Plon (p. 237-249).



XIV


— « Quelle dame ? Comment est-elle ? Vous n’avez pas dit que j’étais là ? » chuchota rapidement Jocelyne.

— « J’ai dit que j’allais voir », expliqua la femme de chambre.

Mlle Monestier jeta un coup d’œil à travers le tulle des fenêtres. Elle ne vit, devant sa grille, qu’un taxi-auto. Cela ne lui apprit rien. Elle hésitait. Et la gravité assombrie de son visage marquait une autre préoccupation que celle d’une visite intempestive.

C’était l’avant-veille au soir que Jocelyne avait envoyé à Robert la lettre où elle l’autorisait à venir, — cette lettre qui en disait tant ! — cette lettre griffonnée passionnément dans le silence, dans la nostalgie d’un crépuscule de juillet.

Aujourd’hui, elle se demandait en tremblant comment elle avait pu… Les phrases, parties telles quelles, sans qu’elle osât les relire, s’évoquaient, par lambeaux ardents. Elle s’en exagérait l’impétueuse sincérité. Pour se représenter quelles suggestions l’avaient vaincue, quelle folie avait débordé de son cœur, Jocelyne se revoyait devant sa table, dans cette pièce du premier étage où elle se trouvait encore à ce moment, et qu’elle appelait son « bureau ».

Rien ne justifiait, d’ailleurs, l’austère appellation, si ce n’est qu’elle y travaillait, et peut-être aussi la présence d’un cartonnier, garni de bronzes charmants, avec, au fronton, une pendule, et dont les tiroirs enfermaient les dossiers de ses sociétés philanthropiques.

Avant-hier, lorsqu’elle avait pris la plume pour, répondre à son ami, elle s’était placée très près de la croisée ouverte, pour profiter de la mourante lumière. Sous ses yeux, le square Lamartine, avec ses gazons rectilignes, ses quinconces de marronniers entre des maisons basses, Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/238 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/239 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/240 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/241

À peine formula-t-’elle distinctement les mots. Le sang brûla ses joues, marbra sa pâleur. Hier… Longue journée où elle avait attendu en vain — de quelle âme brûlante, de quels nerfs défaillants ! — le mari de celle-ci, qu’elle interrogeait. Et sa question n’était qu’une insidieuse curiosité d’amour. N’eût-elle pas éprouvé un choc irréparable en apprenant que rien d’anormal n’avait retenu Robert, la veille, à l’usine ?

— « Hier ?… » murmura Lucienne. « Mais oui. Les grévistes ont essayé de débaucher les nôtres. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé. J’ai à peine vu mon mari, ce matin. Et encore, est-il venu, avant la reprise du travail, un instant seulement, de très bonne heure… Car il avait passé la nuit là-bas. Hier, mon Dieu !… Mais, si je n’avais pas traversé des heures mortelles hier, je ne me serais pas ainsi affolée aujourd’hui.

— « Ne vous repentez pas d’être venue à moi madame », prononça Jocelyne.

Elles n’osèrent pas échanger un regard.

Mlle Monestier fit encore cette réflexion :

— « Si les choses ont eu l’air de mal tourner, cela vaut mieux, en un sens. M. Clérieux aura réclamé de la police, de la troupe. Il doit être protégé à l’heure qu’il est.

— Dieu le veuille ! » soupira Lucienne. « Mais il se croyait si sûr de ses ouvriers ! »

Un peu avant l’usine, par les chemins de poussière et de soleil, la voiture dépassa des groupes d’hommes qui, tous, se dirigeaient du même côté. Quelques-uns, en chœur, chantaient l’Internationale.

— « Oh !… » gémit Lucienne, se recroquevillant contre les coussins. « Ils ont des figures effrayantes!… — Mais non », rectifia Mlle Monestier. Et elle ajouta, un peu durement : — « Vous né les connaissez pas. Avez-vous jamais mis les pieds dans l’usine de votre mari? — Jamais… Ces gens-là me font peur.

— Ce ne sont pas eux qui doivent vous faire peur », s’écria Jocelyne avec véhémence. « Ce sont ceux qui les aveuglent, qui les égarent pour se servir d’eux, pour les manier comme un épouvantail… afin de conquérir des Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/243 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/244 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/245 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/246 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/247 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/248 mains ouvertes le frêle rempart qu’elle interposait entre lui et la mort…

Une détonation…

La jeune fille cria : « Merci !… Tant mieux !… » Puis elle se renversa dans l’étreinte trop souhaitée… Elle se renversa, d’un abandon si passionné, que ce fut comme la véhémence de l’amour, non l’épouvante de la mort.

Mais Robert sentit ruisseler le sang tiède sur sa main jetée éperdument autour du sein délicat.

Il appela la bien-aimée. Il clama son nom, dans un spasme de douleur si horrible que toutes les misères, toutes les envies rassemblées là, cessèrent de se sentir souffrir, eurent un frémissement de pitié.

Encore une fois, pourtant, il vit son regard. Encore une fois il entendit sa voix.

Jocelyne était étendue à terre, avec un pauvre coussin de cuir, le coussin d’un divan de bureau, sous sa tête délicieuse. Elle eut la force de regarder son ami, de murmurer près de ses lèvres :

— « Cela vaut mieux ainsi, mon amour. »

Et ce fut tout.

Du dehors, montait le silence, la stupeur pétrifiée de la foule…



FIN





PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE. — 30842.