des sentiments », qui établit ainsi une société outre les hommes en les faisant « sentir de même », comme la science les fait penser de même, et la morale, vouloir de même. Et Tolstoï nous montre à son tour que « l’art est un moyen de communion entre les hommes », dont la particularité est « de transmettre les sentiments, tandis que celle de la parole est de transmettre la pensée ». Guyau avait dit que le sens de la solidarité est le principe même de l’émotion esthétique, que l’émotion d’art la plus élevée « est celle qui résulte de la solidarité la plus vaste, de la solidarité sociale ou, pour mieux dire, universelle ». Tolstoï reproduit presque sa définition, mais en la rapetissant, lorsqu’il dit : « L’art est une activité qui permet à l’homme d’agir sciemment sur ses semblables au moyen de certains signes extérieurs, afin de faire naître ou de faire revivre en eux les sentiments qu’il a éprouvés. Il constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par les mêmes sentiments ».

Les idées de Tolstoï sur le rapport de l’art à la religion ont aussi leur antécédent dans celles beaucoup mieux raisonnées et plus profondes, qu’avait soutenues Guyau. Selon ce dernier, on s’en souvient, l’homme devient religieux « quand il superpose à la société humaine où il vit une autre société plus puissante et plus élevée, d’abord restreinte, puis de plus en plus large, — société universelle, cosmique ou supra-cosmique, — avec laquelle il est en rapport de pensées et d’actions ». La religion « a un but, à la fois spéculatif et pratique ; elle tend au vrai et au bien » ; elle n’anime pas toutes choses uniquement pour satisfaire l’imagination et l’instinct de sociabilité universelle ; « elle anime tout pour expliquer les grands phénomènes terribles ou sublimes de la nature ou même la nature entière, puis pour nous, exciter à vouloir et à agir avec l’aide d’êtres supérieurs et conformément à leurs volontés ». Le but de la religion est donc « la satisfaction effective, pratique de tous nos désirs d’une vie idéale, bonne et heureuse à la fois, — satisfaction projetée dans un temps à venir ou dans l’éternité ». L’essence de l’art, au contraire, ajoute Guyau avec profondeur, « est la réalisation immédiate en pensée et en imagination et immédiatement sentie, de tous nos rêves de vie idéale, de vie intense et expansive, de vie bonne, passionnée, heureuse, sans autre but et sans autre loi que l’intensité même et l’harmonie nécessaires pour nous donner l’actuel sentiment de la plénitude dans l’existence ». L’art est donc vraiment une réalisation immédiate de son objet par la représentation même ; « et cette réalisation doit être assez intense, dans le domaine de la représentation, pour nous donner le sentiment sérieux et profond d’une vie individuelle accrue par la relation sympathique où elle est entrée avec la vie d’autrui, avec la vie sociale, avec la vie universelle ». Ainsi se révèle, pour Guyau, l’identité foncière entre ces termes : « vie, moralité, société, art, religion ». Comme la morale et la religion, l’art a pour dernier objet « d’enlever l’individu à lui-même et de l’identifier avec tous ». « Les plaisirs qui n’ont rien d’impersonnel, dit magnifiquement Guyau, n’ont aussi rien de durable ; le plaisir, au contraire, qui aurait un caractère tout à fait universel, serait éternel. C’est dans la négation de l’égoïsme, négation compatible avec l’expansion de la vie même, que l’esthétique, comme la morale, doit chercher ce qui ne périra pas. »

Tolstoï rattache à son tour l’art à la religion, qui est, dit-il, « l’exposé de la conception la plus haute de la vie » et qui, selon lui, « sert de base à l’appréciation des sentiments humains ». Il nous montre que l’art traduit en sentiments les conceptions religieuses d’une époque, et que notre époque, en particulier, poursuit « la vie heureuse par l’union avec tous », qui, en conséquence, devient l’objet même de l’art. Mais Tolstoï s’en tient là-dessus à des vues confuses, sans réussir à systématiser philosophiquement cette doctrine, comme l’avait fait Guyau.

