Nicole, courtisane/Texte entier

Calmann-Lévy.



NICOLE, COURTISANE






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pour tous les pays, y compris la Russie.



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Copyright, 1912, by calmann-lévy.






JEANNE MARAIS


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NICOLE, COURTISANE



PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3




À


M. GEORGES PROPPER



NICOLE, COURTISANE




I


— Qu’est-ce donc au juste que Nicole ?

— Mon cher, vous voulez rire !… Comment ! Vous êtes chez elle, et vous demandez qui elle est ?

— Je viens ici pour la première fois… Vous m’avez fait dîner avec des rastas, des viveurs et des hommes d’esprit. J’ai goûté la saveur des vins vieux et celle des jeunes femmes ; mes voisines étalaient généreusement les charmes de leurs corsages décolletés, comme on offre les fruits d’un compotier… Bref, je pourrais me croire dans l’hôtel particulier d’une délicieuse aventurière…

— Ne vous avais-je pas dit que je vous menais souper chez la maîtresse de Paul Bernard, le richissime industriel ?

— Oui, oui… Mais, tout à l’heure, Nicole s’est approchée de moi ; nous avons causé : ses propos n’ont rien de la vulgarité de ton du demi-monde, encore moins de la futilité du monde… Ils dénotent une originalité de vues, une culture déconcertante… Et j’en suis resté tout perplexe.

— Une conversation a suffi pour vous désorienter ? Vous êtes amoureux, mon petit Julien !

— Non, c’est autre chose : j’éprouve la même impression que si j’avais bu du vouvray en le prenant pour du vin de Bordeaux… Il me semble que cette charmante courtisane ne répond pas à son étiquette. Comprenez-vous, Fréminet ? Voilà pourquoi je vous demande : qui est Nicole ?

— Une fille pas bête, une femme exquise, lancée depuis quelques années dans la vie parisienne, et sachant y marquer sa place à part. Jolie, féline, séduisante, elle a une réputation d’esprit qui n’est pas surfaite ; et les lettrés spirituels qui peuplent sa salle à manger ne sont point tenus de lui fabriquer ses mots, afin de payer leur écot. Bernard l’installa, voici cinq ans, dans ce petit hôtel des Champs-Élysées. Au début, quelques Parisiens crurent la reconnaître pour la fille d’un vaudevilliste qui eut son heure de succès : Georges Fripette ; puis, le fameux romancier Jean Claudières se targua d’avoir été son… initiateur. Mais, il y a beau temps que ces potins sont oubliés ! Claudières est mort, et Fripette a disparu, terrant sans doute ses premiers cheveux blancs au fond d’une lointaine province. Que nous importe, d’ailleurs ? Aujourd’hui, Nicole nous apparaît comme une femme charmante chez qui la cuisine est excellente. Ici, on s’amuse beaucoup mieux qu’au restaurant, et ça ne coûte rien : Paul Bernard est le seul commanditaire de la maison.

— Comment se fait-il qu’elle soit plus intelligente, qu’on la sente de plus haute race que la plupart de ses pareilles ?

— Est-ce la seule déclassée qui produise cet effet ? À notre époque — où les femmes refusent de vieillir — une jeune fille qui ne s’est pas mariée ne devient plus une vieille fille : bien souvent, elle reste fille tout court. Supposez une enfant trop libre, élevée au hasard, instruite à sa guise, par un père inconscient et prime-sautier, représentez-vous le milieu d’artistes où elle a poussé, ajoutez à cela la déception d’une première aventure ratée, et vous avez la clé de cette jolie énigme qu’est notre Nicole déroutante, ensorcelante et lettrée… Je suis un peu documenté : j’ai connu son père. Et puis, je fréquente assidûment ses salons. J’adore ce mélange de tous les mondes qui s’appelle le demi-monde. J’entre ici comme dans un magasin de nouveautés, pour avoir la surprise des rencontres, le spectacle d’une exhibition imprévue… L’ensemble a du chic : sans entraver la liberté des manières, Nicole a su imposer discrètement une élégance de tenue qui évoque les petites maisons de la Régence où la pire débauche savait rester de la débauche de grand seigneur… Vous ferez en cette demeure nombre de connaissances hétéroclites ; vous y verrez même un ancien ministre, président du Conseil, l’illustre Léon Brochard ; j’ai eu la stupeur de l’apercevoir, à l’instant…

— Quels sont les amis de Nicole ?

— Le petite intimité de notre belle amie se borne à Landry Colin, le grand banquier, l’associé de Bernard. La fortune de Paul Bernard est une de celles qui accolent au nom de leur propriétaire une renommée de Plutus. Enrichi par l’héritage de son père, gros industriel, par les raffineries que lui apporta la dot de sa femme, il s’est lancé, à la suite de Colin, dans des affaires fantastiques qui décuplent ses capitaux. À la place de Bernard, je me méfierais de ces opérations financières : je n’aime guère Landry Colin, ce forban au visage rougeaud : il cite son honnêteté à tout propos, et raconte sa vie à propos de tout ; se prétend ancien ouvrier, mineur, pionnier, que sais-je ! À considérer ses pouces en spatule, on se demande si ses coups de pioche n’ont jamais enfoui de cadavres… Aujourd’hui, c’est un banquier somptueux qui fréquente les hommes de Bourse et les milieux politiques — le jour ; les femmes de bourses et les milieux péripatétiques — la nuit…

» D’autres familiers de Nicole ? Ma foi, à part Nadine Ziska, la danseuse polonaise, la maîtresse de Colin, ma pensionnaire au New-music-hall, je ne vois personne… Si elle se montre accueillante aux foules d’un soir, notre blonde hôtesse est peu liante quant à ses amitiés particulières. Elle passe même pour fidèle : en cinq ans, Paris n’a pu lui découvrir un caprice ! Paul Bernard, décidément, est un mortel favorisé : il paye et n’est point trompé…

— Ah ! bah… On ne connaît pas d’amant de cœur à Nicole ?

— Non, mon cher. À propos, si cela vous dit ?… Monsieur Julien Dangel : la place est à prendre…

J’ai écouté cette conversation, dissimulée à l’abri d’un palmier, dans le hall fleuri de plantes rares, où la fête roule son flot d’innombrables danseurs ; devant moi, à travers l’éventail du feuillage léger, c’est le va-et-vient frénétique des visages qui tournoient, animés et rieurs ; des épaules nues qui se heurtent, se bousculent ; et des habits noirs, plaquant leurs taches sombres parmi les couleurs étincelantes des tuniques pailletées.

Fréminet, le directeur du New-music-hall, mon commensal habituel, fait les honneurs de ma maison à son ami Julien Dangel, un petit blondin de vingt-sept ans, qu’il m’a présenté ce soir comme un jeune dramaturge d’avenir.

Invite donc les gens, Nicole, pour qu’ils s’égayent aux dépens de leur amphitryon à peine sortis de table, éructant leurs commérages avec les relents de la digestion ! Sans compter qu’il a plutôt réussi mon portrait, cet animal de Fréminet, en opérant lui-même : elle me ressemble assez, cette Nicole crayonnée à grands traits…

Fréminet, directeur d’un music-hall honni par les sénateurs vertueux ; Fréminet, exhibiteur de plastiques obscènes, barnum de chair rare, brasseur d’affaires louches, enrichi du produit de trois faillites successives ; que dirais-tu, ô Fréminet ! si tu te doutais que, derrière ce mur de verdures, une curieuse embusquée épiait tes propos d’après-dîner, et que ce mur avait mes oreilles ?… Et toi, Julien Dangel, joli blondin aux yeux bleus, dramaturge d’avenir qui, pour le présent, te résignes à n’être que revuiste d’occasion et à trousser des couplets grivois à l’usage du New-music-hall, sais-tu que je n’ai pas perdu une de tes paroles ?

Fréminet et Dangel se sont éloignés dans la direction du salon de jeu, continuant leur causerie innocente.

À dix pas, ils croisent Landry Colin : de quelle chaleureuse poignée de main Fréminet honore le banquier, comme sa figure loyale respire la sympathie qu’il éprouve pour le « forban rougeaud » qui a raflé les actions du New-music-hall afin d’y voir danser sa maîtresse Nadine !… Je ne suis pas encore blasée des petites comédies que m’offre chaque jour la fausseté humaine.

Voici Landry Colin rejoint par un vieillard sec et maigre, portant haut sa tête blanche, sa figure chafouine à l’œil rusé : Léon Brochard, l’ex-leader de l’Extrême-Gauche, l’homme qui, durant trente ans, fut mêlé au mouvement politique, sombra un instant sous le plongeon d’une affaire fameuse, et se releva un beau matin ministre de l’Intérieur, président du Conseil. Léon Brochard, simple particulier désormais, a conservé une espèce de pouvoir occulte : la griffe de l’aigle qui ne lâche jamais tout à fait sa proie. Les journaux citent toujours son nom, dans leurs articles de polémique, comme au temps de sa toute-puissance ; on croise toujours son coupé entre l’Élysée et la place Beauvau…

Ce souverain démocratique a gardé le sceptre, s’il déposa la couronne.

Que diable vient-il faire chez moi, cet homme célèbre ? C’est la première fois que je le vois ici, et nul ne me l’a encore présenté. Mais Landry s’approche, suivi de son compagnon. S’inclinant devant moi, le banquier dit, exagérant la gracieuseté un peu simiesque de son visage grimaçant :

— Permettez-moi, chère Nicole, de vous faire connaître mon ami Léon Brochard, avec qui j’eus l’honneur de rater mes versions latines et de jouer des tours aux pions, sur les bancs d’un vieux collège de province qui n’existe plus aujourd’hui…

Tiens ! Brochard est un ancien condisciple de Colin. Ça ne m’explique pas sa visite, quand même : est-il là par simple curiosité, comme on parcourt en passant une exposition gratuite ? Je réponds machinalement :

— Soyez le bienvenu, monsieur. Les amis de Landry sont les miens.

— Alors, je remercie Colin d’être mon ami, madame.

Je jette un coup d’œil fuyant sur Léon Brochard, sa voix est infiniment plaisante ; douce, légère, bien timbrée, elle coule avec un bruit clair, frais, tout pimpant ; l’organe paraît jeune. Il n’a pas la voix de sa moustache blanche. Et nous échangeons des bouts de phrases banales, interrompus soudain par un tapage de cris, de rires, d’applaudissements. C’est Nadine Ziska, la petite ballerine, un peu ivre, un peu folle, qui improvise, sur les motifs que joue l’orchestre tzigane, une danse merveilleusement savante et troublante. Brune, fluette, menue, d’une maigreur musclée et d’une invraisemblable souplesse, Nadine tord, étire, renverse, avec d’aguichants efforts de reins, son échine flexible et voluptueuse de jeune chatte. Un large cercle s’est formé autour d’elle : elle danse au centre de la grande salle illuminée.

Sa robe de bal allonge une traîne interminable et gênante. Alors, peu à peu, grisée de rythme et de mouvement, pour mieux remuer, Nadine relève la queue démesurée de sa jupe, soulève celle-ci jusqu’aux genoux, découvre des dessous frétillants sur deux mollets fermes, nerveux, gaînés de soie violette. Et c’est très amusant de voir cette petite danseuse classique au talent impeccable, à la technique irréprochable, évoquer à cet instant les chahuteuses montmartroises qui s’ébattent au sous-sol du bal Paillasse. À demi-nue sur la scène de Fréminet ou moulée sous le maillot collant, jamais la vertigineuse Nadine ne fut plus suggestive que dans cette toilette fourragée par ses doigts impatients, où sa beauté piquante prend la grâce lascive du retroussé.

Au fur et à mesure que la jupe remonte, le cercle des spectateurs se rétrécit, se rapproche d’une poussée brutale, qui enferme la jolie créature dans un réseau de convoitises. Les hommes, voire les femmes, ont une figure pâle, des regards allumés, et les mains tremblantes.

Près de moi, Fréminet murmure, avec une conviction de directeur :

— Ah ! la mâtine… Elle n’a jamais donné ça devant le vrai public.

Et Landry Colin, le visage changé, tripote fébrilement sa barbe annelée. Landry est jaloux ; quand il regarde Nadine, ses lèvres se froncent, ses yeux se durcissent : un vrai mufle de dogue qui surveille son os.

Landry fait un geste, comme pour rejoindre Nadine, puis, se tourne vers nous d’un air hésitant. Il considère Brochard, m’examine ensuite, et, finalement, nous quitte après m’avoir soufflé dans l’oreille :

— Soyez coquette !

Qu’a-t-il voulu dire ?… « Soyez coquette ! » Coquette… Avec qui ? Avec Brochard ? Pourquoi ?… L’intérêt caché de Colin m’échappe, et pourtant, je sais que la moindre parole du banquier a toujours un but… Son conseil astucieux aboutit à rebours : toute décontenancée, je reste plantée en face de Léon Brochard, et j’observe ce mutisme stupide des gens auxquels on demande à brûle-pourpoint : « Racontez-nous quelque chose ! »

Et puis — c’est bête — je sens que Léon Brochard m’impose un peu. Je suis flattée, dans mon snobisme, que l’homme d’État se promène à travers mes salons, s’exhibe complaisamment, au grand étonnement des invités obscurs ; je songe à la vie passée de ce vieux routier du pouvoir qui se tint si longtemps en équilibre au-dessus des passions politiques grâce à ces deux balanciers : son activité prodigieuse et son bluff colossal ; je pense aux boutades virulentes qu’il rédige d’une plume acérée, et que les hommes de mon entourage — Colin, Paul Bernard — commentent avec tant d’admiration en lisant les journaux du soir. Bref, je subis le prestige… Et Léon Brochard m’intimide.

Lui, dressant sa haute taille svelte d’un geste fier de vieux beau, me fixe d’un regard brillant, ardent, pétillant, qui garde un éclat de jeunesse, et me cause la même impression que sa voix : ces yeux vifs détonnent, sous la paupière griffée d’une patte d’oie.

À la fin, ma sotte attitude m’exaspère ; en général, lorsqu’on me présente un nouveau venu, le trouble n’est pas de mon côté. Pour rompre le charme, je m’éloigne, prenant un bras qui passe à ma portée, sans même regarder le propriétaire de ce bras. À trois pas, j’identifie mon compagnon : c’est le petit Julien Dangel, le jeune auteur qui interviewa Fréminet, tout à l’heure, à mon sujet, et s’étonna naïvement que je n’eusse pas un amant de cœur. C’est lui qui incarne le type du rôle, par exemple ! Blond doré, coiffé avec la raie de milieu, les yeux tendres, d’un bleu limpide, une moustache si claire qu’elle se confond presque dans le teint rose ambré des joues allongées ; Julien, trop joli, trop efféminé, a bien l’allure équivoque, la beauté veule, d’un monsieur que l’amour ne ruinera jamais.

Ce garçon me déplaît, par sa façon de m’observer, d’une œillade oblique ; l’air sérieux, réfléchi, dont il contemple l’hôtel ruisselant de luxe, la silhouette de Léon Brochard, se profilant sur un fond de tapisseries bleu nil comme un ibis noir sous un ciel d’Égypte… Je soupçonne Julien Dangel de cacher tout un petit manège d’arrivisme banal, de rouerie candide, derrière son front pur et délicat ; s’il allait tenter de suivre à la lettre le conseil moqueur donné par Fréminet, il y a vingt minutes ?… Je remarque que Julien a les lèvres minces, presque pincées, et les yeux ronds, doux et timides : mélange d’instincts. Est-il fourbe ? Est-il ingénu ? Je crois qu’il s’efforce d’être fourbe — ingénument.

Nos propos précédents roulèrent sur des généralités ; mais, ici — où chaque soirée m’amène des inconnus — toute conversation s’achève en interrogatoire, et, malgré moi, les questions montent à mes lèvres :

— Quel âge avez-vous, monsieur Dangel ?

— Vingt-sept ans, madame.

— Parisien ?

— Normand… de Lisieux.

— Marié ?

— Non, fiancé.

— Elle vous adore, hein ?

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! Que j’aime cette réponse…

Je ris à belles dents. Bon ! le visage de Julien s’empourpre de couches successives de rouge, comme ces fonds de décor où le chef électricien fait des essais d’éclairage. Sa confusion redouble ma gaieté. Dangel dit très vite :

— Ne croyez pas que ce soit par fatuité que j’aie laissé échapper une phrase… naïve… Ma famille m’a fiancé à une petite fille qui s’est éprise sincèrement, profondément… simplement parce que je fus le premier à lui débiter des fadeurs. Je suis tellement sûr de l’amour de cette enfant que, lorsque vous m’avez dit : « Elle vous adore… » j’ai été tout surpris : il m’a semblé que vous la connaissiez…

— Non, je l’avais seulement jugée sur votre mine.

Le voici qui rougit de nouveau : ces épidermes de blonds sont d’une finesse ! Mais un remous nous sépare. Les danseurs s’éparpillent, devant les domestiques qui installent tout autour du hall les petites tables du souper. Les couples s’appellent, se cherchent… Je proportionne le nombre des tables à celui des invités en m’arrangeant de manière que l’on soit forcé de se grouper par quatre ou cinq… Ce n’est pas plus convenable qu’à deux, mais c’est plus joyeux : et la gaieté est l’excuse de la licence.

Je m’assieds vis-à-vis de Léon Brochard, qui a daigné rester. Près de lui se glisse Maud Sterling, la jolie actrice, qu’attire le renom de galanterie de l’ancien ministre ; et Julien Dangel se faufile à son tour à côté de moi.

Maud est une fille ravissante — cheveux roux, peau laiteuse — dont le sourire est plus brillant que l’esprit de conversation ; c’est pourquoi elle se contente de montrer ses dents sans jamais parler. Quant à Julien, il semble doublement hypnotisé par le voisinage de l’homme illustre et par ma présence. Dans le bruit des assiettes heurtées, des bouchons qui sautent, des cuillers qui tombent, des violons qui grincent, un simple dialogue s’échange donc entre Brochard et moi.

J’avoue la curiosité, qui, depuis une heure, me préoccupe :

— Monsieur Brochard, me permettez-vous de vous faire un aveu dénué d’artifice : je suis anxieuse d’apprendre à quel hasard fortuné j’ai dû l’honneur de vous voir chez moi ce soir.

— C’est moi qui ai eu le plaisir d’y venir, grâce à un pari que Landry Colin me gagne à cet instant.

— Me voici de plus en plus intriguée ? Expliquez-vous…

L’ex-ministre, malicieux, raconte, de sa voix claire :

— Je déjeunais ce matin chez mon vieil ami. Landry m’emmena prendre le café dans son fumoir. Tout à coup, j’aperçus, accroché au mur, le plus délicieux portrait de femme qu’on pût imaginer… De grands yeux bleus, d’un bleu d’eau profonde, d’un bleu de ciel d’été ; une mousse de cheveux blonds, auréolant l’ovale précieux du visage ; et une petite bouche sensuelle, charnue, qu’on eût voulu mordre, comme un fruit rouge… Je lus le nom du peintre, et je m’écriai : « Ce Watelet, quel flatteur, quel poète ! Comme il idéalise tout ce qu’il touche : il se sert de son pinceau ainsi que d’une baguette de fée !… — Tu te trompes, me répliqua Landry, je connais le modèle qui posa ceci, et je t’affirme que sa figure est infiniment plus séduisante. — Allons donc ! — Veux-tu parier cinquante louis que tu la trouves encore mieux que son portrait : je t’emmène souper cette nuit chez elle… — Entendu. » Et voilà comment j’ai perdu mon pari, madame, puisque je suis en face de vous. Le peintre Watelet ne vous a pas avantagée, je le constate avec bonheur.

Je suis stupéfaite : de quelle façon Landry s’est-il procuré mon portrait ? La toile était dans l’atelier de Watelet, avant-hier… Le peintre devait achever certains détails de costume et me faire livrer le tableau demain, à l’hôtel… Colin avait assisté à plusieurs séances de pose, s’était extasié sur la ressemblance, mais rien n’avait pu laisser croire qu’il désirât le posséder… Watelet aurait-il commis une erreur ? Peu probable… J’éclaircirai ce petit mystère.

En attendant, je souris doucement à Léon Brochard : son admiration m’enchante. Je me rappelle Jane Percy, de la Comédie-Française ; Zizi Ninon, la plus belle fille du siècle précédent ; et la duchesse de Béryl, et Bobette, et Maximilienne… Toute cette légende d’aventures galantes que raconte le visage fripé du célèbre vieillard.

Je ne vois plus les rides de Brochard, j’oublie ses soixante-cinq ans, je pense seulement : « C’est un homme illustre, et il me trouve plus jolie que les plus jolies femmes qu’il a possédées… » Toujours le prestige !

Et quand Brochard, tirant parti du voisinage, fait craquer le vernis de sa bottine sur le satin de mon petit soulier, je n’ai pas le geste de recul, le genou vivement retiré, je ne fronce pas des sourcils offensés, ainsi que j’agis toujours, en pareille occurrence… (Il ferait beau voir que ce fût le petit Julien qui se permît cette privauté !)

Au contraire, une tiédeur trouble m’alanguit au contact de mon compagnon. Et lorsqu’il feint de ramasser quelque chose sous la table, je laisse sa main frôler d’abord, caresser ensuite, la courbe pleine de ma hanche…

Tandis que Dangel échange enfin quelques paroles avec Brochard, je les regarde tous les deux : dire que c’est le sexagénaire sec et droit, au teint jaune, à la chevelure blanche, qui a l’avantage sur le gentil blondinet au printemps fleuri. Ce n’est jamais l’homme qui me tente, mais ce qu’il représente. Suis-je la seule, parmi celles qui traînent derrière elles le souvenir d’une déception ? On aime par vanité, par snobisme, par sensualité ou par intérêt. On aime pour vivre, pour satisfaire une ambition pour briller, pour régner ou pour jouir…

Il n’y a que la première fois qu’on aime pour aimer.

Tout à coup, une phrase de Brochard requiert mon attention ; il dit à Julien :

— Une pièce en quatre actes ! Mais pourquoi ne parliez-vous pas plus tôt, jeune homme ? Je vous suis tout acquis. Nous vous ferons jouer ça. Je vous adresserai à quelqu’un que je connais…

Le petit Dangel bégaye un remerciement affolé, bouleversé d’espoir. Qu’est-ce qui lui prend, à Léon Brochard ? À quel propos se jette-t-il à la tête de Julien ? Soudain, je comprends : Brochard m’a lancé un coup d’œil d’intelligence, qui signifie : « Hein ? Suis-je aimable avec vos amis ! » Dangel a des prunelles câlines et des joues duvetées : l’ex-ministre croit que le joli jeune homme est mon sigisbée et pense me faire plaisir en s’intéressant à lui. C’est cocasse.

Pendant que les invités se dispersent, au moment où l’on prend congé, Brochard s’approche, murmure à voix basse :

— Je serais très heureux, petite madame, de pouvoir vous rendre votre gracieuse hospitalité, de vous revoir ailleurs, chez moi, sans gêneurs autour de nous, sans indifférents malencontreux… Voulez-vous déjeuner avec moi, voyons… après-demain ? Non ? Vous êtes froissée de ma précipitation ? Ma vie est si absorbante qu’elle me force d’être toujours pressé… Enfin ! Vous déciderez vous-même. J’ai tellement envie de vous reparler, en tête à tête… Vous êtes si jolie… Écoutez : le jour où vous serez disposée, envoyez-moi un mot… ou téléphonez… Et quelles que soient mes occupations ce jour-là, je me rends libre, je réserve ces minutes précieuses… J’habite 4, rue de Solférino, à deux pas du quai d’Orsay… Dites, jolie madame, accepterez-vous ? Me permettez-vous d’espérer ?

— Oui.

Je viens de reconduire les deux derniers par-dessus du vestiaire. Dans les grands salons silencieux, les glaces reflètent ma silhouette alerte qui remonte prestement vers l’asile de ma chambre close.

J’ouvre la porte, avec un petit frisson de volupté paresseuse à l’idée des draps frais, des oreillers moelleux qui m’attendent : il est quatre heures du matin, la soirée a fini relativement tôt, mais, néanmoins, je suis fatiguée.

Au fond de la pièce éclairée en veilleuse, une ombre indécise et mouvante, un léger bruissement… Je tourne le commutateur. Paul Bernard se lève d’un fauteuil, les yeux un peu bouffis, comme s’il avait sommeillé là. Je dis, surprise :

— Comment, tu dormais ici ?

— Je m’y suis réfugié, plutôt. Tes invités m’assommaient, ce soir. Pourquoi ? Parce que je t’ai trouvée particulièrement jolie, tout à coup, au milieu du dîner. J’aurais voulu te prendre, t’emporter telle que tu étais, ç’a été une sensation irrésistible… alors, ces gens qui m’empêchaient de suivre mon impulsion m’ont paru très bêtes, j’avais envie de leur demander ce qu’ils faisaient chez toi, ces idiots… Et je me suis sauvé, pour n’avoir plus la tentation de leur jeter des assiettes à la tête…

— Tu n’es pas honteux, Paul, de m’aimer autant que cela, après cinq ans de faux ménage ?

— Il y a cinq ans, je me souviens qu’une petite Nicole, que je prenais pour la maîtresse d’un autre, devint la mienne… et que j’eus la surprise de la découvrir plus… virginale qu’une fiancée de province, n’ayant eu qu’un béguin platonique où je soupçonnais une aventure effective. Depuis, Nicole fut toujours une adorable compagne quasi conjugale… Est-ce pour cela que tu t’étonnes que je t’aime encore en amant, et non point comme un vieux mari ?

Je le considère affectueusement. Je ressens une amitié immense à l’égard de ce grand garçon robuste, joyeux, affrontant gaillardement les parages de la quarantaine ; ses bons yeux gris expriment une telle tendresse… Mais, je ne puis l’imaginer mon amant, pas plus que mon mari. Il me semble que c’est mon frère, un frère avec lequel je serais quelquefois obligée de… dormir. J’ai une profonde affection pour Paul, jamais du désir. Je lui suis très reconnaissante d’avoir assuré ma vie — il m’a constitué une fortune personnelle dès le début, par délicatesse, afin que je fusse indépendante — d’être un excellent camarade, sincère et dévoué, d’avoir eu pitié de moi, voilà cinq ans, alors que fillette de dix-huit ans, meurtrie, brisée, par un amour malheureux, je me jetai dans ses bras. Je ne peux pas éprouver autre chose… Je lui réponds :

— Moi aussi, je t’aime bien, va !

Et j’effleure sa nuque, son front, ses cheveux, d’une main un peu molle, d’une caresse sans fièvre. Il dit :

— Ne sonne pas Lucy, cette nuit : elle s’est endormie, sans doute, la pauvre fille… En me laissant te déshabiller, tu feras deux heureux : ta femme de chambre bâillerait, gémirait d’accomplir sa corvée tardive ; moi, lorsque je détache un à un les boutons de ta robe, il me semble que j’égrène un chapelet d’amour… Lucy, elle, ne pense qu’à regagner son lit…

— Toi, tu ne songes qu’au mien… Écoute, Paul, tu nous comparais tout à l’heure à des gens mariés ; ce soir (ou plutôt, ce matin, il est cinq heures) imitons la sagesse bourgeoise des vieux époux, et que les amours dodus et râblés qui s’ébattent sur les tableaux qui couvrent ces murs, rougissent d’assister à la plus plate des nuits sans histoire, et nous contemplent paisiblement étendus côte à côte, devisant avant de dormir, comme un bon ménage un peu ridicule… je suis éreintée.

Paul m’obéit, sans entrain. Silence.

Tout à coup, il grogne, envoyant une bourrade à son oreiller.

— Certains jours vous réservent un tas d’embêtements ! Figure-toi que ma femme est malade : il faut que je la conduise dans une petite ville d’Allemagne où les médecins, depuis quelque temps, expédient leurs clients sérieux… Le docteur a décidé ce voyage, hier. Je suis contraint d’accompagner Rachel pour une foule de raisons mondaines et stupides… Me voici séparé de toi, obligé de quitter mes affaires… La vie est une chose idiote. Et quand je viens pour t’annoncer mon départ, comptant, comment dirai-je ? sur des adieux tendres, sur…

— Le coup de l’étrier ?

— … Je te trouve fatiguée, somnolente. Tu remontes seulement à quatre heures du matin, exténuée par tes invités. Qui recevais-tu, au fait, hier ? Raconte-moi donc ta soirée.

— Tu sais… Je dors déjà… Mes invités : ils tournent en kaléidoscope devant mes yeux… Il y avait deux nouveaux à dîner… Ma maison me fait l’effet d’un lycée où, chaque jour, arrivent d’autres pensionnaires…

— Bigre ! Heureusement qu’il n’y a pas de dortoir… Quels étaient ces deux « nouveaux » ?

— Un certain Julien Dangel, que m’a présenté Fréminet : un joli blondin fade et pomponné, ce Dangel… Il m’a d’abord prise pour une poupée, et s’est étonné ensuite qu’il n’y eût pas que du son dans ma tête… Et puis, j’ai vu quelqu’un d’un peu plus notoire, amené par ton ami Landry. Devine ? L’hôte d’élection, qu’on est fier de recevoir, d’afficher… L’invité unique, l’oiseau rare…

— J’ai trouvé : un honnête homme, parions-le ?

— Oh ! non… Un grand homme, tout simplement. Léon Brochard, le fameux ministre, le célèbre polémiste dont tu m’as parlé si souvent… Ç’a diverti ma curiosité de le voir de près. Il a l’œil madré et le sourire canaille. Il doit être joliment roublard. Mais, n’importe : on n’a pas le temps de connaître les femmes quand on a passé sa vie à rouler les hommes. Son regard en vrille m’a fort mal jugée, puisque, après une heure de flirt, cet homme peu subtil a cru pouvoir m’inviter à l’aventure… Jusque-là, il m’avait paru supérieur, ce personnage omnipotent ; du coup, je fus refroidie, et je lui répondis : oui, pour punir d’une fausse espérance ses façons trop cavalières… Qu’est-ce qui te prend, Paul ?

— Nicole… Tu ne remarques pas que cette conversation nous a tout à fait réveillés ?

— Paul… Tu oublies que tu pars pour l’Allemagne, demain… Il faut se reposer, à la veille d’un voyage… On te récompensera, à ton retour.

— Justement : ce voyage me rappelle les cuillerées d’huile de ricin qu’on me forçait d’avaler quand j’étais petit. Ma bonne me disait, avec la voix flûtée que tu viens de prendre : « Allons, un bon mouvement : buvez, monsieur Paul. Vous aurez une pastille de chocolat, après. » Mais, moi, c’était toujours avant que je l’exigeais, la pastille…

— La philosophie du moment présent. Tu es monsieur Tout-de-Suite…

— Nicole, il est bien tard pour bavarder… Passé minuit, les paroles s’envolent : les baisers restent.



II


12 avril. — Un de ces jours gris et pluvieux où le printemps de Paris semble pleurer d’ennui. Je flâne chez moi, feuilletant les lettres de Paul. Il m’écrit quotidiennement des phrases tristes sur des cartes postales joyeuses, illustrées, à la manière d’Outre-Rhin, les arbres coloriés en vert épinard et le ciel en bleu indigo. J’apprends ainsi que Paul s’est installé dans une espèce de vieux château romantique qui, malgré sa façade moyenâgeuse, recèle l’électricité et le tout-à-l’égoût ; qu’une forêt de sapins, de mélèzes, de hêtres, ennoblit de ses verdures profondes le paysage grandiose où coule une lente petite rivière bleue au courant tranquille ; et que madame Paul Bernard absorbe des litres d’eau nauséabonde et diurétique pour tâcher d’éliminer la dangereuse adiposité qui envahit sa volumineuse personne cardiaque.

Un coup de sonnette. Landry Colin entre sans être annoncé, en intime. Il a une allure insolite : l’œil inquiet, la figure congestionnée, et la barbe ébouriffée par ses doigts nerveux qui l’agacent à rebrousse-poil. Il questionne, méfiant :

— Bernard est parti, n’est-ce pas ?

Il darde sur moi ses petits yeux aigus où l’éclat du jour se reflète en malice. Je réponds :

— Paul a quitté Paris la semaine dernière. Mais, qu’y a-t-il donc ?

Le banquier m’intrigue. Il arbore cet air gêné du monsieur qui a une confidence épineuse sur le bout de la langue, ou une mauvaise affaire à vous proposer. J’écarte cette dernière supposition, mais la première ?… Son sourire embarrassé, son petit ricanement qui n’en finit plus… Et cette idée de s’assurer de l’absence de Paul !

Landry aurait-il des intentions sur ma personne, par hasard ? Hum ! bien invraisemblable… Il tient à Nadine Ziska, et ce n’est guère l’homme d’une double aventure : sa vie de boursier est trop compliquée et son existence sentimentale ne l’est pas assez, pour qu’il envisage le risque de tromper sa maîtresse avec celle de son associé.

Je ne suis pas de ces femmes dont la curiosité s’amuse longuement à deviner le contenu d’une lettre d’après l’enveloppe, le timbre, la suscription… moi, je déchire tout de suite. Déchirons :

— Allons, décidez-vous… Qu’avez-vous à me dire de si mystérieux avec ces précautions de conspirateur ?

Landry devient plus rouge encore, exagère sa mine défiante, et finit par chuchoter :

— Écoutez, ma chère Nicole… Vous êtes une femme intelligente. Je suis venu vous trouver parce que vous pouvez me rendre un service inappréciable… D’ailleurs, il s’agit d’obliger votre ami Bernard aussi bien que moi : n’est-il pas mon associé ? Je vais vous mettre au courant… Mais, jurez-moi, de ne parler de rien à personne ?

— Jusqu’ici, il me serait difficile de commettre une indiscrétion : vous êtes plus obscur que les livres sibyllins…

— Il faut que vous me compreniez à demi mot, Nicole… Pour la première fois, je confie un secret d’affaires à une femme : c’est une sorte d’honneur, pour vous. Je ne le dirais pas à Nadine…

— Parce qu’elle n’est sans doute point celle dont vous avez besoin en la circonstance.

— Toujours des rosseries ?… Nicole, soyez sérieuse. Voici la chose : je poursuis depuis quelque temps une vaste entreprise financière qui se complique de certaines combinaisons… où Bernard est intéressé. Bref, sur ce terrain, je suis en rivalité avec un homme qui vise le même but que moi : Jules Bouvreuil, le directeur de l’Agioteur, ce grand quotidien que lisent les spéculateurs et les boursiers. Vous expliquer tout cela d’une façon détaillée serait superflu : vous vous y embrouilleriez… Sachez seulement que le directeur de l’Agioteur m’a voué une haine corse, que plusieurs de ses actionnaires sont mes bons amis, qu’il se livre entre Bouvreuil et moi un duel acharné, et que l’un de nous y sautera. J’ai un atout dans mon jeu : la protection occulte d’un vieux camarade de collège… Léon Brochard. Vous sentez ce que l’appui d’un homme politique de son envergure peut être pour moi pendant cette période difficile. Malheureusement, ce satané Bouvreuil commence à m’inquiéter, avec son journal ; le misérable possède deux armes toutes-puissantes : la publicité et le chantage ; je le crois fort capable d’employer l’une et l’autre. Si, quelque jour, un scandale machiné par l’Agioteur allait m’éclabousser, Léon Brochard, bien que mon ami intime, persisterait-il à me défendre ?… Les amis quittent votre maison avec votre bonheur, tout comme l’âne s’éloigne du pré quand l’herbe est broutée. L’adversité et la trahison, ce sont deux bateaux qui voguent de conserve… Je ne suis pas assez sûr de l’affection de Brochard pour ne me fier qu’à son cœur : il faut que je le tienne autrement, ce vieux renard, au cas d’un esclandre, que j’appréhende, que je flaire, dont j’ai l’intuition terrible… Nicole !

Une pause. Le banquier m’enveloppe d’un regard expressif, aux lueurs troubles. Il reprend à voix basse :

— Léon est un homme extraordinaire… L’âge semble n’avoir aucune prise sur cet être d’airain. Je l’ai vu vivre : surmenage physique, surmenage intellectuel, il s’est usé de toutes les façons. Son programme quotidien : douze heures de travail, six heures de débauche, deux heures de lecture et quatre heures de sommeil. Ça, durant trente ans… Aujourd’hui, il a passé la soixantaine : vous le croyez peut-être assagi, tout au moins affaibli ?… Eh bien, il vient de quitter une gamine de dix-sept ans, sa dernière maîtresse, parce qu’il la trouvait trop sotte et pas assez vicieuse. Avez-vous remarqué la vivacité de ses yeux de braise et la jeunesse de sa voix, Nicole ?… Ah ! La femme qui le tiendrait, celui-là ; qui saurait mater l’homme par la chair, l’imagination ; qui pimenterait son désir du sel de l’esprit, du poivre des caresses… qui enjôlerait ce sensuel impénitent, et courberait devant elle le puissant qui fait plier tant d’échines… Voyez-vous cette victoire, Nicole : la suprême aventure de Léon Brochard ?

Ce que je vois surtout, rusé Colin, c’est ta malice de démon que trahit, à mes yeux de myope, l’imperceptible fil blanc : tu mets en œuvre toutes les roueries, faisant appel à mon intérêt, ma vanité, mon ambition… Habile, trop habile financier : je plains les clients qui hantent ta banque ! Il doit raffoler de toi, M. Gogo.

Je réplique d’une voix insinuante, épiant Landry du coin de l’œil :

— Décidément, je ne comprends pas en quoi vos confidences me concernent, vieil ami : et elles m’ennuient, puisque je ne pourrai point les répéter. Si nous changions de conversation ?… Pour parler d’autre chose, à quel propos a-t-on transporté chez vous le portrait que j’avais commandé au peintre Watelet ?

Le banquier sursaute, rougit ; nos regards se croisent ; il éclate de rire, et s’exclame :

— Ah ! la roublarde… On ne lui cache rien… Eh oui, là ! C’est à vous que j’ai songé, dès que j’eus prévu que Léon Brochard me lâcherait au premier tournant… Cet homme, qui tient du tigre, de l’anguille, de l’aigle et du singe, il n’y a qu’une femme qui puisse le saisir, le garder, et une femme comme vous, astucieuse Nicole !

» J’ai imaginé le coup du portrait : il était naïf ; mais, avec un paillard tel que Brochard, il devait réussir, et attirer son attention sur vous… Léon regarde toutes les jolies filles, même en peinture. Watelet, cherchant à vous embellir, est parvenu à vous rendre telle que vous êtes ; c’est déjà superbe. Quand la beauté atteint son état maximum, l’art ne peut la surpasser.

— Oh ! oh ! Landry, votre aphorisme frise le madrigal, ma parole !

— Voilà pourquoi j’ai décidé Watelet à envoyer le tableau chez moi sous un faux prétexte… Si vous aviez vu la tête de Léon lorsqu’il l’aperçut !… J’ai senti la partie gagnée. Et je l’ai amené ici, comptant sur votre séduction…

— Ben ! Vous ne manquez pas d’aplomb, proxénète… Où Paul vous a-t-il pêché ? dans un aquarium ?

— Mais, chère amie, je ne conçois guère vos insolences… C’est en pensant à votre intérêt, à celui de Bernard, tout autant qu’au mien, que j’agis ainsi ! Nous sommes comme ces alpinistes qui font une ascension à la chaîne : si la corde se rompt, tout le monde roule au fond du ravin…

— Oui : Léon Brochard vous sert d’alpenstock.

— Nicole… Me comprenez-vous, maintenant ?

— Parbleu ! Vous formez le plan de tromper votre ami Paul Bernard en jetant la maîtresse de votre associé dans les bras d’un vieux viveur qui peut vous servir… C’est propre. Pourquoi n’avez-vous pas employé Nadine, à cette œuvre ?… Elle, c’est votre propriété ; et vous ne disposiez pas du bien des autres, au moins, pour l’offrir… au Minotaure ?

Landry Colin riposte galamment :

— Nadine n’a pas votre esprit, Nicole ; elle n’est pas de la race des grandes courtisanes… Elle eût été au-dessous du rôle… Nadine, c’est un joli animal cabriolant, dansant, griffant… Une fine petite chatte gracieuse et frôleuse. Mais incapable de réflexion, par exemple. Elle est bête !… C’est pour cela que je l’ai prise comme maîtresse… Je n’ai pas l’audace de Paul Bernard, moi : une femme supérieure m’eût épouvanté ; j’aurais craint qu’elle ne conquît trop d’ascendant sur moi.

— Ai-je soudain enlaidi que vous me traitez de femme supérieure ?

— Vous êtes délicieuse, Nicole. Chère amie, vous examinerez à tête reposée la combinaison que je vous propose : il n’est pas question d’une intrigue banale, mais d’une affaire de toute importance…

— Vous me faites l’article, comme à un client.

— Ne pouvez-vous pas, d’ailleurs, tout promettre sans rien accorder : plus une femme se laisse désirer, plus on s’attache à elle… Je n’ignore point vos qualités de Célimène. Ce que je vous demande instamment, c’est de m’aider à retenir Léon Brochard dans notre camp, en distrayant son attention pour l’empêcher d’entendre siffler les obus… De savoir exiger de lui, au moment voulu, l’influence propice qu’il me refuserait peut-être, si j’étais seul en cause… N’oubliez pas qu’une grande partie de la fortune de Paul Bernard est engagée dans la banque Landry Colin !… Un krach, un scandale, et Paul sombre le jour où je me noie… Méditez cela… Vous êtes une jeune femme très experte.

— Vous semblez vous méprendre sur mon caractère, Landry. Et vous me prêtez une adresse que je n’ai point.

— Je ne prête qu’aux riches…

— Oui, n’est-ce pas : quand une femme possède un hôtel à son nom, des bijoux princiers, une rente viagère de cent mille livres, et qu’elle doit ces libéralités à son protecteur, elle fait sourire si elle se prétend désintéressée… Et pourtant, Colin, en vous apportant mon appui dans la crise que vous redoutez, où serait mon avantage personnel ? Paul ruiné, je resterais indépendante, obligée, tout au plus, de restreindre un peu mon train de maison en perdant 3 ses largesses supplémentaires… Landry, vous connaissez Paul ; son amour pour moi : cherchez là les seules raisons de ma chance actuelle. Ne la croyez pas le résultat heureux d’une diplomatie — inexistante… Je suis incapable d’habileté, je n’ai jamais su agir par calcul.

— Tant pis. Je parlerai même plus cyniquement encore, Nicole : je regrette que Bernard ait commis l’imprudence d’assurer votre liberté. Que votre luxe dépendit de lui, et vous raisonniez sans doute autrement.

— Je ne daigne point me formaliser de vos impertinences, Landry. Vous êtes un homme mécanique, un jongleur de chiffres, une machine à coups de Bourse… Si vous connaissiez ma vraie nature, comme vous me mépriseriez, mon ami ! je suis susceptible d’avoir du cœur, par moments, et je ne pourrais venir à bout d’une addition de dix nombres !… Je me découvre sous un vilain jour, hein ? J’ajoute une chose monstrueuse : si j’hésite à tromper Bernard, si, jusqu’ici, je ne l’ai jamais fait, ce n’est pas par vertu, ce n’est pas par scrupule, c’est par affection.

— Mais Bernard ne serait pas trompé puisqu’il ne saurait rien ! Nicole, vous êtes assez maligne pour lui dissimuler ce que notre sollicitude s’efforcerait de laisser dans l’ombre. La conduite d’une femme ne commence à avoir quelque importance que du jour où elle est connue.

— Ah ! vous croyez ça ! Apprenez ceci, mon cher : j’ai si peu l’intention de mentir à Paul, sur ce sujet, que, dès votre départ, je m’installe à cette table et je lui écris le récit de notre conversation, mot pour mot, avec l’exactitude d’un bon sténographe…

Landry Colin sourit d’un air ironique. Il se lève, transporte la petite table devant mon fauteuil, prépare le porte-plume, le buvard, l’encrier, et conclut, en me baisant la main :

— Écrivez, ma jolie complice ; maintenant, je suis sûr de vous. Une femme ne profère pas de ces énormités quand elle parle sérieusement. Tout raconter à Bernard !… Non, laissez-moi rire. En vérité, vous êtes à demi convaincue, et vous me débitez ces sottises pour déguiser votre capitulation. Prenez tranquillement une résolution : je me sauve. Au revoir, Nicole.


Ô Landry Colin ! Auriez-vous encore cet air d’incrédulité railleuse si vous lisiez, derrière mon épaule, la lettre que je rédige à l’intention de Paul ; où je relate fébrilement, de mon écriture rapide : votre visite, — Léon Brochard, — la concurrence que vous faites à Jules Bouvreuil, — les menées de l’Agioteur — et le plan équivoque agencé par votre cervelle artificieuse ?… Et si vous doutiez encore, vous me verriez sonner Lucy, lui remettre la lettre qu’elle descend à la boîte et qui partira pour l’Allemagne par le premier train postal, ô Landry Colin !

Mon courrier terminé, je me rappelle que, justement, la petite Nadine Ziska dîne ici, ce soir. Je vais m’habiller. La robe que je porte était assez bonne pour recevoir Landry, mais nous nous montrons doublement coquettes lorsque ce sont les yeux d’une femme qui doivent nous détailler — sans désir, donc sans indulgence.

Au moment où j’arrive dans le vestibule, on sonne à la porte d’entrée. Jacques vient ouvrir avant que j’aie disparu. Je me trouve nez à nez avec un petit jeune homme blond qui me salue profondément.

Tiens ! Julien Dangel ! Ah ! oui : la visite de digestion. Heureusement que tous les gens qui soupent chez moi n’ont pas la politesse de la faire ; sans cela, ma maison serait toujours pleine.

Je rentre avec Julien dans le petit salon. Le jeune homme commence une conversation banale que j’écoute distraitement : je songe à la robe qu’il m’empêche de mettre. Julien parle avec componction ; il a l’air d’un petit garçon bien sage qui débite un compliment de fête, en cherchant ses mots ; on est tenté de lui souffler la suite. Décidément, ce Dangel a une personnalité fuyante, on ne le devine pas ; est-il timide ou dissimulé ? Je le regarde. Avec sa tête blonde, sa figure fine et allongée de gentilhomme efféminé ; ses yeux pâles, d’un bleu gris ; son front hautain, ses joues délicates ; sa mine altière et réservée, il évoque les portraits de jeunes nobles que peignait Philippe de Champaigne.

Il est très joli. Or, chez un homme, la beauté attire : la joliesse inquiète.

Tout être qui me pose une énigme m’intéresse, même en me déplaisant. À la place d’Œdipe, je n’eusse point tué le Sphinx : je l’eusse plutôt invité à dîner. C’est pourquoi j’invite Julien :

— Je dois passer la soirée avec mon amie Nadine Ziska, je m’ennuie toujours d’un tête-à-tête féminin : aussi, vous allez rester pour en rompre la monotonie.

Le petit Dangel accepte tout de suite, une lueur de plaisir au fond des yeux. À la bonne heure : on n’est pas obligé de le retenir de force. À présent, il faut que je m’habille. L’heure s’avance… Bah ! dois-je me gêner avec Julien ? Si ce jeune arriviste vient ici, mû par une arrière-pensée de séduction intéressée, dans l’espoir de cimenter, grâce à mon amitié — hum ! — la promesse inconsistante que lui fit Léon Brochard, prouvons-lui que sa jolie personne blonde et vaine n’a aucune importance aux yeux désenchantés de Nicole ! Je décide :

— Je vous quitte un instant : il est temps que je songe à changer de toilette. Vous allez vous morfondre… Il y a une curieuse collection de gravures dans ma bibliothèque ; aimez-vous mieux regarder les images ou bavarder derrière la porte de ma chambre, dans le boudoir ?

— Je choisis le boudoir… Les collections d’estampes ne sont amusantes que si on les feuillette à deux…

Voyez-vous ça ! il a raison. Je le guide à travers l’hôtel. Le boudoir ; il s’installe sur un divan, avec son air correct de lycéen bien élevé. Je franchis le seuil de ma chambre en laissant ma porte ouverte. Je sonne Lucy. Et nous reprenons la conversation, Julien et moi, une octave au-dessus.

— Nadine Ziska, c’est cette mignonne Polonaise qui dansait chez vous l’autre nuit ? questionne Julien.

— Parfaitement. Vous la trouvez gentille, hein ? Seriez-vous déjà amoureux de mon amie ?

— Oh ! non, par exemple !

— Quelle protestation chaleureuse… C’est vrai, j’oubliais que vous êtes fiancé.

Lucy m’a enlevé corsage, jupon, corset ; elle rabaisse les épaulettes de ma chemise. Je m’aperçois dans la glace, à la lumière violente des appliques électriques ; et ma poitrine rose, sous ces ondes de blancheur, a l’air d’un abricot duveté de poudre de riz. Je reprends, souriant à ma frimousse blonde :

— Elle est jolie, votre fiancée, monsieur Dangel ? Quel est son prénom ?

— Elle s’appelle Sylvie… Elle est très jolie. Dix-neuf ans… Une masse de cheveux frisés, noirs et légers, comme crayonnés au fusain autour de sa figure pâlotte… de grands yeux bleus, de la couleur des fleurs de lin que l’on cueille chez nous… C’est une enfant délicate et charmante, à la grâce frêle de liane… elle…

Graduellement, la voix de Julien s’est assourdie, tremblante, enrouée… Il se tait, tout à coup… Fichtre ! Il l’aime, cette Sylvie. Tiens ! Non, non, non !… Voici que, dans le miroir où se reflète l’entrée du boudoir derrière moi, je découvre la cause de cette émotion : peu à peu, tout en parlant, Julien s’est levé, s’est approché ; son regard subreptice glisse une œillade indiscrète par la porte entrebâillée… Il voit mes bras de nymphe étendant la ligne pure de leur longueur charnue ; mes seins arrondis, dont les pointes s’érigent comme deux fraises des bois… et les fines choses transparentes, dentelles, faveurs, entre-deux enrubannés, que Lucy pose avec des gestes précieux sur la gloire de ma nudité… Julien est cramoisi : il reste du Chérubin en l’âme de ce provincial. Il veut dire son amour pour Sylvie, mais c’est ma vue qui fait chevroter sa voix… Je croyais qu’il ne devait pas regarder les images…

Lorsque Lucy a fini d’enrouler autour de mon corps le nuage de crêpe de Chine qui m’enveloppe d’une spirale bleuâtre, je me retourne vers Julien sans paraître l’avoir aperçu au fond du miroir ; et je m’avance onduleuse, serpentine, sous ma tunique vaporeuse ; j’essaye sur lui la puissance de ma beauté ; l’éclat humide de mes prunelles claires, l’odeur un peu fauve de ma chevelure dorée… Attrape, jeune Tantale ! Cela t’apprendra à lorgner les fruits que tu ne peux pas cueillir… Nous revenons dans le grand salon.

Julien a des yeux trop brillants et des joues écarlates ; son teint de blond tourne au ponceau : gare à la fâcheuse congestion, jeune homme ! Il reste muet, et son embarras m’amuse. D’un air innocent, je m’assieds à demi sur le bras d’un fauteuil — posture qui fait valoir les hanches et la ligne courbe de la jambe ; je croise les mains sur mon genou et je penche un peu le buste, — ce qui creuse mon décolleté et découvre la poitrine ; je baisse la tête, pensive, pour montrer ma nuque blanche et ronde où frisottent des mèches blondes.

Julien est debout derrière moi. Soudain, la sensation d’un baiser violent me brûle le cou, sa longue moustache me chatouille l’oreille… Je me dégage, d’un saut de couleuvre, et ma main bourrue l’écarte d’une tape :

— Ah ! çà… Vous êtes fou !

Je veux prendre un ton courroucé… Non, après tout, tu l’as mérité, ce baiser, Nicole perverse, et j’éclate de rire.

La gauche attitude avec laquelle Julien subit ma gaieté ! Comme il eût préféré un tragique : « Je vous hais ; sortez ! » à ce rire intempestif ! Il gardera plus longtemps rancune à cette Nicole qui le fait rougir qu’à une Nicole qui l’eût fait souffrir : la mémoire du cœur est plus accommodante que celle de la vanité.

Comment va-t-il s’en tirer, à présent ? Il relève la tête, me regarde ardemment, et murmure d’une voix sombrée :

— Excusez-moi… Je vous aime tant !

Oh ! que l’expédient est faible et la défense piteuse… Je riposte sur un ton mordant :

— Non, c’est un peu prématuré, jeune homme. Vous êtes encore novice. Il aurait fallu ménager cet effet pour la troisième entrevue : un séducteur exercé ne se déclare jamais plus tôt.

Julien dit vivement :

— Je vous donne l’impression d’un candidat au don-juanisme, d’un Jeannot tombeur de cœurs ; je ne comprends pas pourquoi… Ma nature véritable est beaucoup plus simple et moins bête ; je ne vous ai vue que deux fois, c’est exact : mais la première, c’était à un instant d’expansion où votre âme se révélait, prenante, attirante… et la seconde, ce fut par une porte entr’ouverte où je surpris un peu de votre grâce… Était-il besoin d’une visite de plus pour que je fusse conquis, moralement… physiquement ?

— Mon ami, je me moque des coups de foudre depuis que la foudre m’a frappée ; son feu m’a ignifugée contre l’incendie des autres… Écoutez, monsieur Dangel : je ne me suis pas donné la peine de vous étudier, et je ne sais si vous êtes un jeune roué ou — comme vous le prétendez — un amoureux spontané et fervent. Mais, dans les deux cas, ma petite confession peut vous être utile, vous prouver que vous perdez votre temps. La voici (et ensuite, je l’espère, vous n’insisterez pas) : je suis venue au monde avec un peu de cœur et pas mal de sens ; mes instincts se sont développés librement dans une sphère artiste, auprès d’un père trop faible, camarade exquis mais tuteur dangereux. À dix-huit ans, admirablement désarmée contre la vie, grâce à cette éducation spéciale, j’ai appris à vivre : je me suis éprise follement d’un homme de talent, raffiné, cruel, sensuel, un peu mufle — humain, enfin ! qui s’est amusé de moi, et m’a quittée, me laissant vierge de corps, mais l’âme perdue. Voilà toute ma vie d’avant. Je n’ajouterai pas, pour terminer mon histoire à la façon des autres femmes, que je suis fille d’un ancien officier supérieur : monsieur Fripette n’était que vaudevilliste. Je ne vous dirai pas non plus que l’homme qui a saccagé l’existence de Nicole jeune fille, fut responsable de l’existence que choisit Nicole courtisane. Si nous ne sommes point maîtres de notre destin, nous restons maîtres de nos décisions. Et la pierre qui me fit trébucher sur la route fut-elle tout à fait cause que je tombai dans le sentier voisin ? Seulement, ce que je puis vous déclarer, en toute sûreté, c’est que cette passion inachevée m’a dégoûtée à jamais d’aimer. Si son souvenir persiste aussi longtemps, c’est peut-être parce qu’elle ne fut point satisfaite… Le désir ressemble à la faim : on l’endort dès qu’on le rassasie ; assouvir est une forme d’assoupir. Aujourd’hui, désabusée, désillusionnée, je n’entends pas compliquer le bonheur paisible de mes vingt-trois ans… L’amour, voyez-vous, c’est le coup du vol à l’américaine : il y a toujours un des deux amants qui échange son or contre un sac de cailloux. Je ne veux pas recommencer : j’aurais trop peur que l’or ne fût encore de mon côté.

Julien Dangel, pensif, m’interroge, après un silence :

— Ainsi, belle et vibrante comme vous l’êtes, vous envisagez sans ennui la perspective de cette solitude de cœur ?

Je souris ironiquement de sa phrase de roman-feuilleton, avant de répondre :

— Mon cher ami, je crois qu’une vie sans amour doit être monotone comme un jour de pluie… Je suppose également que mes aventures sentimentales sont loin d’être terminées et que l’une d’elles m’attend à quelque tournant du chemin, pour me faire la nique au moment où j’y songerai le moins… Il y a en moi un être fougueux, brutal, et sa violence me domine parfois… Mais, ce dont je suis certaine, c’est que vous ne serez pas celui qui en profitera, ni vous, ni un autre… Les hommes de mon milieu sont incapables d’aimer comme je vaux de l’être… Et cet amour imprévu — que je prévois, — je ne peux guère me le figurer…

Me voilà partie pour le pays des rêves ; mon esprit s’envole sur l’aile de la reine Mab… Julien a l’adresse de se taire, et me contemple avec les yeux affamés d’un gosse qui écrase son nez contre la vitrine du pâtissier.

Tout à coup, je reprends pied. Je toise le petit Dangel, et questionne, moqueuse :

— Que faites-vous de votre Sylvie, dans tout cela ?… Vous voyez : vous vous targuez d’aimer sincèrement, et la première preuve que vous m’en donniez débute par une trahison.

— Je ne vous ai jamais dit que j’aimais Sylvie ; je vous ai dit qu’elle m’aime, répond froidement Julien.

Fat ! Arriviste ! Quelles jolies petites pensées de gredin doivent rouler dans cette tête blonde. Il se verrait fort bien, le jeune homme, ami de la souveraine dans l’ombre du somptueux Bernard et de l’imposant Brochard…

Frrtt ! Frrtt ! Un grattement de souris à la porte, et Nadine Ziska fait irruption. La jolie brunette braque ses yeux de topaze sur Julien, apprécie ses traits fins, son teint rose, le juge parfait amoureux, et s’excusant presque :

— Pardon… Je te dérange peut-être en venant dîner ? dit-elle.

Son regard indécis flotte, de Julien à moi. Je la rassure :

— Au contraire, chérie… Tu complètes le nombre des Dieux. Les anciens considéraient le chiffre 2 comme fatal. On est toujours mieux à trois qu’à deux. Tu peux être sûre que c’est bien l’avis de monsieur Dangel !



III


Luftkurort-Schweinfurt, 22 avril.
« Ma Nicole bien-aimée,

» Je lis ta lettre avec une sorte de fièvre : ton style est sec comme un rapport d’hommes d’affaires, pour me narrer cette histoire Colin-Brochard-Bouvreuil ; de près, j’aurais ri de cette petite canaillerie de mon subtil associé ; puis, à distance, les choses prennent plus d’importance. Je suis inquiet en songeant aux centaines de kilomètres qui m’empêchent de voir ces imbéciles qui te convoitent… Et une phrase tendre de toi m’eût rassuré au milieu de ce brouillamini politico-financier. Comme en te laissant deviner mes appréhensions, je te remercie mal de m’avoir prévenu, Nicole ! Pardon. J’ai peur que tu ne subisses l’attraction qu’exerce tout homme célèbre sur les imaginations féminines… Je me souviens de notre dernière conversation, la nuit de ton bal, je fais des rapprochements avec ta lettre. Ne va pas chez Léon Brochard, surtout… Promets-le moi ! D’ailleurs, ne t’imagine pas que ma situation soit en péril : Landry Colin s’exagère le danger. Il t’a dit que Bouvreuil possède deux armes contre nous : la publicité et le chantage ; mais ces armes-là, vois-tu, mon petit, ce sont des couteaux qui n’ont pas de manche, et celui qui les emploie risque de se blesser autant que l’adversaire, si adroitement qu’il s’y prenne…

» Et je n’entends pas que ma Nicole soit mêlée à ces vilaines affaires.

» Ma femme ne va pas mieux, ses palpitations augmentent ; c’est ennuyeux, cela me force à prolonger mon séjour, à rester éloigné de toi. Rachel a des journées pénibles, après de mauvais réveils oppressés… Que je déplore les journées de Rachel en songeant aux nuits de Nicole !… J’ai pris cette terre allemande en horreur ; et ce calme des routes, ce silence de la campagne qui environne Schweinfurt, me crispent les nerfs à force de monotonie. J’aspire au mouvement de l’avenue des Champs-Élysées, quand je contemple ces plaines mornes et paisibles qui m’évoquent les purées d’épinards que tu émiettes d’une fourchette négligente… Ma Nicole, comme ils sont laids, tous les endroits où je me trouve sans toi !… Je m’arrête, car je tomberais dans ces fadeurs exaltées et sentimentales qui te déplaisent ; et j’embrasse ta nuque blonde, le petit creux de l’épaule dont l’odeur m’affole, et toute cette Nicole dont j’ai sur moi le portrait en miniature caché dans le boîtier de mon chronomètre, — ce pourquoi je regarde si souvent l’heure. Adieu, ma chérie.

» PAUL. »

Je relis cette lettre de Paul Bernard dans la voiture qui me conduit rue de Solférino. L’homme — même le plus intelligent — ne sait jamais mener la femme qu’il aime… Paul eut cette chance rare de rencontrer en moi une maîtresse ennemie du mensonge, de la duplicité, des petites fourberies où nos esprits féminins aiment à s’entortiller. Je lui disais tout — moins par goût de la vérité que par la paresse d’inventer des fables compliquées. Je viens encore de lui raconter une aventure qu’il eût ignorée si je l’eusse voulu. Et il répond à ma confiance en m’écrivant peureusement : « Ne va pas chez Léon Brochard, surtout !… Promets-le moi ! » ainsi que l’on intime une défense craintive à une amante légère dont on redoute les escapades !…

La lettre de Paul m’a profondément froissée : son affectuosité apparente dissimule tant de doute injuste… Et Paul n’a pas le droit de douter d’une amie de cinq ans qu’il exhibe comme sa maîtresse et qui se comporte comme sa femme, après s’être offerte à lui, jeune fille.

Résultat : une envie malsaine de revoir Brochard m’a envahie durant la lecture de cette lettre… tel, quand j’étais petite, me prenait le désir de manger en cachette — rien que parce qu’on me l’avait interdit — des confitures que je n’aimais pas… Adam, Adam, que ta maladroite autorité nous fait souvent reperdre l’Éden !

Hier encore, Léon Brochard était, à mes yeux, un personnage — considérable, certes — mais dont l’attitude impertinente, d’une part, le rôle d’amorceuse que Colin me proposait, d’autre part, m’éloignaient à jamais, croyais-je… Aujourd’hui la méfiance pernicieuse de Paul me décide au coup de tête ; c’est idiot, mais c’est bien « femme ».

Et le trot cadencé du cheval m’emporte rue de Solférino… Et je n’ai même pas songé, dans la hâte de ma résolution subite, à prévenir ce vieux loup de Brochard — par le fameux pneu, ou le téléphone, — qu’un Chaperon Rouge sans innocence accourait bravement vers sa tanière…

Elle est d’aspect confortable, la tanière de Léon Brochard. Une haute maison grise, avoisinant les verdures du quai d’Orsay, à cet endroit où la rue de Solférino semble plus large, plus lumineuse, s’évasant dans la direction du fleuve.

Il n’y a pas d’ascenseur, mais les murs de l’escalier sont ornés de glaces : compensation. Je regarde monter lentement la fine silhouette d’une Nicole aux yeux troublés. Le petit toc-toc des battements de cœur précurseurs de mes sottises — depuis les bêtises de mon enfance : fruits chipés, allumettes répandues, jusqu’aux fautes moins anodines — soulève par saccades légères le tulle de mon corsage. Je savoure ma peur comme un bonbon acidulé.

Léon Brochard habite au second. À mon coup de timbre, un valet de chambre glabre et sévère ouvre la porte, sur un vestibule spacieux, orné de plantes vertes et de meubles cannés. Le domestique m’examine, l’œil soupçonneux, et questionne d’un air gourmé :

— Madame est attendue ?

— Parfaitement, passez ma carte.

Nouvelle stupeur du larbin qui la déchiffre d’un regard oblique… Sur le mince carré de bristol, il y a : nicole, simplement, — gravé en égyptienne de fantaisie : alors que tant de femmes prennent un nom de guerre, moi, je me suis contentée de supprimer le nom de famille.

Le valet de chambre se résout enfin à m’introduire dans un salon d’attente où six messieurs grisonnants et décorés patientent déjà, avec les attitudes diverses de la résignation. À mon entrée, ils secouent leur torpeur pour me considérer sans bienveillance, leurs visages hostiles exprimant : « C’est une jolie femme, elle sera reçue avant nous. »

Au bout de cinq minutes, le valet de chambre revient : « Par ici, madame ». Et il me fait longer un couloir obscur aboutissant à un salon plus intime où il me laisse de nouveau. Cette fois, je suis seule. Je regarde : il y a un piano dans un angle, et des photographies sur la cheminée. Le portrait d’un petit garçon : Clément Brochard à douze ans. C’est drôle, il semble que ces êtres-là n’aient jamais été bébés ; et je m’étonne de retrouver, adoucis d’une expression juvénile, arrondis dans une chair poupine, les traits altiers du grand ministre. Puis, c’est la miniature d’une jeune fille laide, quelque parente de Brochard. Et le portrait du président de la République avec un autographe en travers.

Malgré la bourgeoisie cossue de cette pièce banale (il y a même une housse oubliée sur un fauteuil), voici que j’éprouve, derechef, la sensation particulière du prestige : je suis à la fois, anxieuse, flattée et intimidée.

Un bruit de porte qui claque : Léon Brochard est devant moi.

Il est en beauté, ce matin : ses traits secs n’ont plus d’âge, ses yeux sont deux flammes pétillantes, et sa moustache s’ébouriffe comme de la mousse blanche. Un veston d’étoffe mince affine sa taille roidie ; il a l’air d’un jeune premier qui a voulu se faire une tête de père noble — plutôt que d’un vieux beau qui se rajeunit.

Se précipitant sur mes mains, et les baisant alternativement avec une fringale de Caraïbe, Brochard s’exclame :

— Ah ! que c’est gentil, que c’est gentil d’être venue !… Moi qui n’y comptais pas !

— Pourtant, lorsque vous m’avez invitée, n’ai-je point accepté ?

— Justement, riposte le malicieux Brochard, quand une femme répond : « Oui », à la première entrevue, on peut être presque certain que cela signifie : « Non ». Ce n’est que si elle ne dit rien qu’on a le droit d’espérer… J’avais cru devoir assaisonner votre « oui » en gibelotte.

Tiens, tiens, tiens… moi qui pensais que Brochard ne connaissait pas les femmes ! Il ajoute :

— Seulement, il eût fallu me prévenir, chère amie… Vous tombez chez moi un jour où je suis débordé… J’ai à recevoir un tas de gens embêtants, des députés d’une commission d’enquête… Je suis en affaires…

Comment ! Le loup refuse de me manger ? Ses crocs, alors, c’est un râtelier ? Me voici toute dépitée de cette réception : lui suis-je donc indifférente, à ce haut personnage ? Je réplique, mordante, acerbe :

— Oui, vous, vous êtes l’homme pratique qui, obligé de choisir entre une jolie femme et un rendez-vous urgent, lâche toujours la femme pour traiter l’affaire ? Permettez-moi de vous féliciter de votre sang-froid.

J’ai dû frapper juste, car Brochard paraît offensé. Il s’écrie avec une vivacité piquée :

— Par exemple ! Vous allez voir ça… Non, ce serait trop bête de laisser échapper cette chance ! Nous déjeunons ensemble… Attendez-moi ici… Je ne vous demande que cinq minutes pour expédier mes bonshommes.

Et l’ex-ministre sort en coup de vent. Derrière lui, je pouffe de rire, ils vont être aimablement renvoyés, ces messieurs de la commission d’enquête… Léon Brochard passera sur eux la mauvaise humeur que lui cause mon arrivée inopinée. Car, je l’ai senti presque irrité, Léon, malgré son réel désir : sa joie, comblée trop vite, en devient importune… La promptitude nous semble si naturellement l’effet du malheur, que lorsqu’une veine imprévue choit sur notre tête, nous la recevons comme une tuile, — d’instinct.

Léon Brochard rentre peu après, le visage épanoui, le nœud de cravate refait, et vaporisé d’un parfum discret. Il s’assied à côté de moi, sur un pouf. Je dis :

— Comme je vous ai dérangé !… Vous n’êtes pas loin de maudire mes lubies, hein ?

— Coquette ! proteste-t-il, je me demande au contraire à quel heureux hasard je dois l’aubaine de votre visite, car je n’ose croire que, moi seul… Allons, avouez-le, vous vous êtes disputée avec votre amant, c’est ça ?

— Mon amant… Il est en voyage depuis quinze jours.

— Alors, vous êtes venue… vraiment, pour venir ? Sans autre raison ? Merci, je suis content.

Il se rapproche, avance une main prudente dans ma direction, et murmure de sa voix caressante : « Nicole… Nicole… » Ses yeux luisants et sa moustache hérissée lui font une tête de chat émoustillé. Je souris, énervée. Ces précieuses bagatelles de la porte sont les plus agréables instants de l’aventure, — telle cette introduction charmante qui précède parfois la plus plate des valses-bostons. Je vais attendre que les doigts de Léon Brochard se crispent à ma taille, que sa bouche cherche à forcer mes lèvres closes… avant d’opposer une résistance énergique.

Ses bras nerveux s’abattent sur moi avec une fougue inattendue, son visage se penche… Pan, pan ! On frappe.

Nous nous écartons vivement : le valet de chambre glabre et pincé se glisse dans le salon, à pas feutrés, et prévient, la voix sourde, comme à l’église : « C’est ce monsieur qu’attendait monsieur… »

— Qui ça ? questionne Léon d’un ton bourru…

Le larbin me jette un coup d’œil inquiet, répond encore plus bas :

— Monsieur Pichet… au sujet de l’affaire…

— Bien, bien ! interrompt Brochard, en ayant l’air de penser que c’est très mal, au contraire.

Il ordonne :

— Dites à Pichet que je ne peux pas le recevoir… que je suis avec le rapporteur de la commission.

Le domestique sort. Léon prend ma taille, m’attire à lui d’une étreinte passionnée… J’interroge, rieuse :

— Vous n’avez pas honte ? C’est ainsi que vous vous comportez avec le rapporteur de la commission !

— Moqueuse ! Riez encore… Vous êtes si jolie quand vous montrez vos dents, jeune panthère.

Je songe à Landry Colin : il serait exultant d’espoir, s’il nous voyait… Brochard me tient contre lui, comprimée dans l’étau de ses muscles encore vigoureux et de ses os durcis. Ses yeux s’allument de petites flammes, son teint pâlit, un tremblement imperceptible fait frissonner sa moustache. Je m’arc-boute à son genou ; mes seins s’écrasent sur son veston, et mes boucles folles chatouillent sa bouche d’un frôlement de choses blondes.

Certes, à cet instant, Léon Brochard signerait tous les traités d’amitié du monde, si c’était sur mes lèvres qu’il s’agît de parapher son dévouement pour Landry Colin !

Toc, toc !… Encore ? La porte s’ouvre, livrant passage au valet de chambre introducteur : cette fois, notre recul brusque n’a pas échappé aux yeux de ce mercenaire impassible qui annonce gravement :

— C’est monsieur Audry, le rapporteur de la commission parlementaire, qui désire parler à monsieur.

Et Léon Brochard, transposant les noms dans la même formule, de répliquer :

— Répondez à Audry qu’il m’est impossible de le recevoir… Dites-lui que je suis avec Pichet !

L’ex-Premier ajoute, exaspéré :

— Et puis, f… nous la paix, maintenant, hein, s’il vous plaît ! C’est insupportable : on me dérange pour rien…

Le valet s’éclipse, pliant le dos sous l’algarade. Réprimant un sourire, Léon m’explique :

— Il le fait exprès !… Chaque fois que je me trouve en compagnie d’une jolie femme, Joseph entre à tout propos…

Léon s’efforce de reprendre le marivaudage interrompu… Mais, le jeu de ses mains effrontées, la moue suppliante de ses lèvres quémandeuses, sont démentis par le pli qui creuse soudain son front, par la ride qui se forme entre ses sourcils… Léon Brochard est visiblement préoccupé. Mon arrivée l’a dérangé, c’est indiscutable. Aujourd’hui qu’il n’est plus rien (et que ce rien reste tout, quand même, pour certaines gens) son domicile particulier est devenu le domaine où se traitent les questions sérieuses — remplaçant le cabinet officiel de jadis — et j’ai l’impression d’être allée le troubler en plein ministère, comme au temps de son pouvoir. J’interroge :

— Voyons, soyez franc : vous ne pensez guère à moi, et vous êtes très contrarié ?

— Oh ! Nicole : bien que je n’aie plus… quarante ans, je ne suis pas assez déprimé, cependant, pour que vous me croyiez susceptible de ne pas penser à vous, en ce moment !… La vérité, c’est que je viens de manquer, d’ajourner, plusieurs visites importantes.

— À cause de moi ? Parbleu, c’est justement ce qui me flatte.

— Et peut-être est-ce là la raison de votre présence ?… Voilà un sentiment que j’ai surpris nombre de fois au fond des jolis yeux, dans le sourire en coin des solliciteuses qui me demandaient des rubans de toutes les couleurs… À propos, voulez-vous les palmes ?

Il a dit cela presque naïvement. J’éclate de rire :

— Monsieur Brochard, vous n’êtes point galant : je n’ai pas trente ans ; je ne suis ni actrice ni institutrice ; et l’unique science que je me prétende, on la décore de faveur rose et non de ruban violet.

— Je vous adore, tenez.

Toc, toc ! On frappe de nouveau à la porte. Léon bondit, outré, l’œil furibond, prêt à foudroyer l’intrus :

— Ah ! cette fois, par exemple !…

Cette fois, c’est le déjeuner, qu’un domestique imperturbable et narquois nous annonce en ouvrant à deux battants.

La salle à manger : longue pièce sévère, tapissée du haut en bas d’un admirable papier aux tons fauves, imitant le cuir doré des aludes, et qui recouvre ses murs comme la reliure d’un beau livre. Un ameublement superbe et démodé, un grand buffet sculpté, travaillé ; orné, en bas-reliefs, de figures mythologiques : sur l’un des panneaux, la robuste Cérès, moissonnant sa gerbe blonde ; sur l’autre, la divine Pomone, étalant d’un même geste d’offrande, les pulpes fraîches d’une guirlande de pêches, de pommes, de raisins, et les fruits charnus de ses seins épanouis.

J’aime assez ce décor somptueux parce qu’il n’est pas du tout le cadre d’un déjeuner galant.

Après que le maître d’hôtel nous a servi une sole normande, il se retire sur un impératif : « C’est bon. Je sonnerai pour la suite ! » de Léon Brochard. Et maintenant… maintenant, je suis perdue : une déplorable impression nerveuse rétracte mon estomac, je sens qu’il me sera impossible de manger ; j’ai soif… Et Léon Brochard a déjà rempli mon verre d’un extra-dry de couleur engageante. Je sais quel effet dangereux la saveur pétillante du champagne produit sur moi, l’ivresse folle et légère qui embrume mes idées, la chaleur joyeuse dont m’imprègne ce vin blond… Or, je vais en boire à jeun. Dans cinq minutes, je serai presque grise. Et dame !…


Voici que les choses se mettent à tournoyer lentement ; devant mes yeux souriants, des spirales imprécises se déroulent, telles les volutes bleues d’une fumée de cigarette. Les divinités sculptées du buffet jaune s’animent, c’est sûr : Cérès me tend sa faucille et Pomone penche les fruits gonflés de sa poitrine ronde. La bouche impérieuse de Brochard cueille mes lèvres sans que je résiste, engourdie de mollesse, alanguie d’une joie indéfinissable…

Tout à l’heure je savais que ma visite avait trois causes : le prestige qu’exerçait sur mon âme d’ambitieuse la personnalité d’un homme d’État illustre ; le désir pervers de désobéir à Paul, de punir sa défiance — en la justifiant ; et, peut-être, une docilité inconsciente, une vague impulsion, me poussant à céder à la suggestion de Landry Colin, à commencer ce rôle d’auxiliaire, d’enjôleuse, de complice, soufflé par l’insidieux banquier.

À présent, je ne me souviens plus… Pourquoi suis-je ici ? Je l’ignore, mais c’est très simple, et je ne songe pas à m’en étonner ; tout me semble naturel quand je suis un peu grise… Le maître d’hôtel est-il revenu ? Ai-je chipoté d’autres plats, après la sole normande ?…

À quel moment suis-je sortie de la salle à manger imposante pour entrer dans cette chambre bleue, à la pendule Louis XV, aux meubles rocailles, au lit bas et large, tendu de peluche turquoise, et près duquel Léon Brochard fourrage mes dessous, s’efforçant de me dégrafer ?

— Moi toute seule : vous, vous me chiffonnez !

J’ai repoussé Léon d’une main hésitante. Je me déshabille machinalement, incapable de me rendre compte de ce que je fais. Ô la volupté perfide du champagne aux reflets blonds !…

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !… Un fou rire me dégrise soudain.

Comment expliquer ce que j’éprouve ? Voilà. Léon Brochard a voulu suivre mon exemple. Il a quitté son costume si bien coupé, son gilet, sa cravate… Tout à coup, j’ai, devant moi, à la place du vieux beau fringant, svelte et fleuri, un vieillard décharné vêtu seulement de sa chemise. Et, de cette drôle de chemise d’homme — avec sa fente comique sur les côtés, qui nous irait beaucoup mieux, à nous femmes — sortent : par le haut, de l’ouverture dépourvue de faux-col, un cou déformé de tendons noueux et laissant saillir une fâcheuse pomme d’Adam ; parle bas, deux jambes grêles, aux mollets peu rembourrés mais ornés de poils follets, dues, croirait-on, au crayon de notre facétieux Abel Faivre.

Grand Dieu ! Où se trouve l’impressionnant ministre d’hier, l’immortel polémiste ? Et quel âge peut avoir au juste ce vieux monsieur qui approche de mon corps potelé ses mains tremblantes, sa face libidineuse ? Ça Léon Brochard ? Jamais.

Je ne subis plus le prestige : l’illustre Brochard a perdu son auréole en retirant son veston.

Et le fou rire me reprend, me courbe, me tord, irrésistiblement, d’une gaieté contorsionnée qui déchire mes entrailles, secoue tout mon être de hoquets presque douloureux. J’éclate, appuyant les mains sur mes aines sensibles, baissant mon torse agité de sursauts joyeux. Et je ne peux plus m’arrêter…

Ridicule et piteux, avec sa petite chemise cocasse qui dissimule mal une académie pauvrette, ses pieds agrémentés d’ognons, ses jambes velues, ses genoux rentrés, ses bras maigres, ses épaules étriquées, son cou de dindon, et ses yeux écarquillés, monsieur l’ex-Premier me contemple, abasourdi, et bégaye, tout interdit :

— Qu’est-ce qui vous prend, ma jolie ? Qu’est-ce que vous avez, Nicole ?

Je remets mon corset, j’attache mon jupon, ma robe, à la six-quatre-deux ; j’épingle mon chapeau.

Ahuri, Léon répète d’une voix malheureuse qui mendie des explications :

— Mais, enfin, qu’est-ce que vous avez ?

La main sur le bouton de la porte, prête à partir, je riposte brutalement :

— J’ai que je ne vous trouve pas très excitant quand vous êtes en chemise, voilà !

J’ajoute, paraphrasant Virgile :

— De quel côté sont les saules, que je puisse fuir ?

Et je m’échappe… Tandis que, se remémorant cette matinée : commission d’enquête, rendez-vous, affaires importantes ; tout expédié, renvoyé, ajourné, remis à plus tard ; son temps perdu, son programme bouleversé en mon honneur, pour aboutir à cet échec grotesque et à une déception cuisante, Léon Brochard s’écrie sur un ton gémissant où gronde une menace :

— Ah ! la petite rosse… Je m’en souviendrai !

Dans l’escalier, passé la porte que le valet de chambre referme sur moi, je pouffe toute seule, repensant au vieux monsieur que je viens de voir sans caleçon. Mon hilarité provoque des gestes gamins que les glaces me renvoient, et je dégringole deux marches à la fois, sautant comme une chèvre sur le palier du premier étage, où je heurte un individu qui arrive pesamment, en sens inverse. Je murmure :

— Pardon, monsieur…

— Tiens, Nicole ! s’exclame le bousculé.

Je lève les yeux ; je reconnais Landry Colin. Parbleu, il monte à l’appartement du dessus !

Le banquier me considère une minute, silencieux, stupéfait, enchanté. Enfin, il dit d’un air attendri :

— Nicole, serait-ce possible !… Vous descendez de chez ?… Vous avez été chez ?… Oh !… Oh ! Je suis touché vraiment, touché. Et, il y a longtemps que ?… Vous avez déjeuné ensemble, sans doute. Ma chère Nicole, décidément, vous êtes une femme sérieuse… C’est bien, ça… Merci.

Colin me gratifie d’une virile poignée de main.

Je continue mon chemin, sans répondre. Landry Colin me suit, insiste :

— Je suis heureux de constater que vous observez mes conseils… Vous savez, je vous reconduis : il est inutile que je lui fasse visite maintenant, puisque vous l’avez vu…

Est-ce la migraine lancinante — suite de mon ivresse au champagne, — ou les paroles de Colin, qui me donnent des nausées ? J’ai comme une envie de vomir… Fixant Colin d’un regard froid, je dis, la voix sifflante :

— Écoutez, Landry, allez ailleurs, laissez-moi ; je vous assure que ça vaudra mieux… Vous me dégoûtez un peu, en ce moment.

Alors, le banquier éclate d’une colère âpre et puissante qui le transfigure, et lui inspire une sorte d’éloquence violente, une rudesse en désaccord avec son caractère souple et insinuant. Il murmure, frémissant de rage sourde :

— Ah ! Nicole… Réservez votre mépris pour d’autres : il y a plus vil que moi. Lorsqu’on me pourchasse comme une bête traquée, me tendant des pièges à chaque pas ; que, harcelé par Jules Bouvreuil, et les manœuvres de ses acolytes ; obligé de prévoir, de parer, d’éventer les ruses qu’élabore la haine tenace de cet homme, j’aurais déjà succombé vingt fois sans ma vigilance ; quand, tenant tête à la bande qui me guette, qui cherche à me prendre en traître, je me cramponne, je me débats, ne craignant guère les coups, ayant au moins le mérite de lutter vaillamment, obstinément — et seul !… Vous affichez un beau dédain ? Mon attitude vous dégoûte ? Oh !… Nicole, Nicole, le jour de la curée, serez-vous donc du côté des chiens ?

Landry Colin penche vers moi sa barbe de roi assyrien ; son visage, pâle de fureur, s’ennoblit de fièvre et d’énergie… Planté au milieu du palier désert, le banquier redresse sa charpente robuste de mâle combatif, et, sans souci de l’étrangeté du lieu, poursuit sa confession à voix basse :

— Tous les moyens me sont bons, c’est vrai, parce que je veux triompher quand même, rester celui qu’on ne tombera jamais ! Eh bien ! Nicole, dans cette affaire, je suis innocent, entendez-vous, innocent… Inattaquable devant les plus honnêtes gens, et cependant près d’être vaincu par cette racaille. Mes opérations sont parfaitement régulières, seulement je laisse prise à leurs intrigues en protégeant mes petits actionnaires, en refusant de léser, fut-ce temporairement, les humbles confiants qui m’apportent leurs économies touchantes et dérisoires : c’est pour ne pas faire de dupes que je vais être dupé… et par-dessus le marché traité d’escroc. Que voulez-vous ! Une pitié tardive, depuis que je suis millionnaire, m’incline à épargner ceux qui, tels que moi, sortent du ruisseau ; je me rappelle mes tristes débuts, et l’apport modeste des petites gens me bâillonne là où la commandite d’un gros financier n’éveillerait point mes scrupules… J’ai le bon droit de mon côté ? Qu’importe, si je ne suis le plus fort ! La Justice est une dame rigide et probe, mais aveugle ; si elle pèse nos consciences, nos actes, avec équité, elle ne s’aperçoit pas que l’on met souvent de faux poids dans sa balance… D’ailleurs qui me croira ? Ma réputation d’habile financier se lève contre moi, dès que je m’affirme loyal et trompé ; vous même…

— Moi, Landry, je ne vous trouve ni assez clair, ni assez explicite…

— Chère amie, je n’oublie pas que je parle à une femme : quand je vous expose mes ennuis dans leurs grandes lignes, vous saisissez déjà difficilement ; si je vous racontais l’affaire avec ses détails, d’une manière technique, financière, employant notre jargon spécial : pour le coup, vous ne comprendriez plus du tout.

Que la physionomie de Landry est ambiguë, durant ces explications qui n’en sont pas !… Mais je ne trouve rien à objecter. Une torpeur vague semble vider mon cerveau où quelques idées flottantes circulent à grand’peine. J’avoue :

— C’est vrai. Et puis… Si j’ai entendu ce que vous me disiez, je n’ai rien écouté, voyez-vous, Colin ; parce que je suis encore sous l’influence d’une heure de champagne, et que les choses m’arrivent de façon confuse…

— Vous vous êtes enivrée là-haut ? Ah ! maladroite… Mais, ma chère Nicole, dans ces situations épineuses, ce n’est jamais la femme qui doit perdre la tête : il ne fallait point l’oublier. Enfin ! Nous n’en sommes qu’aux préliminaires…

Nous franchissons la porte cochère, je hèle un taxi maraudeur. Landry m’aide à monter en voiture et conclut :

— Allez vous reposer, reprenez votre sang-froid, buvez un peu de camomille… Et tâchez de me juger moins mal.

— Par exemple ! Moi, vous juger mal ! Je vous tiens, au contraire, pour un grand homme méconnu…

— Nicole, me traitez-vous comme une poire, que vous faites de l’esprit ?

— L’esprit de l’espalier !

Et sur ce mauvais calembour, le fiacre démarre, m’éloignant de Landry Colin.

Je rentre, heureuse de me retrouver chez moi. En détachant mon manteau, la femme de chambre m’apprend :

— Monsieur Dangel est venu tantôt. Quand il a su que madame était sortie, il a laissé un mot pour madame.

Un peu étonnée, je déplie le billet que me tend Lucy. Que veut-il encore, celui-là ?… Je lis :


« Madame,

» (J’écris madame, mais je pense Nicole). Pardonnez moi de vous ennuyer par lettre, n’ayant pu le faire de vive voix. Je vous rendais visite cet après-midi — ainsi que d’habitude, puisque, depuis deux semaines, je me présente si souvent ici, en dépit de votre accueil glacial — mais, cette fois, ayant à vous parler sérieusement. Je vous aime, madame, je vous aime depuis le premier soir, oui, j’ose l’affirmer, à vous qui raillez le « coup de foudre ». Malgré vos rebuffades, vos duretés, vos sourires cruels, je suis pris, envoûté ; il faut que je vous voie, ou je souffre. J’ai besoin de vous comme le détraqué de sa morphine, et comme lui, c’est aussi dans mes blessures que je puise ma joie. Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, madame ? Voici ; j’ai affranchi ma vie, pour n’avoir plus à feindre de faux sentiments pour vous convaincre de ma sincérité. Profitant d’une querelle futile, j’ai repris ma parole, me libérant de cette fiancée que vous m’aviez reproché de tromper, j’ai quitté franchement Sylvie. Voilà tout, madame… Oh ! Nicole, m’approuvez-vous d’avoir agi ainsi ? Puisque vous êtes la seule désormais à qui je sois capable de bien dire : Je vous aime…

» JULIEN DANGEL »

» P.-S. — Une nouvelle également, mais moins importante : Borderelle, le directeur des Folies-Joyeuses, chez qui ma pièce était en lecture, m’informe qu’elle passera à la rentrée d’octobre : serait-ce à l’influence de M. Brochard que je devrais cette chance ? Faut-il que je le remercie ?… Je n’ai osé questionner Borderelle à ce propos. »


Hum ! Il y a une chose de trop dans votre lettre, jeune homme : c’est le post-scriptum. Il me fait penser — mais dans une interprétation plus fâcheuse — à ces œuvres hâtivement terminées dont on dit qu’elles finissent « en queue de poisson… » Petit niais ! Il exagère : est-ce qu’un auteur, lorsque sa première pièce est reçue, va prétendre que c’est là une nouvelle « moins importante » qu’une rupture avec sa belle !

Il laisse percer le bout… des ouïes.

Quelle journée : Léon Brochard, galantin podagre — je suis écœurée au souvenir de ce vieillard en chemise ; — Julien Dangel, mettant une telle désinvolture à lâcher sa fiancée, afin de mieux poursuivre ses projets ténébreux (il attribue à Brochard, qu’il suppose mon ami, un hasard favorable à son ours) ; Landry Colin, qui m’offre, avec plus d’entregent, ce rôle d’alliée que Julien me propose à mots couverts. Jusqu’à Paul, mon brave, mon excellent Paul, qui manifeste une jalousie malhabile et me blesse de ses soupçons ; Paul, que je rends un peu responsable de ma sotte équipée du matin !…

Décidément, les hommes commencent à m’inspirer une étrange répulsion.



IV


— Allô !… Allô !… C’est vous, Landry ?

On vient de m’appeler au téléphone. J’ai reconnu la voix du banquier, à travers le grésillement nasillard de l’appareil. Colin m’interroge avec inquiétude :

— Dites donc, Nicole, un petit renseignement : je suis allé chez notre ami Léon, tout à l’heure, après le déjeuner. Je voulais solliciter son intervention, au sujet d’un procès… Naturellement, pour l’amadouer, je lui ai parlé de vous : du coup, il m’a fait une tête à quarante degrés… Que signifie cela ?… J’en reste stupide. S’est-il passé quelque chose, depuis avant-hier ? Y aurait-il déjà quelque brouille ? Répondez, Nicole…

— Frroutt !… (Je pouffe de rire).

— Vous dites ?… Je n’ai rien compris. Mais, sapristi, ne coupez pas, mademoiselle !…

J’ai raccroché les récepteurs.

À quatre heures, visite de Julien Dangel. Je le reçois par indolence. Il m’offre son assortiment de regards mélancoliques et de paroles langoureuses, avec la patience inlassable de ces marchands de cacahuètes qui défilent chaque soir devant le même café, et proposent, sans se rebuter, les mêmes graines dédaignées aux mêmes consommateurs indifférents.

Il paraît tout désorienté en constatant que sa lettre n’a produit aucun effet. Il insiste :

— Je vous adore… Vous ne croirez donc jamais à ma sincérité ?

— Non : tant que vous me jurerez votre passion… J’estime que la seule forme d’amour sincère, chez l’homme, c’est le désir.

— Qui vous a donné cette mauvaise opinion des hommes ?

— Le premier que j’ai aimé.

— Ah !… Ce Jean Claudières dont Fréminet m’a cité le nom ?…

— Oui… Avec lui, j’ai appris à épeler les vilenies de l’âme humaine : aujourd’hui, je lis couramment.

— Il n’y a pas que des Claudières de par le monde, Dieu merci !

— Non : sans cela, on n’y rencontrerait que des êtres de talent.

— Je ne parle pas de la valeur de l’écrivain, que tous les gens de lettres reconnaissent…

— Naturellement, puisqu’il est mort.

— … Mais, de son caractère. En esprit comme en bassesse, je ne prétends pas à l’envergure d’un Jean Claudières.

— Petit poisson deviendra grand. À vingt-sept ans, Jean Claudières n’était qu’un poète.

Julien renonce à la lutte. Je me tais, dans l’espoir qu’il va prendre congé. Mais, après un long silence, il questionne :

— À quoi pensez-vous, Nicole ?

— À la pauvre gamine dont les larmes vous pleurent.

Dépité que j’évoque sa fiancée, il se retire enfin ! Il est resté, en tout, vingt minutes : il me semble qu’il était là depuis trois heures…

À peine Julien Dangel est-il parti, que Lucy entre, un peu effarée, et me prévient :

— C’est une demoiselle qui veut à toute force voir madame. Elle attend dans le petit salon.

— Quelle demoiselle ?… Maud Sterling ? Ginette ? Nadine ?

— Oh ! non, madame… C’est une vraie demoiselle ; une jeune fille. Elle a refusé de dire son nom.

Je puis me fier au coup d’œil de ma femme de chambre : elle a fait un stage dans la haute bourgeoisie avant de passer au service du grand demi-monde : elle sait distinguer les ingénues professionnelles des adolescentes authentiques.

Lucy continue :

— Elle demande madame avec une insistance !… Elle paraît très bien élevée, elle doit être de bonne famille.

— C’est bien, je vais la recevoir.

Une œillade au miroir : je retape mes boucles d’un geste instinctif et je mouille mes cils, d’un index humecté de salive. Puis, je me dirige vers le petit salon, légèrement interloquée. Cette maison a déjà va défiler nombre de femmes d’espèces différentes : grandes actrices sur le retour, et petites acteuses sur leurs débuts ; princesse russe lancée comme danseuse, et danseuse lancée par un prince russe ; même, une ancienne religieuse, qui jeta sa cornette par-dessus les clochers afin d’obéir à la parole du Seigneur : « Croissez et multipliez… »

Bref, j’ai accueilli toutes les filles imaginables, mais il n’est jamais venu une jeune fille, chez moi.

Je soulève la portière du salon, et j’examine curieusement ma visiteuse.

Debout, immobile, au milieu de la pièce, elle offre, de profil, sa silhouette fine et svelte, moulée dans un costume tailleur bleu marin, et redresse sa petite taille frêle, d’un mouvement hautain qui bombe le torse menu.

À mon entrée, elle tourne la tête. J’aperçois un visage délicieux : l’ovale pur et fondu, comme modelé dans de la cire pâle ; la bouche rose, bien dessinée ; le nez droit et mince ; et, sous les noirs sourcils arqués, de longs sourcils d’Orientale, la clarté inattendue d’immenses prunelles bleues illumine toute la figure d’une grâce innocente et fraîche d’un rayonnement de choses limpides, d’eau transparente ou de fleurs nouvelles : ils n’ont pas vingt ans, ces yeux-là… D’abondants cheveux crêpelés — bruns au soleil et noirs dans l’ombre — s’échappent de son grand chapeau, frisottent sur les tempes, et envahissent la moitié des joues.

Où donc ai-je vu ce visage ? Il se rappelle vaguement à ma mémoire… Et que vient faire cette fillette, — ici ?

J’indique du geste un fauteuil, et j’interroge, indécise :

— Mademoiselle ?…

La petite refuse de s’asseoir, d’un signe de tête énergique. Elle paraît terriblement embarrassée : je sens qu’elle veut parler et ne sait par où commencer. Ses lèvres tremblent, retenant des phrases qu’elle s’efforce d’ébaucher. Ses doigts fuselés tripotent nerveusement un bouton de sa jaquette. Elle me regarde fixement, ardemment, les pupilles dilatées à force d’attention. Quelle est la raison baroque qui m’amène cette visiteuse insolite ? Je répète :

— Mademoiselle ?… Que désirez-vous ?

Une drôle de petite moue plisse son menton et les coins de sa bouche : une grimace d’enfant qui se retient de pleurer. Et tout à coup, elle s’écrie, la voie saccadée, en fronçant des sourcils farouches :

— Ça ne m’étonne pas qu’il vous aime tant !… Vous êtes trop jolie.