Selon ce dernier, « le grand art est celui où se maintient et se manifeste » l’unité de la vie individuelle avec la vie sociale et religieuse. L’art des « décadents » et des déséquilibrés », — auxquels Guyau a consacré un de ses plus beaux chapitres, — est « l’art où cette unité disparaît au profit des jeux d’imagination et de style, du culte exclusif de la forme » ; c’est l’art « individuel » ou même « aristocratique », l’art « insociable ». Guyau voit dans le génie même « une puissance supérieure de socialité » capable de créer par l’imagination un « nouveau milieu social ». Il montre que le « grand art » n’est pas celui « qui se confine dans « un petit cercle d’initiés », de gens du métier ou d’amateurs : c’est celui qui exerce son action sur une société entière, qui renferme en soi « assez de simplicité et de sincérité » pour émouvoir tous les hommes intelligents, et aussi (ce que Tolstoï néglige de dire) assez de profondeur pour fournir substance aux réflexions d’une élite. En un mot, « le grand art se fait admirer à la fois de tout un peuple (même de plusieurs peuples) et du petit nombre d’hommes assez compétents pour y découvrir un sens plus profond ». Le grand art est donc « comme la grande nature ». Selon Guyau, la caractéristique même de l’art maladif des décadents, c’est « la dissolution des sentiments sociaux, le retour à l’insociabilité ». Vous reconnaissez la thèse de Tolstoï, qui reproche à l’art décadent son « isolement », son égoïsme, sa séparation aristocratique d’avec la société universelle, et qui invoque bien souvent les mêmes exemples qu’avait déjà donnés Guyau. Mais Tolstoï mêle à ces grandes vérités des exagérations paradoxales et des boutades inadmissibles ; ses doctrines sentent l’amateur et révèlent l’insuffisance de son éducation philosophique. Si l’on voulait faire dans son livre sur l’art le partage des vérités et des erreurs, le moyen le plus simple et le plus court serait de le comparer à l’Art au point de vue sociologique. Le livre de Guyau renferme toutes les idées essentielles de la thèse sur l’art social ; Tolstoï en a brillamment exprimé les idées accessoires. Le grand écrivain russe se laisse aller à une foule d’impressions personnelles, souvent inexactes, qui font trop de son livre, consacré pourtant à l’art impersonnel, une œuvre encore individualiste et, par cela même, entachée d’ « isolement ». En philosophie et en sociologie, Tolstoï demeure un impressionniste, au moment même où il voudrait être un apôtre de l’humanité. C’est ce que nous constaterons aussi trop souvent chez Nietzsche, qui s’est fait le grand adversaire de Tolstoï, mais qui partageait les communes idées de Tolstoï et de Guyau sur les marques de dégénérescence vitale dans l’art décadent.

Selon nous, on peut distinguer trois périodes dans l’art. Dans la première période, l’art fut collectif et encore utilitaire ; dans la seconde, il est devenu de plus en plus individuel et dégagé de toute fin extérieure à lui ; mais on doit admettre, avec Guyau, une troisième période synthétique de l’évolution, où l’art, sans cesser d’offrir l’empreinte profonde de l’individualité, essentielle au génie, offrira aussi en même temps un autre trait non moins essentiel : l’universalité et la socialité de l’inspiration. C’est l’idéal que Wagner, si mal compris de Tolstoï, si admiré d’abord et ensuite si blâmé par Nietzsche, proposait à la musique et ne se flattait pas d’avoir pleinement réalisé lui-même. La grande musique, sans cesser d’être individuelle par le génie du musicien et nationale par l’influence du milieu, deviendra de plus en plus internationale, humaine, universelle. Il en sera de même des autres arts, comme Guyau l’a prouvé avant Tolstoï. Quoi qu’en puisse dire Ibsen, dont la thèse est précisément tout opposée à celle de Guyau et analogue à celle de Nietzsche, « l’homme fort » n’est pas « l’homme seul » ; il est l’homme uni par la pensée et par le cœur à tous les autres hommes, l’individualité en qui vit l’humanité entière. Et il en est de même du grand artiste.

IV. — Les idées de Guyau sur la religion — exposées par lui dans un livre que Nietzsche avait lu et annoté, l’Irréligion de l’avenir — ne sont pas moins originales ni moins importantes que ses idées sur la morale et l’art.

Pour Guyau, la conception d’un « lien de société » entre l’homme et l’univers se retrouve au fond de toutes les doctrines religieuses, et c’est ce qui en fait l’unité. La religion est la société universelle. Ses origines sont avant tout sociologiques. Les religions particulières, fondées sur des dogmes, des mythes et des rites, sont destinées à disparaître. C’est en ce sens que, selon Guyau, il y aura dans l’avenir irréligion, puisque toute religion, au sens ordinaire du mot, est plus ou moins dogmatique, mythique et rituelle, sous peine de se confondre avec la philosophie et la morale. Mais l’individualisme même des croyances produira peu à peu l’union des croyances, une espérance commune dans l’avenir de l’humanité. Les lois sociologiques, qui sont au fond des lois psychiques et cosmiques, enveloppent, selon Guyau, plus que nous ne pouvons concevoir, et c’est cette pensée d’une œuvre universelle à laquelle nous coopérons, d’une société universelle dont nous sommes déjà membres, qui doit soutenir le sage mourant.