Interdite, je me rapproche. Je considère avec plus d’acuité cette brune aux yeux bleus qui se désole si consciencieusement parce que quelqu’un m’aime… En un éclair, je fais le tour de mes amoureux : auquel appartient cette jalouse charmante ? Brochard ?… Il est vieux. Paul me demeure fidèle. Julien Dangel ? Tiens !… Une ressouvenance me parle à l’oreille, avec la voix chantante du petit Dangel : « Elle s’appelle Sylvie… Dix-neuf ans… Des cheveux frisés, noirs et légers, comme crayonnés au fusain autour de sa figure pâlotte… de grands yeux bleus, de la couleur des fleurs de lin que l’on cueille chez nous… » Parbleu ! Voilà pourquoi je croyais reconnaître le visage de ma jeune inconnue, tout à l’heure : ce portrait m’était resté dans l’esprit, grâce à la capricieuse mémoire qui nous fait oublier souvent l’essentiel, pour nous rappeler soudain des vétilles lointaines.

M’inclinant vers la gentille frimousse tourmentée, je questionne doucement :

— C’est donc vous, Sylvie ?

Elle me jette un regard d’angoisse et frissonne, d’un joli sursaut de pudeur douloureuse :

— Oh !… Il vous a même dit mon nom !

Comme je la comprends, à ce moment : pauvre petite ! La tendresse émue qu’expriment mes yeux force sa défiance : elle me dévisage d’un air surpris ; ses traits se détendent ; ses prunelles claires reprennent leur candeur. Ma frêle ennemie s’humanise sous l’influence de ma sympathie, et déclare subitement d’une voix troublée, un peu balbutiante :

— Écoutez, madame… Je vais tout vous raconter… Julien, c’est mon fiancé, n’est-ce pas… Et je l’aime. C’est le seul être qui se soit occupé de moi. La première fois qu’il est venu, avec son père, passer la soirée à la maison, j’ai été si contente de rencontrer un compagnon jeune : quand j’étais petite, on me défendait d’avoir des camarades, parce que ma santé maladive m’interdisait leurs jeux bruyants ; plus tard, je n’ai connu que de vieux amis à papa qui parlaient toujours politique. Ça rend triste, lorsqu’on n’a pas vingt ans, de vivre au milieu de gens âgés : on finit par s’imaginer qu’on va attraper leurs rides, comme on a peur de loucher en regardant trop longtemps un bigle. Julien est si beau, lui… Il m’a dit qu’il m’aimait ; j’ai bien senti qu’il était sincère, et Fraülein a tort de prétendre que c’est son père qui souhaite ce mariage à cause de ma dot… Julien m’aimait vraiment. Alors, vous comprenez, le jour où, sans raison, ses manières ont changé, où il est devenu distrait, indifférent, presque bourru avec moi : j’ai été glacée, j’ai éprouvé un vide affreux… Je me suis vue seule, soudain, atrocement seule, malgré tout le monde qui m’entoure : j’ai retrouvé là une impression désespérée de ma vie de bébé, un soir que ma bonne m’avait égarée aux Tuileries, et que je connus l’angoisse d’être doublement isolée parmi la foule étrangère… À la fin, j’ai questionné Julien, je lui ai fait des reproches : il a pris son chapeau en disant : « Je vois que vous cherchez une rupture : je vous rends votre parole. »… Alors, j’ai bien supposé qu’il s’était épris d’une autre femme. Et, comme ce jour-là il avait une cravate neuve, un drôle de parfum sur son mouchoir, qu’il semblait très pressé, j’ai eu une sorte d’intuition… Et je l’ai suivi, quand il est parti, pour savoir où il allait…

Devant la stupeur qui empreint mon visage aux confidences de cette bizarre petite, Sylvie s’interrompt, explique :

— Vous vous étonnez, madame, que j’aie pu faire tout cela : suivre mon fiancé et venir ici ?… Je suis pourtant élevée sévèrement, je ne sors jamais seule. Seulement, c’est toujours Fraülein qui m’accompagne. Et ma gouvernante a retrouvé, à Paris, un compatriote : un amoureux Saxon employé dans un garage d’autos, rue Pergolèse. Chaque fois que nous allons en courses ou à la promenade, Fraülein, au bout de cinq minutes, me dépose dans une pâtisserie ou m’installe dans une allée du Bois, et revient me prendre une heure plus tard, afin qu’on nous voie rentrer ensemble… Ainsi, je suis encore plus libre qu’une jeune fille mal élevée, puisque père me croit bien surveillée. C’est avant-hier seulement que, pour la première fois, j’ai eu l’idée de mettre cette liberté à profit. Après avoir envoyé Fraülein au garage, j’ai trotté jusqu’ici, à dix pas derrière Julien. Je l’ai vu entrer, avec un air de vieille habitude. J’ai regardé longtemps votre hôtel, sa façade pimpante, et les plantes vertes qu’on aperçoit à travers la véranda… Ensuite, je me suis approchée de la maison voisine, où la concierge prenait le frais sur le pas de sa porte… Elle avait l’air bon enfant des bavardes… Je l’ai questionnée, à tout hasard : « N’est-ce pas la marquise de Creuilly qui habite cet hôtel ? — Oh ! non, ma petite dame. » Elle semblait enchantée de causer, cette concierge… Et la voilà partie à me raconter que l’hôtel appartient à la plus jolie femme de Paris : « qu’elle en a des amoureux, qu’il s’en donne des fêtes, là-dedans ! » Lorsqu’elle a prononcé votre nom, j’ai su tout de suite de qui il s’agissait ; j’ai vu si souvent votre portrait dans mes journaux de modes ! Et les couturiers qui lancent la princesse de velours « Nicole », le grand modiste qui a créé la capeline « Nicole »… Sur le premier moment, j’étais navrée ; jamais je ne pourrais reprendre Julien à cette vilaine femme qui était si jolie ! Mais la concierge m’a dit que vous vous montrez fort charitable, et que tous les humbles vous aiment à cause de votre bonté. Alors, j’ai pensé : « Si elle donne si facilement son or, parce qu’elle est riche, aux pauvres qui l’implorent, peut-être qu’elle voudra bien me rendre mon amoureux, cette Nicole, qui possède tant d’autres admirateurs… » Aujourd’hui, je suis repassée devant la grille, j’ai aperçu Julien sonnant à la porte d’entrée. J’ai attendu son départ, et je me suis présentée à mon tour. Voilà. Je sais que j’ai très mal agi en venant ici ; j’étais tout effrayée, pour commencer… Je me trouvais en face d’une de ces personnes dont père me défend de parler… Et parler à l’une d’elles, c’était pis que de parler d’elles… Mais j’aime tellement Julien : j’aurais été le rechercher en enfer… Et puis, vous avez l’air si doux, madame, quand vous me regardez… N’est-ce pas que vous me laisserez mon Julien, et que ça ne vous privera pas trop, un amoureux de moins, au milieu de votre cour ?

Délicieuse petite Eurydice, qui se croit aux enfers, et me redemande naïvement son fiancé, avec l’innocence d’une gamine réclamant : « Rends-moi ma poupée ! » à la camarade qui la lui a chipée… Elle me considère d’un œil craintif et respectueux ; je suis la Courtisane, le monstre adulé et honni, idolâtré et abhorré, que le poète élève jusqu’aux nues en croupe de Pégase, et que le moraliste traîne dans la boue au cours d’une conférence en Sorbonne. Je dois avoir une foule d’amants… Chère mignonne Sylvie, adorable vierge, comme vos grands yeux s’ouvriraient de stupéfaction, si je vous avouais que l’abominable pécheresse chez laquelle vous vous fourvoyez à cet instant, n’est guère plus impure qu’une honnête femme, et qu’à l’exemple des vertueuses épouses bibliques, elle n’a connu que l’étreinte d’un seul maître !… Je réponds avec un regret sincère, à l’interrogation émue du regard de pervenche :

— Mais, ma pauvre enfant, si c’était en mon pouvoir, je vous le renverrais bien volontiers, monsieur Dangel…

Une instinctive délicatesse m’a fait dire « monsieur Dangel » par égard pour cette jeune sensitive ! Je poursuis :

— Malheureusement, je n’y puis rien. Je ne l’aime pas, moi, votre fiancé, et ce ne sont point mes encouragements qui l’ont détaché de vous… Dès sa première déclaration, je l’ai envoyé promener. Quand il m’a parlé de vous — oh ! ne vous affectez pas : les hommes n’ont aucun tact, en ces circonstances — je l’ai vivement engagé à vous rapporter les fragments de son cœur ébréché… Je pourrais vous montrer sa lettre d’avant-hier où il écrit, à votre propos : « Cette fiancée que vous me reprochiez de tromper… » Bah ! Les hommes sont comme ces chiens errants qui s’attachent à vos pas, dans la rue, sans qu’on sache pourquoi ; plus on veut s’en débarrasser d’un coup de pied, plus on les repousse, et plus ils s’acharnent…

Sylvie m’arrête d’un geste de sa main effilée, et déclare d’une voix attristée :

— Oh ! je vous entends bien, allez, madame… et ça me fait assez de peine ! Je n’ai pas besoin de vos explications pour comprendre que Julien vous préfère, même insensible, à celle qui l’aime si profondément… Il me suffit de vous regarder : vous êtes tellement plus jolie que moi !

Oui, c’est vrai : je suis plus jolie qu’elle… Pas de fausse honte, Nicole ! En ce moment même, la glace du salon me reflète, blonde et rose, éblouissante de fraîcheur ; mes yeux bleus, luisant comme une flamme de punch ; ma bouche sensuelle, si rouge qu’on croirait perpétuellement qu’elle vient d’être mordue ; et ma silhouette, à la fois désuète et moderne, de marquise de pastel qui se ferait habiller rue de la Paix.

Et réellement, je dois reconnaître que nulle ne peut lutter avec ma splendeur blonde : cela désole assez de belles, depuis que je suis lancée dans le tourbillon de Paris.

Mais, cette exquise Sylvie est si touchante, si troublante… Amoureuse et faible, toute de grâce fragile et de charme ingénu, elle m’apparaît irrésistible avec sa carnation de lis, et le contraste des grands yeux bleus irradiant leur clarté sous les longs sourcils noirs… Sapristi, que les hommes sont bêtes !

Sylvie reprend de sa voix douce, s’abandonnant un peu plus encore :

— Si vous saviez, madame… L’existence n’est pas toujours gaie, pour moi. Mon père m’aime, assurément, mais c’est un homme si sévère, au maintien compassé, au regard froid : il me glace. Quand je lui parle, je dis : « père »… Je n’ai jamais osé l’appeler « papa ». Son affection me semble lointaine, distante, perchée au sommet d’un édifice de tenue, de rigueur et de dignité. C’est comme un fruit savoureux qui mûrit sur une branche trop haute : on saute pour l’attraper, mais l’élan est bref et le bras bien court ; on attend qu’il tombe… Il ne tombera pas. Mon père m’aime, aussi, de trop haut : je ne pourrai jamais goûter son cœur. Et moi, je serais si heureuse d’être câlinée, caressée… Je n’ai personne pour m’embrasser. Maman est morte en me mettant au monde ; père m’effleure le front une fois par an, le jour de sa fête ; Fraülein est une étrangère, et je n’ai pas un souvenir de vrai baiser affectueux dans ma vie, — pas même l’amitié d’une grosse patte de chien posée sur ma main… Je suis toute seule. Père, qui est juge d’instruction, garde son austérité réfrigérante de magistrat aux moments les plus simples de son intimité… Quand il ordonne : « Servez le potage ! » on croirait qu’il commande : « Faites entrer l’inculpé ! »… Eh bien ! pour moi, Julien, c’était tout ça : l’amour paternel, l’amour maternel, l’amour affectueux — et surtout, l’amour tout court… Cet ensemble de bonheurs qui m’avaient manqué, me seraient payés d’un seul coup… J’avais une telle confiance en lui. La première fois qu’il m’a pressé doucement la main, je me suis crispée, frissonnante, ayant presque mal à force de joie. Je l’aimais uniquement, exclusivement… Il me semblait qu’il n’existait que Julien et moi, sur terre. J’oubliais père, je ne souffrais plus d’être traitée en indifférente par ce magistrat rigide. Aussi, quand je vois que je me suis trompée, que Julien s’en va après m’avoir pris tout mon cœur — pourquoi s’est-il donné la peine de se faire aimer ? — il me semble que je suis encore plus seule qu’avant. Décidément, je crois qu’elles sont vouées à n’avoir point de chance, les filles qui n’ont pas connu leur maman… Mais, qu’est-ce que vous avez, madame ?… Vous pleurez ?

Sylvie s’arrête, surprise : la curiosité prime son désespoir et sa jalousie. Oui, je pleure… C’est stupide. Je n’ai pu retenir les larmes silencieuses qui brûlent mes paupières et chatouillent mes joues d’une traînée humide. Aux paroles de cette enfant, des souvenirs personnels m’ont assaillie, envahie d’une infinie pitié de moi-même, alors que je pensais m’attendrir sur la fiancée de Julien. Notre compassion envers les autres n’est souvent que de l’égoïsme réflexe.

Nos deux aventures se ressemblent, sous bien des rapports : négligées par nos pères pour des causes opposées — l’un, trop frivole ; l’autre, trop sévère — nous avons usé notre bonheur d’un coup, à la façon des gens qui dépensent sans savoir compter : on ne nous avait pas appris à le diviser, à placer une petite épargne d’illusions en réserve sur l’avenir.

Moi aussi, j’étais une petite fille isolée moralement, livrée d’avance au premier qui jouerait avec son amour ; destinée à l’affreuse déception dont celle-ci souffre aujourd’hui… Moi aussi, j’étais toute seule et je n’avais pas de maman…

Et soudain, cédant à une impulsion irraisonnée, je saisis brusquement la jolie tête brune à deux mains, plongeant mes doigts dans la masse soyeuse des cheveux crespelés, et j’embrasse la jeune fille d’un élan violent, sur ses fines paupières qui se ferment sous ma bouche…

Lorsque je m’écarte, un peu confuse de cette effusion si contraire à ma nature, Sylvie me contemple avec ahurissement, mais sans paraître offensée : effarée, non effarouchée. Je murmure :

— Pardonnez-moi, mademoiselle… Vous ne devez pas comprendre. Vous ne connaissez rien de moi, sinon la façade : et la façade, c’est mon hôtel, mon ami, ma renommée tapageuse… Vous ignorez la vraie Nicole. Or, sans vous en douter, vous m’avez touchée, extrêmement… tout à l’heure. Il m’a semblé que vous racontiez mon histoire : si les femmes se montrent si sensibles aux récits d’amours malheureuses, c’est que chacune de nous a eu quelque Julien dans sa vie. En écoutant les variations, on retrouve le mode mineur du thème unique : à travers les détails d’une aventure différente, vous avez exprimé ma douleur d’antan… Comme vous, je fus une fillette aimante, passionnée, trop tôt désabusée… Et quoique je sois votre aînée de quatre années seulement, je suis assez âgée pour me sentir très émue à l’évocation des dix-huit ans que me rappellent vos dix-neuf ans… C’est pourquoi je vous demande de m’excuser… Si j’ai eu ce geste inattendu, involontaire, si je vous ai embrassée spontanément — ainsi que j’aurais envoyé un baiser à mon ancienne image — c’est que, dans les yeux de Sylvie, je viens de revoir tout le passé de Nicole…

Sylvie sourit, pour la première fois. Ses lèvres roses découvrent des quenottes minuscules : on dirait qu’elle a gardé ses dents de lait. Elle m’interroge, avec une incrédulité naïve :

— Vous aussi, on vous a laissée, abandonnée ?… Comment cela a-t-il pu se faire : vous êtes si belle !

La délicieuse frimousse intriguée et candide qu’elle hausse jusqu’à mon visage ! Cette petite m’émeut étrangement… Non, il ne faut pas que cette charmante gamine soit meurtrie, déveloutée, flétrie, par la mauvaise souffrance d’une épreuve amoureuse. J’ai appris — hélas ! à mes dépens — que certaines douleurs vous dépravent plus sûrement que certains plaisirs. D’un geste amical, j’attire la gentille brunette à mes côtés, sur un canapé, et je commence :

— Mademoiselle Sylvie, ne vous étonnez pas trop que, dans ce décor léger, je prenne une attitude aussi grave, et qu’une personne de réputation peu vertueuse vous tienne des propos presque édifiants… Écoutez-moi… Tenez : comme une grande sœur. L’amour divise ou associe les femmes : quand il les unit, c’est par une espèce de fraternité maçonnique qui rapproche même les plus étrangères… Laissez-moi vous défendre, en acceptant mes conseils…

Toc ! toc ! Je me retourne énervée : Jacques entre au salon, me tend son plateau : « Une dépêche, madame. » Je m’en moque. Je dis « C’est bien. Posez ça sur la table, » N’attendant aucune nouvelle urgente, je trouve stupide ce domestique qui me dérange pour m’apporter quelque pneumatique de Landry ou de Nadine Ziska !

Et lorsque Jacques est sorti, je reprends doucement :

— Il ne faut passe se presser d’aimer, Sylvie ; c’est si dur de s’apercevoir qu’on est mal tombé. Je veux vous empêcher d’éprouver un jour le regret morne de la petite existence terne que vous menez entre votre père et ses vieux amis… parce que c’est terrible quand on en arrive à regretter d’avoir vécu, au lieu de végéter ! J’étais allée jusqu’à souhaiter ça, moi : la vie inerte des mollusques. Exprimés avant la vingtième année, ces vœux-là traduisent un fameux désespoir ! Heureusement, j’ai su réagir. Faites comme j’ai fait, Sylvie : balayez votre amour, c’est de la poussière inutile ; et méprisez ce Julien Dangel qui est indigne de vous. Voulez-vous son croquis, en quatre coups de crayon ? J’ai reconstitué le plan du jeune homme à mon idée, d’après mes observations et vos confidences : auteur dramatique ambitieux, réduit à écrire des petites revues, — le papa conseille : « On ne gagne rien dans ce métier-là : épouse la jeune Sylvie, sa dot te permettra d’attendre. » Le jeune homme accepte : race de vrais Normands pratiques ; ils s’entendent —, un jour, un ami entraîne Julien chez moi ; le petit Dangel y fait connaissance d’un millionnaire fastueux, d’un grand banquier, et d’un ex-Président du Conseil, personnage influent qui lui promet son assistance parce qu’il croit Julien mon ami — ; entre temps, Julien se renseigne, apprend que je n’ai point d’amoureux, côté cœur (Vous comprenez, mademoiselle ?) ; du coup, le jeune homme songe : « Nicole mène à sa guise tous ces hauts personnages ; que je prenne auprès d’elle la place vacante, et j’obtiens mille faveurs précieuses. » Quitter sa fiancée — devenue quantité négligeable — pour faire sa cour d’intrigant à cette somptueuse irrégulière est un jeu d’enfant. Par bonheur, sa tactique se heurte à ma froideur clairvoyante, et le jeune homme piétine sans avancer. Voilà… Où voyez-vous l’amour, mademoiselle Sylvie, dans ces calculs d’arriviste ? Ne soyez plus jalouse de ma beauté, pauvre chère innocente si exquisement jolie vous-même, et sachez que les hommes ne se préoccupent guère de nos yeux, lorsqu’ils cherchent à faire de nos sentiments une opération fructueuse !… Dépêchez vous d’oublier Julien Dangel, c’est le plus sage parti… À moins que, trop éprise de lui, vous ne le vouliez quand même : en ce cas, je lui consignerai ma porte, et il sera bien forcé…

— Oh ! non, madame, non… Je ne pourrais plus lui serrer la main. C’est si bas,… si ignoble…

Sylvie sanglote, effondrée sur mon épaule ; je la sens frissonner toute. Je dis, légèrement surprise :

— Comment ! Si vite détachée de votre fiancé ?

— Oh ! madame, quand je l’aimais, j’ignorais ces vilenies… Vous venez de me les faire connaître subitement : ça suffit pour me dégoûter — me délivrer. Père est d’une telle intégrité : il m’a enseigné la honte de tout ce qui salit. Il me semble que vous venez de m’opérer d’un abcès ; vous m’avez fait mal, mais je suis guérie ; et, soyez tranquille, il ne se reformera pas… Je lui aurais pardonné de vous aimer, à ce Julien… ses projets intéressés me répugnent.

La courageuse : elle ne pleure plus et crâne, blessée au vif dans son orgueil… Elle se croit sincère : l’est-elle réellement ? Je sais ce que ce sourire à dents blanches et ces yeux brillant d’une gaieté forcée cachent d’humiliation cuisante, de douleur rentrée, de larmes fièrement réprimées… Pauvre petite Sylvie. Je pétris ses mains entre les miennes, d’une caresse affectueuse, tandis qu’elle soupire, regardant sa montre :

— Déjà cinq heures et demie ! Il faut que je rejoigne Fraülein au thé du boulevard Hausmann…

— Je vais vous faire reconduire ! L’auto vous y déposera en cinq minutes.

Je l’accompagne jusqu’au vestibule. Elle se retourne vers moi, avant de sortir. Je dis :

— Adieu, mademoiselle.

Les grandes prunelles bleues me fixent d’un regard un peu attristé. Je remarque :

— Vous avez l’air de regretter quelque chose, mademoiselle Sylvie ?

Elle fait, avec une grâce inexprimable, cette réponse imprévue :

— Oui… Je vous détestais, en entrant ici… Et pourtant, maintenant… maintenant… Ça m’ennuie que nous ne puissions pas être amies.

Et la bizarre jeune fille me quitte, souriant à demi d’un sourire furtif, hésitant et timide, d’une expression intense, qui transforme un instant sa figure innocente de vierge en un visage énigmatique et ambigu de Joconde adolescente.

Après l’avoir vue partir, je remonte au salon, rêveuse… Dire que j’aurais pu la connaître à l’époque où j’étais également une enfant ingénue et vibrante, cette amie de rêve dont Sylvie vient de m’offrir l’ombre ! Elle est bien jolie, la fiancée de ce jeune fourbe. Et — tranchant sur les perfidies, les combinaisons louches, le libertinage grotesque de tous ces hommes — comme le charme candide de la douce brunette aux yeux clairs me repose !… Je ne la reverrai jamais, c’est probable… c’est dommage !… Tiens, ce papier bleu, sur la table… Ah ! oui : la dépêche de tout à l’heure… Un pneu ? Non : un télégramme ; ça vient d’Allemagne. De Paul ! Je déchire, « en suivant le pointillé »… Et je lis :

« Rachel morte subitement embolie. Ramenons corps en France. Repars pour Paris lundi. — Bernard. »



V


De toutes les conventions sociales, le deuil est la plus hypocrite. Si vous pleurez sincèrement un mort, n’est-il pas indécent que l’on trouble votre douleur pour vous faire choisir la classe de l’enterrement, la hauteur du crêpe de vos chapeaux et de la bordure des lettres de part, le nouveau drap de votre livrée, les panneaux mats de votre carrosserie, ou l’ourlet noir de vos mouchoirs ? Si vous ne consacrez au défunt que les regrets de convenances, ce décor macabre, ces vêtements funèbres ne prennent-ils pas un air de mascarade lugubre qui évoque, grâce à vos grimaces faussement navrées, l’idée d’un rôle de Polichinelle affligé ?

Ces réflexions me sont inspirées par l’attitude de Paul Bernard, depuis son retour. Paul — qui possède la qualité que je préfère à toutes : une franchise brutale d’homme primitif — Paul se contraint pour observer une tristesse de bon ton, tant il est heureux de m’avoir retrouvée. Marié très jeune, et par raison, à une femme qu’il n’aima jamais, Paul s’estimait plus veuf de moi à Schweinfurt, qu’il ne se sent légalement veuf à Paris. Afin de pouvoir venir ici sans se faire taxer d’incorrection, il m’a priée de fermer ma porte à toutes nos connaissances : finis, les soirées, les réceptions, les dîners tumultueux… Je me cloître dans la solitude pour accueillir Paul sans que son monde s’offusque. Et je vis aussi recluse que si c’était moi qui eusse perdu quelque parent. Ô très riche et très puissante épouse de mon seigneur et maître, vous ne vous doutiez guère que la maison de Nicole porterait le deuil de Rachel Bernard !…

La vie est une chose comique, par moments.

Cet après-midi, Paul m’emmène au Bois. L’auto roule doucement, suivant de jolis chemins inconnus des snobs, bien loin des Acacias ou du Pré Catelan ; des sentiers anonymes, si étroits que la voiture frôle de chaque côté les herbes folles en bordure. Mai verdoie à la pointe des jeunes pousses, au tapis du gazon, allume, çà et là, quelques lueurs d’émeraude parmi les arbres ensoleillés. De temps en temps, les rangées effilées des longs bouleaux fragiles s’espacent, s’essaiment autour d’une clairière où fuit, en bonds prestes, l’ombre fauve d’un chevreuil. J’aime ces paysages neutres de ciel pâle et de verdures grises : il semble que l’auto nous promène dans une fresque de Puvis de Chavannes.

Paul dit, tout à coup :

— Je suis heureux que tu prennes l’air… Tu avais mauvaise mine, ce matin.

— Je me porte admirablement. Tu rêves…

Mais il persiste à scruter ma figure d’un regard inquiet. Son front s’assombrit. Il murmure :

— On croit la maladie embusquée derrière chaque visage lorsqu’on vient à peine d’avoir vu mourir… Si tu tombais malade en ce moment, je m’imaginerais que tu es condamnée. Je vais te faire un aveu cynique : je ne pensais qu’à toi là-bas, la dernière nuit, dans cette chambre de Luftkurort où j’écoutais sonner les heures en tête à tête avec ma morte. J’avais beau contempler la face inerte de Rachel, son nez aquilin, son teint pâle, ses longs cheveux noirs d’Orientale ; malgré moi, par une sorte de sadisme cruel, c’était ta tête blonde que j’évoquais, ta joliesse d’un autre siècle, ton nez mutin, tes lèvres fleuries… Je songeais : « Si c’était Nicole, tout de même, qui fût là, inanimée, rigide, partie pour toujours… » Et je me rapprochais du lit, je palpais le corps de Rachel : « Si c’était Nicole qui eût cette chair froide, ces membres roidis… Si c’était elle ! »… C’est bête, ce besoin que l’on a de se torturer !… Quand cette longue veillée fut terminée, et que le père et le frère de ma femme entrèrent dans la chambre, j’avais des larmes plein les yeux à force de m’être figuré ta mort… J’entendis mon beau-père chuchoter à son fils : « Pauvre Paul, il lui était plus attaché qu’il ne le paraissait ! » Et je ne pus réprimer un sourire…

Tandis que Paul rappelle ces impressions funèbres, l’auto nous conduit par des petites routes délicieuses, où, sur les arbres vêtus de neuf, d’invisibles oiseaux bavardent, d’une branche à l’autre, leur gazouillis, leurs pépiements aigus ; où l’odeur pénétrante de l’herbe se mêle à la tiédeur de l’air, où les arbustes refleuris semblent mirer leur reflet glauque dans l’eau stagnante des mares, — comme si la vie nouvelle du printemps forestier protestait, par son contraste de gaieté, contre la tristesse des choses trépassées.

Moi aussi, je sens, au fond de mon être, tout le printemps de mes vingt-trois ans gronder un défi à la mort, au néant des évocations lugubres. Alanguie, je me rapproche de mon amant :

— Comme tu m’aimes, Paul… Je te remercie de m’avoir conté cette nuit… au château de Luftkurort…

Paul comprend l’appel de mes yeux ; il m’attire à lui, et nos bouches se joignent dans un baiser passionné, d’une ardeur inhabituelle de ma part ; je savoure la douceur fondante du fruit de chair écrasé entre mes lèvres, le choc léger de nos dents heurtées, le frisson fiévreux qui me secoue toute… L’une des mains de Paul caresse ma nuque d’un chatouillement énervé, l’autre s’incruste à mon bras, les cinq doigts en étau, marquant ma peau. Je frémis…

Soudain, par une de ces transpositions si fréquentes en amour, je distingue, à travers ma griserie, un autre visage que celui de Paul… De larges prunelles bleues, une mousse de cheveux noirs auréolant une frimousse pâlotte, voltigent devant mes yeux… Je n’ose préciser la vision furtive à laquelle je viens d’attribuer la réalité de mes sensations…

Est-ce l’effleurement d’une pensée perverse, ou, tout bonnement, le hasard d’un souvenir obsédant ?

J’ai la gorge sèche et les paumes brûlantes. Je dis :

— J’ai soif.

Paul se penche vers le chauffeur, ordonne :

— Maxime, retournez du côté de la porte Dauphine… Vous nous déposerez au Pavillon.

L’auto accélère son allure. Un vent frais cingle nos visages, chasse ma fièvre, éparpille mes impressions douteuses… Les lacs défilent devant nous ; puis, c’est la route de Suresnes et sa poussière âcre. Décrivant une courbe majestueuse, Maxime introduit lentement la voiture dans le jardin du café. De toutes les tables, les regards convergent vers nous ; les hommes me dévisagent brutalement, l’air avantageux, les femmes commentent le prix de mes bijoux, la valeur de ma limousine, et chuchotent le nom du grand couturier d’après la coupe de mon costume. Malgré cinq ans de Paris et une existence de parade, j’affronte malaisément l’admiration impertinente de certains regards : l’attention d’une assemblée me crispe d’énervement. À cette minute encore, je descends gauchement de voiture, gênée, agacée, et je file au hasard, m’asseoir à n’importe quelle table.

— Décidément, ma Nicole eût fait une mauvaise comédienne ! murmure Paul, qui a suivi la scène (renouvelée de tant d’autres) d’un œil exercé, et sait combien je déteste me donner en spectacle.

Je lui souris, amusée. Nous sommes installés devant le kiosque des tziganes. Leurs valses langoureuses accompagnent discrètement le charabia cosmopolite des consommateurs, le bruit de gourmettes des chevaux qui débouchent de l’avenue du Bois.

— Paul, tu ne trouves pas que la musique des tziganes a toujours un goût particulier de poudre de riz et de boisson américaine ? À force de l’écouter dans les grands restaurants, on finit par reconnaître l’odeur de ses airs ; tiens, cette marche de Souza sent le chypre, le muguet nouveau et l’alcool aromatisé des cocktails…

Mais, je m’interromps, tout à coup. Derrière Paul, à la table voisine, viennent de s’asseoir trois personnes. Un grand monsieur grisonnant, au long visage chevalin, avec cette mine éternellement ennuyée des gens qui suivent leur vie comme un enterrement. Une femme rousse, rogue, guindée, calant une taille massive sur deux hanches rebondies. Et, cachant sa figure mignonne sous un immense chapeau de paille foncée… Sylvie… Oui, Sylvie. Rencontre. Je n’ose pas dire : télépathie… Je les regarde curieusement : c’est son père, ce vieux monsieur qui a la physionomie hilare d’un spectateur, à la représentation d’un drame scandinave ; et cette forte rousse au petit feutre tyrolien vert et jaune, à la poitrine importante, est la fameuse Fraülein… Je reconstitue, sans peine, le programme de leur journée : c’est la fête de Sylvie, ou quelque autre anniversaire. Le père a sorti la jeune fille et Fraülein ; on a proposé une promenade au Bois… Mais, exécutée sans entrain, la petite réjouissance a échoué piteusement, et le temps se traîne lamentablement, entre le vieillard compassé et l’Allemande revêche, qui se taisent à l’unisson. Sylvie a un pauvre visage chiffonné. À quoi — à qui — pense-t-elle ?

Soudain, elle se penche, m’aperçoit. Un sourire vite réprimé égaye sa figure, et, s’enhardissant, elle m’adresse un clignement de paupières, un signe imperceptible… en cachette du père inattentif, de Fraülein rêveuse. Ma vue semble réconforter sa tristesse. Je sens mes yeux devenir tendres, en la considérant… Je sursaute : la voix de Paul questionne :

— Tu as reconnu quelqu’un ?

— Moi ?… Non. Pourquoi ?

— Je croyais que tu avais salué… ou souri.

Intrigué, malgré ma réponse, Paul se retourne, examine nos voisins ; mais, naturellement, c’est l’homme qui attire son attention ; or, ce monsieur âgé et sévère ne lui inspire aucune défiance. Paul suppose qu’en effet, je souriais aux anges… Après avoir glissé sur Fraülein, ses yeux contemplent un moment la jolie figure de Sylvie. Il remarque à voix basse :

— Pas mal, cette petite.

Je te crois ! Sylvie goûte sa glace d’une cuiller délicate avec des manières soigneuses et précieuses de jeune chatte : elle est à croquer. Un rayon de soleil, filtrant à travers le feuillage, brille dans ses prunelles, miroite au reflet de ses cheveux bruns, et dessine sur sa joue diaphane le réseau tremblant d’une dentelle d’ombres portées.

De temps en temps, elle m’épie, d’une œillade furtive. Paul aussi, paraît l’intéresser. C’est l’ami de Nicole ; il la préoccupe, comme tout à l’heure le père de Sylvie éveillait ma curiosité. Nous éprouvons le sentiment de ces inconnus, qu’une minute brève rapprocha, que l’heure d’après sépara ; et qui, se retrouvant, par hasard, ailleurs, rêvent mélancoliquement, aguichés et attristés, devant le mystère de leurs vies privées…

Une boucle de cheveux détourne mes pensées : mobile et rebelle, elle chatouille ma tempe, agaçante comme un vol de mouche. Le vent l’agite, la promène, sur mon front, sur mes cils… Dieu, que c’est énervant ! Je me lève.

— Paul, je vais me recoiffer ; tu vois cette mèche qui tombe… Elle m’exaspère.

Je traverse le jardin, rythmant involontairement mes pas aux temps de la musique tzigane.

J’entre dans le cabinet de toilette, orné de glaces et de portes numérotées. Et j’arrange mes cheveux, aidée par la fille de service qui me tend les épingles, tandis qu’un bruit argentin de cascade, et les allées et venues des visiteuses, coupent le silence. Soudain, une petite voix douce chuchote :

— Bonjour, madame Nicole ?

Je me retourne : Sylvie est près de moi. Elle coupe mon exclamation surprise d’un geste désignant la porte voisine, par laquelle Fraülein vient de s’engouffrer. Elle m’explique tout bas :

— Je ne m’attendais pas à vous voir ici… Fraülein s’absente toujours quand on est au café, et je l’accompagne…

À travers ses réticences, je démêle que l’Allemande, à l’exemple de la bonne dame Jacinte de notre immortel Gil Blas emploie, pour conserver sa fraîcheur, des moyens détersifs, et qu’elle abuse des dépuratifs. Voilà la cause prosaïque de ma brève entrevue avec la poétique Sylvie. Profitons-en. J’avoue, très sincère :

— J’ai beaucoup songé à vous depuis l’autre jour, mademoiselle Sylvie.

— Et moi, donc. Ça me fait plaisir de vous rencontrer. Paris est si grand, il vous réserve rarement ces chances. Quand par hasard, on y croise une personne de connaissance, c’est toujours l’une de celles qui vous donnent envie de prendre l’autre trottoir.

Elle darde sur moi la lumière bleue de ses claires prunelles. Elle porte une blouse échancrée ; sous la masse sombre du chignon noir, la chair de son cou a la transparence opaline, l’éclat velouté, d’un pétale de rose blanche. J’interroge, un peu plus émue que de raison :

— Alors, ça ne vous a point déplu de me revoir ?

— Oh ! non… Surtout que… que…

Sylvie hésite, balbutie. La confusion empourpre ses joues trop pâles ; tiens, elle est gentille aussi, lorsque son teint s’anime. La femme de service nous observe d’un air sournois. Dame ! Ça semble bizarre, cet entretien furtif d’une blonde si élégante avec cette adolescente candide, dans un coin du lavabo, à côté des petites cabines discrètes et malodorantes… Sylvie se décide, reprend d’une voix plus ferme.

— J’ai déclaré à mon père que je refusais d’épouser monsieur Dangel… Père n’a rien dit, pour le moment. Il ne tenait pas extrêmement à ce mariage… La carrière de mon fiancé lui déplaît un peu… Et puis, il a cru à une lubie passagère… Mais, par correction, il a décidé que monsieur Dangel ne viendrait plus à la maison, jusqu’à nouvel ordre… Alors, je voulais vous demander… Est-ce que vous l’avez revu… vous… Julien ?

Parbleu ! Elle ne pense qu’à lui. J’avais deviné juste : son bel emportement factice, chez moi, la semaine dernière, n’était qu’un élan de fierté de sa pauvre petite âme endolorie et humiliée.

Mais pourquoi suis-je comme désappointée, et qu’est-ce que ce pincement au cœur dont la sensation m’est si pénible ? Je réponds laconiquement :

— Monsieur Dangel n’est pas venu, depuis votre visite.

J’ajoute, malgré moi :

— Vous promenez-vous souvent, au Bois ?

— Tous les matins, avec Fraülein… C’est-à-dire… Fraülein m’y laisse souvent seule, dans l’allée des Poteaux… C’est avec l’intention de nous y rencontrer, n’est-ce pas, madame, que vous m’interrogez ?… Moi aussi, j’éprouverais une vraie joie à recauser un peu, en votre compagnie… Vous m’avez accueillie si sympathiquement.

L’innocence est la plus compliquée des énigmes. J’enveloppe Sylvie d’un regard pénétrant : quel est le fond de sa pensée, à cette jeune fille qui met tant de naïve franchise à préciser mon rendez-vous tacite, comme s’il s’agissait d’une proposition toute naturelle… et qui, pourtant, me considère telle l’une de ces personnes dont son père « lui défend de parler »… ? Elle est trop candide pour agir par curiosité un peu perverse, pas assez ingénue pour n’avoir point l’intuition d’une action trouble — et troublante… Obéit-elle à une attirance inconsciente ?

Ô toi qui lis cette confession écrite au caprice de l’heure, Dieu te garde d’être né avec l’âme inquiète et chercheuse qui m’incite à percer le mystère des fronts, ainsi qu’une enfant brise le crâne de ses poupées !

Un bruit de porte : Fraülein laisse apparaître sa personne confortable, sa figure moins rébarbative exprimant la satisfaction du devoir accompli. Elle interpelle Sylvie d’une voix grasse qui semble mastiquer les lourdes et sonores syllabes allemandes. Et Sylvie s’éloigne vivement de moi, suit sa gouvernante, sans me dire au revoir, sans m’avoir serré la main… Ce sont nos yeux qui s’étreignent d’un de ces adieux muets dont la douceur profonde est aussi palpable qu’une caresse.

Je vais rejoindre Paul. À mon tour, je quitte la salle de toilette, et retourne dans le jardin animé que peuple le public de six heures. Trois silhouettes se profilent à la table de Paul. De près, je reconnais Landry Colin, sa maîtresse Nadine Ziska, et Fréminet, le directeur du New-music-hall. Nadine porte une extraordinaire robe de soie bleu paon, garnie de dentelle rare — cinquante louis de point d’Angleterre au corsage ; — et sa jupe, fendue jusqu’au genou, laisse entrevoir la forme d’une jambe parfaite. Un peu gênée, je regarde du côté de Sylvie : Fraülein inspecte la jolie Nadine d’un air dégoûté ; et le père, réprobateur, appelle le garçon, afin de pouvoir quitter ces lieux mal famés.

Ma présence est saluée par les exclamations de Paul :

— Pour une femme qui se coiffe, l’heure n’a que trente secondes ! Voilà un temps infini que nous nous morfondons ! Qu’est-ce que tu fabriquais ?… Nos amis sont arrivés cinq minutes après ton départ…

— C’est une veine de se retrouver sans s’être entendus, hein ? ajoute Nadine.

Maudissant la rencontre fortuite, je répète, lugubre :

— Une veine, en effet.

— Qu’as-tu donc ? insiste la danseuse, ta figure est presque aussi joyeuse que celle de Landry.

Et elle me désigne le banquier, taciturne, absorbé, qui tourne machinalement une paille dans la glace pilée de son sherry-gobbler. Il semble avoir mal au cœur, Landry Colin. La petite Polonaise continue, tout bas :

— Il est assommant, Landry. Depuis huit jours, il ne cesse de faire cette tête-là ! C’est plutôt lui qui a l’air d’un veuf de la semaine dernière, que Paul Bernard ! Nous allons le « semer » grâce à Fréminet, qui nous emmène ce soir à la générale du New-music-hall : je débute à onze heures dans le nouveau ballet.

Nadine se frôle contre moi, tout en parlant. Et je m’écarte, horriblement confuse, pour la première fois, d’être vue avec elle. Je surveille la table voisine, où je devine les grands yeux bleus fixés sur moi. J’ai honte de Nadine à cause de Sylvie… Pourtant, la gentille danseuse était jusqu’ici ma seule camarade, parmi les femmes de mon entourage. Je lui sais un petit cœur de libellule, aimant ce qui brille, et ce qui voltige… Mais sans laideur, ni méchanceté.

Hélas ! je crains le jugement de Sylvie, je guette son impression. Que pense-t-elle de mes compagnons ? Est-ce que je la choque, d’être aux côtés de l’affichante Polonaise ? Tout à coup, Fréminet remarque :

— Attention, Bernard ! Prends garde, Nadine !… On vous trompe, tous les deux. Nicole et Landry Colin font de l’œil à la table voisine, où j’aperçois un vieux monsieur solennel et une charmante brunette.

Le directeur du New-music-hall a pris le ton de la plaisanterie. Paul sourit, et Nadine hausse les épaules. Mais soudain attentive, j’examine le banquier. Se permettrait-il d’impertinentes œillades à l’adresse de Sylvie, ce Colin blasé et roué ? Mon irritation se change en surprise lorsque je m’aperçois que c’est le père de Sylvie, et non point la jeune fille, que Landry regarde depuis un instant, arraché à ses méditations moroses. Le banquier dévisage le grave personnage avec un intérêt soutenu. Je le pousse du coude.

— Vous connaissez ce monsieur, Landry ?

— Oui, un peu.

— Qui est-ce ? Comment s’appelle-t-il ?

— Que vous importe !

— Vous êtes poli, mon cher, quelle humeur ! Pourquoi ne le saluez-vous pas, ce monsieur, si vous le connaissez ?… Est-ce que c’est un honnête homme ?

— Espérons-le, grand Dieu !

Pourquoi Landry a-t-il accentué sa phrase avec tant d’intensité ? Dans mon étonnement, je lâche une imprudence :

— Dame ! Chez un magistrat, l’honnêteté existe à l’état professionnel !

Deux exclamations fusent ; l’une de Colin, l’autre de Paul.

— Comment savez-vous qu’il est magistrat ?

— Tu es donc en relations avec lui ?

— Zut !

À double question, brève réponse. D’ailleurs, le départ de nos voisins opère une diversion. Nous suivons des yeux le groupe qui s’éloigne, Sylvie dressant son buste élancé entre la corpulente Fraülein et les épaules voûtées du père.

Paul reprend, après un silence :

— Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir qui t’a dit la qualité de notre voisin ?

— N’as-tu pas entendu Landry Colin, tout à l’heure, me raconter que c’est un juge ?… Seulement, notre ami qui rêve à la lune, aujourd’hui, l’avait oublié cinq minutes plus tard.

Je paye d’audace, pour éviter une explication embarrassante. Nadine, ennuyée par ces débats, grogne en bâillant :

— Si on s’en allait ? Je m’embête, ici.

Nous nous levons. Landry retient Bernard, lui propose d’un ton décisif :

— Mon cher, voulez-vous laisser ces dames dîner et s’amuser sous la protection de Fréminet ? J’ai à vous parler, sérieusement…

Paul acquiesce, d’un air contraint, au désir de son associé. Nous nous séparons. Une conversation animée s’engage entre les deux hommes, restés à l’écart. Je les épie, intriguée. Comme l’auto démarre, je distingue la voix optimiste de Paul qui s’écrie :

— Trembleur ! morigénant le banquier.

Et la limousine passe la porte Dauphine, nous éloignant d’eux.

Je grille de deviner pour quelle raison Landry observait si obstinément le père de Sylvie ?

Je ne me doute guère que je l’apprendrai bientôt, — trop tôt !…

Après une séance chez un restaurateur du quartier de la Madeleine, Fréminet nous fait conduire au New-music-hall. Suivant le « patron », que les trois contrôleurs, les ouvreuses, le barman et le groom saluent d’un même geste plongeant, nous nous installons, Nadine et moi, dans la baignoire directoriale.

C’est la salle habituelle des générales de music-hall. Avec les directeurs de scènes analogues, les journalistes en bombe, les artistes désœuvrés, et quelques mondains, tout le troupeau de Cythère s’étale, au grand complet, tant aux loges qu’au promenoir, rangeant ses brebis selon le pelage qui cote leur valeur marchande.

La plupart d’entre elles sont au seuil de la décrépitude : leur aspect m’emplit d’amertume et de répulsion.

Les courtisanes devraient mourir jeunes. La vieillesse d’une honnête femme — bajoues tombantes, taille déformée, ventre flasque dilaté par les maternités successives — est touchante et risible comme une caricature de Léandre. Mais, la vieillesse des filles a quelque chose d’obscène ; cette graisse impure accumulée en couches blanches et molles sur toutes les parties où la femme est le plus femme — seins, croupe, cuisses — on dirait que c’est de la crasse de vice que la débauche y déposa, année par année ; ou bien cette maigreur plâtrée, fardée, barbouillée de maquillage, des alcooliques dont le poison des nuits d’orgie a desséché la carcasse étique… Oh ! Figures hideuses de jouisseuses usées, de noceuses avachies, comme Rops ou Toulouse-Lautrec en eussent dessiné sur les murs d’un lupanar… Certes, les courtisanes devraient finir avec leur beauté. Du reste, plusieurs, parmi celles qui sont ici, portent sur leur visage excédé, exténué, le renoncement à vivre laides, l’annonce d’une fin prochaine paraphée par les premières rides… Quand on est très, très âgé, on meurt de vieillesse : certaines femmes meurent de vieillir…

— Bonsoir, mesdames.

Quelqu’un vient d’entrer dans notre avant-scène. Je me retourne : Julien Dangel s’incline devant nous, baise ma main tendue avec sa grâce surannée de jeune seigneur ressuscité. Il arrive juste à l’instant où Nadine se lève, afin d’aller se costumer pour le ballet : je parie qu’il a calculé le moment du tête-à-tête. Nous restons seuls.

Sur le plateau deux clowns dépenaillés exécutent leurs pitreries anglo-américaines aux sons d’une gigue écossaise.

Je regarde Julien, le détaillant avec une admiration agressive : oui, il est très joli, d’accord. L’éclat doré des cheveux, l’azur limpide des prunelles brillantes, le nez fin, la longue moustache couleur tabac turc : tout ça se tient, c’est parfait… Néanmoins, je n’admets point que l’on aime si ardemment ce blondin efféminé.

Ah ! çà, mais je suis jalouse, moi !… Julien m’inspire soudain une espèce d’aversion envieuse.

Tandis que, là-bas, les acrobates se lancent des invectives dans leur charabia yankee, je murmure, songeuse :

— Vous êtes donc bien séduisant, que vous excitez tant de passion ?

Julien sursaute, ébahi. Ses yeux tendres deviennent suppliants ; il reproche doucement :

— Quel plaisir trouvez-vous à toujours me persifler, Nicole ?

— Je ne me moque pas, je vous l’affirme.

J’ai le cœur mordu d’un tourment vague… Je souffre ; ça me déplaît qu’il plaise aux autres… Pourquoi ?

— Nicole ! implorent ses lèvres frémissantes.

Sa tête se rapproche… Je dis, cédant à un désir subit :

— Si, vraiment, vous souhaitez m’être agréable, je vais vous demander quelque chose…

— Tout ce que vous voudrez !… Je fais le vœu que ce me soit fort pénible à accomplir, pour mieux mériter ma joie.

— Eh bien ! jurez-moi de ne jamais retourner chez votre fiancée, fussiez-vous sollicité par elle-même !

Une séance de cinéma a succédé au numéro des comiques acrobates : profitant des ténèbres qui règnent dans la salle, Julien me saisit brusquement par la taille et m’étreint contre lui, balbutiant :

— Oh ! Nicole, Nicole… Vous commencez à m’aimer un peu, puisque vous prenez ombrage de Sylvie !

Il s’est mépris — et c’est très naturel — en découvrant ce sentiment d’obscure jalousie que je n’ose définir. Je pouffe malgré moi : les quiproquos nous font toujours rire. Dangel ne s’aperçoit guère de mon hilarité, occupé à pétrir mes bras, mes épaules, sans respect de la mousseline fragile qui voile ma nudité : mon corsage sera dans un bel état, tout à l’heure… Et, pour la première fois, je n’oppose aucune résistance à ses tentatives. La mauvaise Nicole pense : « Si je le repousse, il ira se dédommager auprès d’elle. » Et la Nicole scrupuleuse paye sa conscience d’une excuse incertaine : « Après tout, en la détachant d’un arriviste indigne d’elle, j’empêche cette petite Sylvie d’être malheureuse. »

Julien, stupéfait de son succès inattendu, soupire d’allégresse :

— Ma chérie !… Ma Nicole, je vous adore !

Le dernier film est déroulé. La salle se rallume, et c’est le brouhaha du premier entr’acte. Vivement reculé, Julien a repris l’attitude correcte d’un spectateur indifférent. Un peu rouge, je braque ma lorgnette, au hasard, vers les loges. En face, dans l’avant-scène de droite, une assez jolie quadragénaire — blonde, oxygénée, une couperose atténuée de poudre rose, de grasses épaules aux chairs lumineuses, — bref, d’une maturité conservée, s’accoude nonchalamment aux côtés d’un grand vieillard osseux. Son petit nez coquin de soubrette de Marivaux, ses yeux pétillants, requièrent mon attention. J’interroge Julien :

— Savez-vous qui est cette blonde resplendissante, là-bas ?… Elle a un collier d’admirables émeraudes.

— Fréminet me l’a nommée, tout à l’heure, répond négligemment Dangel. Je crois que c’est la femme du directeur d’un grand journal financier… Une certaine madame Dubreuil… non : Bouvreuil ! madame Jules Bouvreuil.

Tiens ! Bouvreuil : le patron de l’Agioteur, l’ennemi de Landry Colin ! Je lorgne, avec une curiosité aiguë, le couple installé en face : l’homme, sec, droit, l’œil éteint ; la femme, souriante, épanouie comme une rose d’automne…

C’est toujours amusant de regarder des gens dont quelqu’un vous a beaucoup parlé. Julien ajoute :

— D’après Fréminet, elle n’aurait point une bonne réputation, la belle madame Bouvreuil…

Mais il s’interrompt, voyant le rideau se lever, pour m’avertir, un peu confus :

— Ne l’écoutez pas, celle-là : elle est de moi… et elle est idiote… Si vous ne teniez pas à assister au ballet que danse Nadine, je vous aurais priée de partir… J’ai honte de mes chansons stupides !

Et le jeune auteur dramatique, navré d’écrire des couplets incongrus commandés par Fréminet, se rencogne, maussade, au moment où le beau Mafiole, entrant en scène, déclame d’une voix claironnante :

« La Grève des Ventres, romance dépopulatrice… »



VI


— Lucy !

— Madame ?

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures moins dix…

— Il fait beau ce matin ?

— Un temps superbe, madame.

— Vous préparerez mon tailleur de serge noire et mon panama… Je sors à onze heures.

— Bien, madame.

— Lucy !… Remontez-moi les journaux, avec le déjeuner.

Assise sur mon lit, à peine réveillée, je frotte mes paupières. Un mince filet de soleil, glissant de la croisée, allume une traînée de poussière à travers la pièce, dore le duvet blond de mes aisselles, et caresse d’un rayonnement tiède la courbe renflée d’un de mes seins découvert.

Deux jours se sont passés depuis la générale du New-music-hall. Je forme le projet d’aller surprendre Sylvie au Bois.

Lucy rentre dans la chambre et m’apporte le Quotidien. Je déplie mon journal en finissant d’ouvrir tout à fait les yeux.

Voyons la première feuille : je puis décrire, avant de la regarder, son immuable mise en page. À gauche, un article politique du sénateur de la Moselle. Ensuite, une information de l’étranger, avec photo instantanée. Et enfin, à droite des échos, le sensationnel fait divers ou le scandale « bien parisien ».

Bon ! Qu’est-ce que je disais !

L’invariable article de fond est encore signé par un ancien sénateur, ce matin. La vue générale d’une ville turque incendiée s’étale au beau milieu de la page, et, naturellement, l’esclandre quotidien ne fait pas défaut. Son titre raccrocheur a les honneurs de la manchette :

UN NOUVEAU KRACH

Puis, en sous-titre… Oh !… Non, c’est impossible ?… Mais si… pourtant. J’ai bien lu :

Le banquier Landry Colin a été arrêté hier !

Effondrée dans mes oreillers, anéantie de crainte et de stupeur (même lorsqu’il nous menaçait, un malheur semble toujours imprévu sur le premier moment), je cherche à reprendre mon sang-froid. Voyons… Je me ressaisis peu à peu. Landry a donc reçu le coup qu’il redoutait si fort… Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est la façon dont c’est arrivé… Et le dommage que subit son entourage… Je relis le Quotidien, sous l’empire d’une curiosité dévorante. Et je veux ressasser, d’un bout à l’autre, le récit de cet événement auquel je ne comprends absolument rien.

Relaté sans bienveillance, le compte rendu de la « Combinaison Landry Colin » débute ainsi :

« La justice vient de mettre un terme aux agissements d’un banquier parisien qui, par ses procédés et sa manière d’opérer, trouvait le moyen de faire un nombre incalculable de dupes. M. Landry Colin avait fondé en 19… une maison de banque rue Saint-Lazare. Colin s’occupait de toutes sortes d’affaires de Bourse, et avait créé des sociétés nombreuses. Favorisé par la chance, il connut bientôt une ère de prospérité. Il ouvrit des succursales à Bordeaux, Sedan, Troyes, Bourges, Amiens. Il agrandit considérablement sa maison et, l’année dernière, la transféra rue de Grammont où nous connaissons ses bureaux somptueux. L’argent affluait de toutes parts. Voici quelles étaient ses opérations favorites… »

Suivent des explications filandreuses, bourrées de chiffres et d’expressions barbares, qui s’efforcent de développer aux yeux du public les entreprises frauduleuses de Landry Colin : irrégularités dans la formation de sociétés, dividendes fictifs, énonciations d’apports majorés… Bon sang, quel micmac ! Je lis plus loin :

« … Landry Colin avait intéressé à ses affaires le fils d’un riche industriel décédé, M. Paul B… On les rencontrait fréquemment dans le monde où l’on s’amuse… »

Une allusion à Paul, maintenant ! Ah ! çà va-t-on le mêler à cette histoire ?

« … Tandis que l’argent des souscripteurs servait à payer les plaisirs du banquier, celui-ci vit se dresser contre lui un de ses actionnaires, M. Renaudel, qui s’aperçut un beau jour du danger que couraient ses fonds, porta plainte contre le banquier, et se constitua partie civile. Une information fut ouverte. M. T…, juge d’instruction, décerna un mandat d’amener. Hier matin, Landry Colin était arrêté… »

Je laisse tomber mon journal, atterrée. Que signifient ces choses embrouillées ? Le Quotidien prétend que Colin aurait trompé nombre de clients, et, tout bien résumé, il n’y a cependant qu’une plainte déposée : celle de M. Renaudel. Au fait, quel est donc ce nouvel olibrius ? Jamais Colin n’avait prononcé le nom de Renaudel en me parlant de ses ennemis. Qu’est-ce qui le pousse à entrer en jeu, celui-là ? Et comment se peut-il que l’attaque ne soit pas partie de l’Agioteur, de ce Bouvreuil acharné à la poursuite du banquier ?

Landry serait-il réellement un financier véreux, et non un lutteur malheureux succombant sous le poids d’une haine ?

Je réfléchis passionnément… Oh ! Et puis, zut ! Ce ne sont point des affaires à la portée des femmes.

Je me renfonce rageusement sous mes draps. Je me redresse bientôt. D’une main vengeresse et griffante, je lacère le maudit journal qui m’apprend cette aventure inquiétante… Rien ne m’est plus désagréable qu’un réveil salué d’une mauvaise nouvelle. Dans la journée, dans la soirée, lorsqu’on possède toute sa lucidité, — bon ! Mais, au matin, quand on sort à peine de cette délicieuse torpeur du demi-sommeil, — l’annonce d’un événement fâcheux, tombant sur votre tête engourdie ainsi qu’une potée d’eau froide, prend soudain l’importance d’un acte de cruauté. Et je relève la couverture par-dessus mes yeux, comme les enfants qui boudent.

Un quart d’heure après, Lucy me trouve dans cette attitude découragée :

— Madame ne se lève pas ?

— Si.

Je sors une jambe du lit ; mes pieds — larges, petits et potelés, — m’amusent toujours lorsqu’ils sont nus ; bien cambrés, ils se teintent délicatement d’ocre rose aux talons, d’ambre pâle aux chevilles… Je comprends Marie-Louise. Moi aussi, j’eusse été capable de poser, au messager m’apprenant un désastre, la légendaire question de l’impératrice : « Vous regardez mon pied ? » Ce matin encore, malgré mes appréhensions, je les examine avec complaisance.

Lucy m’enfile des bas de soie mauve. Soudain, j’entends la voix de Paul, venant du vestibule.

Il demande :

— Madame est dans sa chambre ?

Et paraît, au seuil de la porte. Paul est en costume de cheval ; ses bottes sont bien tirées, son vêtement ne fait pas un pli ; il porte des gants de suède d’un joli noir mat. C’est mon Paul de tous les jours… Et pourtant, sa physionomie est changée à tel point que je le reconnais à peine, et que j’esquisse un geste pour couvrir mes épaules nues, tant j’ai l’impression d’être devant un étranger… Lui, si rieur, le visage si coloré, d’ordinaire, est-ce lui, cet homme sinistre, à la figure blême, aux yeux d’angoisse, qui me fixent avec une expression d’anxiété intense ?

Oh ! La sensation bizarre : je perçois, sur les traits de Paul, l’âme nouvelle, différente, qui transforme leur aspect familier sans modifier cependant une parcelle d’épiderme… Je vois l’invisible plaquer son masque sur cette matière.

Paul ordonne sèchement :

— Laissez-nous. Madame s’habillera seule.

Et Lucy s’esquive, si vite qu’elle emporte un de mes bas par inadvertance.

Paul s’approche de moi, m’attire contre lui dans une étreinte chaste et prolongée, grave comme un adieu. Il dit :

— Tu as lu ?… Tu sais la nouvelle, ma pauvre chérie ?

— Oui.

— Je suis perdu.

— Toi !

Je le regarde avec des yeux agrandis. Les menaces mystérieuses de cette affaire enchevêtrée m’apparaissent, ainsi qu’un cauchemar, en prenant des formes fantastiques de bêtes apocalyptiques : ongles crochus, griffes acérées, gueules béantes… J’ai peur.

Je questionne, cherchant à m’expliquer tout ce qui ne m’est point accessible :

— Quel danger cours-tu ?… C’est Colin qui est arrêté. Es-tu responsable de ses actes ?

— Oui, moralement… et aux yeux du monde. Je passe pour son associé : je ne suis que son commanditaire, en réalité ; car je n’entends pas grand’chose aux opérations financières. Néanmoins, nous avons fait des affaires ensemble : je donnais l’argent, Landry l’employait. Nous exploitions en commun les mines de Green-City, et nous devions organiser une grande compagnie de transports… Dans l’affaire pour laquelle Colin est poursuivi à l’heure actuelle, je n’ai pas de participation directe. N’importe ! Lorsqu’un banquier est inculpé de quelque malversation, que ce soit à tort ou à raison, ses clients s’affolent immédiatement, exigent leurs fonds ; ses petites valeurs, toujours vulnérables, dégringolent aussitôt : c’est la panique, la débâcle… Colin arrêté : je suis englobé dans la catastrophe, considéré comme complice, parbleu ! Depuis hier, les actions de mes raffineries ont déjà baissé. Sais-tu à quel cours étaient les valeurs de la banque Landry Colin, il y a trois jours ? La Banque Algérienne : 203 ; les Mines Green-City : 325 ; La Nationale : 228… Hier, dès l’arrestation connue, le cours tombe à 80, 50, 25…

— Si tu crois que cela me renseigne ! Sitôt que l’on cite des chiffres, je ne comprends plus rien…

— Les conséquences de la plainte Renaudel entraînent les faillites de nos entreprises… Eh bien ! non ! Je ne veux pas ! Moi, qui n’ai jamais accepté de proposition douteuse, qui ai vécu jusqu’ici, honoré, estimé, je n’entends point me laisser prendre pour l’associé d’une canaille : plutôt que d’entacher ma réputation, je préfère aller à la ruine totale… Il faut tirer Landry Colin du péril, coûte que coûte !

Paul se tait, absorbé, le front barré d’une ride profonde.

Il me suit machinalement dans le cabinet de toilette.

Pour la première fois, Paul me laisse procéder à mes soins de coquetterie sans m’interrompre, sans me regarder. Je puis, impunément, évoluer à demi-nue au milieu de mon élégant laboratoire hydrothérapique ; arroser ma chevelure dénouée de parfums enveloppants ; brosser mes ongles d’un émail brillant ; masser ma poitrine d’une main délicate, ennuager mes joues et mon cou d’une poudre invisible : nulle caresse ne vient me troubler.

Et cette abstention inconcevable, extraordinaire, de Paul, est le signe le plus grave de son accablement.

J’en suis tellement déconcertée que j’oublie de me coiffer, immobile, pétrifiée.

Affalé sur des coussins, Paul médite, le regard sombre. À la fin, il s’écrie :

— Oui, mais comment sauver Landry ?… Ses adversaires sont inattaquables. Corrompre Renaudel ?…

— Corrompre !… Tu veux dire : le désintéresser ?

Sans prendre garde à mon interruption, Paul continue :

— Impossible. Le pot-de-vin qu’il a dû recevoir d’autre part est probablement formidable. Au dessus d’une certaine somme, on devient honnête homme, et l’on se révèle inaccessible à la trahison : elle ne rapporte plus assez.

Il gronde, exaspéré :

— Et dire que je suis sûr que Colin n’est point fautif en cette sale affaire !

— Alors, rassure-toi… Il sera impossible de le condamner.

— Tu crois ça, âme simple ? Penses-tu que les juges puissent discerner quelles sont les opérations licites, et les autres ? Ils ne sont pas plus financiers que toi. Et quand le parquet s’avise d’éplucher les comptes d’un petit établissement de crédit, à défaut de la grosse escroquerie, il découvre souvent quelques peccadilles. Il est si malaisé de distinguer le blé de l’ivraie, parmi ces spéculations…

— Mais, enfin… Si le résultat est le même, chaque fois, que l’on accuse un banquier : à quoi reconnaît-on son innocence ?

— À ce qu’il n’est pas parti pour Bruxelles. Lorsqu’on est coupable, on file — c’est le salut. Lorsqu’on peut se défendre, on reste — c’est la honte. Colin savait depuis deux mois qu’une information était ouverte. On ne l’a point arrêté par surprise : il aurait pu fuir vingt fois s’il l’avait voulu.

Je tords la coque blonde de mon chignon ; j’arrange avec art les boucles crépelées qui encadrent mon visage. Pourquoi négliger ce soin ? Il ne m’empêche pas d’écouter les doléances de Bernard : et une coiffure réussie, ça nous console de bien des choses…

Paul reprend violemment, après un silence :

— C’est exaspérant ! Nous qui n’avons rien fait… Passer pour des malhonnêtes gens à cause de cette fripouille !…

— Renaudel ?

— Mais non : Bouvreuil !

— Hein ? Bouvreuil ?

Je sursaute d’étonnement. Paul perdrait-il la tête ? J’insiste :

— À quel propos t’en prends-tu à Bouvreuil ?… Puisque c’est Renaudel, le plaignant.

— Mon petit, Renaudel est un homme de paille. Un pauvre diable, incapable matériellement d’être l’actionnaire d’une société financière. On lui a fourré ses titres dans la main le jour qu’il porta plainte, et on lui a même fourni la somme qu’il dut verser au greffe. Renaudel est un faux plaignant. Tout vient de l’Agioteur.

— Il me semble que cela peut se prouver, ça. Si on déposait une contre-plainte…

— Bah ! La raison du plus fort… Ce Jules Bouvreuil jouit d’une influence terrible.

— Toi aussi, Paul, tu es puissant.

— Ma seule force, c’est l’argent. Lui en a également, autant que moi. Par exemple, ce que je possède et qu’il n’a point, ce sont les scrupules : la partie est inégale. Je la jouerai quand même… Tant pis !

Je retire ma chemise pour la remplacer par une combinaison pantalon : un amour de dentelles enrubannées. Nue, je me contemple devant la glace : j’ai un corps svelte et charnu d’Anadyomène ; une peau blanche, blonde, rosée ; une chair élastique et ferme ; les reins souples ; les seins en coupes ; les hanches pleines et le ventre plat. J’ai comme un vague pressentiment que toutes ces petites choses précieuses ont infiniment plus de valeur que les actions de la banque Landry Colin…

J’interroge Paul en attachant mes jarretelles :

— Quel intérêt eut Bouvreuil à commettre cette iniquité ?

— Deux raisons majeures : la nécessité de se débarrasser d’un obstacle, et l’occasion d’un bon coup de Bourse…

— Détaille…

Paul s’embarque dans une histoire très embrouillée, cite des chiffres, emploie des expressions affolantes : report, émissions, extension économique, hausse et baisse, mines d’or : ça me produit le même effet que, toute petite, quand je prenais une leçon d’arithmétique et que je ne parvenais pas à résoudre un problème diffus ; mon institutrice me bourrait la tête de termes analogues : densité, dividende, lingot d’or… Oh ! Sainte terreur du calcul… Je coupe le discours de Paul :

— Je t’en supplie : parle-moi une langue que je comprenne !

Alors, lui, tout d’un trait :

— Écoute : tu as vu, des fois, un dogue et un mâtin guigner le même morceau. Qu’en résulte-t-il ? Bataille. C’est le vainqueur qui happe la belle viande. Eh bien, voilà ! Landry Colin gênait Bouvreuil. Bouvreuil a fait coffrer Colin pour manger à lui seul la côtelette que tous deux se disputaient.

— J’ai saisi, à présent. Et le coup de Bourse ?

— Encore plus simple : Bouvreuil a profité de ce qu’il connaissait le jour de l’arrestation d’avance, pour vendre les valeurs de Colin au plus haut cours, et les racheter quand elles sont tombées à plat.

— Bon ! Ça recommence à devenir inexplicable… Je croyais que c’était en faisant l’opération contraire — acheter des titres et les revendre à un cours supérieur — que l’on avait un bénéfice ?

— Pas dans ce cas. Exemple : tu vends 1.000 francs, à un monsieur, un objet qui ne vaudra plus que 10 francs après-demain. Si tu n’achètes, en réalité, cet objet que le jour où il subit sa dépréciation, tu as gagné la différence… car, tu n’es pas tenue de le remettre immédiatement à ton client, qui, lui, doit te le payer le prix convenu.

— C’est assez malpropre, ce petit trafic !

— Plutôt !

— Si on parvenait à le démontrer, est-ce que cela ne favoriserait point Landry ?

— Colin va certainement réclamer une enquête concernant ces agissements, dans l’intérêt de sa défense. Bah ! la bande de Bouvreuil trouvera bien le moyen de truquer les rapports d’expert. Quand on a un homme politique dans sa manche — et quel homme ! — on a beau jeu à tenter de vilains coups.

— Quel est cet homme politique que Bouvreuil a dans sa manche ?

— Hé !… Léon Brochard, parbleu !

— Léon Brochard !!

Abasourdie, je répète machinalement ce nom inattendu.

Avez vous déjà parcouru l’un de ces labyrinthes de foire dont les murailles sont peintes de figures grotesques ?…

Chaque tournant nous ménage une surprise, que les détours vous empêchaient de voir, une seconde avant. Voilà tout à fait l’impression que j’éprouve, au fur et à mesure que mon esprit se perd dans les spirales de l’Affaire Colin.

Je songe à voix haute :

— Cependant, Landry s’est vanté à bon escient d’être protégé par Brochard, son ancien condisciple…

Paul hausse les épaules :

— Brochard a changé son fusil d’épaule… Est-ce un fait unique ? N’as-tu jamais vu un politicien passer d’un parti à l’autre ? Lorsqu’une branche commence de pourrir, l’oiseau transporte son nid sur la branche voisine.

Je réfléchis. En un éclair, le nom de Léon Brochard me rappelle tous les incidents de ces deux derniers mois : sa visite chez moi, le soir qu’il fut amené par Landry ; son admiration pour le tableau de Watelet ; et sa déclaration ; puis, mon escapade rue de Solférino, ma légère ivresse, mon demi-consentement aboutissant à l’entière déconvenue de l’ex-Premier, si piteux à voir sous sa petite chemise… Il semblait fort amoureux, Léon Brochard. N’y aurait-il aucun espoir, de ce côté ?…

Paul m’interrompt, d’une exclamation de joie profonde :

— Comme je suis heureux que ta situation te mette à l’abri de cette débâcle, Nicole !

C’est vrai : tandis que mon pauvre Bernard va s’embourber, se débattre, peut-être se ruiner, au milieu de ces tripotages, moi — grâce à sa générosité passée — je reste riche, indépendante, hors de la bourrasque.

Ton rôle ne se dessine-t-il point, Nicole, après ces paroles que Paul vient de prononcer innocemment ?

Tu es bien allée chez Léon Brochard sans dessein, sans excuse, par perversité, pour défier bêtement la jalousie, sinon légitime, du moins très humaine, de ton amant. Tu peux donc risquer cette démarche, aujourd’hui que ton but est de sauver l’homme loyal et affectueux qui te fit le destin d’une Danaé, te comblant à la fois, d’or et de caresses… Ta seconde visite à l’ex-ministre sera la rançon de la première.

Ma décision est prise. Irrévocablement. J’ai achevé de m’habiller, pendant cette conversation. Je retourne dans ma chambre où Lucy, exécutant mes ordres, a déposé sur le lit le costume de serge noire et le panama entortillé de gaze bleue… Cette toilette m’évoque le gentil programme que je m’étais tracé… Voici ma matinée gâchée : ce n’est pas encore aujourd’hui que je verrai Sylvie !

J’endosse ma jaquette, après avoir attaché la jupe trotteuse. Une cravate verte, un faux-col éblouissant tranchant sur la sobriété du tailleur noir, et jamais je ne me suis vue plus jolie que sous ces vêtements discrets dont la simplicité met ma fraîcheur en valeur, mieux que les soies et les velours tarabiscotés du soir.

Par exemple, le panama est trop négligé pour une démarche sérieuse. Je le remplace par un tricorne de paille noire, qui me fait paraître encore plus blonde.

Paul m’a regardée, étonné ; maintenant, il interroge, tandis que je boutonne mes gants :

— Tu sors ?… Où vas-tu ?

Je le fixe profondément, sans répondre.

Nos yeux se rencontrent, s’incrustent, s’expliquent, se gênent horriblement sans oser se détourner ; une sorte d’attraction nous force à subir ce supplice de la vrille, où chacun lit sa pensée dans les prunelles de l’autre.

Paul me devine, sachant bien, lui aussi, que si l’on parvenait à détacher Léon Brochard du clan Bouvreuil, à ramener l’ancien ministre dans le camp de Landry Colin, le procès du banquier changerait de face. Ses regards parlants signifient : « C’est chez lui que tu vas, n’est-ce pas ? »

À la fin, répliquant à sa question muette, je murmure :

— Oui !

Paul rougit, baisse la tête. Il proteste faiblement :

— Reste… Reste, Nicole.

Hélas ! En disant cela, il ne peut se retenir de songer que ma tentative est notre seule chance de salut ; que, malgré ses méditations laborieuses, il n’a pas trouvé une idée pratique, agencé un plan propre à être mis à exécution, pour sauver son associé… D’autre part, son amour, sa jalousie, sa dignité, se révoltent à la pensée de me voir lancée dans une louche intrigue.

Paul m’offre un pauvre visage ravagé, tiraillé, torturé d’impressions contraires.

Mon cher Bernard !… Comme je le plains et comme je l’aime, à cette minute !

Heureux, il n’était, pour moi que le protecteur, en somme ; plus délicat, plus respectueux, que ne se manifestent généralement ceux qui remplissent ce rôle, voilà tout. Mon affection se montrait calme et fraternelle.

Malheureux, il éveille ma passion endormie, insoupçonnée. L’infinie pitié que je ressens à l’égard de cet être sincère et bon, vient de souffler sur le feu, d’allumer l’étincelle amoureuse… J’ai une fierté, un bonheur immense, à penser que je suis en pouvoir de l’assister, à mon tour…

Peut-être est-ce une sensation fugace due à mes nerfs surexcités : demain, la cendre se reformera-t-elle ?

Je me penche sur Paul, je le grise d’un baiser d’amante. Il appuie sa tête contre mes seins :

— Étourdis-moi, console-moi, Nicole !

Je me dégage doucement. Je profite de ce qu’il est distrait, attendri et désemparé, pour me retirer à pas de loup.

Et je sors précipitamment de l’hôtel, je dégringole le perron, je traverse le jardin en courant, tant j’ai peur qu’il ne me rappelle…

Ironie du sort : Paul est probe et n’a jamais failli ; aujourd’hui, s’il persiste dans son honnêteté, sa réputation risque d’être entachée. Et la seule ressource qu’il ait de défendre son honneur, c’est d’accepter une compromission !



VII


Quelle admirable matinée ! L’avenue des Champs-Élysées est inondée de lumière. Un vif soleil de printemps brûle mes épaules, et je dois ralentir la course folle qui m’échauffe.

Il y a deux minutes que j’ai quitté l’hôtel ; il me semble que, si je me retournais, je verrais Paul… Un voleur n’a pas plus de crainte d’être rattrapé que moi, à cet instant. Comme j’arrive à l’angle de la rue de Berri, un appel me fait tressaillir :

— Nicole !… Nicole !…

Ça y est ! Paul a dû sortir derrière moi. Je m’arrête, les jambes molles ; et je fais volte-face, cherchant à l’apercevoir.

Une main me frappe sur l’épaule.

— J’étais devant vous, chère amie. Pourquoi guettiez-vous de l’autre côté ?

Julien Dangel me salue d’un sourire assuré. Ses yeux sont plus bleus que jamais et il a gardé des bribes de soleil dans sa moustache aux pointes dorées. Comment ! C’est ce jeune idiot qui me hélait de la sorte… J’ai envie de le gifler.

Malheureusement, les privautés que je lui ai permises, l’autre soir, m’obligent à prendre un air aimable : c’est l’engrenage.

Julien dit, après avoir baisé ma paume, par le creux du gant :

— Je me rendais chez vous, justement.

— Sapristi !… Vous n’avez pas choisi le bon moment…

— Si. Je l’ai choisi, exprès.

Julien appuie ses paroles d’un regard drôle. Je remarque seulement sa mine singulière. Je demande :

— À quel propos ?…

Julien interrompt doucement :

— Je lis les journaux, Nicole… J’ai appris la nouvelle, ce matin. J’ai pensé à vous, à votre ami…

— Qu’est-ce qui vous a laissé supposer qu’il s’agît de Paul ? Vous étiez donc bien au courant de ses relations avec Landry Colin ? Le Quotidien ne l’a désigné que sous une initiale…

— D’abord, j’avais vu monsieur Colin chez vous, et Fréminet, me l’avait nommé comme l’associé de votre… de monsieur Bernard. Ensuite, c’est le Flambard, mon journal habituel. Je ne sais de quelle manière le Quotidien a rapporté l’événement, mais je vous prie de croire que le Flambard, ne se prive pas de citer M. Bernard en toutes lettres…

Julien tire le Flambard de son veston et l’ouvre, juste au passage qui concerne Paul. Je lis :

« … Landry Colin était commandité par M. Paul Bernard (fils de feu Isidore Bernard) qui, détenteur de la marque de réglisse Bernard et des raffineries Goërtz, avait ajouté, au trafic du sucre et de la réglisse, celui des poires… »

Je rejette dédaigneusement cette ordure. Je commence à m’aguerrir, et me doute que la rédaction du Flambard, a des accointances avec la direction de l’Agioteur. Mais, irritée quand même, je rembarre Julien :

— Alors, vous veniez me présenter vos condoléances ?… En voilà une idée baroque !

Julien s’assombrit. Il riposte vivement :

— Je ne vous eusse point dérangée inutilement, le jour où vous est réservée cette peine… Ma visite avait pour but d’essayer de vous soulager, dans la mesure du possible…

J’interprète « soulager » au sens de : « consoler. » Énervée, je brusque l’entretien :

— Mon cher ami, nous reparlerons de cela à loisir… Aujourd’hui, je suis très pressée… Une course urgente… On m’attend.

— Nicole !… Écoutez. Deux mots, seulement. Je possède, peut-être, un moyen de vous aider.

Stupéfaite, je considère le petit Dangel. Il paraît sérieux. Je me décide à entendre ses explications :

— Voyez-vous, Nicole : les auteurs, les littérateurs, ont beau passer pour des gens brouillés avec l’arithmétique, en général ; moi, j’ai du sang normand dans les veines, et cela me permet de comprendre la science des calculs compliqués. Je pense m’être à peu près assimilé l’Affaire Colin… Malgré le parti pris évident du Flambard, j’ai cru démêler que Landry Colin ne serait pas aussi noir qu’on se plaît à le montrer, car les tripotages dont on l’accuse sont assez mal définis. Si l’instruction est bien menée, le banquier pourra s’en tirer… Il s’agit d’intéresser le Parquet à sa cause. Je puis y contribuer…

— Comment cela ?

— Je n’aurai qu’à me réconcilier avec Sylvie.

— Hein ?

— Son père est le juge d’instruction T… à qui est confiée l’affaire Colin. Si je retourne chez monsieur T… soit par lui-même, soit par Sylvie, j’obtiendrai de plaider la cause du banquier auprès de son juge ; au besoin, je me prétendrai intéressé à ses opérations financières, bref, je parviendrai sans doute à faire circuler un courant de sympathie en faveur de Landry Colin… On écoute plus facilement un futur gendre qu’un étranger.

Je reste effarée des révélations de Julien Dangel. Ainsi c’est justement entre les mains du père de Sylvie que se trouvait le sort de Landry : le hasard se plaît aux coïncidences ! Je comprends, maintenant, pourquoi le banquier, lors de la rencontre au Bois, examinait si attentivement le vieux monsieur : Colin était déjà prévenu.

J’objecte malicieusement :

— Savez-vous, mon cher Dangel, que votre proposition est fort équivoque… Quel rôle joueriez-vous envers votre fiancée ?

— Un rôle déloyal et malhonnête, je le reconnais. Que m’importe ! Je commettrais les pires actions pour vous, Nicole, à présent que vous voulez bien que je vous aime… Je suis si heureux… Je vous adore !

Je réfléchis. Julien, se faufilant dans l’intimité du juge d’instruction, serait à même — sinon de servir Landry — du moins de surprendre une phrase échappée, un renseignement précieux qu’il me livrerait… Oui, mais Sylvie ! Elle s’imaginerait que Julien s’est épris de nouveau et sollicite sa grâce ? Je ressens encore la petite piqûre au cœur… Et je déclare fermement :

— Non, je ne veux pas ! Vous n’oubliez point ce que vous m’avez promis, Julien ?… Je vous interdis d’aller là-bas.

Julien me regarde de cet air reconnaissant dont il accueillit ma demande, il y a trois jours… Il insiste :

— J’aurais tant de joie à vous obliger… Il me semble que cela rapprocherait un peu les distances qui nous séparent : vous, riche, répandue, entourée de luxe ; moi, provincial inconnu, dans une situation médiocre…

Irrésolue, je me reproche maintenant de m’être laissé influencer par des raisons étrangères aux intérêts de Paul. Suis-je bien certaine, que, seul, le désir que l’on n’abusât point cette Sylvie aimante, en lui préparant une seconde déception, m’a conseillé un refus énergique à l’offre de Julien ? Et n’y a-t-il que de la pitié pour une enfant désarmée, dans le geste qui m’incite à éloigner Julien de toute comédie ?

J’abandonne au hasard le soin de décider ce qui doit arriver. Et je dis — comme on joue à pile ou face :

— Écoutez, je suis sortie pour tenter une démarche décisive : qu’elle réussisse, et Landry n’a plus rien à redouter. Attendons… Au cas où elle échoue, il sera toujours temps d’essayer de votre côté…

Julien me dévisage hardiment, avec l’assurance que donnent, même aux plus timides, nos menues faveurs accordées. Il n’a pas l’audace de formuler une interrogation précise, mais ses yeux m’enveloppent déjà d’un regard curieux, investigateur : il se croit le droit d’être jaloux, tant la possession commence par là. Et je le sens inquiet, intrigué, à l’idée de ma fameuse démarche… Julien accepte Paul, à la façon dont un jeune homme, qui rêve de devenir l’amant d’une femme, subit la nécessité future d’un partage avec le mari. On n’envie point celui que l’on espère tromper. Mais, à la pensée d’une protection inconnue, d’un ami à moi qu’il ignore, Julien s’estime lésé. Un peu plus, et il va parler, questionner… Je lui tends une main preste :

— Adieu… Il faut que je me sauve… À bientôt.

Et laissant planté, au milieu de l’avenue, ce beau jeune homme blond, sur qui des promeneuses se retournent parfois, je traverse la chaussée et saute dans une auto, en criant au chauffeur :

— 4, rue de Solférino !

Si Julien a entendu l’adresse, le voilà rassuré : il saura que c’est simplement de « notre » ami Léon Brochard qu’il s’agit. Et celui-là, il ne doit guère le considérer comme un rival : dans le ministère des aventures d’amour, ils ne possèdent pas le même portefeuille.

Pourquoi cet infortuné Dangel m’inspire-t-il une défiance incoercible ? En apprenant mes ennuis, il est accouru tout de suite : c’est gentil… ou c’est habile.

Hélas ! Je sais bien, au fond, quelle est la source de cette méfiance envers ceux qui prétendent m’aimer : un jour étant enfant, je me rendis malade en absorbant des fruits de belladone que j’avais pris pour des cerises. Depuis cet accident, je ne peux plus manger de cerises : à leur vue, j’éprouve une répulsion irraisonnée.

Mon premier amour m’a laissé un goût d’amertume dans la bouche : je crois que tous les autres sont empoisonnés.

Je doute de ce Julien Dangel équivoque et charmant, parce que Claudières me trompa jadis, et je cherche à sauvegarder Sylvie, cette nouvelle Nicole, plus naïve, plus douce, — mais aussi passionnée. Seule, l’affection de Paul m’emplit de sécurité : elle s’est manifestée avant de se raconter.

L’amour est une addition douteuse : il faut commencer par en faire la preuve.

Trêve de réflexions : l’auto vient de stopper devant la maison de Léon Brochard. Je m’aperçois, au moment où je paye le chauffeur, que mes mains sont agitées d’un tremblement nerveux…

Voici l’escalier aux murs ornés de glaces, aux tapis épais. Je perds la sensation du temps écoulé depuis ma première visite : il me semble qu’elle eut lieu hier… Ou plutôt, non : j’ai l’impression de la revivre en rêve. Je monte très lentement ; mon cœur bat ; et, je vois, dans les hautes glaces, une jeune femme, blonde et pâle, qui braque sur moi de grands yeux bleus à la pupille si dilatée, qu’ils paraissent noirs… C’est tout à fait comme l’autre fois. Me voilà sur le palier du second étage. J’attends un peu, avant de sonner.

C’est le même valet de chambre qui passe son museau glabre par la porte entre-bâillée. Il est toujours rébarbatif et soupçonneux. Il laisse tomber sa question d’une bouche dédaigneuse :

— Madame désire ?

Je m’introduis délibérément dans l’antichambre, écartant le domestique du bout de mon gant. Effaré, il s’efforce de protester, une réelle inquiétude enrouant sa voix :

— Mais, monsieur ne reçoit pas, ce matin… Il m’a bien défendu de… Il est très occupé.

— Mon ami : fermez la bouche, et ouvrez la main.

Je glisse un louis dans la paume qu’il tendait pour me repousser. Au contact du métal, le valet de chambre s’amadoue ; sa face sourit, tordue d’un rictus servile. Il avoue, jouant l’affliction :

— Je veux bien annoncer madame : seulement, je crains que madame ne soit renvoyée…

— Ça, c’est mon affaire. Dites à monsieur Léon Brochard que je tiens à le voir absolument, au sujet d’une question de toute importance… Je ne partirai pas, si je n’ai pu lui parler.

Ma décision impressionne le domestique. Il me fait passer au salon sans oser de nouvelles objections ; il a constaté en moi les deux qualités des supérieurs : je sais commander et je sais payer.

Néanmoins, je l’entends grogner à voix basse, avec un haussement d’épaules significatif :

— Zut ! après tout… Ils se débrouilleront… Moi, je m’en lave les mains.

Seule, je tâche de rassembler mes idées, d’apprêter mes phrases, mes arguments. Voyons, il sera bon de rappeler à Brochard que Colin fut son ami jusqu’aujourd’hui… (Pourquoi ce valet de chambre paraissait-il embarrassé à ma vue ?…) Je me montrerai coquette, irrésistible… (pourtant, il ne peut savoir déjà les ramifications qui me rattachent à l’affaire Colin ; alors, à quel propos était-il persuadé que son maître me consignerait sa porte ?…) Je serai assez habile pour reconquérir le charme dont j’avais possédé un instant l’ancien ministre…

Sapristi ! Mes réflexions tourbillonnent, se précipitent, dans une confusion fâcheuse. Je mélange toutes mes impressions, et suis en mauvaises dispositions pour l’entretien qui se prépare. Ô mes nerfs, mes terribles nerfs !

Comme on me fait attendre longtemps !…

Je me lève. Je circule à travers la pièce. Je soulève un petit bronze de Chéret, exposé sur la cheminée, et je le contemple machinalement, incapable de décrire ce que mes yeux regardent.

Ah ! Enfin… La porte de gauche s’est ouverte. Je me retourne, et j’aperçois…

Un pyjama bleu et jaune, brodé de fleurs d’or et d’oiseaux noirs ; des pantoufles de satin violet ; et la tête de Léon Brochard, toute blanche, tout ébouriffée, émergeant de cette mascarade sino-japonaise…

Ramenant pudiquement son vêtement sur son sein, d’un geste de sénateur romain, Brochard murmure :

— Mande pardon, chère madame… Cette tenue… sors de mon lit.

De son lit, à onze heures et demie ? Moi qui le croyais si matinal ! Je baisse les yeux pour ne plus voir le merveilleux pyjama à ramages. Pourrai-je réprimer mon fou rire intempestif ? Hélas ! Oui : je n’ai qu’à penser à Paul.

Et c’est très gravement, presque humblement, que je prends la parole, après m’être assise en face de Léon :

— Excusez-moi, monsieur, de vous déranger ainsi : à l’improviste…

— Du tout, chère amie : une jolie femme ne me dérange jamais.

Il a répondu cela sur un ton banal, avec la galanterie courtoise et réfrigérante des hommes indifférents. Je le fixe, d’un coup d’œil perçant : il m’épie, les prunelles guetteuses, le sourire railleur, méchant, quasi hostile… Ô vieux félin aux griffes tendues : tu me sens à ta merci, et ta rancune se délecte à l’avance, dans l’espoir de me faire expier ta déconvenue du mois dernier ! Attends un peu, tu vas te prendre à ton propre piège.

Je croise mes jambes l’une sur l’autre, et ma jupe collante accentue ce mouvement. Je détache un bouton de ma jaquette, pour dégager ma poitrine, mes seins pointant sous le devant de batiste transparente. Et j’implore, avec cette voix douce, traînante, voluptueuse, dont les femmes mendient les cadeaux ou les caresses :

— Dites, monsieur Brochard, vous ne vous doutez pas du motif de ma visite ? Vous ne voulez pas m’aider à l’expliquer ?

— Ma foi, chère madame, j’ignore absolument… Je ne devine point ce qui vous amène. La dernière et unique fois que vous vîntes sous mon toit, je ne pus guère soupçonner que vous seriez assez bonne pour vous y présenter de nouveau… Et le plaisir de cette surprise m’empêche de l’interpréter.

Vieillard perfide et vindicatif, que la lutte sera pénible avec toi, et la victoire dure à remporter !

Je dompte mon irritation frémissante, et je continue, forçant mon accent de douceur :

— Oh ! mon cher monsieur Brochard… Vous ne parviendrez pas à me faire supposer que vous soyez de ceux qui perdent la mémoire de leurs amitiés. Vous avez trop de générosité pour pratiquer les oublis opportuns…

— Mais pas assez pour chasser les souvenirs inopportuns, chère madame.

Mes doigts crispés éraillent la tapisserie de mon fauteuil. Je me contrains à rester souriante. Je poursuis :

— J’irai droit au but, monsieur… J’ai appris l’arrestation de Landry Colin, ce matin, en ouvrant le journal… J’ai éprouvé une commotion… Landry Colin est mon ami, monsieur : je l’estime donc innocent… Victime de quelque machination… politique, financière, que sais-je ! Ces choses compliquées ne sont point de mon ressort… Mais, ce qui est bien du domaine de la femme, c’est cette intuition qui ne trompe pas, et nous dirige vers l’endroit où nos prières seront entendues, comme un chien court sur la bonne piste… J’ai tout de suite pensé à vous, monsieur Brochard. Je vous avais jugé secourable, bon, juste, loyal…

— Bah !… Vous avez une singulière façon de prouver aux gens le cas que vous faites de leurs qualités !

— Monsieur… Oh ! monsieur… Vous ne me pardonnerez jamais ce… déjeuner ?

— La digestion fut un peu lourde.

— Monsieur Brochard, vous qui êtes si galant : vous n’absolvez point la faute en faveur de la pécheresse ?

J’ose me pencher à portée de ses lèvres, et lui offrir un irrésistible visage… Il se recule. Il examine complaisamment ma figure, mes formes, mon attitude abandonnée. Il a un sourire admiratif et ironique pour répliquer finement :

— Votre beauté nuit à votre cause, chère Nicole : plus la tentation est séduisante, plus le mécompte fut cruel.

— Monsieur Brochard !

Ma voix devient suppliante. Je pose ma main brûlante sur son genou. Léon me considère avec des yeux moins froids, mais reste… passif. L’admirable maîtrise de soi ! Cet homme m’étonne : je ne l’aurais pas cru si fort. Où est la sénilité libidineuse du vieux viveur concupiscent et grotesque ? Malgré le pyjama bleu et or, malgré les babouches améthyste et les blancs cheveux en désordre, l’ancien ministre recommence à m’imposer un certain respect, grâce à sa louable résistance : je ne puis l’attribuer qu’à sa force de caractère.

Un peu rouge, j’essaie d’aborder un autre terrain :

— Ne parlons plus de moi, ni de mes torts. Landry Colin… Monsieur Brochard… Landry Colin est votre ami…

— Permettez !

— Oh ! Vous pouvez bien le confesser, allez ! Puisque personne ne nous écoute. N’est-ce point lui qui nous a présentés l’un à l’autre ? Vous paraissiez enchanté de son amitié, ce soir-là… monsieur Brochard, au nom de cette amitié, je vous adjure de prendre la défense de Landry Colin !

— Mon Dieu, chère Nicole, écoutez l’aveu cynique d’un vieil homme qui connaît les hommes : si Colin fut mon ami, j’ai double raison de le lâcher ; le défendre serait me compromettre. Et soyez sûre qu’à ma place, il en ferait de même. Notre protection est une fille d’auberge : elle offre son gîte au passant qui a les poches pleines, mais ferme la porte lorsque le vagabond lui tend sa besace. Et la pitié du puissant à l’égard de son prochain, c’est une espèce d’assurance à intérêts composés… Ecce homo !

— Ah !… Colin vous avait bien jugé !

— Tiens ! Tiens ! Tiens !

Je m’arrête, saisie par l’accent moqueur dont Léon Brochard souligne ma maladresse.

Alors, excédée du rôle que je m’étais tracé, jetant le masque inutile, je me lève, hautaine, l’œil arrogant ; dominant l’ex-Premier de toute ma taille longue, souple, svelte, aux rondeurs aguichantes, aux courbes harmonieuses, et je m’écrie d’une voix sèche et mordante — de ma voix sincère :

— Franchise pour franchise, tant mieux, après tout ! Vous soupçonnez bien le mobile — le vrai — qui m’amène ici, hein, monsieur Brochard ?… Si je vous avais prêté l’intention d’assister Landry Colin, me serais-je imposé le devoir de plaider sa cause ? Pour une raison qui m’échappe, vous semblez vous être désintéressé soudain de votre ancien ami… Or, je viens vous demander, en grâce, de me porter secours à moi… De faire rendre justice à Landry, pour moi… Vous avez le pouvoir de tout obtenir. Et si j’ose tenter cette démarche, c’est que mon geste n’est point aussi vilain qu’il en a l’air… Personnellement, les éclaboussures de l’Affaire Colin ne sauraient m’atteindre… Ma sollicitude envers Landry n’a pas de motif égoïste…

— Vous parlez par énigmes.

— Bref, je ne mendie pas, moi. Et… et… quand je sollicite, quand je brigue une faveur d’importance, c’est à la façon de quelqu’un qui propose un… troc. Si vous l’acceptez, je suis prête à… à vous payer.

— En monnaie de sphinge ?

— Monsieur Brochard !…

Anxieuse, honteuse, j’attends mon arrêt. Mon sang se précipite avec un afflux violent qui picote mes joues empourprées. Je glisse un regard timide sur Léon Brochard : il sourit, impitoyable, ses yeux pétillent d’une joie mauvaise, ses mains pianotent gaiement sur le canapé. Aucune émotion : je suis perdue. Ah ! çà, fut-il changé en glacier, cet homme de braise, depuis le jour où je l’ai quitté ?

Je n’ai pas d’étonnement à l’entendre répondre, sarcastique :

— Trop tard, chère madame. Il eût fallu vous y prendre autrement. Léon Brochard n’est pas de ceux que l’on berne impunément lorsqu’on n’a pas besoin d’eux, quitte à les rappeler au moment propice : « Psitt ! viens ici, mon ami, à présent, tu peux m’être utile. » Vous vous êtes comportée d’une manière joliment malhabile, chère amie… Malgré votre esprit, petite Nicole, vous n’étiez pas assez forte pour vous mesurer avec un vieux routier du pouvoir, et la ruse de Landry Colin a échoué… Croyez-vous que je n’ai pas senti, dès le premier jour, où Colin voulait me mener ? Je le connais, mon camarade… Il vous avait choisie comme atout de son jeu — la dame de cœur — ; mais, dès l’apparition de votre museau rose, j’ai feint de me livrer, d’être l’heureuse victime de ce charmant guet-apens… Car, je vous ai passionnément désirée, madame. Un moment, vous m’aviez pris, subjugué… Il ne tenait qu’à vous de me posséder entièrement, de me forger une chaîne solide, avec ces jolis doigts fuselés… J’étais presque amoureux de vous… Mais, le jour du fameux déjeuner : quelle douche ! Ah ! vous vous entendez à soigner les gens, vous ! J’ai été guéri du coup. Vous rappelez-vous ? J’ai crié : « Oh ! la petite rosse… Je m’en souviendrai !… » Je me suis souvenu.