Grâce à l’accent de sincérité émue qui fait que sous l’écrivain on sent toujours l’homme, les œuvres de Guyau, où la forme était à la hauteur de la pensée, exercèrent une notable influence non seulement en France, mais à l’étranger ; ses principaux livres furent traduits en allemand et en anglais, ses œuvres complètes en russe. Nous verrons plus loin l’impression profonde que ses idées firent sur Nietzsche et les réflexions qu’elles lui inspirèrent. C’est un privilège de Guyau que d’avoir inspiré partout des sympathies.

Les anarchistes et les socialistes ont eux-mêmes essayé de tirer à eux la doctrine morale et religieuse de Guyau, comme étant à la fois la plus libérale et autonome dans son principe, la plus sociable et la plus solidariste en ses applications. Mais ce serait faire tort à une grande pensée que de vouloir l’emprisonner dans des systèmes étroits et exclusifs, dont les prétentions sont opposées et même contradictoires. De ce que la conscience individuelle doit, comme conscience, avoir son autonomie et même, en un sens profond, son anomie, de ce qu’elle doit se faire à elle-même sa loi, être à soi-même sa loi, les anarchistes concluent que l’homme en société doit être sans loi ; nous avons vu, au contraire, que Guyau considère la loi comme l’expression nécessaire des conditions de la vie en société, et la sanction comme le maintien défensif ou préventif de ces conditions contre ceux qui les méconnaissent dans leurs actes antisociaux. De même, si Guyau a indiqué, dans l’Irréligion de l’avenir, le grand rôle que le socialisme est appelé à jouer de plus en plus dans la société future, il eût cependant refusé de s’enfermer dans des systèmes de réforme étroits et utopiques, surtout dans le marxisme. Cette âme sereine et aimante est demeurée en dehors et au-dessus de tout ce qui rétrécit la pensée et divise les volontés.

Ce n’est pas seulement un instinct généreux qui retint Guyau sur une pente aboutissant aux excès de l’anarchisme et du socialisme, comme aussi aux outrances de Stirner ou de Nietzsche ; c’est sa raison, c’est sa profondeur d’intelligence, qui lui faisait voir dans la vie bien comprise un principe d’union et de paix avec autrui, non de lutte et de guerre, une source de générosité toujours grandissante, de solidarité et de sociabilité, non d’emprisonnement dans le moi, non d’insociabilité orgueilleuse et tyrannique. C’est par voie démonstrative qu’il a établi la « fusion croissante des sensibilités, des intelligences et des volontés », qui se manifeste en raison directe de l’intensité et de l’extension de la vie chez les êtres supérieurs. Il ne disait pas, avec les anciens et avec Nietzsche : « Suivez la nature » ; il ne disait pas non plus, avec l’ascétisme odieux à Nietzsche : « Renversez la nature » ; il disait : Approfondissez la nature, et de son expansion même vous verrez sortir une direction ; car la pensée, qui conçoit une nature meilleure, fait elle-même partie de la nature. « La vie luxuriante et tropicale » que Nietzsche célébrera, loin de sembler à Guyau la vraie vie intensive, lui en aurait paru une déformation. Nietzsche croira être un avancé, il eût semblé à Guyau un retardé ; ses idées et sentiments lui eussent offert le caractère essentiel qui distingue les décadents : l’ « insociabilité » et l’ « isolement »[19].

  1. Das unwahre Prinzip unserer Erziehung. Kl. Schriften, éd. Mackay, p. 24.
  2. Voir la préface de M. Reclaire, édit. Storck.
  3. Die philosophischen Reactionaere, Kl. Schriften, éd. Mackay, pp. 182-83.
  4. Nouvelle Revue, 15 juillet 1894.
  5. M. Reclaire, Préface.
  6. Ibid.
  7. Préface du traducteur, ibid.
  8. Stirner figure dans toutes les histoires de la philosophie allemandes ou françaises (y compris même la nôtre, quelque élémentaire que celle-ci soit par sa destination classique). Il est donc difficile que le fond des doctrines de Stirner soit demeuré inconnu pour le docte professeur de Bâle, qui devait se faire le chantre de Zarathoustra.
  9. Voir notre livre : la Morale, l’Art et la Religion selon Guyau, 5e édition, revue et augmentée.
  10. Cf. notre Critique des systèmes de morale contemporains et notre livre sur la liberté et le déterminisme, où nous avions soutenu la même doctrine.
  11. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, nouv. éd. ; p. 84.
  12. Voir notre livre : la Morale, l’Art et la Religion selon Guyau.
  13. Voir notre Critique des systèmes de morale contemporains.
  14. Esquisse d’une morale, p. 194.
  15. Esquisse d’une morale. Préface.
  16. L’Antéchrist, § II.
  17. Crépuscule des idoles, § 20.
  18. Crépuscule des idoles, § 24.
  19. l’Art au point de vue sociologique, conclusion.