Léon Brochard s’anime peu à peu, plus verbeux, moins prudent ; il parle, il parle, légèrement fébrile :

— Alors, vous vous imaginez que je me suis jeté dans la bagarre, par simple plaisir de recevoir des horions certains et de guigner des bénéfices improbables ?… Voyons, regardez-moi, mon enfant : je suis vieux, fini ; je n’ai plus d’ambition, saturé d’honneurs, gorgé de jouissance, gavé d’argent… Quel eût été mon intérêt, si je me fusse occupé de l’affaire Colin, sans autre pensée ?… Je n’éprouve ni désir, ni cupidité. Savez-vous ce qui m’attend, demain ?… Quelque imbécile ira divulguer dans une rédaction ma soi-disant participation à l’arrestation du banquier Colin… Votre ami Bernard commanditera probablement une feuille de chou afin qu’elle répande ces bruits flatteurs, ainsi qu’une foule d’insinuations du même genre… Les journaux socialistes suivront avec ensemble… Je vois d’ici leurs « manchettes » : Le scandale Bouvreuil-Renaudel-Brochard… Le Gouvernement trempe dans toutes les canailleries »… Des polémistes me traiteront de crapule au cours d’un article à trois sous la ligne… Un député radical et millionnaire — l’un de ceux qui arrivent à la Chambre, dans leur auto de cinquante mille francs, pour réclamer l’impôt sur le revenu et pleurer la complainte du pauvre prolétaire, en suant à grosses gouttes sous leur pelisse fourrée de zibeline — interpellera, au sujet de ces « faits qui déshonorent la troisième République »… Et vous croyez, qu’à mon âge, je me fusse donné tous ces tracas pour avoir le bonheur de me faire engueuler à la tribune par le citoyen Jacasse ?… Non, madame. Le monde dira : « Léon Brochard a usé de son influence afin d’aider Jules Bouvreuil à se débarrasser de Landry Colin. » Les journaux publieront : « Brochard et Bouvreuil ont machiné l’arrestation d’un banquier incriminé, avec l’intention de spéculer sur la baisse »… Eh bien ! le monde et la presse se tromperont, madame, Léon Brochard se soucie autant de Bouvreuil que de sa première bavette. Léon Brochard est assez riche pour dédaigner les coups de Bourse. S’il avait suivi son impulsion, il n’eût pas levé un doigt, dans le but de faire arrêter ou non le banquier Landry Colin… Et si Léon Brochard se mêle aujourd’hui de cette affaire, si Léon Brochard abandonne son ami, affronte les campagnes de presse et les menées de ses adversaires politiques : c’est simplement pour avoir la joie de voir une petite femme capricieuse s’humilier devant lui ce matin, madame. Oui. Ne souriez pas d’un air incrédule, ne criez pas à l’invraisemblance… Au palais blasé, il faut la saveur d’un piment nouveau : j’ai ouï dire qu’un prince chinois anoblit son cuisinier parce qu’il avait le secret de servir chaque jour un mets inconnu… Moi, je vendrais mon âme pour réveiller mon goût, perdu à force d’être rassasié. Et qu’était-ce qu’un banquier de plus ou de moins sur le marché, qu’une affaire à ajouter aux Panamas et autres isthmes, qu’un peu d’énergie à dépenser, d’intelligence à montrer, d’honneur à risquer — dites, chère amie, qu’était-ce tout cela, en regard du plaisir délicieux de vous tenir là, frémissante, tremblante, implorante, et de vous déclarer bien tranquillement : « Non, madame, trop tard. Vous êtes exquisement jolie, mais je ne veux pas de vous. À chacun son tour : c’est ma revanche. » … Hein ! Quelle petite vengeance délectable… un peu mufle, je l’avoue, bah ! qu’importe… Et vous doutiez-vous — l’après-midi où vous m’avez si gentiment bafoué — que vous signiez, sans y prendre garde, le mandat d’amener Landry Colin, belle Nicole ?

Je reste pétrifiée, figée sur place, sentant à peine les banderilles dont il me fouaille. Le terrible politique… Ainsi, il avait tout soupçonné, tout pénétré : et les desseins de Landry Colin, et ma démarche, ce matin !

Est-ce drôle !… Bien que mes projets s’écroulent par sa faute, quoiqu’il me cingle de railleries cuisantes, je ne ressens nulle haine à l’égard de cet homme : je l’admire trop. M’a-t-il habilement roulée, ce fin Brochard ! Je l’estime surtout de m’avoir si superbement résisté. Et la faillite de mes charmes m’inspire presque de la vénération pour l’impertinent Léon : je me croyais invincible… et il triomphe de moi — de lui !

Je le contemple — froid, calme, persifleur — sans parvenir à comprendre ma défaite…

Soudain, un remue-ménage se fait, dans la pièce voisine. Je n’y prêterais aucune attention, si Brochard n’avait tourné la tête avec inquiétude. J’ai comme la perception d’un petit mystère… L’ex-ministre rougit ; le bruit s’accentue… Tiens, tiens, tiens !…

Brusquement, la porte s’ouvre. Et une voix rauque, voilée, aux inflexions canailles, s’écrie :

— Eh bien, voyons, chéri ! On ne briffe donc pas, aujourd’hui ?… Sais-tu qu’il est une heure moins le quart ?

Une amusante petite femme surgit de la chambre à coucher. Dix-huit ans, pas de corset, à peine de chemise ; des bras potelés, des jambes effilées, une poitrine charmante ; et la plus drôlette frimousse de jeune ribaude de Montmartre : des yeux de chatte, une rousse crinière de lionne, un nez retroussé et une bouche en cerise… Pas mal, l’aventure de Léon Brochard ! M’apercevant, elle pousse un cri :

— Oh ! pardon…

Et la gamine se sauve, verrouillant à double tour sa peur et sa nudité.

Je me retourne vers Léon Brochard, souriante, ironique ; reconquérant mon audace et ma présence d’esprit. J’ai compris. L’héroïsme de l’astucieux politique est moins inexplicable. Je me rappelle, à présent, les hésitations du valet de chambre… Léon, sortant de son lit… Je puis savourer sans restriction la vanité d’avoir déchaîné, à moi seule, ces luttes compliquées d’intérêts contraires, suscitées par Brochard rien que par dépit de m’avoir vue lui échapper… Une bouffée d’orgueil m’en cache momentanément les conséquences désastreuses… Car, enfin, la résistance de Brochard, maintenant, n’a plus de cause humiliante pour moi… Lui-même l’explique de bonne grâce :

— Dame ! Vous comprenez, chère amie : malgré mes belles et fermes résolutions, malgré mon âge… Devant vos attraits, votre séduction, j’aurais pu faiblir… Alors, j’avais pris mes précautions.

Je suis rentrée chez moi dans un état indescriptible de dépit, d’énervement, de colère… et d’hilarité !

Tout de suite, j’ai demandé :

— Où est monsieur ?

— Monsieur est parti peu après madame, a répondu la femme de chambre.

Paul a quitté l’hôtel sans attendre mon retour ? Pourquoi ? Une vague inquiétude est venue m’assaillir.

J’ai voulu revoir Paul immédiatement, savoir le motif de son départ précipité : il devait, logiquement, rester ; anxieux de connaître au plus tôt le résultat de mon entrevue avec Brochard.

Et je vais par exception le relancer à son domicile particulier, rue Spontini. Après diverses cérémonies, un domestique inconnu m’introduit enfin auprès de Paul : c’est bien ici qu’il s’était rendu, en sortant de ma maison.

Paul Bernard arpente son cabinet, silencieux et préoccupé, les sourcils froncés, la bouche nerveuse. Il dit :

— C’est toi ? d’une voix morne, inexpressive, et continue à marcher de long en large, sans un mot.

Je reste interdite. Je suis presque intimidée par ce mutisme sévère. Il me regarde aussi froidement que si nous n’étions pas seuls. Et cette absence de questions !… Comment lui narrer mon équipée ? Je combine une histoire fantaisiste où les détails vrais se mêlent aux circonstances qui auraient pu être, et je résume brièvement mon invention :

— Paul… Je suis allée chez qui tu sais… Je l’ai prié, supplié d’intervenir en faveur de Landry Colin…

(Paul mâchonne sa moustache, sombre, l’air fâché.) J’ajoute, avec un peu de malice et de confusion :

— Mais, je n’ai pas eu le courage d’accomplir mon sacrifice… jusqu’au bout. Je m’étais imposé une tâche au-dessus de mes forces… Et j’ai dû revenir bredouille.

— Vrai ?…

Paul m’interroge, joyeux soudain, la physionomie éclairée d’un bon sourire. Il s’exclame :

— Ah que je suis heureux !… Vois-tu, j’étais dégoûté… Je me reprochais de t’avoir laissée agir… Je te détestais presque.

— Mais Paul… Songe que tout est à recommencer ! Mon échec brouille encore les cartes… Nous sommes vaincus, perdus…

— Quelle veine !



VIII


24 mai. — L’Affaire Landry Colin. — Le financier Landry Colin a été extrait hier de la Santé et amené au cabinet du juge d’instruction. Son défenseur l’assistait et a déposé, en faveur de son client, une demande de mise en liberté provisoire. Le juge n’a pas fait droit à cette requête.

28 mai. — L’Affaire Landry Colin. — On disait hier au Palais que de nombreuses personnes allaient être impliquées dans cette affaire.

3 juin. — L’Agioteur. — À propos de l’Affaire Colin. — Nous mettons le public en garde contre les allégations de certains de nos confrères, lesquelles ressortissent moins de l’information que de la campagne de presse.

4 juin. — La Vie de Paris. — À la suite d’une note injurieuse parue au sujet de l’Affaire Colin, M. Robert Valin, secrétaire de la rédaction à la Vie de Paris, a envoyé ses témoins à M. Yves, rédacteur en chef de l’Agioteur. Une rencontre à l’épée a été décidée.


Ces découpures de journaux, que je relis ce matin avec une âpre jouissance de torture — comme on laboure ses mâchoires lorsque l’on souffre d’une névralgie dentaire, pour détourner son mal par une douleur plus aiguë — ces articles m’évoquent toutes les journées affreuses, les soirées mornes, les nuits agitées et les aubes aux réveils anxieux, que j’ai passées depuis l’arrestation de Landry Colin.

Tout le monde parle de l’Affaire Colin, aujourd’hui. On dit : l’Affaire, sans ajouter de nom ; ainsi l’on désigne les grands procès qui, de dix ans en dix ans, passionnent momentanément l’opinion publique, puis s’effacent de nos mémoires inconstantes, par un oubli stupéfiant. Qui peut citer, sans se tromper, le nom de l’héroïne d’une cause judiciaire et politique à laquelle les Parisiens de mil neuf cent trois s’intéressèrent ardemment ?

Qui se souviendra même d’une affaire vieille de quatre ans ?

Le Temps roule son flot d’immondices comme la Seine charrie ses épaves : il n’en reste rien, le courant passé.

Parfois, un homme exhume l’un de ces scandales d’antan afin d’éclabousser la pourpre d’un puissant : tel celui qui ramasse un caillou gisant depuis longtemps au fond du fossé, pour le jeter entre les jambes du passant. Alors, les hommes, tout étonnés, essaient de reconnaître, de rapprendre leurs passions d’hier, devenues étrangères.

Demain, l’Affaire Colin ira rejoindre ses aînées, au delà du Léthé. Mais, hélas ! en attendant l’heure, elle jouit d’une redoutable actualité : c’est la question du jour. Et le moment présent est tout.

Le passé nous fait pleurer. L’avenir nous fait rêver. Seul, le présent nous fait vivre. Il s’agit de lutter contre ce terrible aujourd’hui.

Me rappelant une phrase de Léon Brochard, qui, prononcée dans la colère, me fut un conseil inconscient et profitable, je suggérai à Paul l’idée de commanditer une feuille quelconque, dont la polémique favorable à Landry Colin « apporterait le vérité et la lumière » selon le cliché consacré.

Notre choix s’arrêta sur la Vie de Paris, quotidien honorable et suranné, soutenant encore, de ses piliers quinquagénaires, une façade un peu lézardée. Paul s’aboucha avec le directeur de ce journal ; les entrevues eurent lieu à mon domicile, terrain plus discret que la rédaction, ou l’hôtel de Paul.

Je reçus le directeur de la Vie de Paris, vieillard souffreteux et silencieux, qui s’affaiblit peu à peu, en proie à l’une de ces maladies lentes, qui vous tuent d’épuisement, passé la soixantaine. Bientôt, le pâle personnage ne fut plus qu’un nom, imprimé en tête de son journal, et la puissance effective revint tout entière à Paul.

J’appris à connaître et à apprécier, avec Robert Valin, rédacteur en chef de la Vie de Paris, le type du journaliste par excellence.

Sympathique, spirituel, actif et avisé, Robert Valin décèle une grande culture littéraire dans sa conversation et une intelligence intuitive dans l’exercice de sa profession.

C’est un homme vigoureux, autoritaire et bourru, dont la franchise conquiert l’estime des honnêtes gens et la haine des imbéciles. Léger, jouisseur, généreux, incapable de calcul, apportant une bravoure têtue à défendre ses opinions, il est de vraie souche gauloise, et son tempérament bien français d’artiste viveur et insouciant, tranche heureusement sur notre génération d’êtres mercantiles.

Je l’aimai beaucoup, dès le premier jour. Quand Robert Valin — un peu débraillé, le veston flottant sur ses larges épaules, la lavallière bleue effilochée, nouée négligemment sous le faux-col étincelant — entrait chez moi pour se concerter avec Paul, qu’il nommait gouailleusement le « patron », le sachant bien son véritable directeur, je me sentais tout de suite réconfortée. Robert, avec la finesse malicieuse de ses yeux gris, l’entregent de ses manières, l’astuce de son laisser-aller bon enfant, et la façon dont il organisait la campagne de presse contre Bouvreuil et l’Agioteur, m’inspirait confiance. Physiquement même, sa force semblait le désigner comme un appui.

Depuis une quinzaine, l’attaque fut menée rondement, quoique sourdement. Suivant l’instruction pas à pas, la Vie de Paris a paru ne s’en prendre qu’à Renaudel, mais, grâce à ses allusions, à ses sous-entendus, le journal est parvenu, sans désigner une seule personnalité, à mettre les noms de Jules Bouvreuil et de Léon Brochard dans toutes les bouches. D’où la réplique de l’Agioteur, et le duel des deux journalistes terminé par une blessure au poignet que reçut l’adversaire de Robert Valin : M. Yves…

C’est pelotonnée au fond de la Victoria qui me promène languissamment aux Acacias, que je repasse mentalement ces derniers jours ; les découpures du Quotidien, de l’Agioteur, de la Vie de Paris, et du Flambard jonchent le tapis de la voiture, à mes pieds.

Le soleil de juin brûle déjà l’herbe des pelouses. Il fait particulièrement chaud, cette année.

Julien Dangel n’a pas donné signe de vie depuis notre dernière rencontre : je suis très surprise. Je m’étais habituée à ses visites réitérées, volontiers importunes : le repos qu’il me laisse me semble un phénomène extravagant.

Tout à coup, j’aperçois l’allée des Poteaux, à ma gauche. Julien… Les Poteaux… Je pense subitement à Sylvie… Elle m’avait dit qu’elle venait ici, tous les matins… J’aurais plaisir à la rencontrer.

Je descends de voiture. J’envoie le cocher m’attendre à la porte Dauphine, et je traverse la chaussée. Le ciel est bleu comme un matin de Provence ; la bande sombre des arbres lointains forme un rideau violet sur lequel se détachent, plus près, les pointes vertes des arbrisseaux. Foulant la terre jaune, des chevaux trottent, la croupe luisante, emportant un cavalier au torse de bois ou une amazone ballottée.

Je serais heureuse que Sylvie fût là. Sa grâce fraîche, son jeune esprit, ses manières douces reposeraient ma pauvre tête surmenée. Je n’entendrais plus parler émission, chantage, interpellation à la Chambre, banqueroute frauduleuse ou rapports d’experts, avec elle !

Je m’engage sous la voûte feuillue de l’allée pleine d’ombres vertes. La route se teinte d’un reflet d’émeraude, allonge son ruban brun olivâtre où, çà et là, se plaque un rond de soleil. Il fait bon. Ça sent l’herbe et les jeunes frondaisons. Ces pousses toutes fraîches ont sans doute une saveur piquante : j’ai envie de goûter le bout des feuilles, de mordre ces branches minces qui doivent sentir la réglisse.

Soudain, mon cœur bat : à quelques pas, une jupe beige s’étale sur l’angle d’un banc ; deux petites mains pâles dansent au-dessus d’un ouvrage d’aiguille, et il me semble reconnaître le grand chapeau de paille foncée qui cache toute la figure… Je m’approche sournoisement… Je m’arrête en face d’elle, souriant déjà ; ma robe frôle la sienne et mon ombre obscurcit son travail. Elle s’interrompt, lève la tête…

Stupide, je vois une jeune fille blonde aux yeux marrons, qui a l’air très étonnée et se demande quelle est cette inconnue qui vient se placer devant son soleil.

Je poursuis mon chemin, confuse de l’erreur : cette jeune femme m’a dévisagée avec tant de surprise ! J’ai balbutié une excuse vague, comme les myopes qui saluent un bec de gaz après avoir bousculé une vieille dame…

Mes yeux boudeurs regardent distraitement les cavaliers, dont le galop retentit dans le sentier voisin ; et les jambes nerveuses des belles bêtes, enlevant des mottes de terre molle au bout de leurs sabots. Un bruit mat scande à leur passage les temps du petit trot et du trot allongé. J’arrive à l’espèce de clairière qui réunit presque les deux routes.

Assise sur un tronc d’arbre, une jeune fille m’offre la ligne svelte d’un dos un peu étroit, moulé dans une jaquette bleue, la rondeur ambrée d’une nuque fragile où serpentent les anneaux d’un chignon noir. Le visage est tourné vers l’allée des cavaliers. Mais, je ne me leurre plus, ce coup-ci : la leçon de la minute précédente me suffit. Si je m’efforce de voir la promeneuse immobile, c’est par simple curiosité : je n’espère pas… Et, cette fois, c’est Sylvie, naturellement ! Sylvie rêvant au milieu de la clairière. Je distingue maintenant son fin profil, le trait droit du petit nez grec, la longue paupière aux cils fournis, le bourrelet rose des lèvres entr’ouvertes…

Je marche sur des brindilles crissantes pour attirer son attention. Elle m’aperçoit.

Elle s’est levée d’un bond. Nous nous considérons, souriantes et gênées.

Je retrouve, sur sa figure, mon expression de plaisir embarrassé, mon regard tendre éclairé de joie lumineuse, ma bouche agitée qui cherche des paroles d’accueil… Je suis sûre qu’elle ressent ce que j’éprouve, et cette communion de pensées met une chaleur d’entente dans l’étreinte de nos mains tendues ; nous sommes profondément amies à cette minute, car, l’instant où nous aimons le plus sincèrement un être, c’est lorsque notre égoïsme découvre en lui le reflet de nous-même.

J’entraîne insensiblement Sylvie hors du sentier trop fréquenté : ici, je risquais d’être croisée à tout moment par des Parisiens de mes connaissances et je me soucie peu que l’on voie la jeune fille en ma compagnie insolite.

Nous voici perdues au milieu de la verdure. Les rayons de soleil, filtrant à travers les feuilles, coulent avec des transparences de chrysoprase. La lumière scintille d’un éclat de pierreries, d’aigue-marine ou de péridot. Et parmi ces tonalités verdâtres, les yeux bleus de Sylvie s’allument d’une lueur glauque.

La pâleur uniforme de son teint ne cesse de me surprendre : Sylvie ressemble à ces esquisses de maîtres modernes où l’artiste crayonne les contours à traits brefs, touche la bouche d’un soupçon de carmin, peint minutieusement les yeux, indique à peine les ombres et laisse à tout ce qui est chair la couleur naturelle du papier crème.

Quelle différence avec ma fraîcheur de blonde un peu sanguine ! si j’évoque un Fragonard, elle, est un Helleu.

Je dis, enveloppant du geste le paysage forestier :

— C’est charmant de s’appeler Sylvie, quand on apparaît dans un décor agreste… Si j’avais pu, je serais venue beaucoup plus tôt… Je ne vous avais point oubliée.

Elle répond simplement :

— Je me doutais bien que vous aviez des ennuis… On s’occupe énormément de l’Affaire, à la maison… Et je lis les journaux que père laisse traîner. J’ai compris certaines choses… J’en ai deviné d’autres… Un ami de papa a prononcé votre nom, un soir, au milieu d’une conversation : père lui a fait signe de se taire et m’a désignée du coin de l’œil…

Elle s’interrompt, sourit, malicieuse et puérile comme une petite fille, puis ajoute :

— Ne vous froissez pas, si je m’explique mal… Mais, au moment où père a exprimé le désir qu’on évitât de parler de vous devant sa fille, quand j’ai songé que je vous connaissais, cependant, que j’avais été chez vous… j’ai éprouvé un plaisir tout particulier, très vif, un tantinet vilain, — ainsi qu’un enfant se réjouit à l’idée d’une niche…

J’adore la manière ingénue dont elle analyse sa perversité inconsciente, presque innocente.

Et je questionne de nouveau, en coquette qui recherche les compliments :

— Vous vous tenez si attentivement au courant du procès !… Ça vous amuse donc, l’Affaire Colin ?

— Oh ! Dieu, non. Les comptes rendus sont trop embrouillés, ils s’étendent sur des sujets que j’ignore. Et je n’ai garde d’interroger mon père : il est tellement absorbé, à son retour du Palais. Non, l’Affaire Colin ne m’amuse guère… Je m’y intéresse parce que vous y êtes intéressée.

Malgré l’attrait que je trouve à notre causerie, à la promenade apaisante, je ne puis m’empêcher d’être désagréablement atteinte par cette dernière phrase : Ainsi, le scandale a déjà pris une telle importance que l’on cite à présent mon nom dans les discussions : je suis intéressée à l’Affaire Colin, y représentant la vie privée de Paul Bernard !

Si je profitais du cours pris par l’entretien, pour essayer de savoir quels sont les sentiments du juge d’instruction à l’égard de Landry : malgré le secret professionnel, un homme se trahit quelquefois, sans s’en apercevoir, dans l’intimité. Et, selon l’argot des policiers, faut-il « cuisiner » la petite Sylvie ?…

L’idée m’a effleurée juste le temps de me faire rougir : employer de pareils moyens ! Une telle action serait basse, vile, lâche, même : Sylvie parlerait si facilement. Je n’aurais pas l’excuse d’une difficulté.

Afin d’oublier vite la mauvaise pensée, j’aborde un autre terrain :

— Eh bien, et le gros chagrin qui me valut le plaisir de vous connaître ? Se calme-t-il un peu ?

— Au fait, j’allais oublier de vous remercier… Hein !… Voilà la nature humaine : est-on malheureux, aussitôt on se précipite pour le raconter et crier à l’aide… Mais, si c’est une joie qui vous arrive, on ne se hâte guère d’en informer les autres !

Je regarde la jeune fille avec inquiétude : ce préambule excite ma méfiance. J’ai peur des bonheurs dont on est aussi certain ; ils tiennent plus de l’ombre que de la proie. Nous nous sommes accotées au rempart d’un buisson ; des fleurettes s’accrochent, s’entremêlent aux sombres cheveux de ma jolie compagne ; un rayon de soleil caresse la blancheur lumineuse de ses joues duvetées, traverse d’une clarté rosâtre les phalanges de ses mains fluettes, brille au reflet ivoirin de ses dents humides. Elle continue, en souriant d’un air assuré :

— Julien est venu implorer son pardon. Vous le saviez, n’est-ce pas ? puisque c’est vous, sans doute, qui me l’avez renvoyé… Oh ! madame Nicole, vous êtes si fine… Vous vous êtes bien doutée que j’ai eu le cœur gros, après mon grand élan de fierté. Et puis, ç’aurait été vexant qu’il partît ainsi… J’aurais voulu le revoir, rien que par amour-propre. Oh ! certes, je ne l’aime pas comme avant, quand même… Je pense aux vilaines choses que vous m’avez dites…

— Alors, vous regardez Julien, et les vilaines choses s’effacent…

— Non, elles font un peu d’ombre au-dessus du visage. J’ai honte qu’il me plaise encore un peu, malgré l’ombre…

Elle ajoute avec volubilité, sur un ton d’excuse :

— D’ailleurs, je ne peux pas faire autrement que de le recevoir… C’est à mon père qu’il s’est adressé… d’abord. Ils se sont expliqués. Père a souri, m’a traitée de capricieuse… Et Julien a recommencé de prendre le thé, chaque soir, à la maison. Il s’est montré empressé… Dans les commencements, je lui ai tenu rigueur… Aussi, il n’ose plus trop me faire la cour… Il mêle papa à nos propos, par maintien… Il parle tout le temps de l’Affaire Colin : c’est un sujet qui doit l’assommer, naturellement, mais ça lui donne une contenance…

Aïe ! Voilà ce que j’attendais avec appréhension. Chenapan de Julien ! Il aurait pu me consulter avant de risquer ce joli coup ! Pauvre petite Sylvie…

Ah ! Nicole, fausse vicieuse ! Tu as beau te forger des imaginations perverses, ou t’énerver au contact de cette grâce juvénile, tu n’es qu’une brave fille, au fond, puisque tu t’émeus tout simplement en sentant l’amour naïf de Sylvie et que tu l’affectionnes assez pour la souhaiter heureuse par Julien, pour maudire celui-ci de lui jouer une comédie odieuse, — dont tu es la cause secrète.

C’est la faiblesse de Sylvie, autant que sa joliesse, qui m’attire : je voudrais l’aider à faire sa vie, — ainsi, dans la rue, lorsque je vois une frêle et gentille apprentie s’exténuer à porter un paquet trop lourd dont le poids écrase sa hanche menue, je suis toujours tentée d’aller soutenir la moitié du fardeau. Je suis forcée d’avouer que ma commisération s’atténue notablement, si la jeune passante est laide. Nous regardons plus volontiers les malheurs qui ont de beaux yeux.

Sylvie parle, de sa voie enfantine et confiante :

— Je suis touchée que vous ayez repoussé mon fiancé pour me le ramener, que vous m’ayez prouvé un tel intérêt : avant, je vous considérais comme une rivale — et si dangereuse !… Maintenant, vous devenez une amie — et si bonne ! Cela comble mon vif désir d’une amitié jamais rencontrée, et aussi le penchant qui m’a entraînée vers vous dès le premier jour… J’avais d’abord eu peur du beau salon luxueux, des meubles splendidement anciens qui semblaient avoir habité un musée, un hôtel historique ; peur des fleurs étranges de serre rare, des parfums flottant dans la tiédeur de la pièce, de votre robe si bien coupée, si ajustée, qui vous habillait à la façon des femmes antiques, nues sous leur tunique de lin… Et si j’avais peur de toutes ces choses, c’est parce qu’elles me subjuguaient malgré moi, exerçant leur séduction troublante et défendue, comme ces odeurs entêtantes que l’on aspire en y puisant une délicieuse migraine. Et puis, je vous ai écoutée, regardée… Vous me disiez des paroles consolantes, d’une voix claire au timbre sympathique. Je vous ai trouvé un visage de jeune marquise, des yeux tendres, d’une douceur limpide, de ces yeux qui vous prennent le cœur, de force… Et j’ai ressenti une stupéfaction : vous étiez pourtant… et vous n’aviez pas l’apparence… Enfin, on ne pouvait pas vous confondre avec ces méchantes femmes… Alors, ça m’a produit le même effet que…

— Que si vous aviez voulu faire la connaissance du Diable, du mauvais ange de nos vieilles croyances, aux cornes démoniaques, aux pieds fourchus, à la bosse maligne, et, qu’arrivée devant lui, vous fussiez mise en présence d’un brave diable de Méphisto incapable de nuire à un insecte ? Hein ?

— Oh ! madame Nicole…

— Dites donc Nicole tout court.

— Je sens que je vais bien vous aimer, sans songer à ce que cette situation a de pas naturel.

— Banale, elle perdrait de son charme. Nous savourerons notre amitié ainsi qu’un bonbon mangé en cachette.

— Nous ne saurons jamais au juste quand nous nous verrons.

— Et nos rencontres furtives auront l’attrait d’un rendez-vous d’amoureux… d’un rendez-vous blanc.

— Que ce sera amusant… Nicole !

— Vous m’écrirez, Sylvie… Vous me fixerez les jours de nos entrevues.

Nous babillons comme deux gamines, la bizarrerie de nos relations se pare d’innocence ; nos rires frais chantent à tout propos : tels les jeunes chiens jouent avec une fusée, mordillant l’amorce traîtresse, sans se douter qu’elle peut éclater soudain.

— Puisque vous êtes mon amie, je voudrais vous demander un conseil, reprend Sylvie, plus sérieuse.

— Allons ?

— Eh bien, vous qui êtes si séduisante, si spirituelle… vous qui savez l’art de plaire, comme Raphaël celui de peindre, dites-moi : comment une femme s’y prend-elle pour garder sûrement un amoureux ?

— Oh ! petite amie… Qu’il est malaisé d’exprimer en peu de mots les mille problèmes que pose cette question unique ! J’ai cherché à résumer toute ma philosophie amoureuse par deux préceptes (que je n’eus jamais la force de suivre, d’ailleurs). Les voici : « Si tu es indifférente, feins une passion que tu n’éprouves point. Si tu aimes, dissimule soigneusement ton amour. » C’est là le secret de la puissance des coquettes ; celles qui parviennent à s’y plier deviennent irrésistibles… Par malheur, nous sommes, la plupart du temps, de pauvres petites bonnes femmes sans volonté dont la ruse, en amour, est beaucoup plus artificielle qu’artificieuse…

Sylvie m’écoute avec l’attention d’une enfant pieuse à sa leçon de catéchisme. Soudain, elle s’écrie joyeusement :

— Que vous êtes agréable à entendre ! Je n’ai jamais passé d’aussi bons moments… Vous permettez… J’ai envie de vous embrasser.

Elle me saute au cou, spontanément, d’un élan gracieux de fillette aimante. Son jeune visage m’apporte une bouffée de fraîcheur ; la douceur de ses lèvres moelleuses caresse mes joues d’un baiser qui sent cette odeur de framboise, privilège des haleines adolescentes. Je serre contre moi son petit corps élastique ; nous cheminons lentement, les doigts enlacés, comme deux pensionnaires en récréation. Sylvie bavarde, ses propos m’imprègnent d’une naïve tendresse. Et je songe à ce « cruel désir de marcher sur la neige » que chanta le vieux Coppée — devant la tentation de cette innocence…

— Hoch !

Une exclamation gutturale, une exclamation qui n’est pas poussée en français, je le sens, éclate derrière nous. Je me retourne. Sur la lisière du bois, Fraülein, l’épaisse Allemande, roule de gros yeux effarés, dont la faïence bleue semble prête à craquer, et agite son parapluie en interpellant son élève. Son tyrolien planté de travers, sa jupe piquée de broussailles, ses chaussures boueuses, racontent sa course, des Poteaux à ce sentier, sa recherche des traces de Sylvie disparue, contre son habitude, de l’endroit où Fraülein l’avait laissée.

Un dialogue véhément s’engage entre elles. Je ne comprends pas, mais je devine. L’Allemande doit gronder, dire son inquiétude, demander qui je suis… Soudain, Sylvie ordonne, d’un petit air impérieux :

— Fraülein, on parle français devant les Français, par politesse.

L’autre grommelle, coulant un regard méfiant dans ma direction :

— Fous ne serez pas si vière guand les chosses, je ragonderai à vodre bère…

Sylvie se redresse comme une couleuvre irritée. Elle menace, avec un flegme apparent :

— À merveille, Fraülein… Il faudra d’abord que j’informe papa de l’isolement où vous laissez votre élève, et de votre prédilection sportive pour les garages de la Porte-Maillot, afin qu’il comprenne ces choses que vous lui raconterez…

L’Allemande écarquille les yeux, estomaquée. Je suis aussi décontenancée qu’elle ; ah ! çà, on a métamorphosé ma Sylvie ! Sentant sa gouvernante domptée, Sylvie s’avance vers moi, me tend une main résolue :

— Au revoir, Nicole. À bientôt.

Et, suivie de Fraülein qui baisse la tête — résignée à tout supporter plutôt que de perdre sa position lucrative, — ma jeune amie s’éloigne d’un pas décidé, bombant sa poitrine frêle avec un geste de bravade…

Oh ! petites filles ! petites filles ! Êtres d’ingénuité, d’inconscience, de duplicité, de candeur ; de science qui ne sait rien et d’ignorance qui a l’air de tout savoir… Petites filles, votre âme énigmatique est irritante et mystérieuse comme la couverture blanche d’un livre encore fermé.



IX


— Ma pauvre gosse !… Tu vas t’abîmer les yeux, à force de pleurer…

J’ai trouvé le meilleur argument qui puisse tarir les larmes d’une femme, viendrait-elle de perdre tous les membres de sa famille et son amant, par-dessus le marché. Nadine Ziska cesse de sangloter du coup.

La mignonne danseuse passe sa visite à me confier ses craintes, au sujet de l’Affaire Colin. La débâcle financière de Landry la fait pâlir d’angoisse : elle appréhende que sa propre situation ne s’en ressente. Elle m’explique :

— Tu comprends, Landry est mon seul ami. Je ne sais plus de quel côté me tourner.

Elle semble se reprocher sa fidélité comme une imprévoyance. Pourtant, ce n’est pas sa faute : la jalousie du banquier la contraignait à une constance si regrettable !

Je savoure la naïve immoralité de la jolie créature. Nadine continue :

— Tu as de la veine, toi ! Tout ce que tu possèdes est placé à ton nom. Landry s’est toujours méfié de moi : des petits cadeaux, des générosités superflues, mais jamais de choses sérieuses.

— Oui, tu n’avais que l’usufruit de ses largesses. Que veux-tu, ma pauvre Nadine : dans la vie, les uns offrent un coupé de maître, et les autres une voiture au mois.

— Qu’est-ce que je vais devenir, si ça dure encore longtemps ? Je n’arriverai pas à payer le loyer de mon petit hôtel de la rue Jouffroy… Je serai obligée de sortir, vêtue en pauvresse… Finies, les stations rue de la Paix…

Elle se désole comiquement. Toute fluette, son petit corps de statuette dressé contre le fond d’une tenture à ramages, Nadine, grâce à sa robe droite, à ses bandeaux bruns que fixent des épingles d’or, à son teint mat et à ses yeux de ténèbres, évoque l’ombre d’une fine, d’une précieuse vierge byzantine. Et c’est très amusant d’entendre cette fleur d’Orient se lamenter de ne plus pouvoir s’habiller rue de la Paix. Je veux la consoler :

— Réjouis-toi, Nadine ! Les couturiers t’attifaient à la manière de n’importe quelle poupée de Paris. Ta personnalité se dégagera bien mieux d’une robe sans chic. Sais-tu quelle est celle de tes toilettes qui t’avantage le plus ?… Ton costume de danseuse, dans Aphrodite : ce costume qui se compose d’une ceinture sans chasteté et d’un collier de cuivre rouge… Tant que tu auras la possibilité de le porter, ne te préoccupe point des autres…

À l’idée de se promener par les rues, vêtue seulement d’une ceinture et d’un collier, Nadine est prise de fou rire. La tête renversée, la bouche largement ouverte, elle s’esclaffe, oubliant ses larmes, ses anxiétés ; j’aperçois le fond de sa gorge, son palais rose, un point d’or qui brille au creux d’une molaire… Rassérénée, elle se dispose à partir. Je l’accompagne jusqu’au perron. Dehors, des camelots crient : « L’Agioteur !… Troisième édition… Demandez l’Agioteur ! » J’enfonce mes dents en pleine chair, jusqu’à faire saigner la lèvre…

Des jours passent. J’ai revu deux fois Sylvie. Notre amitié devient de l’affection ; et mon affection devient je ne sais quoi…

Un après-midi, Julien Dangel se fait annoncer.

Il a pâli, aminci. Ses yeux me semblent plus clairs et ses lèvres mieux dessinées sous la mousse d’or des longues moustaches. Pourquoi le trouvé-je à son avantage, aujourd’hui ?… Parbleu, il est embelli par le charme invisible qui marque les hommes aimés. L’ombre de Sylvie flotte autour de lui, l’auréole de gloire. Il sourit joyeusement, et me baise le poignet en guignant le pli blanc qui se creuse au gras du bras, sous la manche de mon peignoir. Il commence :

— Excusez-moi si je suis resté si longtemps sans vous faire visite…

(Il n’y a que les raseurs, pour imaginer ces phrases-là !) Puis annonce :

— Mais, je viens vous apprendre une bonne nouvelle.

Je fronce les sourcils ; mes yeux scrutent la physionomie satisfaite de mon amoureux. Je réplique :

— Mon cher, je joue de malheur depuis quelque temps, avec les bonnes nouvelles. Une amie à moi — que vous ne connaissez pas — m’a accueillie l’autre jour par une parole identique… Et, finalement, elle m’a mise au courant d’un événement fâcheux qui m’a chagrinée… beaucoup… étant pour elle une source de chagrins.

Julien ne comprend pas, bien entendu. Il poursuit, rayonnant :

— Oh ! moi, je suis certain que ma nouvelle ne vous mécontentera point. Écoutez plutôt : je suis retourné chez mon beau-père, je veux dire chez le père de Sylvie — malgré votre défense… Nicole, n’interrompez pas. Vous savez bien que je ne l’aime plus. D’abord mes efforts restèrent inutiles : il est très fermé sur ce qui concerne ses instructions, le vieux magistrat ! Je m’abstins d’aller vous voir, ne voulant me présenter ici que le jour où j’aurais à vous informer d’une chose sérieuse. Ce jour est arrivé. À force d’intriguer, d’insister, je suis parvenu à obtenir de mon futur beau-père la mise en liberté provisoire de Landry Colin ! J’ai eu un peu de mal. Le juge l’avait déjà refusée une fois…

Julien paraît déçu : je persiste à me taire ! Dame ! Moi, je ne saisis pas bien l’intérêt de Paul dans cette circonstance, et je me soucie peu que Landry soit chez lui plutôt qu’en prison, du moment que l’affaire reste la même : c’est le sort de Paul qui m’occupe, non celui de Landry. Et puis, je pense à Sylvie.

Julien fait une figure si désolée, que je finis par dire :

— Je suis très sensible au dévouement que vous me témoignez…

Il me regarde profondément, et répond en prenant ma main :

— Ce n’est rien, Nicole. Le dévouement compte, lorsque celui qui en est l’objet ne trouve pas les mots qui disent : merci… Mon impuissance à vous obliger comme je le souhaite, vous empêche de sentir la volonté qui m’anime… Quelle dérision !… Dès que l’on aime, on se figure qu’on va pouvoir accomplir des choses extraordinaires pour Elle ; on rêve de catastrophes : incendie, noyade, guet-apens, où l’on se voit jouant un rôle héroïque. On se croit capable de sauver la bien-aimée des plus grands dangers. On se découvre l’invincible force de Samson… Mais, un jour, arrive l’accident de l’existence courante, beaucoup plus simple que nos imaginations dramatiques ; nous nous élançons, certains du succès, pour défendre celle que nous aimons… Et voici que, devant l’obstacle infime qui se dresse sur sa route, Samson s’aperçoit tout à coup que la Réalité lui a coupé ses cheveux.

— Vous êtes jeune !

J’ai à peine prononcé cette phrase que je me rappelle… Un jour, — il y a bien longtemps, — elle me fut dite textuellement par le premier homme que j’aimai, par Jean Claudières, cinglant mon enthousiasme juvénile d’alors… Aujourd’hui — comme c’est drôle ! — c’est moi qui la laisse tomber à mon tour, sur le même ton désabusé. La vie est une grande route où s’échelonnent les âges de l’homme : à chaque étape, nous retrouvons les relais de nos aînés ; et c’est à ce moment seulement que nous comprenons ce qu’ils étaient. Moi, j’ai rattrapé déjà les distances sans avoir atteint leurs années : j’ai dû courir plus vite…

— Quelquefois, continue Julien, ma folle cervelle d’auteur échafaude une tragédie… Vous êtes attaquée devant moi par un ennemi, un jaloux dont le revolver se braque sur votre poitrine ; je me vois me jetant entre vous et l’agresseur ; je sens, presque réelle, l’atroce et divine sensation de la balle qui me frappe comme un coup de fouet et traverse mes chairs brûlées en déchirant les muscles… Je crois mourir pour vous. Alors… je me réveille, et je suis navré de constater que « cela n’est pas arrivé »…

— Mais c’est du sadisme sentimental, ça, mon cher…

— Nicole, je vous parle tout bêtement avec mon cœur, et c’est votre esprit qui me répond.

— Mon esprit fait la grimace les jours de migraine, et j’ai mal à la tête, ce soir.

— C’est vrai, vous êtes pâle.

Julien se penche sur moi sous prétexte d’examiner le cerne de mes yeux ; ses prunelles luisent, sa bouche tremble ; son visage est trop près du mien ; ses narines vibrantes m’envoient un souffle chaud qui me déplaît ; ses mains insidieuses descendent le long de ma robe… Et comme je me sens réellement indisposée, sa fausse sollicitude m’irrite doublement. Voilà bien où s’éprouve la véritable affection. À sa place, Paul s’inquiéterait, voudrait me soigner : celui-là ne songe qu’à son plaisir. Je dis brutalement :

— Laissez-moi, vous m’embêtez !

— Nicole !

— Je ne vous comprends pas. Ces rêvasseries exaltées ne s’accordent guère avec vos actes. Votre sensiblerie amoureuse vous pousse à souhaiter recevoir d’inutiles, d’illusoires coups de revolver : elle ne vous inspire donc aucune pitié envers la pauvre enfant que vous trompez si vilainement ?

— C’est prodigieux : ce que ma fiancée vous intéresse ! Il n’y a que les femmes pour s’occuper ainsi de gens qu’elles ne connaissent pas. Nicole !… Vous n’avez jamais aimé, si vous n’admettez point le charme qui hyperesthésie nos facultés en faveur d’un seul être, et nous laisse froid devant les plus grands désastres, pour nous émouvoir à l’extrême d’une larme coulant des paupières adorées… Je pense infiniment plus, en ce moment, à Landry Colin — qui m’est indifférent — à Paul Bernard — que je déteste — et cela, parce que leur parti est le vôtre, qu’à cette Sylvie que vous me jetez tout le temps à la tête !

— Je vous montre le chemin de votre avenir. À quoi bon vous acharner ici ? Ma vie est faite ailleurs.

— Vous jouez un jeu de coquette. Pourquoi m’avoir encouragé ?

— J’étais méchante à ces instants-là ; aujourd’hui, je m’efforce de parler comme je dois. Oh ! Julien, comment parviendriez-vous à discerner les raisons incohérentes qui se heurtent dans ma tête et me guident à tort et à travers : je ne m’y retrouve pas moi-même. Je songe trop aux choses… La seule minute où une femme est capable de se comporter avec logique, c’est lorsqu’elle agit sans réfléchir. Je désire à la fois vous éloigner d’elle, parce qu’elle serait malheureuse avec vous, et vous ramener sincèrement auprès d’elle, puisqu’elle se désole quand vous n’êtes pas là…

— Encore un coup, que signifie cette sollicitude étrange pour une inconnue ?

— Ma répulsion à vous voir accepter si légèrement une situation fausse… et malhonnête…

— Puis-je me juger : je ne pense qu’à vous. Peu m’importe ma conduite à l’égard des autres.

— Mauvaise excuse. Savez-vous ce que j’arrive à supposer, Julien ?

(Je toise ce blondin sec dont la passion détonne, exprimée par ces lèvres pincées ; il a le regard d’acier des arrivistes, le front dur de l’ambitieux.)

— Je suppose, monsieur Dangel, que la dupe de votre comédie n’est peut-être pas cette petite Sylvie… mais, au contraire, votre humble servante.

— Que voulez-vous dire, Nicole ?

— Que l’on voit souvent des jeunes gens parfaitement avisés courtiser la Chèvre-Aventure, cependant qu’ils regardent mûrir dans leur potager le chou confortable du beau mariage.

— Nicole ! êtes-vous aveugle pour vous méprendre à ce point-là ? Méfiante ! Vous cherchez un calcul dans ma folie même. Mon amour m’a fait commettre des sottises, et ces sottises vous paraissent astucieuses. Vous ne sentez donc pas que j’aime pour la première fois et que je me suis livré à jamais ? Depuis que vous m’êtes apparue, je n’ai pu approcher une femme sans répulsion, fût-elle belle comme vous-même.

— Et il y a plus de trois mois que vous me connaissez ?… Je vous plains.

— S’il vous déplaît que j’aie renoué mes relations avec la famille T…, consolez-vous : Sylvie doit partir bientôt pour Trouville. Nous voici donc séparés, puisque je passe l’été à Paris…

Julien s’interrompt subitement. Un domestique vient d’ouvrir la porte du petit salon, et annonce avec cette voix neutre des subalternes impassibles, qui n’expriment jamais leur curiosité :

— Monsieur Landry Colin.

Le banquier entre, le visage un peu pâle ; mais soigné, lustré, vêtu de neuf. Je crie malgré moi :

— Comment… Déjà ?

Landry Colin me lance un regard inexprimable. Il répète sur un autre ton :

— Déjà !… On voit bien que vous ne sortez pas de la Santé, chère amie. Le temps vous a paru moins long…

— Pardon, vous ne saisissez pas : je m’étonnais que vous fussiez ici, aussi tôt. Comment vous portez-vous ?

Le banquier s’aperçoit seulement de la présence de Julien, resté dans la pénombre. Il salue, d’un air embarrassé, ce jeune homme qu’il se rappelle vaguement avoir rencontré chez moi ou au New-music-hall. Julien se lève, prend congé, avec ces gestes empruntés des visiteurs qui se sentent de trop. Je ne le reconduis pas.

Après son départ, Landry questionne d’une voix bourrue :

— Vous ne pouviez pas me dire qu’il y avait quelqu’un ?

— Bah ! Cela n’a aucune importance : c’est le futur mari de la fille de votre juge d’instruction.

— Plaît-il ?

Landry ouvre de grands yeux, puis sourit : il vient de comprendre. Un silence. Son visage s’est rembruni. J’interroge :

— Eh bien ! Landry ?

Le banquier me considère froidement, les sourcils froncés ; son poing se crispe au rebord d’une table. Il semble refréner une colère intérieure, et réplique d’une voix cinglante :

— Eh bien ! Je suis accouru pour vous féliciter. Mes compliments, Nicole, vous avez fait une jolie besogne.

— De quelle besogne entendez-vous parler ?… De celle que vous m’avez proposée ?

— Comment, petite malheureuse !… Je vous témoigne assez de confiance pour vous mettre un jour dans le secret de ma situation ; je vous avoue mes perplexités, mes appréhensions. Je vais jusqu’à vous révéler que l’homme qui peut seul me tirer d’affaire, semble glisser entre mes doigts, tenté par les propositions de l’adversaire ; qu’il est urgent de l’enchaîner plus solidement — l’amitié est une vieille ficelle qui se rompt si facilement ! — Je suppose qu’au cou d’un viveur impénitent, le collier fragile de deux bras blancs sera l’attache de Nessus. Vous me promettez tacitement votre concours… Et pour aboutir à quoi ? À exaspérer Léon Brochard à tel point (en lui jouant un de ces tours de coquette qu’un homme ne pardonne jamais) qu’il passe, du coup, à l’ennemi, autant par dépit que par intérêt.

— Qui vous a raconté ?

— Que vous importe la façon dont j’ai appris ça : je le sais, voilà tout.

— Sapristi ! Le régime de la Santé a dû vous rester sur l’estomac : quelle aigreur ! Moi qui m’efforce le plus possible de servir votre cause, depuis l’arrestation… Je ne comprends pas vos reproches ?…

— Vous en avez de joyeuses ! Mais vous êtes donc inconsciente ?… Que pensez-vous que j’aie fait, sitôt rendu à la liberté ?… J’ai réuni mes principaux actionnaires — les véritables, ceux qui s’affolent de la débâcle sans avoir trempé dans les machinations de l’Agioteur — et j’ai annoncé que nous étions en mesure de satisfaire toutes les réclamations… À partir de ce matin, nous payons à bureaux ouverts, Bernard et moi… C’est la seule manière de rétablir un courant d’opinions favorables. Nous payons, nous payons ! Nous jetons l’argent par les fenêtres, pour empêcher les clients d’enfoncer la porte. Et vous me demandez ce que je vous reproche ? Vous êtes en train de nous ruiner, simplement, ma petite !

— Mais, enfin, Colin, pourquoi serait-ce moi ?… Je ne suis pas la cause de cela… Vous êtes injuste…

— Eh, parbleu ! Si vous aviez pris votre rôle au sérieux, dès le début… Léon Brochard restait mon allié, et rien ne pouvait m’arriver. Bouvreuil était contraint de ronger son frein ou de se briser contre le pot de fer…

— Dont j’eusse été le pot de vin ? Vous réprouvez ma conduite, comme d’autres l’inconduite…

— Oh ! ma chère, n’abordons point ce terrain brûlant. Nos mœurs ne concernent que nous, et lorsqu’on est affranchi de tout préjugé, il sied mal d’entendre certains propos d’une oreille chatouilleuse… Je vous avais crue assez intelligente pour accepter une intrigue utile, inévitable à notre salut. Je dois reconnaître humblement que j’avais offensé votre dignité par mes suppositions. Et, désormais, je vénère trop votre vertu pour rien suspecter ici, pas même la présence de ce gentil jeune homme blond, si discret, que j’ai eu l’avantage de rencontrer tout à l’heure… En voilà un qui, sans aucun doute, serait plus gracieux à voir en chemise que ce pauvre Léon Brochard !

— Insolent ! c’est à lui que vous devez votre liberté… Grâce à mes prières, je l’ai décidé à la solliciter de son beau-père…

Le banquier vrille sur moi ses yeux perçants. Il s’écrie avec vivacité :

— Alors, excusez-moi, Nicole… Je suis si surexcité : la violence l’emporte sur mon amitié… Car, n’oubliez pas que je vous aime beaucoup, chère amie. Écoutez : il faut profiter de vos relations avec ce jeune homme pour obtenir…

Je ne le laisse pas achever. Outrée, je coupe sa phrase d’une exclamation énergique :

— Ah ! non, par exemple ! J’en ai assez… Adressez-vous ailleurs : les grandes maisons vous offriront leur assortiment ; ici on ne fournit pas ce genre d’article… Si vous m’importunez encore, Landry, je préviens Paul !

— Moi aussi.

— Vous dites ?

— Je dis ceci… Soyez très attentive, car je parle sérieusement… On a su — comment ? je l’ignore — qu’une très jolie femme, non étrangère à l’Affaire Colin, avait, il y a quelques mois, mystifié cruellement un ancien ministre. Après avoir consenti à l’embarquement pour Cythère, la belle capricieuse, au moment décisif, refusait le voluptueux voyage, désenchantée par l’aspect du vieux nocher, lorsqu’il se fut exhibé en négligé. Qui a pu révéler tous les détails de l’anecdote ? Ce n’est point l’héroïne, car elle est restée anonyme, — jusqu’à présent — pour le public. C’est encore moins Léon Brochard : son intérêt l’engageait à céler cette mauvaise fortune… Alors ? Une indiscrétion de valet de chambre, peut-être… Si les murs ont des oreilles, les trous de serrures ont des regards. Toujours est-il que l’histoire se chuchotait hier au Palais, dans les couloirs de journaux, et qu’on me l’a répétée, à peine étais-je sorti du greffe. La nuit dernière un chansonnier de Montmartre a failli attirer la police dans son établissement en improvisant, sur l’air de la Casquette, sa rosserie d’actualité : La liquette à M’sieu Léon !

— Mais, c’est abominable !… Léon Brochard va me haïr mortellement !

— Eh bien, ma chère Nicole !… Si vous persistez à vous montrer aussi méchante, aussi rétive, avec moi, je déclare à ce pauvre Bernard le nom de la belle inconnue dont la personnalité mystérieuse intrigue fort les bureaux de rédaction, les boîtes de la Butte et la salle des Pas-Perdus.

— Osez-le donc !… Je vous en défie : vous n’êtes pas encore assez vil pour ça.

Dressée face à face, nous nous mesurons du regard, l’œil brillant, le front un peu penché — tels deux béliers avant de combattre comparent leurs forces ennemies. Mes mains frémissent nerveusement. Landry Colin est blême.

Soudain, nous entendons le grincement de la grille du jardin ; un bruit de pas sur le gravier. Je n’ai pas besoin de soulever le rideau de la fenêtre pour savoir que c’est Paul : il est l’heure de sa visite journalière.

Nous taisant, Landry et moi, nous l’écoutons monter. Le banquier a repris son masque impénétrable ; ses paupières abaissées dissimulent les prunelles aiguës, sa barbe abrite les lèvres mobiles où tremble une émotion mauvaise. Moi, je me sens faible — oh ! cette migraine, — et lasse, désespérément lasse… Dormir, ne plus penser : comme ce serait bon !

Paul Bernard entre, le visage souriant. Il annonce presque gaiement :

— Je me suis douté que j’allais trouver Landry chez toi : il y a un mouchard en permanence à la porte !

Il ne remarque ni la froideur sournoise de Colin ni ma figure défaite ; mais continue, expansif :

— Ah ! je suis content… Je suis content, Landry, que vous nous soyez rendu. Nous allons pouvoir nous défendre, maintenant que vous avez recouvré vos moyens d’action…

Il serre affectueusement la main du banquier avec sa bonne grâce d’associé loyal, plus communicatif aux heures de détresse qu’aux moments où la chance sourit. Puis, se retournant vers moi, Paul ajoute :

— Si tu l’avais vu ce matin, au milieu de nos bonshommes ! Quel gaillard !… Landry était entouré, pressé, harcelé, par une poignée d’énergumènes irascibles ; hurlants, furibonds : « Nos fonds !… Vous nous avez ruinés ! Nous n’écouterons pas un mot d’explication… Vous avez dilapidé nos capitaux… » Landry, impassible, gardait le silence. Naturellement, les autres étaient exaspérés : quand on défend aux gens de s’expliquer, c’est qu’on attend qu’ils se justifient. À la fin, le plus impatient s’écria : « Mais, répondez donc, sacrebleu ! » Et Landry de riposter avec son sourire railleur : « À quoi bon ? Vous m’avez prévenu que vous n’écouteriez rien. » À ces minutes-là, notre ami prend une petite voix douce qui force l’attention des pires exaltés. On le laissa parler. Alors, ma chère amie, ce fut une scène de haute comédie : Colin n’eut qu’à ouvrir la bouche pour changer ces loups en agneaux ; trois phrases suffisaient à les adoucir ; un discours les reconquit et la conclusion les enthousiasma… Bref, Landry avait retrouvé ses actionnaires fanatiques grâce à son éloquence habituelle. Il possède de véritables dons d’orateur ; son auditoire est convaincu moins par ses arguments que par son organe même : on se laisse bercer au charme de son verbe comme aux sons d’une musique persuasive… C’est une belle chose que la parole !

Je ricane amèrement d’entendre Paul faire cet éloge de Landry Colin. Le banquier conserve sa physionomie fermée, butée ; on dirait qu’il n’a rien compris. Paul s’avise enfin de son attitude et l’attribue aux préoccupations :

— Oui, mon cher Colin, il nous reste encore une rude tâche et vous ne vous hâtez point de chanter victoire… Bah ! ne nous frappons pas. Nos adversaires s’entortilleront dans leurs propres filets, à force de mensonges… Chaque jour, ils lancent quelque nouvelle invention… Quelle est cette histoire de femme qu’ils font circuler, depuis hier, pour irriter Léon Brochard contre nous en lui insinuant que le potin est parti de notre journal ?

Je regarde Landry Colin. Lentement, le banquier relève ses paupières, découvre ses yeux volontaires, ses yeux durs, où brille une pupille ardente. Il avance la tête avec un geste élégant et perfide de félin gracieux, et questionne, paisible :

— Savez-vous que c’est de Nicole qu’il s’agit ?

— Oui, dit Paul ; admirez-vous, mon cher, cet art de la calomnie à transformer un geste de dévouement en aventure équivoque ? C’est pour nous, pour le ramener dans notre camp, que Nicole a tenté de séduire Léon Brochard… puis, s’est arrêtée, au milieu de son entreprise, sa pudeur de femme se révoltant contre cette démarche. Et c’est cette folie généreuse — que Nicole a risquée à l’instant où j’étais trop désemparé pour intervenir — dont on se sert aujourd’hui, en la présentant sous l’aspect d’une gauloiserie chansonnée dans les cabarets montmartrois !

(Bienfait du quiproquo : Paul, ignorant ma première visite chez Brochard, croit la seconde objet de tous les commérages.)

— Je suis furieux, continue Paul : aussi, la Vie de Paris leur ménage un de ces abatages…

La mine déconfite de Landry m’égaye un instant. Rosse, va ! Je lui adresse une grimace de rancune, bientôt changée en crispation douloureuse… Mes névralgies augmentent… Que cette migraine me fait souffrir ! Des zigzags de feu traversent ma cervelle, éblouissent ma vue…Il me semble que j’ai un orage dans la tête.

J’ai eu trop de mal, tous ces temps-ci. La lâcheté, la méchanceté des gens m’ont trop souvent éprouvée. Comme leur âme est une chose laide dès qu’un conflit d’intérêts la met à nu. Leur civilisation est une des formes de l’hypocrisie : pourquoi portent-ils des vêtements corrects, des gants ; pourquoi saluent-ils, le sourire aux lèvres, avec des paroles douces, polies, qui nous font croire à leur affection ?… Puisque à la première bataille, à la vue de l’or — cette proie moderne qui remplace la chair saignante que se disputaient les primitifs — ils redeviennent les bêtes ancestrales, ardentes au combat, âpres à la curée. Leurs crocs s’entre-déchirent, les ongles se griffent… Ils ont oublié l’entrave des gants et du sourire…

Oh ! ce Brochard vindicatif et puissant, ce Colin sans scrupules, ce Bouvreuil inconnu et menaçant… Ces plaignants qui se vendent, ces défenses qu’on achète… Il y a des jours où l’humanité vous remonte à la gorge : on voudrait la vomir.

Je me sens vraiment malade. Un brouillard passe devant mes yeux. Et je glisse tout doucement sur le tapis, tandis que Paul jette un cri et que Landry se précipite vers moi…



X


— Oh ! hisse… Oh ! hisse…

Les gars normands aux mains calleuses, aux yeux bleus, à l’encolure puissante, se suivent à la chaîne, tirant, entre les deux jetées, les barques fragiles qui partent pour la pêche.

Le soleil d’août flamboie au-dessus de la mer moutonneuse, luit à la pointe des vagues, et brille aux contours des nuages d’albâtre qui s’entassent majestueusement sur la gauche, menaçant Deauville d’une pluie nocturne.

Je suis assise au pied du phare ; au-dessous de moi, l’eau clapote, roulant ses galets ; là-bas, la plage s’étale, plat de crème jaune où nagent les taches bariolées de quelques parasols. Des femmes passent, vêtues de mousseline et de piqué blanc.

Ça sent le plein air, le varech, le sel, le poisson et la poudre de riz. C’est Trouville.

J’y suis installée depuis quelques jours. Quand le médecin m’a jugée guérie — car vraiment, je crois que j’ai failli être très malade, d’une fièvre muqueuse dégénérant presque en typhoïde, — il a conseillé le changement d’air, le traditionnel séjour à Genève, Lausanne ou Lucerne. (Il est étonnant, entre parenthèses, de constater à quel point les ordonnances de nos bons docteurs affectionnent la Suisse et les déplacements.)

Mais, aux premiers mots, j’ai bondi :

— Non, non, non ! Pas la Suisse. Tout ce que vous voudrez, mais pas la Suisse. Je la déteste sans l’avoir jamais vue…

Le docteur a objecté : « Le grand air, l’altitude, le calme, repos du système nerveux… » Mais, comment les raisonnements de cet homme sage eussent-ils pu triompher de l’entêtement de Nicole ? Sans même lui répondre, je me suis tournée vers Paul :

— J’irai à Trouville ou nulle part.

— Trouville ! s’est écrié le médecin, pour mettre cinq costumes par jour, vous surmener aux courses et au Casino, n’est-ce pas ?

Paul qui me connaît bien a murmuré, faiblissant déjà :

— Oh ! Nicole est si peu mondaine !

Le docteur a jugé toute insistance superflue. Il s’en est allé, haussant les épaules. Paul l’a reconduit, un peu confus…

Sous mon oreiller, un léger froissement de papier me rappelait, par son crissement soyeux, le contenu de la petite lettre que j’y tenais cachée :

«… Nous partons demain pour Trouville, ma chère Nicole. J’y serai seule avec Fraülein. Papa viendra nous rejoindre après les vacances judiciaires. N’y passerez-vous pas quelques semaines, vous aussi ?… — sylvie. »

Quand j’étais petite, j’allais tous les étés à Trouville. Aujourd’hui, j’y retrouve mon enfance au coin d’une rue ; devant un trou de sable ; au creux des galets, lorsque la marée basse m’évoque la pêche aux équilles et la chasse aux crabes, sur le sable mouillé… Je m’arrête, mélancolique, à la vue d’une petite fille en jupe courte, montrant ses mollets brunis et ses belles nattes blondes… Ô Nicole d’antan ! Un flot de souvenirs mouillent mes paupières… Et je n’ai pas vingt-quatre ans ! Cependant, la fuite du temps, l’ombre du passé, m’imprègnent déjà d’une détresse intense.

Paul m’a loué un chalet voisin du Casino. Puis, il est retourné à Paris, après m’avoir fait jurer de ne point lui écrire au sujet de l’Affaire ; de ne pas ouvrir un journal, de ne penser à rien, qu’au soleil, aux fleurs, à la mer ; de mener une existence animale de bête qui se repose et se réchauffe, harassée. J’ai obéi. Je vis, durant des jours, sans fournir plus d’effort intellectuel qu’un mollusque. Je me laisse flotter mollement, comme une méduse entre deux eaux.

Le résultat est merveilleux. Ma jeunesse résistante a repris le dessus ; un sang vigoureux afflue de nouveau à mes pommettes fraîches ; mes yeux ont l’éclat lumineux du miroir que nul spectacle n’a pu ternir. On recommence à me regarder, lorsque j’arpente les planches, longue et souple, ayant une silhouette fuyante de jeune fille, dans ma robe de toile blanche.

Un mur mitoyen sépare ma villa du Casino. La salle de théâtre se trouve à côté de ma chambre. Et comme les cloisons sont minces, je m’endors chaque soir, bercée par la complainte de Mireille qui déplore l’absence de sa mère avec un organe de soprano aigu, ou cahotée au rythme désordonné des imprécations de Don José que clame le fort ténor.

À la fin, cette musique quotidienne me donne l’idée d’entrer dans l’établissement. J’écoute un acte du Barbier de Rossini, l’éternel raseur. La salle est composée de familles bourgeoises ; rien des élégances fastueuses de la rue de Paris : ce sont les parasols qui se trouvent représentés là. Des mères imposantes exhibent ces cocasses petits décolletés dont elles ont le secret (ô couturières à la journée !) ; des papas graves lorgnent la poitrine enduite de blanc gras que bombent les jeunes figurantes ; et de frêles vierges candides lancent des œillades enflammées au blond ténor ou au baryton chevelu.

C’est la séance permise de voluptés ad usum Delphini, de libertinage familial et musical, moyennant cent sous le fauteuil.

Cette nuit, toutes les jeunes personnes se rêveront entre les bras d’Almaviva.

Pendant l’entr’acte je suis la file des spectateurs dans la direction des salons de jeu. Ici, je reconnais quelques figures. Une grande actrice, de passage à Trouville, s’acharne sur la boule avec des rires énervés de mauvaise joueuse. L’aviateur Bédard, dont le hangar est installé à Blonville, essaye une martingale méthodique sur les nombres impairs.

Et c’est aussi le lent défilé des somptueuses demi-mondaines endiamantées, qui s’attardent un instant, avant de monter au baccara, pour voir admirer leurs toilettes invraisemblablement luxueuses, leurs joyaux uniques, plaqués la plupart du temps sur des corps quinquagénaires où la vieillesse cascade en ondes gélatineuses. Ces filles me considèrent au passage, avec un visage de connivence qui ne salue pourtant point : je suis celle qui fait bande à part. Voici Odette, la maîtresse du directeur du Quotidien ; Yvonne Pearly, l’amie du banquier Haffner ; Suzanne, au bras du prince Rozanoff. Elles m’ont toutes rencontrée ; elles savent mieux que moi ce que valent mes perles ; et leurs amants se sont tous occupés de l’Affaire Colin, l’un parce qu’il dirige un journal, l’autre parce qu’il est à la tête d’une grande banque. En moins d’une minute, mon nom se chuchote à travers la salle ; je l’entends voltiger, murmuré comme un chant de grillon : « Nicole, Nicole… Nicole… » Le banquier Haffner m’observe discrètement ; mais, les inconnus — ceux qui remarquent que je fais sensation, sans savoir pourquoi — viennent me dévisager à trois pas, ainsi qu’une bête curieuse.

À ce moment, un vieux petit monsieur effronté se presse contre moi, l’œil égrillard, les joues allumées ; ose même me parler :

— La chance vous favorise-t-elle, mademoiselle ?

Je toise cet avorton impudent. Il prend ma grimace de mécontentement pour une réponse négative, et poursuit :

— Vous perdez ! Ce n’est pas étonnant : vous êtes si jolie… Heureux en amour, malheureux au jeu…

— Alors, vous devez gagner souvent, monsieur.

J’ai riposté assez haut. Mes voisins sourient. Le vieux galantin plonge dans la foule. Je me réfugie sur la terrasse.

Une nuit profonde et chaude. J’aspire avec sensualité les émanations parfumées qui m’arrivent de cette immensité bleu-sombre. Ô joie !… La mer est phosphorescente, ce soir… Je suis seule à la contempler… Elle semble m’offrir spécialement la danse multicolore de ses petites vagues, comme une fluide et fantastique Loïe Fuller… Encore une fois, la beauté des choses vient me consoler de la bêtise humaine.

N’importe ! Je sens que je vais terriblement m’ennuyer ici…

Ce matin, j’ai eu la fantaisie de patauger au milieu des Roches-Noires, bien au delà de la jetée des Anglais, sous la falaise d’Hennequeville. Sur la grève, c’est un grouillement de pêcheurs de moules. Des petites Trouvilloises, la jupe retroussée, découvrant des pattes maigres et noires chaussées d’espadrilles trouées, remplissent leurs sacs, détachant adroitement les mollusques des rochers ; et, brillant dans leur frimousse hâlée, leurs prunelles d’eau claire lancent un coup d’œil moqueur vers les Parisiennes en costume de bain, venues là comme à une partie de plaisir.

Devant moi, une gamine coiffée d’un grand paillasson enfoncé, espèce de panier renversé d’où s’échappent quelques boucles brunes, s’escrime contre une moule récalcitrante, arc-boutant son petit couteau à l’excavation de la pierre glissante. Elle a beau me tourner le dos, je la décrète villégiaturiste, rien qu’à la blancheur de ses jambes fines, à la cheville mince, au mollet potelé. Ses pieds trempent dans l’eau ; ils sont chaussés de cothurnes de toile ; leurs doigts flexibles apparaissent en transparence comme d’aquatiques fleurettes roses ; des branches visqueuses d’algues emmêlées les entourent d’un feuillage humide. Je commence à comprendre le poète hindou qui compare les pieds de sa maîtresse à deux nénuphars.

Soudain, la fillette lève la tête, me regarde et me saute au cou :

— Nicole !

Les bords du grand paillasson m’entrent dans les yeux, m’aveuglent. Je sens la forme d’un petit torse, nu sous la laine mouillée, se mouler contre moi… Je ne la vois pas, mais j’ai reconnu Sylvie au goût de ses lèvres fraîches.

Mon Dieu ! Qu’elle paraît jeune, ainsi… Quatorze ans. Je l’examine, l’écartant de mes mains qui tiennent les siennes. Est-elle jolie !… Avec ses cheveux dénoués, tombant en nappe brune sur les épaules ; ses grands yeux d’enfant plus bleus sous le front un peu hâlé ; son corps délicat ; ses seins menus où se plaque indiscrètement l’étoffe détrempée du costume de bain, et ses jambes pures, ses jeunes cuisses renflées… J’admire la délicieuse poupée vivante.

— Oh ! j’ai sali votre robe ! murmure Sylvie d’un air de regret.

Une tache d’eau s’arrondit sur la toile écrue de ma jaquette… J’ai un geste d’indifférence. Je veux lui parler… Et je lui pose de ces questions banales, comme on en fait lorsqu’on est déconcerté par une rencontre imprévue. Mais, la haute stature de Fraülein apparaît devant nous : l’Allemande me considère avec une stupeur angoissée, risible et touchante.

Pour elle, je suis l’inconnue entrevue un jour en compagnie suspecte, près d’une fille tapageuse qui montrait ses jambes ; revue, un beau matin, embrassant tendrement son élève ; et enfin, surgissant aujourd’hui des Roches-Noires, avec la brusquerie du hasard importun. Fraülein doit me croire spécialement créée par quelque puissance maligne, à dessein de troubler sa quiétude ; je me manifeste trop subitement à ses yeux, pour n’être pas d’essence plus démoniaque que terrestre. Et si l’Allemande a lu son admirable compatriote, elle m’assimile sans doute aux imaginations d’Hoffmann… Hélas ! Je la juge plutôt capable de me comparer à l’héroïne mystérieuse du roman policier dont elle tient un exemplaire entre ses gros doigts, et qui l’abreuve de littérature douteuse pour la somme modique de soixante-cinq centimes.

N’importe : la gouvernante est soumise, désormais. Sylvie lui a désigné son rôle avec l’énergie obstinée des natures frêles, la ruse surprenante des ingénues. Fraülein entend ses intérêts : tandis que nous cheminons devant elle, retournant vers Trouville, elle contemple amoureusement le signet qui marque la page de son livre : et c’est une lettre de Paris dans laquelle son chauffeur de la Porte-Maillot lui ressasse le Thème éternel en variantes maladroites…

Sylvie met le pied sur les planches avec un bruit mouillé d’espadrilles pressées. Je m’arrête :

— Quittons-nous ici, ma petite amie : passé la Jetée des Anglais, je redeviens compromettante.

Sylvie habite une villa, près de la route d’Honfleur, au-dessus d’un parc abandonné que l’on nommait le Petit-Bois, lorsque j’étais enfant. Plusieurs fois, je vais l’attendre sur la route, la complicité de Fraülein lui permettant de sortir seule. Elle me rejoint ; et nous partons en excursion à travers la campagne normande.

Sous le soleil cuisant des jours d’été, nous arpentons gaiement les Corniches poudreuses, surplombant la plage, son ruban jaune, le trait noir des trois jetées, et les petits chalets aux tourelles pointues qui ont l’air de joujoux de bazar. Ou bien, nous foulons les gras pâturages, enfonçant dans les mottes de terre humide qui se collent à nos souliers. On y aspire une forte odeur d’herbe fraîche, de foin coupé, de luzerne et d’effluves marins. Ici, le panorama n’a pas la splendeur des contrées méridionales, du pays latin ; mais il se dégage une sensualité animale et vivifiante de cette calme et plantureuse nature qui vous inspire le goût des siestes reposantes, des flâneries câlines à deux, à l’ombre des massifs de sureaux et de chèvrefeuilles dont l’arôme entêtant vous alanguit insensiblement…

Allongée dans l’herbe, mordillant des boutons d’or et des tiges de fleurs sauvages, Sylvie parle d’amour avec sa voix claire de petite fille. Julien fait toujours les frais de nos conversations. Faut-il lui dire ceci ? S’il me demandait cela, que devrais-je lui répondre ? Croyez-vous qu’il m’aime vraiment, quand il agit ainsi ? Et cætera…

Ô ce questionnaire interminable ! Sylvie me traite comme une grammaire amoureuse.

Je riposte au hasard, en regardant le joli corps étendu à côté de moi. Des champs nous entourent d’une mer verdoyante qui frissonne sous le vent d’ouest ; à travers les buissons de ronces fleuries, s’aperçoivent les plaines ensoleillées où se vautrent de paisibles ruminants et vagabondent les jeunes poulains. La chaleur de l’air s’insuffle dans mes veines…

Je sens de petits chocs aux artères de mes tempes ; ma langue se dessèche ; la fièvre brûle mes pommettes.

— Comme vous êtes rouge ! remarque Sylvie.

Petite sotte : ton Julien ! Si tu te doutais que mes tiroirs sont bourrés de lettres délirantes qu’il m’écrit tous les jours, et souvent, deux fois par jour, depuis mon arrivée à Trouville — tant il craint que je ne l’oublie… Des bouffées de colère contre Sylvie, contre Julien, contre moi-même, viennent heurter mes bonnes résolutions.

— Embrassez-moi, Sylvie…

Ses doigts frais se nouent derrière mon cou, chatouillant ma nuque. Elle m’offre innocemment sa bouche. Son baiser est plus ardent que de coutume, car elle ne cesse de songer à son fiancé et je reçois les caresses destinées à l’autre…

Un après-midi, nous entrons dans la cour d’une ferme pour boire du cidre mousseux. Le décor rustique m’agrée médiocrement ; l’aboiement étranglé du chien à l’attache, le reniflement bestial des porcs, les immondices qui jonchent le sol, les émanations de lait suri et d’excréments qui s’échappe de l’étable… Cela rebute ma délicatesse.

Mais Sylvie s’écrie tout à coup, avec une joie exubérante :

— Oh ! il y a une balançoire !

Elle bondit vers un clos de pommiers où s’échelonnent des tables et des escabeaux qui transforment la métairie en auberge champêtre. Dans un coin, une escarpolette.

— Venez me pousser, Nicole !

Sylvie s’est hissée sur la planchette avec ses manières si irritantes de grande gosse. Et je l’aide au jeu puéril, renvoyant, comme une balle, le petit corps solide qui s’élève plus haut à chaque coup. Rythmé aux grincements de l’anneau, au sifflement de la corde tendue, le vol de Sylvie s’accélère. Un élan : la forme légère s’approche, fouette mon visage d’un souffle d’air vif, m’éclabousse d’un flot de lingeries fraîches qui sentent la verveine et le sachet d’iris ; j’aperçois deux jambes mignonnes trémoussant leurs longs bas noirs dans la blancheur d’un petit pantalon sans dentelle. Je vais la saisir… La forme s’éloigne, s’élance jusqu’au sommet des pommiers feuillus, semble me fuir, disparue pour toujours…

Et ce jeu de la balançoire, c’est toute mon histoire avec Sylvie.

Un bruit de grelots tintant sur le chemin ; des cris de femmes, de gros rires d’hommes… Une élégante société envahit la ferme, robes claires et gilets blancs. La servante s’empresse. J’entends demander du lait non écrémé, du pain bis, du cidre, du fromage… Tout à coup :

— Nicole !… Tiens ! mais c’est Nicole !

L’un des hommes accourt de mon côté — veston gris, œillet rouge, panama — en faisant des gestes d’accueil et de surprise. Zut ! À mon tour, je l’ai reconnu : Fréminet, le directeur du New-music-hall ; et, derrière lui, voici Maud Sterling, Yvonne, Suzanne ; et le banquier Haffner ; Delaunay le sportsman ; un autre aussi, dont j’ignore le nom. Je reste figée sur place, souhaitant le trépas subit de tous ces gens. Fréminet s’écrie :

— Il y a longtemps que vous êtes à Trouville ? Nous, nous venons de Saint-Arnould.

Ils auraient bien dû y rester. Je réponds sans entrain aux questions multiples. Sylvie s’est interrompue, intriguée. Perchée sur l’escarpolette, un bras étreignant la corde, une jambe recroisée sur l’autre, agitée encore d’un imperceptible balancement, ma jeune amie considère les Parisiens d’un œil curieux, tout en continuant de croquer une pomme verte qu’elle vient d’arracher à l’arbre le plus proche. Maud la dévisage effrontément, puis m’interroge :

— C’est ta sœur ?

— Non.

Sylvie descend de sa planchette. On l’entoure, on l’examine. Fréminet murmure à mi-voix :

« Débutante… » Je me crispe d’énervement. 

Je regarde Sylvie d’un air désolé : elle, silencieuse, observe ces filles parées sans discernement, qui portent des bijoux voyants, des bracelets par-dessus leurs gants, pour une promenade à la campagne. Elle écoute leurs propos légers ; elle paraît songeuse et intéressée… Ô ces caboches de femmes encore enfants ! Que pense-t-elle en faisant cette physionomie singulière ?…

Lorsqu’ils repartent enfin, s’empilant sur les coussins d’une voiture attelée de mules espagnoles, Sylvie, restée seule avec moi, me regarde longuement, reporte ses yeux vers les femmes qui s’éloignent, puis, questionne ingénument :

— Celles-là, ce sont de vraies grues, n’est-ce pas ?

Un jour, le père de Sylvie arrive à Trouville, s’installe jusqu’à la fin de la saison. Finies, nos belles promenades ensoleillées : la surveillance paternelle est moins fictive que celle de Fraülein. La prudence nous commande de recourir aux expédients. Et Sylvie imagine cette folie délicieuse : des rencontres nocturnes !

Sa chambre est isolée des autres, au rez-de-chaussée de la villa ; au surplus, son père se couche tôt pendant les vacances, s’endort vite et la croit bien trop sage pour sortir la nuit. À dix heures, Sylvie s’échappe par la fenêtre ; son ombre furtive glisse dans le jardin ; elle ouvre lentement la grille huilée d’avance, et s’aventure sur la route sombre.

Elle guette si je suis là ; son cœur bat de crainte et de plaisir comme pour un rendez-vous d’amour.

Serrées l’une contre l’autre, nous descendons rapidement vers la plage, car Sylvie n’aime pas à s’attarder sur le chemin noir où la lune nous dessine des silhouettes immenses qui accompagnent notre marche d’une danse rampante de chauve-souris. Les murs indistincts se creusent d’excavations profondes où semblent briller des yeux de chat ; la masse lointaine des bouquets d’arbres pourrait très bien abriter une troupe embusquée ; parfois, un vagabond de mauvaise mine nous croise et se retourne, étonné. Sylvie frissonne d’une frayeur exquise ; elle me presse le bras pour se rassurer, et dit, devant mon sourire tranquille :

— Vous n’avez donc peur de rien ?

— Si… Que le ciel ne tombe sur ma tête.

Après avoir dégringolé une petite rue en pente, nous voici enfin sur la plage. Nous sommes environnées d’une obscurité mystérieuse et mouvante ; un clapotement de vagues nous indique la mer ; de minute en minute le phare du Havre éclaire l’eau d’un jet bleuâtre. Une sirène gémit ; une musique confuse résonne au lointain. Assises par terre, nous tendons le visage vers la brise humide ; nos doigts se rencontrent dans le sable froid et fluide…

Sylvie commence tout bas :

— Savez-vous à quoi je pensais, l’autre jour, devant ces personnes que vous avez retrouvées, à la ferme ?

— Oh ! chère petite amie, je suis honteuse de vous avoir exposée à…

— Chut ! Nicole… Vous ne vous doutez guère de ce que je vais dire… Eh bien !… C’est assez difficile, mais vous me comprendrez… En face de ces belles créatures, riches, luxueuses, admirées, adulées par leurs compagnons qu’elles traitent pourtant ainsi que des chiens, je réfléchissais à des lectures que j’ai faites, sans bien les saisir, à des conversations que j’ai surprises, sans que l’on s’en doutât…

— Quelles lectures, chérie ?

— Des contes antiques de Louys ; et puis, la Cousine Bette, et Sapho de Daudet… Je songeais à ces choses qui m’échappent lorsque les auteurs parlent de « la science amoureuse des courtisanes » ou qu’ils dépeignent les séductions étranges, irrésistibles d’une femme, comme dans la Glu, de Richepin… J’ai entendu aussi des amis de mon père — un soir qu’ils me croyaient déjà couchée — s’entretenir d’un haut magistrat qui avait perdu sa position, abandonné sa famille, afin de suivre sa maîtresse… L’un d’eux s’exclamait : « Gâcher sa vie pour une gourgandine sans charmes, une fille sotte et laide ! » Alors, un autre lui répliqua : « Oui, mon cher, mais elle est si… » Et il employa une drôle d’expression que je n’ai pas retenue… Enfin, j’ai essayé, quand même, d’en chercher le sens…

— Où voulez-vous en venir, Sylvie ?

La conversation glisse vers une pente inquiétante. Sylvie jette sa main sur mon épaule et reprend, un peu fébrile, sans répondre à ma question :

— Dites, Nicole, comment se fait-il que des femmes laides, bêtes, vieilles quelquefois, retiennent, ensorcellent un homme à ce point ? Pourquoi, aussi, certains hommes dédaignent-ils les trop jeunes filles ? Oh ! Nicole, comme c’est embarrassant de s’expliquer toute seule les choses qu’on soupçonne à moitié… Nicole… Vous qui savez tout… Révélez-moi ce que j’ignore… Enseignez-moi ce qu’est cet art des caresses exalté par les poètes païens ; si, réellement, en effet, l’amour s’apprend comme la musique ou la déclamation… Je voudrais tant plaire à Julien !

J’allais répliquer : « Ne vous souciez pas des idées fausses, des billevesées que vous avez puisées dans vos livres, Sylvie ! » mais, sa dernière phrase dissipe mes intentions maternelles. Ça m’agace, à la fin, qu’elle revienne toujours à son Julien en ma présence. Est-ce que je pense à Paul, moi, quand elle est là !…

Je m’allonge tout à fait sur la couche molle de sable fin, rampant vers elle, et je murmure :

— On ne peut pas les donner théoriquement, ces leçons-là, Sylvie…

Septembre. — Une lettre de Paul me rappelle à Paris. L’Affaire Colin va passer à la rentrée, plus menaçante que jamais ; Colin, Paul, Robert Valin se démènent sans résultat. Bouvreuil et Léon Brochard, au contraire, ont intrigué utilement. Tout le monde présume que le procès se terminera par la condamnation du banquier. Et mon pauvre Paul, débordé, désespéré, m’écrit : « Reviens, Nicole. Il me semble que tu es mon fétiche, que rien ne peut plus m’atteindre si j’appuie ma tête sur ton épaule fraîche… »

Par un crépuscule frileux, pluvieux, où la Manche, déchaînée, bave une écume grise sur sa belle robe glauque, où le ciel se tache d’ombres violettes, de nuages d’encre, je fais mes adieux à Sylvie qui reste jusqu’à la fin septembre.

Nous nous arrêtons, devant la Touques. Mes bagages sont déjà en gare de Deauville. À vingt pas, Fraülein guette les environs. Une tristesse vague me rétracte l’estomac. Sylvie, les larmes aux yeux, me regarde d’un air singulier.

— Au revoir, Nicole !

Elle me tend ses lèvres… Est-ce innocemment, cette fois ?



XI


— Comme on voit que tu m’aimes, Paul !

— Eh bien ! cela te surprend ?

Mon grand ami est assis en face de moi, à table. C’est le premier repas que nous prenons ensemble — et seuls — depuis mon retour. Je considère sa figure loyale, ses bons yeux gris, et, sous la moustache fauve, sa bouche un peu charnue ; sa bouche saine et tendre, dont les paroles sont toujours sincères, dont les baisers les plus sensuels gardent une douceur affectueuse qui tempère l’égoïsme du mâle. L’habitude m’avait accoutumée insensiblement à ce visage aimant. L’absence me l’a fait oublier pour un temps. Aujourd’hui, il me semble que je le contemple avec des yeux nouveaux — pas encore blasés de l’image familière — et la beauté morale de cette figure franche, généreuse, de ces regards pleins d’amour, m’apparaît, soudaine comme une révélation. Excellent garçon : je ne connais point d’être qui vaille sa simple et droite nature… Ah ! Nicole… Pourquoi chercher si loin ce qui t’attendait au logis ? L’éternelle sagesse de La Fontaine chante dans ma mémoire en ressouvenance de fables…

Et brusquement j’éclate en sanglots.

— Qu’est-ce que tu as, Nicole ?

Je hoquette :

— J’ai que je ne mérite pas que tu m’aimes.

— Es-tu folle ?

Inquiet, Paul se lève, jette sa serviette sur un compotier et vient s’agenouiller devant moi. Il écarte mes doigts, baise mes joues mouillées, entoure ma taille de son bras musclé. Il interroge d’une voix anxieuse :

— Es-tu souffrante, ma chérie ? Pourquoi pleures-tu ?

Il m’embrasse doucement ; ses lèvres sentent le champagne et le maryland. Je niche ma tête sous son menton :

— Je suis coupable envers toi, Paul ; et j’ai envie de tout te raconter pour me soulager…

— Hein ?

Oh ! ce sursaut, ce recul, ce regard d’homme — défiant, scrutateur, — qui s’efforce de retrouver sur son bien l’invisible trace d’une maraude… Paul, assombri, m’examine attentivement. Alors, hésitante, intimidée — telle une petite fille qui va, pour la première fois, à confesse — je narre, sans réticence, mon aventure avec Sylvie, le mois passé à Trouville… Quand j’ai fini, j’observe Paul, du coin de l’œil… lui qui s’était tant irrité le jour de ma visite chez Léon Brochard, quelle scène me réserve-t-il, après cet aveu d’une intrigue anormale où je me sais autrement fautive !… Il demande, brièvement :

— C’est tout ?

— Mais… oui !

— Ah ! mon pauvre petit, tu peux te vanter de m’avoir fait peur !

Paul rit de bon cœur, délivré de ses angoisses. Je relève le front, stupéfaite. Il ajoute, haussant les épaules :

— Voyons ! Ça n’est pas bien méchant… Je pensais que tu en avais commis de pires, au couvent.

— Je n’y ai jamais été mise.

Les hommes ont une manière bizarre de juger nos actes. Celui-ci n’est guère vicieux : cependant, il m’écoutait, une lueur de plaisir au fond des yeux ; il ne songe pas à la pointe de corruption que décelait ma confidence, à l’apport moral que j’engageai dans cette affaire sentimentale, mais il ne voit que le fait accompli : rien, ou presque rien. Nulle rivalité masculine à redouter (le seul point important). Et il traite cela comme une gaminerie de pensionnaire.

L’indulgence amusée de Paul m’effare. Je suis déconcertée, démoralisée.

Adam, lorsqu’il s’agit de dépraver Ève, tu t’y entends beaucoup mieux que le Malin…

Bernard explique, d’ailleurs, sa pensée :

— Tu comprends, Nicole, je te pardonnerais plutôt un faible pour cette jolie brunette à laquelle tu souriais, un jour, au Bois, qu’un flirt moins anodin… plus vexant… Son fiancé, par exemple… Ce Julien Dangel que je connais à peine et qui vient si souvent chez toi… Il te fait la cour, hein ?

— Oh ! Lui… Il se dit amoureux de moi… Mais, je serais incapable de fixer la nature des faveurs qu’il aspire à glaner sur mon passage… Décidément, le monde me dégoûte, Paul. Je voudrais me sauver dans un trou, y vivre seule avec toi et perdre le souvenir de toutes les âmes, à commencer par la mienne.

— Ta fièvre du mois dernier t’a laissé un peu de neurasthénie… Sois raisonnable… Nicole : songe à la position où m’a placé l’Affaire Colin. Nous ne devons pas nous sauver, pour le moment, parce qu’en effet, ce serait : se sauver… À certaines heures, le mot : départ, se prononce : fuite… Je réaliserai ton désir plus tard : j’accepte de filer — non de me défiler. On prétendrait que je suis l’exemple de Brochard en lâchant Colin au tournant dangereux… Je peux rester fidèle à mes amis, moi : je n’ai jamais été ministre. Patiente, ma Nicole…

Je me serre contre lui ; l’étreinte de ses bras protecteurs me réconforte à cet instant où je suis désemparée… Je l’aime mieux et je l’estime moins, en le découvrant plus proche de moi que je ne croyais, aussi blâmable, aussi facile… N’a-t-il point souri, lorsque j’ai rougi ? Maintenant, je ne me reproche rien à son égard : il ne s’est pas montré assez sévère pour bénéficier de mes remords. Mais, une grande tendresse me rapproche de cet égal. Nos cœurs faillibles d’êtres moyens battent à l’unisson d’une même faiblesse…

Paul questionne :

— À quoi penses-tu ?

Il est difficile de répondre franchement. Je me décide à dire la moitié de la vérité — ce qui est la meilleure manière de mentir — et je réplique :

— Je pense que les amants heureux sont bien à plaindre, parce qu’ils ne connaissent pas le degré de leur attachement. Il faut passer des heures pénibles pour se sentir profondément unis.

Paul m’attire à lui d’un geste affectueux, il est ému : j’ai glissé ma phrase ainsi qu’une pièce douteuse… Il n’en a pas vu le côté pile.

Un peu plus tard. Au salon. Nadine Ziska m’a rendu visite. Tandis que la danseuse papote avec sa grâce sautillante et pétillante d’oiseau bavard, Paul fume une cigarette, adossé à la cheminée, et nous examine tour à tour.

Perdue dans un long manteau de drap mastic, gantée de fauve, coiffée d’une aigrette de paradis aux tons de safran, ses cheveux châtains encadrant le visage d’ambre où s’allument les prunelles de topaze brûlée, Nadine a réussi, sans intention, la plus amusante symphonie de jaunes que l’on puisse imaginer.

Moi, je porte une robe ajustée, de ce noir mat qui fait souhaiter aux blondes d’être en deuil.

Nous sommes deux poupées précieuses, posées au milieu de la grande pièce comme deux figurines sur une étagère.

Mais le sourire de Nadine est crispé, forcé, presque grimaçant : c’est le rictus même qu’elle arbore en scène lorsqu’elle désarticule ses membres fragiles pour exécuter une figure, atroce d’efforts, qui semble toute légèreté, toute facilité aux yeux du public.

Paul s’aperçoit de cette gaieté factice. Il s’informe doucement :

— Pourquoi vous contraindre devant nous, petite Nadine ? Quelque chose vous tracasse… Dites-le carrément… Et si nous pouvons vous être utiles ?…

Nadine regarde avec méfiance cet ami de son amant. Prudente, elle évite une confidence :

— Rien ne me tracasse, rien du tout… Seulement, j’ai passé l’été à Aix ; je me suis décavée : j’ai dû rapporter à Paris ma tête de mauvaise joueuse… Eh bien ! et Nicole… C’est à elle, plutôt qu’il faudrait poser votre question… Voyez sa figure à l’envers… Qu’est-ce que tu as ?

J’imite l’attitude de Nadine et je riposte à côté :

— J’aurai vingt-quatre ans demain… Or, mes anniversaires m’apparaissent déjà comme un épouvantail de l’âge futur, une espèce de borne kilométrique annuelle je lis les distances qui me séparent encore de la première ride… Les hommes possèdent bien des dons : l’esprit, le talent, le caractère, le prestige de la gloire… Nous autres femmes, nous n’avons qu’une richesse véritable : notre jeunesse… On aimera toujours un vieil homme illustre : on ne s’éprend plus d’une femme aux cheveux gris. Chaque fois que revient la date de ma naissance, je passe par les transes d’un avare forcé de dilapider son trésor : dans la sacoche des années, avec un cuisant regret, je jette l’or pur de mon printemps… Voilà pourquoi, jeune Polonaise, je fais triste mine aujourd’hui : C’est une veille d’échéance.

Paul hoche la tête, désapprobateur :

— Tu nous juges durement, Nicole… Moi, je t’aimerai toujours autant, quel que soit ton âge.

— Toi !… Tu as quarante ans ; moi, vingt-quatre : la proportion est bonne, momentanément. Mais je parie que, dans quinze ans, tu me tromperas avec une apprentie de la rue de la Paix, pour laquelle tu dévaliseras tous les confiseurs…

Nadine éclate de rire.

Et dire qu’au fond, l’unique préoccupation de chacun, c’est l’Affaire Colin.

Paul consulte sa montre, s’excuse :

— Vous permettez ?… On m’attend à la Vie de Paris.

Nous restons seules, Nadine et moi. La jolie fille abandonne son masque d’insouciance. Les coudes aux genoux, les poings aux tempes, fourrageant ses boucles brunes, la danseuse bâille avec un miaulement de chatte énervée.

— Allons ! qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te défies pas de moi, j’imagine… Et ça soulage de parler de ses ennuis.

— Eh bien ! Il y a que Colin est en train de me lâcher, là !

— Bah ! C’est impossible : il t’aime, Landry.

La petite danseuse sourit d’un air de ruse malicieuse qui affine momentanément sa gentille frimousse un peu niaise. Elle répond subtilement. (En amour, les femmes les plus sottes deviennent soudain d’habiles psychologues ) :

— Il m’aime, certes ; mais, c’est un homme pratique avant tout, Landry. Pour l’instant, je lui suis devenue inutile, alors ça le rend moins accommodant. Comme il ne me demande plus rien, il se fâche si je lui demande quelque chose. Avec lui, c’est : donnant, donnant. Ses affaires l’empêchent de s’amuser : à quoi bon se soucier de celle qui l’amusait ? C’est une dépense superflue qu’il s’agit de rayer de son budget. L’autre jour, je l’avertissais d’une dette qu’on me réclame… Sais-tu ce qu’il m’a répondu : « Fiche-moi la paix avec tes affaires, j’ai assez des miennes. À quoi te servent tes appointements ? » Mes appointements !… Je touche vingt-cinq louis par mois… Dès qu’ils cessent d’avoir envie de vous, les hommes ne sont plus que des mufles.

Profonde vérité. Je m’égaye presque en songeant au nombre de petits effets qu’engendre la grande cause Colin.

Nadine fronce ses longs sourcils châtains ; son nez mince se creuse de petites rides, entre les yeux. Je m’efforce de la distraire :

— Dîne avec moi, chérie… Je te ferai boire du champagne dry… Et quand tu seras un petit peu grise, nous irons voir une pièce joyeuse dans un théâtre des boulevards…

Je veux divertir Nadine parce qu’une poupée qui rit est beaucoup mieux qu’une poupée qui pleure. La jolie danseuse applaudit ma proposition :

— Oh ! oui : quelle bonne idée… Au fait, la Comédie-Parisienne rouvre ce soir, avec son spectacle d’automne… Nous assisterons à la générale…

— Mais… nous n’avons pas de places…

— Si. Je connais quelqu’un — le rédacteur en chef d’un grand quotidien — qui est très gentil et qui m’en offrira si je vais les lui demander…

— Ah ! Ah ! Tu as des amis dans la presse, cachottière… Et il est joli garçon, ce journaliste ?

— Oui, na. C’est… c’est… ma fiche de consolation, dans la sale période que je traverse… Il est très bien… Aimable, généreux et si gai ! Je l’ai rencontré à Aix, cet été… Il y passait quinze jours de congé… Il m’a promenée, amusée ; il me retrouvait au baccara et me reconduisait à l’hôtel… Oh ! ce n’est pas un amant sérieux : un simple camarade, voilà tout : d’abord, il fait la cour à toutes les femmes, monsieur Yves…

— Tu dis : monsieur Yves ?

— Parfaitement.

— Le rédacteur en chef de…

— … de l’Agioteur… Qu’est-ce qui te prend, Nicole ?

Nadine me regarde, avec ses grands yeux étonnés de gamine éternellement candide malgré les pires aventures.

Je trépigne en face d’une telle inconscience :

— Comment, petite buse, tu connais monsieur Yves et tu ne le disais pas !

— Dame ! Je suis libre, je pense. Me crois-tu obligée de t’avertir chaque fois que je…

— Est-il question de ça ! Mais, malheureuse, oublies-tu donc que monsieur Yves est le rédacteur en chef de l’Agioteur, de l’Agioteur, entends-tu ! Le journal de Bouvreuil, l’ennemi de Landry Colin ?

— Et après ? Je ne peux pas lui en vouloir : ce n’est point sa faute, à ce pauvre Yves… Il fait ce que lui ordonne le patron.

— Tiens, tu es bornée !

La stupidité de Nadine me révolte ; puis, je réfléchis que je n’obtiendrai rien de la danseuse si je l’ahuris d’invectives. Je me calme. J’interroge avec une douceur persuasive :

— Réponds-moi, chérie… Quel genre d’homme est-ce, monsieur Yves ?

— Oh ! un charmant garçon… Bon vivant, beau parleur ; il n’a pas son pareil pour animer un souper… Un peu noceur, un peu buveur, par exemple… C’est comme dans la chanson : il aime l’amour, le vin et le tabac.

— Bien. Maintenant, écoute : te soucies-tu de conserver les faveurs de Landry Colin, ton hôtel de la rue Jouffroy et tes fournisseurs dispendieux ?

— Tu parles.

— Il n’y a qu’un moyen d’arriver à ce résultat : il faut que Landry, délivré de ses inquiétudes, retrouve le loisir de s’occuper de la jolie femme qu’il néglige momentanément.

— Hélas ! Si je l’avais, ce moyen…

— Bête ! Tu tiens peut-être une planche de salut entre tes mains et tu ne t’en doutes même pas ! S’il est tel que tu le dépeins, monsieur Yves doit avoir le renseignement facile, lorsqu’il se livre à la double griserie d’un carafon de vieux cognac et d’un sourire capiteux… D’ailleurs, les journalistes sont des gens délicieux qui conservent toute l’insouciance, la légèreté de notre belle race française… Ils valent bien mieux que les tripoteurs qui les emploient… Enfin, j’ai mon idée… Il y a quelque chose à faire, de ce côté… Je creuse un vague projet… Je ne sais si je dois nommer ceci une intuition, un pressentiment : mais, dès que tu as parlé de monsieur Yves, je me suis sentie toute fiévreuse, ainsi qu’au jeu des charades, quand on soupçonne une partie du mot sans l’avoir absolument deviné. Il me semble que j’approche d’un but entrevu à travers une espèce de brouillard…

— Nicole, je ne comprends rien…

— Ne cherche pas : tu attraperais une méningite. Contente-toi de m’obéir et tâche à ne point gaffer : il suffit que tu m’emmènes avec toi à la rédaction de l’Agioteur et que tu me présentes monsieur Yves…

— Ben ! Moi qui supposais que tu allais me reprocher sa connaissance !

— Au contraire, mon mignon. Et sache que ta tranquillité financière dépend du succès de notre entreprise… Fais tout ce que je te soufflerai… Ne t’étonne à aucun moment de mon attitude… Je t’expliquerai le reste en voiture. Partons.

Avez-vous jamais contemplé un goéland pêchant sous la tempête ?… Les ailes battues par la bourrasque, les plumes ébouriffées, il plonge aux creux des lames agitées, fouillant la mer écumante ; puis remonte à la surface, aveuglé, inondé, le bec vide et les membres las. Mais, la faim qui le harcèle le force à se précipiter de nouveau vers la proie peut-être illusoire ; il disparaît sous une autre vague… Il fend l’espace, au raz de l’eau ; toujours plus loin, toujours en vain…

Je me compare à l’oiseau cherchant sa pâture dans toutes les directions. Une piste imprévue s’offre à moi : incertaine, problématique… Qui sait ? Selon Nadine, ce monsieur Yves est un bavard. Or, la parole est l’arme redoutable qui nous défend, qui nous blesse, ou qui nous livre… Souvent, une phrase imprudente devient pour notre adversaire le sésame involontaire devant lequel s’ouvrent les portes de la citadelle !… Essayons.

— Si ces dames veulent s’asseoir un instant…

Le garçon de bureau nous introduit dans une pièce sommairement meublée où sommeillent deux vieillards chauves.

Après que la voiture nous eut déposées devant l’immeuble ruisselant d’électricité de l’Agioteur, dont la façade multicolore illumine une partie de la rue bruyante où perche ce journal financier, Nadine m’a guidée à travers des couloirs compliqués, avec l’assurance d’une visiteuse habituée à la maison ; de temps en temps, nous poussions une porte vitrée couverte d’indications (lettres dorées) : Administration : 1er étage. Direction : 2e étage. Annonces, Publicité : 3e étage.

Au bout de cinq minutes, un jeune rédacteur fringant fait irruption dans le salon d’attente, réveille les deux vieux messieurs, et leur confie cette nouvelle désolante :

— Monsieur Yves n’est pas au journal pour le moment… Nous ne savons à quelle heure il rentrera… Je crois qu’il est inutile que vous l’attendiez plus longtemps, messieurs.

— Il y a trois quarts d’heure que nous sommes là… C’est la quatrième fois que nous venons et on nous dit toujours la même chose…

Les vieux geignent d’un air navré. Apitoyé, le rédacteur conseille :

— S’il s’agit d’une communication particulière… Vous feriez mieux de lui écrire…

Résigné, l’un des vieillards prend son chapeau, l’autre insiste, comiquement piteux :

— Vous lui avez bien annoncé que je suis monsieur Graindon, de Montpezat (Ardèche) ? Il me connaît personnellement…

Pauvre petit monsieur naïf qui ne remarque pas le sourire ironique du jeune rédacteur le poussant doucement vers la sortie ! Le garçon de bureau réapparaît à la porte, nous invite à le suivre d’un geste déférent.

Première constatation : rien ne ressemble à la façon dont le rédacteur en chef d’un journal accueille une jolie femme, comme la manière dont la reçoit un ancien ministre. Pour un peu, je me croirais chez Léon Brochard.

Le garçon ouvre une portière capitonnée. Nadine passe la première ; je la suis, le cœur battant… J’ai posé mon enjeu sur une carte inconnue : vais-je retourner un atout ?

Un grand bureau clair, à deux fenêtres. Les lettres lumineuses traçant le nom de l’Agioteur, au dehors, traversent les volets d’une buée aveuglante. Des appliques électriques égaient les murs couverts d’esquisses, de gravures, d’estampes.

M. Yves s’avance vers nous.

Je le dévisage, d’un regard perçant : c’est un homme d’une quarantaine d’années ; grand, mince, vêtu élégamment — complet bleu marin, cravate mordorée — il porte le monocle comme feu Talleyrand, duc de Sagan, et coiffe ses cheveux cendrés en bandeaux aplatis à la Maurice Barrès ; ses yeux d’un bleu verdâtre, un peu faux, fuient perpétuellement, ne s’arrêtant sur rien ; sous la moustache fine, ses lèvres s’accusent à peine, étroites, décolorées ; le menton rasé est énergique, carré, volontaire.

Oh ! Oh ! Mais voilà un masque froidement impérieux qui ne répond guère au portrait de Nadine… Et que ce journaliste correct, sec, guindé, me rappelle peu notre brave Robert Valin, son laisser-aller, ses yeux égrillards et sa bouche sensuelle… Ma jeune Polonaise n’est guère perspicace : son rapport inexact m’a bernée d’une espérance inutile ! Jamais cet homme pincé ne trahira les secrets de son maître : je ne le vois point bavard, bon garçon, ami des franches lippées, moi… Sotte Nadine Ziska !

— Bonjour, ma petite chérie…

M. Yves s’approche de Nadine, lui pince familièrement les joues. La danseuse me désigne :

— Nicole, une amie à moi.

Pour mieux me regarder, le journaliste retire son monocle. Je puis apercevoir enfin l’eau verdâtre de ses prunelles. Il me fixe longuement, curieusement, me déshabillant du haut en bas ; puis, questionne d’une voix traînante :

— Nicole… Est-ce bien vous, mademoiselle, qui portez un nom de soubrette de jadis pour mener l’existence somptueuse d’une petite souveraine d’aujourd’hui ?

— Parfaitement, monsieur… C’est afin de prouver, qu’à trois siècles de distance, je n’ai fait que changer de servitude.

M. Yves persiste à vriller ses yeux dans les miens. Il poursuit, plus animé :

— On m’a dit que vous possédez un hôtel fastueux et beaucoup d’esprit… J’ai admiré l’hôtel un jour en passant avenue des Champs-Élysées… Je suis enchanté, ce soir, de pouvoir apprécier l’esprit…

Le voilà dégelé. Il commence à me produire une impression différente. Nadine se mêle à la conversation :

— Yves… Nous venons te demander deux fauteuils… Nous voulons aller à la générale de la Comédie-Parisienne.

M. Yves me jette un coup d’œil furtif, et propose presque timidement :

— J’ai une baignoire… Si vous acceptiez ma compagnie, je me permettrais de vous inviter à dîner : nous passerions la soirée ensemble ?

— Comment donc : es-tu bête ! Pourquoi fais-tu toutes ces manières ? s’exclame Nadine.

Je ne réponds pas immédiatement, tant j’ai peur de ne savoir dissimuler ma joie. Je finis par murmurer d’un accent étouffé :

— C’est convenu, cher monsieur.

Ce succès inattendu m’étonne. Nadine aurait-elle raison ? M. Yves se transforme graduellement ; ses yeux s’allument, sa voix s’échauffe, ses gestes deviennent frôleurs… Pourtant, je sens obscurément qu’il y a autre chose. J’ai dû toucher par hasard le ressort secret qui meut cette âme. Mais, quel est-il ?

On frappe à la porte. Un garçon de bureau entre, apportant divers papiers. M. Yves rajuste son monocle, examine chaque feuille, chaque carte, en déclarant d’un air excédé :

— Oh ! ces raseurs… Dites que je n’y suis pas. Je suis débordé, débordé… Pas une minute à moi. Quel sale métier !

Il décachette une lettre, la parcourt, le visage souriant ; puis, sur un ton de suprême nonchalance :

— La princesse de Tréhervé m’écrit pour me remercier d’avoir rendu compte de sa fête de bienfaisance, hier… Elle m’avait prié elle-même d’insérer l’article, d’ailleurs… C’est une femme charmante.

Toi, tu viens de te démasquer. La raie des cheveux, la cravate, le monocle et, parachevant le tableau, cette façon de prononcer : « La princesse… » J’ai trouvé le ressort. M. Yves, vous êtes un poseur : c’est par le snobisme qu’on vous prend.

À présent, je conçois le motif de son attention aiguisée dès que Nadine m’eut nommée : mon hôtel, mon prestige de femme richement entretenue, d’Aspasie moderne… Il n’en fallait pas plus pour éveiller le désir de ce dandy journaliste. Je recouvre une lueur d’espoir : M. Yves n’est plus que la moitié d’un homme intelligent.

Le voici tout à fait libre avec moi : il rit, plaisante, jure, débarrassé de sa froideur de commande. Il s’écrie, soudain :

— Fichtre ! J’allais oublier l’heure… Je dois remettre ces paperasses au patron… Attendez-moi, jeunes déesses.

Et file rapidement. J’écoute le bruit mat du vantail retombant sur lui. Je suis seule, ou presque… Penchée vers la glace de la cheminée, Nadine époussète consciencieusement le bout de son nez avec une houppette à poudre de riz : je n’existe plus à ses yeux. Les trois portes du cabinet sont bien fermées… Sournoise, je me rapproche de la grande table encombrée. Des lettres s’étalent, tout ouvertes ; des billets de théâtre ; des épreuves d’imprimerie ; la première page de l’Agioteur de demain, édition de Paris, encore humide, sentant l’encre fraîche ; les dépêches des agences spéciales, collées sur leur bande de papier rose… Et dire qu’au milieu de ce fouillis, se trouve peut-être un document important concernant l’Affaire Colin !… Il me naît un cœur d’espionne… Malgré moi, d’un doigt tremblant, j’écarte ces feuilles entassées, mélangées ; je cherche à déchiffrer le contenu d’un pli suspect… Un pas dans le couloir me fait tressaillir. Je saisis brusquement une revue qui traîne là, et je contemple, d’un air absorbé, son frontispice tricolore. M. Yves réintègre son bureau en poussant un « Ouf » de soulagement :

— Sacrebleu ! J’ai cru que le patron allait me garder jusqu’à demain matin… Il est d’une humeur, ce soir, monsieur Bouvreuil !

M. Bouvreuil… Comme ça me semble drôle d’entendre ce nom… Je suis chez lui, en somme… Ce peuple d’employés, ce rédacteur en chef, ces bureaux nombreux, cette grande maison étincelante dont la façade éclabousse Paris de ses lumières, tout ici appartient à cet homme, à l’Ennemi. Son comité d’actionnaires ? Quelle plaisanterie : voilà six mois que Landry Colin sape l’écorce sans parvenir à ébranler l’arbre. Je n’ai jamais mieux senti la puissance de Jules Bouvreuil qu’à cet instant : le spectacle du journal imposant où ma présence insolite m’étonne encore, m’a plus émue, volontiers, que l’arrestation même du banquier, ou les attaques réitérées depuis : ce qui prouve — hélas ! — qu’à mes yeux puérils de femme, les impressions extérieures priment le reste.

La voix de M. Yves coupe mes réflexions :

— Mesdames, je vous propose d’aller m’attendre chez Boris, rue Royale… Vous réclamerez le cabinet 22 : je l’ai retenu par téléphone… Et je vous rejoindrai dans dix minutes ; je préfère qu’on ne nous voie pas partir ensemble… Ah ! mademoiselle…

M. Yves m’entraîne à l’écart, m’avertit à demi-voix :

— Mademoiselle Nicole, je vous en préviens : moi, je suis un type dans le genre du Régent… Je m’amuse ; je m’amuse même énormément ; mais, ce n’est jamais au détriment des intérêts qui me sont confiés…

— Je ne comprends pas…

— Oh ! que si… Écoutez : je n’ignore point vos relations avec quelqu’un qui touche de près un adversaire de l’Agioteur

— Nadine est dans mon cas, ce me semble : à quel propos m’honorez-vous plus spécialement de cet aparté ?

— Je jugerais inutile de dire ceci à Nadine… Vous la connaissez, Nadine : une cervelle d’oiseau-mouche… Seulement, avec vous, chère amie, qui êtes une femme spirituelle, je craindrais, — me comparant toujours au Régent — d’être obligé de faire la fameuse réponse de Philippe à madame de Sabran… Alors, afin qu’il n’y ait point d’équivoque, passons un petit pacte, voulez-vous ?… Pour ne pas gâter une soirée charmante par des conversations épineuses, convenons de ne parler ni l’un ni l’autre de l’Affaire Colin… C’est entendu, hein ?

Bon ! Ça débute bien. Je dissimule ma déconvenue rageuse sous un sourire enjôleur.

On frappe de nouveau. Un garçon du bureau s’introduit timidement, tandis que M. Yves tempête :

— Allez-vous enfin me ficher la paix !

L’humble subalterne, sans se déconcerter, lui présente une carte de visite. Bourru, M. Yves la prend brusquement, y jette les yeux… et soudain, bondissant, nous bouscule, Nadine et moi, nous entraîne vers la porte et s’exclame bruyamment :

— Nom de Dieu !… Le sous-secrétaire d’État…… tez le camp, mes petites chattes !



XII


Je viens de rentrer chez moi. Il est trois heures du matin. J’ai la langue rêche, le palais âcre, d’avoir bu trop de champagne sec. Lucy, tout ensommeillée, me dévêt lentement en regardant d’un air stupide ma robe aux dentelles déchirées et mon corsage froissé où la souillure d’une tache de vin voisine avec la marque violacée qu’y laissa un fruit écrasé.

On dirait que je sors d’une orgie.

Une fois couchée, j’étire mes jambes lasses, mes bras fourbus ; la fraîcheur des draps me ranime. Appuyant les doigts sur mon front brûlant, j’essaie de rassembler mes idées en déroute. Je me rappelle confusément qu’il s’est passé quelque chose, cette nuit… On m’a révélé un secret… Je me sens entre les mains un moyen d’action, sans savoir au juste comment l’employer… Je suis décontenancée — tel un voleur, après avoir dérobé une arme d’espèce inconnue, se demanderait de quelle manière il va s’en servir… Tâchons de remettre un peu d’ordre dans tous ces souvenirs…

D’abord, le dîner. Car, ma soirée peut se diviser en triptyque : dîner — théâtre — souper… Autant d’actes.

Premier décor. Le cabinet particulier du restaurant Boris : nous attendons l’arrivée de monsieur Yves.

D’une main experte, Nadine arrondit le col échancré de sa robe de crêpe jaune ; toujours préoccupée de sa grâce physique, soignant ses atours avec une exagération maniaque, une insistance fatigante. Moi, je m’aperçois au fond d’un miroir à dorures : étendue à demi sur le divan rouge du cabinet ; immobile, le corps enroulé dans les sinuosités de la mousseline de soie noire, j’ai l’air d’une couleuvre endormie. À travers la transparence de la guimpe légère qui les recouvre d’un voile sombre, mes seins pâles apparaissent comme deux lotus blancs sous une eau profonde. Malgré les soucis, j’ai ma figure des jours de conquêtes, ma figure qui a fait retourner les passants, le maître d’hôtel, les garçons, et jusqu’au petit chasseur pas plus haut qu’une botte qui stationne à l’entrée du Boris. Je suis très jolie, ce soir… À quoi bon ! puisque M. Yves a éventé le piège ? On ne parlera pas de l’Affaire Colin… C’est-à-dire qu’on a supprimé la seule attraction du programme. J’ébauche la moue déconfite du spectateur à qui l’on vient annoncer que la danseuse étoile s’est foulé la cheville.

Enfin, la porte s’ouvre devant M. Yves qui se précipite, essoufflé. Nadine remarque :

— Ben ! Il t’a plutôt retardé, le sous-secrétaire d’État.

M. Yves grogne, rancunier :

— Chameau, va ! Il ne se décidait pas à démarrer… C’est à croire qu’il se doutait que je devais rejoindre deux jolies femmes après son départ !

Le journaliste s’installe, fiche son monocle sous le sourcil droit, examine la carte des vins, réclame le sommelier, fait déboucher, puis remporter, successivement, trois bouteilles de champagne, sous prétexte que « ça pue le bouchon » et finalement — sur notre refus indifférent à l’une et à l’autre — compose le menu avec des hésitations de gourmet.

Allons, Nicole ! Souris, contre la mauvaise fortune : il n’y a pas moyen de duper ce journaliste trop maître de soi ; efforce-toi au moins de t’amuser en sa compagnie. Ce sera toujours autant de gagné.

M. Yves est de commerce agréable, je suis obligée de le reconnaître. Dès la première truffe avalée, dès le premier verre vidé, sa langue se délie ; et c’est un causeur fort divertissant. Ce directeur de gazette est une gazette vivante : par lui, nous apprenons qu’Un tel, le critique dramatique, a du goût pour un comique des Folies-Joyeuses ; que Machin, l’académicien, a failli être pris en flagrant délit d’adultère dans un hôtel de la rue Pigalle ; que ce même cabinet particulier où nous nous trouvons, est le lieu habituel où un sénateur de réputation austère régale des jeunes écolières et leur fait, au dessert, un cours d’anatomies comparées. Puis, il nous confie les raisons scabreuses pour lesquelles la faiseuse d’anges de Vincennes sera forcément acquittée ; nous raconte l’aventure d’une femme de lettres, jolie par hasard, avec un critique d’art ; bref, il est intarissable… Que d’indiscrétions !… Et pas une dont je puisse tirer parti.

M. Yves se familiarise de plus en plus ; il lui arrive de me nommer : Nicole tout court ; la première fois, il s’excuse… et continue. Ses mains pelotent franchement la croupe dure de la petite danseuse et s’égarent parfois du côté de mes dentelles… J’ai un mouvement de recul : ce n’est pas la peine de tolérer ses privautés à cet homme, puisqu’il est capable de déjouer mes pires ruses… Aux malicieux, les mains vides.

Vers la fin du repas, tandis que Nadine frotte ses dents avec une écorce de citron, pour les éclaircir, M. Yves se penche sur moi et murmure langoureusement :

— Pourquoi me repoussez-vous, Nicole ? Vous ne voyez donc pas comme vous me plaisez ? Vous me feriez commettre toutes les folies…

— Cher monsieur Yves !… Vos protestations me rappellent une anecdote personnelle… Un jour, un ami à moi s’écria, en conclusion d’une déclaration passionnée : « Je me jetterais au feu pour vous ! Je voulus l’éprouver. Cinq minutes plus tard, au moment où il allumait une cigarette, je saisis le tison enflammé et je lui brûlai, exprès, le bout des doigts… Aussitôt, mon vantard de hurler : « C’est idiot ces plaisanteries-là ! Vous m’avez fait un mal horrible… Sonnez, que l’on m’apporte un peu de vinaigre ! Et puis, je vous préviens, ne recommencez pas ! » Voilà l’homme qui prétendait s’offrir à l’incendie en mon honneur : lorsqu’il se vit deux millimètres d’épiderme roussi, les invectives qu’il trouva pour me reprocher cette torture dépassèrent ses plus fougueuses déclamations d’amour !

M. Yves esquisse une grimace de contrariété, sourit à quelque pensée soudaine, et siffle entre ses dents, l’air :


« As-tu vu la casquette, la casquette… »


Je le regarde, interloquée. Le journaliste dit finement :

— Il n’était pas indispensable de me conter cette histoire pour me prouver que vous avez l’art de vous moquer admirablement des gens… La chanson que je fredonne là vous témoigne que je me remémore un exemple notoire…

Quelle est l’allusion ? Ah ! oui : La liquette

M. Yves poursuit, très excité :

— Oh ! Nicole, si vous vouliez… Combien serait alléchante une telle aventure répétée par vous-même… Il devait avoir une mine penaude, cette fois, le pauvre Léon Brochard ? Il est donc bien laid dans l’intimité, notre ex-grand Ministre ? On m’avait dit, pourtant, qu’il conservait des ressources étonnantes, vu son âge…

— La petite épargne.

— Nicole, confiez-moi ça… Comment votre répugnance s’est-elle manifestée ? Et à quel propos ? Parce qu’enfin, une femme qui blackboule un puissant de ce monde avec tant de désinvolture, ça ne se rencontre pas tous les jours… Il possède donc une particularité si repoussante, un mal secret ? Répondez, Nicole… Je suis tellement curieux, intrigué !

— Je croyais que nous ne parlerions point de l’Affaire Colin, monsieur Yves.

— Il n’est pas question de l’Affaire Colin.

— L’épine n’est pas la rose, mais la rose tient avec l’épine : prenons garde de nous piquer.

— Petite anguille ! Vous vous dérobez…

— Mon cher monsieur, je constate, sans joie, votre goût professionnel pour l’interview.

— Eh bien ! Laissez-vous interviewer…

— Pourquoi perdre mes paroles ? Je ne fais rien pour rien, sinon ce qui est mon bon plaisir.

— Alors, l’interview est à tant la ligne ? Quelle récompense souhaitez-vous ? Dites, je vous en supplie…

— Inutile de mendier à mes pieds, cher ami : j’ai mes riches. Voyez : cette pauvre Nadine s’impatiente… Il est neuf heures… Demandez l’addition et partons.

Je vais m’accouder auprès de Nadine, à la fenêtre du cabinet. Dehors, c’est le va-et-vient des voitures qui débouchent de la Concorde, les roues luisantes se reflétant sur la chaussée mouillée ; l’ombre lumineuse d’une nuit piquetée de globes électriques ; la fine humidité d’une pluvieuse soirée de septembre… On respire une douce odeur fraîche…

Second décor : une baignoire grillée d’où les têtes des acteurs et des spectateurs apparaissent décapitées, dans la multiplicité des petits losanges de fer qui nous séparent de la salle. Je ne perds point mon temps à l’examen de l’éternel et toujours semblable public des générales. On nous offre ce soir un spectacle coupé, spectacle assez terne de réouverture : trois pièces correctes, banales ; des comédiens passables ; intérim d’octobre, qui permettra à la Comédie-Parisienne de préparer sa saison d’hiver.

Tandis que, sur la scène, une dame effervescente expose ses griefs obscurs à un monsieur flegmatique, je suis le fil de mes idées, plus que celui dont l’Ariane dramatique qui écrivit cet acte, enchevêtra le labyrinthe de sa pièce.

M. Yves, décidément, subit mon humble prestige. Mon aventure ministérielle trotte par sa cervelle bien informée : Léon Brochard ajoute quelques parcelles d’or à l’auréole profane qui nimbe ma blonde personne aux photos reproduites dans toutes les feuilles illustrées ; l’anecdote scandaleuse augmente ma légende d’un chapitre de plus. Et c’est celui-là même dont le métier est de la raconter, qui se laisse prendre à l’histoire !

L’influence de l’imprimé agit sur ce grand metteur en pages ! Et ce journaliste qui, par profession, est chargé de tenir les ficelles de la Renommée, est le premier auquel imposent les oripeaux de ses marionnettes !

Voilà bien le snobisme de la gloriole… Et quelle drôle de bête que l’homme !

Nadine regarde attentivement la scène et, de temps en temps, ponctue les tirades des acteurs de réflexions de ce genre :

— Tiens, Clarel qui porte des manches à la juive : ça va donc être à la mode, cet automne ?… La petite Brévalles a mis son collier de saphirs de deux mille louis, celui du prince Poratowski… As-tu remarqué les ondulations de Marolles ? Ce doit être Lionel qui l’a coiffée…

Penché sur ma nuque, M. Yves chuchote d’une voix chaude :

— Vous ne voulez pas, Nicole, essayer d’une amoureuse camaraderie avec moi ?… Vous verriez… Je suis l’idéal camarade : amoureux comme un amant et facile comme un frère… complaisant. Jamais de scène, nulle jalousie, aucune exigence ! mais, les mille plaisirs d’un seul plaisir ; la tranquillité d’un divertissement sans conséquence ; au besoin, la sûreté d’un bon compagnon prêt à vous servir, dans l’ombre, d’une main forte ou d’un coup d’épaule ; les douces libertés sans gêne d’une liaison en pantoufles ; bref, la sensuelle intrigue de tout repos…

— Un placement de fille de famille… Monsieur Yves, ne vous froissez pas : il me semble entendre le boniment d’un commis voyageur agent d’assurances ; pour les références, faut-il que je m’adresse à Nadine ?

— Nicole !… Croyez-vous, par hasard, que je n’aie eu que des grues ?

— Chut ! Elle peut écouter…

M. Yves, formalisé, remet son monocle d’un geste hautain ; assure, d’un doigt discret, sa brochette de décorations. Puis, sans se rebuter, tâte une autre corde :

— Plus nous causons, Nicole, plus j’apprécie votre spirituelle rosserie… Vous possédez l’art des mots à l’emporte-pièce, des paroles piquantes, prime-sautières, irritantes, excitantes, assaisonnées au poivre de Cayenne. Il y a en vous du chansonnier montmartrois et du chroniqueur Parisien…

— Feu mon père n’a dû que me transmettre un peu de son esprit de vaudevilliste.

— Quel délicieux écrivain vous eussiez été !… N’avez-vous jamais essayé ?… Cela ne vous tenterait point d’écrire ?

— Il est toujours trop tard pour mal faire.

— Vous auriez beaucoup de talent !

— Vous manquez de logique, monsieur Yves : vous me traitez de femme d’esprit et vous me voudriez femme de lettres ?

— Nicole, songez que les succès de librairie, c’est la suprême coquetterie qu’une belle débutante de vingt-trois ans se réserve pour sa quarantaine. La gloire est une seconde jeunesse.

— On vieillit moins vite quand on ne travaille pas.

— Dès la première ride, votre renom vous apparaîtrait comme une liche de consolation.

— Bah !… En général, une fiche de consolation, c’est une consolation dont on se fiche !…

— Nicole… Ne dites pas cela… Vous n’y avez pas goûté… Dès qu’on a mordu au gâteau d’Apollon, on ne peut en laisser une miette… Écoutez… C’est la peur des difficultés, sans doute, qui vous fait reculer… Les commencements sont si difficiles, dans la carrière littéraire… Eh bien ! Je vous propose un moyen d’aplanir la route. Tâchez de me trousser deux ou trois nouvelles sur des sujets très parisiens… Vous me les apporterez au journal. Vous savez que l’Agioteur, aussi littéraire que financier, publie deux contes par jour ? Et si votre copie est bonne — au besoin, je vous indiquerai les retouches nécessaires, je vous apprendrai le « métier » — eh bien : je l’insérerai chez nous. Qu’en dites-vous, future collaboratrice ?

— Je dis que je joue de malheur, vraiment : jadis, un ministre m’offrit les palmes ; aujourd’hui, un journaliste m’offre une plume…

— Alors, Nicole ?

— Je cherche le grain de mil.

Dépité, désappointé, M. Yves fronce les sourcils : son monocle tombe. Je détourne la conversation :

— Baissez donc ce grillage, monsieur Yves ; nous sommes cachés à la façon des femmes d’Orient.

Le journaliste paraît embarrassé. Il finit par s’excuser :

— Si cela vous est égal, je préfère qu’il reste ainsi… J’ai aperçu madame Bouvreuil, tout à l’heure, dans la loge qui nous fait face… J’aime autant qu’elle ne me remarque pas… entre vous deux…

— Oh ! Oh ! Faut-il donc afficher des mœurs d’anachorète lorsqu’on appartient à la rédaction de l’Agioteur ? Mazette : en voilà un journal vertueux ! Elle n’entre jamais dans votre bureau, alors, la belle madame Bouvreuil ?

— Elle vient rarement au journal.

— Je suis destinée à la rencontrer au théâtre, votre directrice… Je l’avais déjà vue il y a quelques mois, au New-music-hall… Elle portait de splendides émeraudes : elle les a aussi ce soir, d’ailleurs.

Je braque ma lorgnette vers madame Bouvreuil ; j’ajoute au fur et à mesure que je la détaille :

— Très jolie, décidément… La peau blanche… Les épaules grasses… Quel est cet auteur qui appela la quarantaine : L’âge des épaules ?… Son coiffeur lui a trouvé une couleur de cheveux ravissante… Elle a de beaux yeux gris, des lèvres bien dessinées, un petit nez affriolant… Votre patron n’est pas à plaindre.

— Ah !

Cette exclamation sonne d’un ton bizarre. Je tourne la tête : M. Yves me regarde ardemment ; ses lèvres tremblent, s’agitent, comme sur le point de parler : elles semblent mâcher, malaxer une phrase imprudente, pour l’empêcher de sortir. Je considère avec intérêt ce front d’homme qui réfléchit : le front est un rideau baissé derrière lequel roulent toutes les pensées que nous désirons passionnément connaître ; si les paupières se relèvent, si les yeux laissent déchiffrer leur énigme, le rideau toujours baissé abrite la véritable énigme de l’homme — son invisible regard.

D’une voix sincère qui annonce enfin la confidence, M. Yves me souffle dans le cou :

— Vous la jugez vraiment jolie, madame Bouvreuil ? C’est une des femmes les plus élégantes de Paris… Eh bien !…

Mais voici que cette petite sotte de Nadine l’interrompt pour dire impérativement :

— Yves, j’ai faim. Va nous chercher des bonbons. Pas au buffet, dans la rue… Ils sont bien meilleurs… Tu demanderas des chocolats fourrés à la vanille et des drops très acidulés.

Insupportable Nadine ! Les souvenirs de son enfance populaire (Il me semble la voir, gamine en cheveux, suçant une orange au poulailler du théâtre Montparnasse) lui inspirent le besoin de manger quelque chose à tous les entr’actes. M. Yves s’est levé, docile et grognon. Je suis tourmentée d’une irrésistible démangeaison de talocher la petite danseuse. Ça marchait si bien : M. Yves s’abandonnait. Maintenant le charme est envolé… La représentation s’achève, maussade. Je suis furieuse : j’ai pu écouter la pièce finale !

Troisième et dernier décor. Encore un cabinet particulier : cette fois, c’est un restaurant de nuit, place Blanche.

Nadine décortique des écrevisses tout en grignotant le reste de ses chocolats : de la bisque au praliné, pouah !

M. Yves a déjà bu le contenu d’une bouteille de champagne qu’il additionne de diverses mixtures alcooliques. Son visage blême s’empourpre graduellement ; ses yeux lancent des flammes vertes comme les émeraudes de madame Bouvreuil. Il bégaie amoureusement un tas de bêtises que j’accueille sans sourciller. Je suis forcée de boire pour le faire boire ; mais me découvrant un régime imaginaire, je mélange mon champagne d’eau de Vichy et l’horrible boisson qui en résulte me permet de conserver mon sang-froid entre ces deux fous ; car, Nadine s’enivre également, espérant dissiper ainsi les nausées que lui procurent ses crustacés au chocolat.

Une suave musique s’élève du rez-de-chaussée, enveloppante, caressante, assourdie. Elle scande, d’un rythme étrange de valse bohème, les danses lascives que la belle Myrtil exécute devant un public de choix. J’aime à me figurer la danseuse blonde renversant son corps à demi nu : je crois voir, devant mes yeux, la ligne délicate qui part de sa cheville cambrée, contourne le mollet musclé, pour s’aller perdre au creux de la croupe arrondie.

— À quoi penses-tu ? questionne Nadine à travers son ivresse.

— À cette Myrtil que nous avons regardée en bas, dans la première salle, quand nous sommes entrés… Elle est délicieusement faite : elle a l’air d’une fine statue de nacre rose… Elle danse avec une grâce…

— Si nous la priions de monter ? suggère M. Yves.

Mais Nadine se dresse d’un jet, aussi prompte qu’une vipère irritée. La jalousie professionnelle, l’émulation de l’artiste devant l’admiration qu’excite une rivale, lui inspirent une vive riposte :

— Myrtil !… Ça : une danseuse ! Vous n’y connaissez rien ni l’un ni l’autre. Toi, Nicole, pourvu qu’une femme soit jolie, adroite dans ses attitudes, tu prends plaisir à ses contorsions sans te rendre compte de la science qu’elle y apporte, du travail qu’elle s’est imposé… Toi, Yves, tu es comme tous les hommes : il suffit qu’une créature vous montre plus de chair que d’habitude et vous applaudissez à craquer vos gants… Mais, la danse de Myrtil, ça ne tient pas, ça ne se discute même pas entre gens de métier ! Elle est bonne pour les cabarets de nuit. C’est une belle blonde qui a les seins durs, les fesses solides, et qui est parvenue, à force d’application, à courber sa nuque à niveau des jarrets… Un point, c’est tout.

M. Yves devient taquin lorsqu’il est gris. Amusé par l’animation colère de la petite Ziska, il objecte d’une voix pâteuse :

— Myrtil est pourtant d’une souplesse !

— Parbleu ! C’est bien naturel : elle danse toute nue !

— Eh bien, fais-en autant, défie M. Yves.

Je pince Nadine : « Accepte, accepte, chérie… » Il m’est superflu d’insister : Nadine, cramoisie d’indignation, déboutonne déjà son corsage ; lance sa jupe dans le fond du cabinet à la pointe de son soulier ; arrache son pantalon d’un geste saccadé, en coiffe la tête de M. Yves — bonnet d’âne pour les vieux enfants point sages ; — délace son petit corset ; retire sa chemise : la tête disparaît sous la batiste enrubannée, les jambes se découvrent peu à peu, puis les aines sombres crayonnées d’ombre, le ventre mince, le torse fragile… Et Nadine, délivrée de sa chrysalide, saute sur la table où, parmi les verres, les assiettes, elle gigote et se trémousse — petite poupée d’or jaune — tel un Tanagra en ribote.

La pudeur est inconnue à cette Polonaise de Belleville ; elle se souvient vaguement, aussi, d’un conseil que je lui ai donné : de sa docilité envers moi dépend sa fortune future.

Maintenant, c’est une Danse Norvégienne de Grieg qui monte vers nous avec des sonorités aériennes, des sons filés de petite flûte, de légers frémissements de violons…

Et, sur cette musique vaporeuse, voluptueuse, vibrante : en bas, la danseuse blonde doit exhiber sa plastique incomparable. Ici, la danseuse brune improvise une fantaisie délirante qui participe, à la fois, de la csardas, du tango et du cake-walk.

Nadine incarne le charme divin du Mouvement : ses membres se tordent, serpentent ; ses muscles s’étirent ; sa nuque ambrée a des ondulations félines ; la vie même s’épand de son être, tressaille au creux de ses reins, tremble aux nerfs de ses chevilles, passe en ondes frissonnantes sur sa chair hérissée. Les fausses côtes se dessinent, bombant la peau tendue, au dessous des petits seins gonflés ; les épaules fléchissent ; le ventre s’offre. Une sueur de fatigue perle au front, au duvet des aisselles, luit au pli des cuisses, coule lentement le long de la croupe ployée.

Une odeur étouffante emplit l’étroite pièce surchauffée. Ça sent le musc, la peau moite, le vin répandu, le sexe et le bouquet fané. Un malaise m’incline sur le divan, défaillante, presque pâmée…

— Qu’est-ce que vous dites de ça, mes enfants ?

Nadine, triomphante, s’arrête avec la dernière mesure de la danse norvégienne. Puis, saisissant une serviette, elle bouchonne énergiquement son jeune corps ruisselant, avant de remettre sa chemise.

M. Yves, allumé, congestionné, transpirant d’ivresse et de désir, a suivi les évolutions de Nadine d’un regard lubrique pétillant de vice ; si ému, qu’il pouvait à peine parler, et encourageait la Polonaise d’onomatopées exultantes de hoquets exhilarants, en homme saoûl d’alcool et de convoitise.

Il se lève, attrape la petite danseuse, qui lui échappe et court s’enfermer dans le cabinet de toilette. (Car, dans cet asile exquisement perfectionné, il y a des lavabos particuliers attenant aux salons réservés.)

Restée seule avec M. Yves, mes pulsations plus rapides, mon énervement intuitif, m’annoncent l’action imminente. Je me sens trépidante. Et, tout à coup, cela se produit :

M. Yves titube vers moi, saisit mes mains qu’il immobilise entre ses pattes solides, et balbutie, obstiné comme un ivrogne :

— Nicole… Nicole… Je vous veux.

Je n’ai pas peur, mais je suis agacée : les choses tournent mal. Je cherche ma voix la plus mordante pour le cingler d’un coup de fouet :

— Vous allez vous exposer au ridicule d’un esclandre… Si vous ne me lâchez pas, j’ameute tout l’établissement… Et votre directeur, serait-il satisfait, monsieur Yves, d’apprendre votre aventure avec une amie intime du banquier Landry Colin ?

Malgré les fumées de Bacchus, le journaliste paraît touché de l’argument. Il médite ; puis déclare gravement :

— Le patron, je m’en fous… Mais que dirait Isabelle ?

— Isabelle !… C’est votre femme ?

— Non : c’est la sienne.

— Madame Bouvr…… !

Je m’interromps, stupéfaite. M. Yves s’est décidé à me laisser libre de mes mouvements ; tandis que je me rajuste de mon mieux, il assure machinalement son monocle d’une main tremblante et murmure — le champagne lui faisant vomir tous ses secrets :

— Oui, mon bijou, tu ne t’en doutais pas : Isabelle Bouvreuil. Eh bien, oui ! Elle est même d’une jalousie… C’est pour cela que je me cachais derrière le grillage, au théâtre… Hein ! C’est une autre conquête que Nadine ?… Tu ne me crois pas… Veux-tu des preuves ? Elle m’adore… D’abord, c’est une femme à béguins, la patronne… Quand elle a épousé Jules Bouvreuil, il ne possédait pas un sou et c’est la dot d’Isabelle qui a commencé sa fortune : elle l’a choisi, simplement parce qu’il avait un mètre quatre-vingts de hauteur de taille. Et sais-tu aussi pourquoi, dans l’intimité, j’ai surnommé Isabelle : la Duchesse de Ferrare ? Voici. C’est à la suite d’une confidence qu’elle m’a faite… Seulement, je te la répète sous le sceau du secret, car il n’y a que monsieur Bouvreuil et moi qui connaissions l’histoire, avec les deux intéressés, et il ne faut pas qu’elle s’ébruite jamais… Tu comprendras. Il y a trois ans, Isabelle rencontrait, chez une amie, le grand peintre Watelet… Tu as déjà vu Watelet ?

— Oui, il a exécuté mon portrait, voilà six mois.

J’ai répondu brièvement ; je retiens mon souffle tant j’appréhende que la moindre chose n’arrête le bavard grisé de vin, étourdi par le flot de ses propres paroles :

— Alors, tu as pu constater que Watelet est un bel homme, continue M. Yves. Madame Bouvreuil tomba amoureuse folle de ce grand gaillard râblé, chez qui les plus jolies femmes de Paris ont défilé, et pas seulement pour se faire peindre… Watelet est un malin : il affecta d’abord l’indifférence, en face des coquetteries d’Isabelle. Et te figures-tu ce que cette toquée s’avisa d’accomplir, afin de séduire entièrement son peintre ?… Sûre de sa beauté irréprochable (il y trois ans que cela s’est passé : à cette époque, Isabelle n’avait que trente-sept ans) elle lui proposa de lui servir de modèle et elle s’exhiba sous ses yeux, nue comme un ver ! Watelet, paraît-il, fut enthousiasmé : Isabelle révélait une académie splendide. Aussitôt, il se mit à l’œuvre ; les séances se renouvelèrent, le modèle recevant sans doute une rémunération de son goût ; bref, Watelet termina une étude magnifique d’Isabelle : Vénus couchée, qui par malheur était d’une ressemblance frappante… et désastreuse. Le patron apprit la chose — comment ? je l’ignore. — Il fit tout au monde pour entrer en possession du tableau, dans le but de détruire cette preuve d’adultère. Monsieur Bouvreuil tient à son honneur moins qu’à sa respectabilité ; de plus, les opinions cléricales qu’il affiche rendraient un divorce difficile (ne parlons point de la dot à restituer). Il offrit une somme rondelette à Watelet : malgré ses perpétuels embarras d’argent, l’artiste, se doutant du coup, l’envoya promener en le traitant de vandale. À l’idée de voir son œuvre brûlée ou lacérée, Watelet frémissait de rage. Le seul avantage que le patron put obtenir du peintre fut sa promesse de ne jamais exposer la Vénus couchée, de ne la montrer à personne et de la garder chez lui, soigneusement dissimulée. Voilà l’histoire que me conta Isabelle, durant les premiers temps de notre intimité… Cela te donne une idée du caractère de la femme… Souvent, au journal, un jour de tempête où le patron « m’engueule », ce souvenir m’aide à subir la bourrasque… L’œil soumis, l’échine pliée, je pense : « Allez toujours, monsieur Bouvreuil… Chacun supporte ses petites misères… Et vous ne crâneriez pas autant si c’était Watelet qui fût devant vous… » Car il est peureux, le patron, au fond… C’est amusant au possible, lorsqu’un hasard les place à côté l’un de l’autre, au Vernissage, de voir monsieur Bouvreuil adresser de lâches petits signes d’amitié au peintre Watelet, pour ménager, pour encourager, sa précieuse discrétion, son inestimable silence… Mais qu’est-ce que je disais donc ?… Ah ! oui, tu es certaine, maintenant, Nicole, que je n’ai pas que des grues pour maîtresses ?

ÀÀ bout de forces, épuisé par cette longue tirade, M. Yves ânonne, bégaie, divague… Il s’affaisse sur le divan, pantin désarticulé. Il me regarde d’un œil noyé de vague concupiscence.

Dieu ! que c’est laid, un homme saoûl ! J’entends Nadine ouvrir la porte du cabinet.

Ah ! j’en ai assez. Je ramasse mes jupes, à la hâte, j’enfile mon manteau, et je me sauve, — écœurée…



XIII


— Monsieur le Directeur n’est pas là, madame. Je regrette…

— Je vous demande pardon, monsieur : à cinq heures, le patron est toujours au journal.

Le jeune rédacteur de vingt printemps qui me reçoit — ou plutôt, qui m’évince — me regarde, intimidé par mon assurance avertie, et objecte respectueusement :

— En tout cas, je crains bien que monsieur Bouvreuil ne soit pas visible… Il est si occupé !

— Je m’en moque. Dites-lui que c’est une dame qui ne vient ni pour lui proposer de la copie, ni pour réclamer un secours, ni pour solliciter une décoration ou un bureau de tabac, ni au sujet de toutes les démarches embêtantes dont on peut importuner un directeur de journal, enfin !

— Madame, je vous répète qu’il est difficile… Le patron est avec quelqu’un… Voulez-vous vous adresser au rédacteur en chef ?

— Nullement. Ce n’est pas monsieur Yves que je tiens à entretenir, mais monsieur Bouvreuil lui-même.

— Mon Dieu ! madame, puisque vous insistez à ce point, je vais essayer… Quel est l’objet de votre visite ?

— Annoncez à monsieur Bouvreuil que je désire lui parler de son ami, monsieur Renaudel… Ah ! j’oubliais… Suis-je assez distraite… Ajoutez donc que je me présente sur la recommandation du peintre Watelet…

Le jeune homme fait un signe d’assentiment et se retire, me laissant dans le salon d’attente de l’Agioteur.

Pour la seconde fois, me voilà en ce journal, impatiente, anxieuse. Battant nerveusement du pied contre le barreau de ma chaise, j’use les interminables minutes à réfléchir… à ressasser les mêmes idées…

J’ai dû agir seule, tremblant jusqu’au dernier moment d’être au-dessous du rôle formidable que j’assumais, et, cependant, n’osant confier à personne le soin d’exploiter le filon découvert par moi.

Hier, j’ai risqué une première démarche : déception, coup nul. Nouveau plan à organiser.

Que le piège préparé aujourd’hui par mes faibles moyens me semble alors enfantin !

Je me dispose à lutter, quand même. La confiance présomptueuse de Médée ne m’enhardit point, hélas ! Je ne suis pas de celles qui s’écrient, en cherchant qui les défendra :

« Moi, dis-je, et c’est assez… »

— Si madame veut me suivre.

Après une demi-heure d’attente, on daigne enfin m’introduire auprès de M. Bouvreuil. Moins aimable envers les jolies femmes que son rédacteur en chef, le patron ! M. Yves n’eût pas fait tant de façons pour me recevoir.

Vaguement intimidée, je m’arrête un instant sur le seuil du grand bureau directorial.

Debout, adossé à la cheminée, M. Jules Bouvreuil tripote ma carte du bout des doigts et l’inspecte, épelant les six lettres de mon nom avec un air d’ignorance parfaitement jouée. Nicole ?… Cela ne lui dit rien. Il est le seul homme de Paris qui semble ne pas savoir que je suis la maîtresse de Paul Bernard, et qui n’ait pas fredonné « La liquette à M’sieur Léon ». Renaudel ? Watelet ? Pourquoi cette inconnue a-t-elle accolé leurs deux noms ? M. Bouvreuil paraît véritablement à cent lieues de s’en douter ; sa figure surprise exprime une incompréhension notoire. Il est bien mal renseigné, le directeur de l’Agioteur, du journal le « mieux informé du monde entier » !…

— Asseyez-vous, madame.

M. Jules Bouvreuil parle d’une voix froide et métallique qui tinte — sèche et nette — comme une pièce d’argent sur un comptoir. Haut, raide, maigre, il redresse sa mince tête blanche avec un geste conventionnel, une attitude de statue en redingote : il évoque assez l’un de ces bonshommes politiques de marbre, plantés au milieu des squares.

Je m’installe dans un fauteuil. M. Bouvreuil interroge, toujours glacial :

— À quoi dois-je l’honneur ?…

Il cherche à m’imposer, le patron ; peine perdue : le souvenir de Léon Brochard empêche que la majesté de ce personnage n’exerce son prestige à mes yeux. Je comprends maintenant le mépris que les courtisanes rendent à leurs amants : lorsqu’on veut conserver ses illusions sur elle, il ne fait pas bon contempler l’Humanité en robe de chambre. Je commence donc paisiblement :

— Mon Dieu ! monsieur, si vous estimez que ma visite soit un honneur pour vous, félicitez l’Affaire Colin de vous l’avoir value.

M. Bouvreuil fronce les sourcils. L’ironie est une méthode qui n’a point l’heur de lui plaire ; de plus, il eut rarement à jouter contre un adversaire féminin : il ne peut prévoir le jeu de ma lance. Il se décide pour l’attaque :

— Madame, vous avez tellement insisté que je me suis résolu à vous recevoir, bien que mon temps soit précieux… On accueille toujours une dame, par simple courtoisie… Mais si j’avais supposé que ce fût uniquement dans l’intention de m’entretenir de l’Affaire Colin, j’aurais jugé à propos de nous épargner un dérangement… réciproque.

Je rétorque avec douceur :

— Oh ! monsieur, vous ne soupçonniez vraiment pas que l’Affaire Colin fût le motif de ma démarche ? On a donc oublié de vous dire que je souhaitais avoir cette entrevue avec vous, au sujet de votre ami, monsieur Renaudel ?

M. Bouvreuil joue serré :

— Je ne saisis guère l’allusion, madame. Monsieur Renaudel n’a jamais été mon ami… Quant à l’Affaire Colin, il ne faut pas vous imaginer que j’y participe personnellement parce que j’en parle : à ce titre, tous mes confrères y seraient impliqués…

— Oh ! l’Agioteur s’en occupe bien plus que les autres, et…

— Mon journal — son nom l’indique — est surtout financier : quoi d’étonnant à ce que nous donnions large place au compte rendu d’un procès propre à intéresser notre public spécial de boursiers et de banquiers ?… Habileté de commerçant avisé qui s’entend à servir sa clientèle… Nous ne faisons qu’enregistrer les événements… Je constate, madame, que vous ne semblez guère au courant de ces choses… C’est tout naturel… Et, justement, si je vous ai fourni ces explications… sans avoir l’agrément de vous connaître… c’est que j’ai été touché par votre naïve incompétence de femme et que j’ai tenu à vous remettre sur la bonne voie…

— Je n’ignore ni votre philanthropie ni votre complaisance à l’égard du prochain, monsieur.

Jules Bouvreuil me considère avec méfiance : les éloges suspects sont les champignons douteux de la conversation : on ne sait si l’on doit les cracher ou les déguster. Je continue d’un air candide :

— Je pourrais supposer que vous m’avez reçue aussi aimablement, monsieur, parce que mes phrases à double entente (que vous n’avez point entendues) vous ont inspiré le désir de savoir qui m’envoyait ici… Mais, étant donnée la générosité de votre nature, comment m’étonnerais-je de l’affabilité avec laquelle vous m’avez répondu, alors que vous avez eu l’obligeance encore plus grande de jeter un monsieur à l’eau, rien que pour avoir le plaisir de vous faire son terre-neuve ?…

M. Bouvreuil hausse les sourcils, riposte impertinent :

— Nous sommes fréquemment en butte aux visites de personnes… bizarres…

— Ne vous gênez pas de dire : déséquilibrées…

— Je vous prierai donc, madame, de vous exprimer un peu plus clairement… afin qu’il n’y ait point d’équivoque… Quelle est cette histoire d’homme que j’aurais noyé pour le repêcher ?

— Il était une fois un pauvre diable nommé Renaudel qui n’aurait, certes, pu se laisser escroquer plusieurs centaines de mille francs, attendu qu’il ne les possédait pas. Or, cet infortuné Renaudel, dont nul ne songeait à détourner les capitaux inexistants, vous inspira une telle pitié, monsieur Bouvreuil, que vous le défendîtes au point de lui procurer les actions qu’il n’aurait eu les moyens d’acquérir ; et cela, dans la pensée charitable de devenir son champion contre un agresseur qui ne l’attaquait point. N’est-ce pas le comble de la bonté ?

M. Bouvreuil se lève brusquement et appuie sur le bouton électrique pour sonner le garçon. Il s’écrie avec colère :

— Madame, vous avez fait allusion aux gens qui vous envoyaient ici… J’ignore quel est celui qui vous a chargée de m’insulter… Si c’est un homme, il est prudent ; car, il sait qu’on ne peut répliquer aux offenses d’une femme, qu’en la congédiant.

J’arrête le directeur de l’Agioteur d’un geste négligent, d’un sourire explicite :

— Oh ! monsieur Bouvreuil !… À quoi bon cette comédie entre nous ?… Vous vous doutez bien, quoique vous ne me connaissiez pas — que, si je quitte ce journal sans avoir rempli la mission que je me proposais, la Vie de Paris accueillera probablement mes bavardages avec plus de bienveillance ? D’abord parce que je suis l’amie de son quasi-directeur ; ensuite, parce que le petit papier rédigé sur les indiscrétions du maître Watelet aurait un appréciable succès en guise d’écho illustré… Mais peut-être Watelet vous est-il aussi étranger que monsieur Renaudel ?

— Je ne comprends pas vos insinuations.

— Madame Bouvreuil vous renseignera très volontiers à ce sujet, elle…

M. Bouvreuil blêmit ; il va s’exclamer… Entre le garçon de bureau appelé pour me reconduire. La fureur du patron se tourne contre l’inoffensif subalterne. Il hurle presque :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous ? Qui vous a permis de me déranger ?

— Mais… monsieur le Directeur a sonné, balbutie l’homme, interdit.

— J’ai sonné, moi !

M. Bouvreuil s’éponge le front, hors de lui. J’interviens avec l’aplomb imperturbable des moqueuses :

— Parfaitement… Je vous ai vu pousser le bouton.

Le garçon de bureau m’adresse un coup d’œil reconnaissant. Jules Bouvreuil n’a plus du tout envie de me chasser. Il cherche en vain un ordre à donner et finit par grommeler :

— Ouvrez les fenêtres… On étouffe.

Le garçon s’exécute et sort rapidement. De nouveau, le tête-à-tête : décisif, cette fois.

Du courage… Vas-y, Nicole : les bouvreuils, on les fait chanter.

Je me cale au fond de mon fauteuil, bien à l’aise, tandis que M. Bouvreuil gronde, la voix troublée :

— Expliquez-vous, maintenant… Si je me détermine à vous demander la conclusion de vos menaces déguisées, ne croyez pas que ce soit par crainte… Ces procédés ne m’intimident guère. Seulement, j’aime les situations nettes. Que prétendez-vous savoir ? et qu’est-ce qu’il vous faut ? Répondez franchement.

— Ce que je désire ? Le retrait de la plainte Renaudel avant les débats de l’Affaire, et le non-lieu rendu en faveur de Landry Colin…

— Parbleu ! c’est lui qui vous a soufflé la leçon… L’insensé s’imagine m’effrayer.

(M. Bouvreuil oublie de répéter qu’il n’est pour rien dans l’Affaire Colin.) Je déclare doucement :

— Vous vous trompez, monsieur : Landry ne m’a pas soufflé de rôle… Je suis capable de parler toute seule. La poupée parisienne est un article remarquablement perfectionné : il lui est possible de réfléchir, à l’occasion. Si c’était Colin qui m’eût fait agir, j’eusse employé avec vous son jargon de finance, j’eusse discuté des coups de Bourse plus ou moins corrects, de jeu à la baisse… Mais non. Voyez… Loin d’agiter ces questions hérissées de difficultés pour ma cervelle féminine, je vous parle de choses futiles, de belles images que j’ai admirées dans l’atelier…

— Vous allez encore mêler ma femme à ces histoires !

— Ce n’est pas moi qui vous force à le dire, au moins.

M. Bouvreuil se mord les lèvres, honteux de l’étourderie enfantine qu’il vient de commettre. Les esprits les plus politiques ont leurs minutes de distraction. Il m’intime violemment :

— Finissons-en ! Précisez vos racontars.

— Mon Dieu ! C’est très simple… les oisifs fortunés occupent tous leur désœuvrement à l’aide de petites manies. L’un collectionne les timbres-poste ; l’autre, les vieilles tabatières. Moi, je préfère les tableaux de maître. Or, comme je suis une fureteuse, une chercheuse, j’affectionne de préférence les œuvres rares, celles qui ont une légende embusquée derrière leurs panneaux ; celles dont le cadre recèle une anecdote, ou la toile un souvenir d’amour… J’aime les peintures devant lesquelles l’amateur éclairé peut se camper, en disant à son auditoire : « À propos de ce Henner, je vais vous apprendre une chose qui me fut contée… » Donc, je découvris l’autre jour, chez mon ami le peintre Watelet, un tableau qui me parut remplir ces conditions… Dois-je appuyer, monsieur Bouvreuil ?… L’étude en question s’intitule : Vénus couchée. C’est une femme nue qui…

— Ah ! le drôle… Il m’avait juré… Il me le payera !

— C’est moi qui l’ai payé… Le Watelet est acquis pour ma galerie.

— Pourquoi ce misérable Watelet a-t-il accepté cette infamie, alors qu’il avait refusé de me le vendre à moi… ce tableau… Il sait, pourtant, que je lui eusse offert le triple de votre prix ?

— Parce que je lui achetais son œuvre pour l’exposer, non pour la détruire, et qu’un artiste harcelé par les besoins d’argent, se reprochera moins de contribuer à une indélicatesse qu’à un acte de vandalisme. Bref — je reviens à mes moutons — j’ai eu la vanité, une fois en possession de la Vénus couchée, de livrer ma curieuse trouvaille à la publicité… Snobisme bien excusable de snobinette, n’est-il pas vrai, monsieur Bouvreuil ? Mon ami Robert Valin, secrétaire de la rédaction à la Vie de Paris, m’enverra demain un photographe, un reporter… la reproduction de la Vénus couchée paraîtra, aussi exacte que possible, dans un prochain numéro, accompagnée d’un papier qui fournira des explications détaillées au sujet de ses origines… Hein ! monsieur Bouvreuil, quel beau « chapeau » pour la Vie de Paris ! Surtout qu’il se pourrait bien, hasards de la mise en pages, que le même jour, au cours d’une chronique de modes, le portrait de l’élégante madame Bouvreuil fût publié dans une colonne voisine… Le public remarquera, sans doute, que certaines ressemblances sont quelquefois fort impertinentes… et gênantes.

M. Bouvreuil serre les poings : sa face tressaille de crispations nerveuses ; il interroge d’une voix rauque :

— Qui vous a révélé cela ? Je me croyais seul à le connaître, avec eux. Vous n’avez pu deviner ce secret… C’est donc cet ignoble Watelet… À quel mobile a-t-il obéi ?… Il est cupide au point de vous avoir vendu ce qu’il estimait un moyen de chantage, alors ?… Bah ! et puis, après ? Pensez-vous que j’aie peur ?

Le visage du directeur de l’Agioteur se couvre d’une jolie teinte verdâtre. Il brave :

— Si votre amant fait cela, je l’attaque en diffamation. J’ai le pouvoir de…

Je l’interromps vivement et je débite, d’un ton espiègle, comptant sur mes doigts avec mutinerie.

— Oh ! monsieur Bouvreuil, je n’ignore pas tous les pouvoirs que vous avez !… D’abord, vous possédez un trousseau de clés — voire de pinces monseigneur — qui peuvent à votre gré, ouvrir les portes des prisons et fermer celles des banques. Vous avez hérité du privilège d’Asmodée qui vous permet de regarder par les cheminées d’un bâtiment voisin de la rue Vivienne (dont l’architecture rappelle vaguement celle de la Madeleine) : ce qui vous dispense de la faculté de prévoir, deux jours à l’avance, les hauts et les bas — bref, tout le branle-bas qui se produira dans la grande maison. Enfin, vous connaissez le chirurgien Léon Brochard qui, par un nouveau procédé de greffe humaine, est parvenu à vous allonger démesurément le bras… mais…

Je prends un temps — comme on dit au théâtre — avant de continuer :

— Mais… ni votre trousseau de clés, ni vos yeux de lynx, ni même l’influence de Léon Brochard, ne sauront empêcher madame Bouvreuil d’avoir posé Vénus devant un grand peintre, il y a quelque trois ans, et les Parisiens de contempler son image en lisant le récit transparent de l’aventure, après-demain matin. Anéantiriez-vous la Vie de Paris et ses rotatives… Brûleriez-vous Paris, ses maisons et ses habitants, qu’il vous serait quand même impossible, monsieur Bouvreuil, de saisir le furet qui, une fois lâché, se glisserait, se coulerait, prompt, agile, preste, insinuant, entre les doigts serrés, sous les rainures des portes, à travers l’épaisseur des murs, pour arriver jusqu’aux oreilles attentives à son chuchotement… Car vous n’ignorez point, monsieur Bouvreuil, que toute votre puissance reste impuissante en face de cette force invincible qui s’appelle : le Potin bien parisien !

M. Bouvreuil s’est affaissé sur son siège. Il finit par murmurer d’un accent lointain :

— Alors, madame, vous désirez que, réparant la méprise d’un actionnaire affolé par un mouvement de panique, je décide monsieur Renaudel à retirer la plainte qu’il déposa contre son banquier, en lui persuadant que ses accusations manquent de fondement ? Le classement de l’Affaire, naturellement, s’ensuivrait…

— Vous m’avez parfaitement comprise, monsieur.

— Je sollicite de mon côté, que, pour me remercier de mon intervention, vous ayez la gracieuse pensée de me donner l’œuvre d’art dont vous m’avez décrit le sujet d’une manière si détaillée…

— Ah ! pardon… Nous ne nous entendons plus… En échange de votre parole, je vous offre le silence… c’est tout.

— Madame, vous exigez trop… Comment pourrais-je vivre avec la menace éternelle de ce tableau de Damoclès ! Je suis prêt… tenez !… à vous rembourser le prix qu’il vous a coûté ?

— Inutile. Ce tableau, monsieur, est notre garantie : nous le gardons. Qui nous assure, une fois que nous en serions démunis, que l’Affaire Colin ne recommencerait point sous une autre forme ? Vous avez tout intérêt à perdre Landry Colin, votre ennemi, votre concurrent, votre bête noire — qui plus est : votre victime ! Tandis que nous — je me le demande — quel avantage aurions-nous à compromettre sans raison une dame contre laquelle nul des nôtres n’a de griefs ? Nous ne pourrions que pâtir de cette mauvaise action — de cette grosse faute : un secret n’a de valeur, entre les mains de celui qui le détient, qu’en tant qu’il reste ignoré. Soyez donc tranquille, monsieur !

Jules Bouvreuil me lance un regard de fauve dompté. Il questionne, d’un air qu’il veut rendre ironique :

— Vous n’avez plus rien à réclamer ?

— Mon Dieu !… si. Pas à vous, monsieur, mais à votre… à votre associé : Léon Brochard. Mon ami, monsieur Paul Bernard, se trouve presque déshonoré par cette Affaire Landry Colin où il trempa bien malgré lui… Je lui souhaite une réhabilitation. Mon bon monsieur Bouvreuil, puisque vous allez faire luire aux yeux de Colin les couleurs vertes de l’espérance, monsieur Léon Brochard ne devrait-il pas offrir à Paul Bernard le ton complémentaire, et obtenir, pour lui, un peu de ruban rouge ?… En sa qualité d’ancien président du Conseil, il décidera facilement le ministre de l’Intérieur à récompenser selon son mérite, le grand industriel dont le père inventa la réglisse mauve, marque Bernard… Médailles d’or à l’Exposition de Chicago…

M. Bouvreuil me contemple avec admiration… Trois coups secs frappés à la porte l’empêchent de répondre. Et M. Yves fait son entrée… C’est l’heure où le rédacteur en chef apporte un tas de paperasses à signer au patron. Dès qu’il m’aperçoit, M. Yves s’arrête, médusé. Ses lèvres s’entr’ouvrent, son monocle tombe, ses doigts s’écartent… tout ce qu’il tenait dans les mains s’éparpille sur le tapis.

Je devine qu’il pense : « Eh bien ! Elle est forte celle-là ! » en trouvant chez son directeur une visiteuse aussi imprévue. Le dîner, le souper avec Nadine, les moindres incidents de notre soirée mouvementée, repassent sous ses yeux. Il se dit, stupéfait : « Qu’est-ce que Nicole fabrique ici ! » Et — bien qu’il sache M. Bouvreuil retraité depuis longtemps de la carrière amoureuse, — il esquisse un demi-sourire à l’idée que son patron me conte fleurette, peut-être. Pour quel autre motif une Nicole frivole et fanfreluchée serait-elle accueillie dans ce majestueux cabinet de travail, austère et rébarbatif ?

M. Bouvreuil m’accompagne jusqu’à la porte, et conclut, discret, mystérieux, — vaincu :

— Au revoir, chère madame, comptez sur moi… Je présenterai vos requêtes à qui de droit.

Le directeur de l’Agioteur me salue profondément.

À son tour, M. Yves s’incline devant moi, avec une œillade de connivence. Mais, je le considère d’un air surpris, indifférent, un peu hautain, sans le reconnaître… et je sors.

Maintenant que je suis seule, que l’auto me ramène à l’hôtel, triomphante… je puis avouer ceci tout bas : Rien n’était moins fondé que mes menaces. J’ai réussi par un invraisemblable coup d’audace.

Hier, je me présentai villa des Ternes, à l’atelier de Watelet afin de tenter une démarche hasardeuse : je comptais négocier l’achat de la Vénus couchée à force d’argent. Je risquais d’échouer. Un artiste est plus incorruptible qu’un Renaudel. Mais, dès le seuil, un obstacle inattendu, insurmontable, m’arrêta : Watelet était absent, parti la veille pour l’Égypte où il séjournerait tout l’hiver. Que résoudre ? Les débats de l’Affaire Colin sont fixés à la fin d’octobre : il fallait absolument prendre parti, de suite. Le temps pressait…

Alors j’eus l’idée fantastique, extravagante et folle, d’échafauder cet édifice de mensonges sur pilotis de nuages, à la merci d’un souffle léger, d’un heurt imperceptible — aussi insensée qu’un enfant tâchant d’équilibrer une pile de livres au-dessus d’un frêle château de cartes…

J’ai imaginé d’un bout à l’autre (guidée uniquement par les confidences de M. Yves) l’acquisition fictive du fameux tableau, la combinaison des photos reproduites dans la Vie de Paris, le projet de chantage en règle…

Et vous m’avez crue, M. Bouvreuil ! Vous avez ajouté foi à mes inventions, mieux que vous ne l’eussiez fait s’il se fût agi de la réalité…

Demain, si vous envoyez chercher M. Watelet pour l’interroger, lui reprocher son rôle, ou le châtier, la nouvelle de son départ confirmera mes fables : vous penserez qu’il s’est enfui afin d’esquiver une explication périlleuse, au sujet de sa conduite à votre égard. Et d’ici que vous appreniez la vérité, tant d’événements se seront passés !… En somme, je puis chanter victoire ; et, pourtant, je n’avais aucune preuve matérielle, aucun moyen sérieux de vous contraindre à capituler… Mais, vous êtes un couard, et j’ai su vous faire peur.

Allons !… La vie est une partie de poker : c’est à coups de bluff qu’on l’emporte.



XIV


— Monsieur Julien Dangel !

Le domestique m’annonce le jeune auteur dramatique d’une voix pleine qui détaille les syllabes avec sonorité, comme s’il se doutait que ces deux noms vont connaître la gloire des colonnes Picard, succédant sur l’affiche des Folies-Joyeuses, à la mention : « Relâche pour répétitions générales. »

Devant passer à la rentrée, puis retardée par divers accrocs, la pièce de Julien sera jouée ce soir — 4 novembre — en répétition générale.

Julien Dangel, toujours timide devant moi, se présente avec sa modestie un peu empruntée ; mais son visage rayonne d’une joie intérieure, ses pommettes s’empourprent de fièvre heureuse !… la première pièce !

Le bonheur lui va bien, à ce garçon. Il me semble plus sympathique, aujourd’hui. D’ailleurs, qui pourrait me déplaire en ce moment ? Je savoure la tranquillité recouvrée après la tournure favorable prise par les événements, ces dernières semaines.

Et ma quiétude m’emplit d’une indulgence universelle.

Julien me baise les mains, fervent comme un néophyte cannibale qui adore son idole, mais qui a grande envie de la manger tout de même. Il caresse les bras, le corsage… je crie :

— Halte !

Il s’excuse :

— Pardon. Je m’oublie… Ça m’affole toujours de vous revoir… Et j’allais négliger de vous dire combien je me suis félicité du brusque revirement qui s’est produit récemment, à propos de l’Affaire Colin !

— Oui… la plainte retirée…

— Le non-lieu rendu par mon ex-futur beau-père, continue Julien avec un sourire. Mais comment se fait-il que tout cela soit arrivé aussi vite ? Jamais on n’aurait prévu cet heureux dénouement qui s’est précipité à la manière d’un coup de théâtre.

J’ébauche un geste vague qui figure ma totale ignorance. Et je réplique négligemment :

— Vous savez… Dans les premiers temps, j’ai bien essayé de m’en mêler… Ensuite, mon incompétence m’a rebutée… Je me suis tenue à l’écart… Aujourd’hui, je me trouve dépaysée, pour ainsi dire… Je crois que l’on a tort de tant dauber sur la magistrature : à mon avis, Colin est parvenu simplement, à démontrer sa non-culpabilité et Renaudel, craignant, à son tour, d’avoir maille à partir avec dame Thémis (en voyant le juge reconnaître la bonne foi du banquier) s’est empressé de retirer sa plainte… Voilà le seul mystère de la direction nouvelle où s’engagea subitement l’Affaire. Je ne pense pas qu’il y eut d’autre intrigue…

Il m’est superflu d’entasser de mensongères explications : Julien se soucie bien de cela, vraiment ! Il m’a interrogée, par politesse, mais écoute à peine ma réponse : de Paris, il est peut-être le seul individu qui parle de l’Affaire Colin pour plaire à Nicole, au lieu de s’efforcer de plaire à Nicole pour entendre parler de l’Affaire Colin. Il murmure tendrement :

— Ne m’en veuillez pas, si je ne suis pas venu plus tôt… J’ai été absorbé par la fastidieuse besogne des répétitions… Oh ! ces acteurs : marionnettes têtues, pantins gonflés de fatuité, à la cervelle bourrée de son, à qui il faut entonner l’expression, le talent, l’intelligence, — de force, ainsi qu’on gave une volaille, et qui détestent d’instinct l’auteur, sans lequel ils ne seraient rien. Ce metteur en scène, toujours maniaque, qui bouleverse vos indications au nom de la tradition. Ce directeur — dont l’autorité nous serait si précieuse pour dompter ces bêtes rétives — et qu’on ne voit jamais… Borderelle dirige le Parthénon, avec les Folies-Joyeuses. Eh bien ! Allez le demander à l’un de ces deux théâtres, le secrétaire général vous répondra invariablement qu’il est dans l’autre… C’est le directeur-fantôme… Je l’ai aperçu trois fois : et encore il apparaissait pour réduire, par économie, le nombre déjà insuffisant des répétitions… Mais, je me laisse entraîner, et je vous assomme avec mes récriminations… pardon, Nicole.

— Vous m’amusez, au contraire. J’ai du sang d’auteur dans les veines, moi… Or, j’ai remarqué que l’auteur dramatique exècre les comédiens, de cette même haine séculaire, invincible, indéracinable et systématique, que l’homme de lettres voue indistinctement à tous les éditeurs : Dans les deux cas, cette aversion ne serait-elle point simplement la rancune douloureuse de l’artiste contre l’artisan inférieur et indispensable qui adapte son rêve à la réalité ? Le sculpteur n’aime jamais beaucoup son mouleur.

— Hum ! vos comparaisons poétiques passent sous silence nombre de motifs plus matériels… Nicole, je vous apporte la baignoire que Borderelle m’a réservée pour ce soir.

— Ah !… J’irai vous applaudir… Comment s’intitule votre pièce, déjà ?

Sous Terre.

— Tiens !

— C’est un drame chez les mineurs.

— Aux Folies-Joyeuses ?

— Borderelle a perdu deux cent mille francs, la saison précédente, avec son répertoire de vaudevilles et de comédies légères… En changeant de genre, il espère ramener la veine.

— Et êtes-vous content ?

— Ma foi, j’ose presque dire oui. Je crois que ça marchera.

— Tant mieux. Sylvie se réjouira…

(J’ai prononcé son nom, avec la curiosité un peu malsaine d’apprendre de ses nouvelles. Depuis son retour à Paris, j’ai eu la sagesse de ne point chercher à revoir ma dangereuse petite amie ; Sylvie m’a écrit deux fois ; je n’ai rien répondu. À cet instant, la tentation me repossède en face de Julien).

Comme il se tait, j’insiste :

— Mais j’y songe : Cette baignoire que vous m’offrez, ne revient-elle pas de droit à votre fiancée ?

Julien fronce les sourcils et crispe ses lèvres minces.

Il m’enveloppe du regard pensif de ses prunelles couleur du temps, puis, s’écrie tout à coup, le débit saccadé :

— Écoutez, Nicole… Il faut que je m’explique un bon coup… — Après, je saurai si vous vous moquez de moi, oui ou non. Je vous aime… seulement, vous ignorez de quelle façon je vous aime, Nicole. N’étant pas aussi superficiel que vos adorateurs accoutumés, je vous ai jugée, dès le début, je ne vous vois point femme, à la manière des femmes. Avez-vous été enfant, fillette, jeune fille ?… Durant ces étapes successives, il me semble que vous deviez causer cette impression de « jamais vue ». Il est impossible, j’en suis sûr, de découvrir votre semblable de par le monde : On ne peut vous définir pareille aux autres, et je serais fort embarrassé de vous assigner une condition quelconque si je ne vous connaissais pas. Vous êtes une créature absolument particulière… Alors, quoi d’étonnant à ce que vous viviez en marge des organisations sociales, jeune être unique et mystérieux qui paraissez avoir puisé vos éléments dans une race inconnue de la société ? Le phénix est censé ignorer la loi. Donc, Nicole, je vous aime, mais je vous respecte ; je vous désire, mais je vous révère… Parce que, Nicole, vous appartenez à cette classe rare des parias aristocratiques qui s’affranchissent de nos préjugés, — les estimant inférieurs à leur essence… Tel l’aigle méprise la montagne — puisqu’il plane au-dessus des sommets. Je sens profondément que vous êtes — pardonnez-moi la banalité de l’expression — une honnête femme, Nicole. Et ce que les autres nomment vertu ; vous, plus altière, vous l’appelez : fierté !

Parbleu ! Les divagations de ce petit Dangel s’expliquent tout naturellement : Dépouillées de leur fatras néo-romantique, elles signifient simplement que, dans l’esprit de Julien, je suis de celles qui ne marchent pas ; et ce fait lui inspire une notable considération pour moi. Ne m’a-t-il point trouvée toujours rebelle à ses tentatives ? C’est la meilleure preuve de ma conduite à ses yeux. Dans sa fatuité, l’homme pense de la femme qui lui résiste : « Du moment que je ne l’ai pas eue, c’est que personne ne peut l’avoir. »

Il n’y a que ceux qui nous ont possédées qui ne nous croient plus inabordables.

Julien poursuit son discours :

— Je souhaite que ma conviction soit partagée par tous ces gens qui se méprennent à votre sujet, comprenez-vous, Nicole ? Je veux que l’on honore la femme que je respecte. Alors, j’ai imaginé ceci. Vous avez reçu les multiples présents qui se puissent dispenser aux favoris de la chance. L’un met son pouvoir à vos pieds, l’autre sa fortune ; vous devez rarement désirer en vain ce que l’homme est à même de réaliser. Du premier jour où je vous ai contemplée, j’ai rêvé, j’ai ambitionné à mon tour de vous apporter ce tribut de vassal, en vous offrant ce que nul ne vous eût encore offert. Ah ! quelle jalousie, quelle haine de votre entourage, de votre décor, j’ai conçues en quelques minutes !… Je regardais autour de moi avec l’œil envieux du fidèle indigent qui voit le temple rempli d’ornements somptueux et ne sait par quel hommage manifester sa foi… Ce soir-là, j’ai évoqué plusieurs fois la jolie légende du Jongleur de Notre-Dame… et puis, le temps passa… Je travaillai ; l’un de mes espoirs se précisa… Cette pièce reçue… des relations formées depuis : un critique dramatique m’affirmait, avant-hier, que la presse me serait très favorable. Enfin, Nicole, je ne suis plus le librettiste anonyme qui rougissait dans le voisinage de votre luxe. J’ai la promesse d’un avenir de succès, la certitude des recettes immédiates des Folies-Joyeuses ; ma position est assurée ; demain, peut-être, lorsqu’on prononcera le nom de Julien Dangel, quelques personnes le reconnaîtront — sans me connaître… Alors, Nicole, ce nom qui est ma grande espérance, l’unique bien que je ne dédaigne pas ; ce nom — qui sait ? — apprécié un jour ou l’autre… Dites, voulez-vous l’accepter, Nicole, puisque c’est la seule chose que j’aie à vous donner ?

— Vous… vous voulez m’épouser ?

— Certes.

— Ben, et Paul ?

— On se marie bien avec une divorcée. Ma Nicole aimée, j’ai l’honneur de vous demander votre main.

— Ah ! zut…

Je suis suffoquée. Un peu plus, j’allais ajouter foi à ses protestations exaltées, à ses louanges hyperboliques, les portant au compte d’un enfantillage de ce grand gosse de vingt-sept ans. Et ce n’était qu’un suprême calcul dû à sa caboche admirablement organisée ! Jusqu’au mariage !… Le petit arriviste ne craignait point d’affronter cela, afin de servir son ambition.

J’éprouve une jouissance âpre à le cingler de mon indignation gouailleuse :

— Pas mal, mon cher. La déclaration… Fuitt ! exquise… Le plan… excellent. Par malheur, vous avez négligé les limites d’âge. Passé vingt ans et avant cinquante ans sonnés, les femmes d’aujourd’hui ne sont plus assez naïves pour commettre de ces sottises. Vous épouser ! Mais j’aime mon amant, monsieur. Je l’aime même énormément, depuis que je me suis aperçue que c’est le seul honnête homme que j’aie jamais rencontré. Vous épouser !… pardi, vous aviez pensé que je tomberais dans vos bras lorsque après m’avoir fait toucher mon déshonneur du doigt entre les lignes de votre beau discours, vous auriez la mansuétude de m’arracher à ma position irrégulière ! Vous me donniez votre nom — ce nom roturier (car, vous n’êtes même pas vicomte de Courpière) : Que voulez-vous que j’en fasse, mon cher Dangel ? J’ai cent mille francs de rentes (ce léger détail vous est connu). Or, apprenez qu’à ce prix-là, on peut toujours s’acheter de l’honorabilité : le marchand vous enveloppe cette denrée avec des parchemins authentiques par-dessus le marché… Quelle honte ! Je ne vous croyais guère capable d’en arriver là. Qu’on ne paye pas ses dettes ; que l’on quitte vilainement une femme ; qu’on risque des opérations plus ou moins équivoques ; qu’on oublie de légitimer ses bâtards en les laissant mourir de faim, ou qu’on manque à la parole donnée : voilà la menue monnaie tolérable, qui a cours au taux de l’indélicatesse humaine. Mais il est deux actions infamantes que le monde n’excusera point : 1° Se laisser afficher au cercle ; 2° Épouser une femme ouvertement entretenue par un autre. Vous raisonnez comme un novice : Votre habile combinaison vous eût attaché le boulet sous forme de lingot d’or… Si encore, vous étiez mon protecteur, si je m’étais éclipsée quelque temps ; on fermerait les yeux sur cette union… Dans les conditions présentes, elle vous discréditerait inutilement. Il faut bien que l’essence s’en soit un peu évaporée, pour que le monde pardonne à un homme l’odeur de son argent. Et vous prétendiez m’aimer !… Ça ne vous a pas empêché d’encourir mon mépris, de risquer cette lâche proposition…

— Nicole !

— Moi qui me figurais avoir fait l’épreuve de toutes les turpitudes en coudoyant les acteurs de l’Affaire Colin !… Vous m’avez détrompée ; vraiment : Il y a encore plus vil que ça… Ah ! Tenez… partez. Je ne puis vous regarder sans évoquer ces visions de la rue — silhouettes furtives, quartier désert. — Le gars trop joli, croisant la fille qui lui glisse la dîme d’amour. Je divague d’écœurement… Allez-vous-en… je vous dis !

Julien, pétrifié, m’a écoutée, sans un geste, sans une parole. Il a imploré seulement : « Nicole ! »… d’une voix d’agonie, tout à l’heure. Son visage a pâli, du front au menton ; ses yeux se sont voilés ; et il dodeline un peu de la tête comme un homme qui vient de se cogner. Ses paupières se ferment à demi, avec une expression intense de lassitude douloureuse… Bon comédien ! son masque de souffrance est touchant par sa délicatesse affinée ; son air de frêle chose blessée ; sa faiblesse alanguie, presque féminine.

Il se lève enfin, d’un effort pesant. Il cherche ses gants, son chapeau ; heurte une étagère, renverse un bibelot, avec la hâte maladroite des gens pressés, troublés. Il balbutie confusément :

— Vous avez pu supposer… que moi !… par intérêt… qui vous adore… Ah ! je ne pourrai pas supporter…

Et puis, d’un geste brusque, il semble faire : « À quoi bon ! » Je reste impassible.

Alors Julien fonce sur la porte ainsi qu’à la rencontre d’un obstacle et se précipite au dehors, dans le désordre affolé d’un vaincu en déroute…



XV


— Un four !

Voilà les mots qu’on chuchote en bâillant à la sortie des Folies-Joyeuses.

Nous venons d’assister à l’échec de Julien : sa pièce est tombée misérablement, accueillie par le silence poli d’un public excédé.

L’ours du jeune Dangel possède le défaut suprême : il est ennuyeux.

Apitoyée, je plains le jeune arriviste : quelle déception pour lui qui fondait tant d’espoir sur son drame !

Je me le représente, là-bas, sur la scène, à l’abri de quelque portant, essuyant les reproches rageurs du directeur ; les jérémiades de ses interprètes déçus ; jusqu’au mépris du régisseur et du chef machiniste…

Julien me semble moins vil, grâce à l’assaut que subit son ambition : il rachète sa bassesse, puisque la douleur ressentie l’ennoblit malgré lui.

Le nimbus gris du désespoir est une auréole plus divine qu’un nimbe de pourpre. Et l’insuccès d’un effort mérite toujours notre tribut de commisération.

Escortée de Paul et de Landry Colin, je descends l’escalier du théâtre.

Les visages qui nous entourent expriment tous cette lassitude revêche que nous procure un spectacle fastidieux. Seule, la physionomie de Landry est rayonnante.

Depuis sa victoire, Landry Colin jubile. Il me sait la cause de son triomphe et me marque une sympathie attendrie, une espèce d’admiration étonnée : je n’ai pas reculé devant un acte de chantage, moi, si rétive à ses conseils pernicieux ! Le banquier est sincèrement surpris que je me sois, tout à coup, rabaissée à sa hauteur. Sa gratitude est justifiée, d’ailleurs : depuis que Bouvreuil a cessé ses hostilités, Landry voit sa situation s’améliorer de jour en jour. Ses valeurs remontent. Ses clients reprennent confiance. Colin reconquiert cette heureuse influence qui le poussera peu à peu jusqu’à la haute banque.

Soudain, sous le péristyle des Folies-Joyeuses, nous nous trouvons nez à nez avec le ménage Bouvreuil qui assistait également à cette générale.

Je considère la belle directrice de l’Agioteur : dire que cette blonde créature fut la toute petite pierre d’achoppement — le caillou — qui se dressa comme un obstacle dérisoire et triomphant contre la gigantesque Machine qui se croyait capable d’écraser des rochers. Il suffit que M. Bouvreuil redoutât un scandale menaçant son foyer respecté, sinon respectable, pour que cet homme — indifférent aux accusations politiques — cédât devant la peur d’une historiette intime sur le point d’être dévoilée (elle aussi) aux regards d’un peuple en gaieté. Et craignant d’être surnommé le « Mari de Phryné », M. Bouvreuil empêcha que Landry Colin ne fût cité devant l’Aréopage.

Ô Nicole ! Femme amoureuse que servirent les amours d’une autre femme, tu souris orgueilleusement, Nicole, si petite cause d’un si grand effet…

Landry Colin. Le directeur de l’Agioteur… Rencontre très parisienne, griffonnerait un reporter.

Les deux ennemis se toisent, dignes, hautains, — extrêmement gênés, au fond. Puis, les yeux de M. Bouvreuil se fixent sur moi. Je soutiens hardiment son regard, une moue railleuse entrouvrant mes lèvres. Alors, prodige…

Effaré, perplexe, un peu inquiet, s’abandonnant à ses instincts de léporide, le directeur de l’Agioteur hésite un instant — soulève lentement son chapeau, et… me salue !

Landry Colin a peine à réprimer son hilarité.

Derrière nous, j’entends madame Bouvreuil questionner avidement son mari :

— Qui est-ce ?… Qui est-ce ?

La richesse sobre de ma robe de panne mauve, le diamant qui scintille sur ma poitrine, ont aguiché la curiosité de la dame.

Je donnerais bien une boucle de mes cheveux pour savoir ce que lui aura répondu Bouvreuil…

Nous voici rentrés à l’hôtel, après cette soirée peu divertissante. Paul, qui m’a raccompagnée, s’est jeté sur un fauteuil, dans ma chambre, et lutte contre l’engourdissement causé par trois heures de plaisir maussade.

— À quoi penses-tu, Nicole ?

Paul m’interroge, en sentant mes yeux braqués sur lui. Je dis lentement :

— Je songe à une nuit analogue, voilà huit mois environ, où, sommeillant au fond de ce même fauteuil, tu attendais mon arrivée… Le soir où tu m’appris la maladie de ta femme et votre départ pour l’Allemagne… Le décor pareil nous donne l’illusion d’avoir rêvé tout ce qui s’est passé depuis… Huit mois ! Comme c’est peu de chose dans toute une vie !… Comme c’est énorme, cependant… Le temps a l’air de couler sans incident, au fil des heures… Et puis, soudain, un seul jour fournit autant d’événements qu’une année entière ; il semble rattraper de l’existence en retard, abattre la besogne négligée par les semaines d’inertie, les bonnes semaines de trêve… Et quand, au bout des mois, on fait le bilan de ces jours actifs, on constate, effrayé : « Mon Dieu ! Il a suffi d’une période aussi courte pour amener de tels changements ! »…

» Ô Paul !… Je crois avoir vieilli de plusieurs années à la fois, pendant ces huit mois.

— Sois sûre, Nicole, que cela n’empêcherait point une dame quadragénaire — qui ne mûrit que de quinze jours dans le laps de deux semaines — d’échanger sa façon de vieillir contre la tienne.

— Moqueur !

Le trille aigu d’un timbre électrique ponctue mon exclamation. C’est au dehors : on sonne chez moi !

Nous nous regardons, étonnés. Paul hausse les épaules :

— Bah ! un gamin attardé qui s’amuse à la grille… ou un noctambule en goguette.

La sonnerie persiste, irritante comme un appel de téléphone.

— Ah ! çà, ils sont assommants ! grogne Paul.

Ouvrant l’une des persiennes avec brusquerie, il se penche à la fenêtre et menace, au hasard, le perturbateur invisible :

— Attends un peu que j’aille te tirer les oreilles !

Mais j’entends grincer la grille. Des pas crient sur le gravier. Deux ombres s’avancent sous le clair de lune. L’une d’elles profile une silhouette familière : François, mon concierge. Il s’est levé, réveillé par le bruit. Paul qui l’a reconnu également crie :

— Qu’est-ce que c’est ?

François, à moitié endormi, répond la voix traînante :

— C’est un cocher de fiacre qui vient chercher madame, de la part de monsieur Dangel…

Paul se tourne vers moi, abasourdi :

— À deux heures du matin ?… Eh bien, il en a des idées, celui-là ! Qu’est-ce qu’il te veut ?

— Descendons toujours : le cocher s’expliquera. Il a dû fournir une raison plausible puisque François lui a ouvert la porte !

Une vague appréhension m’envahit d’une sensation de froid au bout des doigts, à la nuque. Je crains d’être à l’une de ces minutes où il arrive des « choses ». J’ai conscience de l’imprévu qui s’approche.

L’imprévu, cette fois, se manifeste sous l’apparence d’un vieil automédon — face gonflée, regard atone, paupières bouffies — qui pénètre dans le vestibule, son fouet à la main. Après avoir écouté nos questions d’un air obtus, il ouvre la bouche et débite son récit avec l’abondance de gestes, l’importance exagérée que prennent les gens du peuple lorsqu’ils sont impressionnés et enchantés — dans leur grossière sensibilité — de se trouver mêlés à un drame :

— Voilà… Il pouvait bien être vers les une heure, une heure et demie du matin… Je venais de déposer rue Richer deux clients que j’avais chargés à la sortie de Vaudeville… Je m’en retournais, tranquillement… quand tout à coup, je m’entends appeler d’une rue voisine : « Cocher… Hé ! cocher… » Moi, je m’amène, et j’aperçois une bonne qui me fait signe, à la porte d’un hôtel meublé : « Vite, donc… C’est pour un type qui vient de se suicider et qui veut revoir une dame, avant de mourir… »

— Oh !… Paul… C’est Julien Dangel.

— J’entre dans la maison. La patronne m’écrit l’adresse sur un bout de papier — et je me rends jusqu’ici pendant que la bonne va prévenir la police… Les deux femmes semblaient affolées… Elles étaient seules, justement.

— Est-ce qu’il est grièvement blessé ?

— Ah ! Je n’en sais rien, madame. Moi, n’est-ce pas, on m’a dit de me dépêcher et de vous demander, de la part de monsieur Dangel, si vous voulez que je vous y conduise… J’ai fait la commission, vu que la patronne de l’hôtel m’a remis trois francs d’acompte. Je vous répète ce qu’on ma raconté… J’en ignore le reste.

Je suis figée de stupeur. Auprès de moi, Paul réfléchit, fronçant les sourcils. François s’est écarté, par discrétion. Et, venant des étages supérieurs, j’entends un bruit de verrous tirés, de portes ouvertes, de galopades dans les couloirs ; — des domestiques apparaissent sur l’escalier, attirés au soupçon d’un fait insolite.

— Allons-y, décide Paul, mû par sa générosité autant que par le désir d’échapper aux curiosités de la valetaille.

Avec une inconscience de somnambule, je jette une écharpe sur mes épaules ; je suis Paul, machinalement.

Ça peut donc arriver, ces histoires tragiques qu’on lit distraitement, à la cinquième page du journal, avec l’impression que cela se passe dans un milieu inconnu, lointain, distant du nôtre ? Me serais-je doutée qu’au cours de ces notes prises au jour le jour, je me verrais entraînée, par la vérité même, à relater un de ces récits sanglants qui défraient les feuilletons populaires ? Est-ce possible que nous, les êtres d’une certaine classe aisée, luxueuse, aux instincts d’indifférence, de scepticisme, d’élégance, — nous soyons éclaboussés par l’un des événements sinistres — meurtre, suicide, acte criminel — dont nos regards incrédules parcourent le texte, à la rubrique « Faits divers » ?

Et voici que — pour corser mon sentiment de l’anormal, de l’inusité, — à la question de Paul :

— Où nous menez-vous, cocher ?

L’homme réplique, en jetant cette adresse qui ne serait point déplacée dans un roman policier d’Oscar Méténier :

— Rue de la Boule-Rouge !



XVI


Julien a tenté de se tuer… Pourquoi ? Un vague remords me rappelle la scène qui s’est déroulée chez moi : aurait-il été sincère ? Aurais-je été trop dure ? Serais-je la cause…

Et puis, soudain, cette idée lumineuse, rassurante, apaisante : le four de Sous Terre ! Cette chute piteuse dès la générale, sans cabale, sans parti pris, ne pouvant laisser l’espérance d’un revirement heureux, ne suffisait-elle pas à décourager à ce point un garçon ambitieux, mais faible, artificieux mais exalté ?

Je rumine mes conjectures, tandis que le fiacre nous cahote à travers un dédale de rues noires.

Paul rompt le silence, demande d’une voix énervée qui veut rester calme :

— À quel motif attribuer ce suicide ?

Il me semble entendre l’écho des phrases que je pensais.

J’avance :

— La déception d’un échec humiliant l’explique…

— Allons donc ! Un homme ne renonce pas à la vie pour une pièce ratée !

— Tu ne saurais discuter cette question… As-tu l’âme d’un buveur de gloire ?… Quels qu’ils soient — politiciens, gens de plume, gens de théâtre — ces êtres-là viennent au monde boursouflés d’orgueil… Ce sont presque des malades : ils ont une hypertrophie de la vanité comme d’autres ont le cœur gras… Qu’on les pique au bon endroit et ils s’écroulent à la façon d’une baudruche crevée…

— Quel ton acerbe… On croirait que tu t’efforces de masquer la véritable raison de ce drame bizarre…

— Paul ! Que signifient tes paroles ?

— Écoute, mon petit, tu n’as jamais joué les Agnès : aussi je n’imagine pas que tu sois naïve au point de te persuader que si je me suis déterminé à courir chez monsieur Dangel en pleine nuit, ce soit dans l’unique intention de répondre à son appel ? Ce n’est guère la coutume que nous accompagnions notre maîtresse jusqu’au lit d’un monsieur, fût-ce même son lit de mort… Je t’avouerai que la compassion n’est que l’accessoire, dans ma décision… Mais je veux savoir. Et la meilleure manière de savoir, c’est : voir…

— Savoir quoi ?

— Tes véritables relations avec ce Julien, plus intimes que je ne les supposais… Ta participation à son suicide…

— Oh ! Paul ! Tu oses émettre des horreurs pareilles… N’as-tu donc plus confiance en moi ?

— Si je n’avais plus confiance en toi, Nicole, je ne t’interrogerais pas. Seulement, les agissements de Dangel te compromettent : réclamer, à tel moment, ta présence à son chevet, c’est s’arroger un droit étrange…

— Paul…

— Il était fiancé, ce me semble, Julien Dangel… Il eût dû prononcer le nom d’une autre, en cette circonstance.

— Tu sais bien qu’il m’a toujours fait la cour.

— Le marivaudage s’accorde mal avec la tragédie. Le flirt à houlette ignore l’usage du poignard, et c’est à la gravité de son acte que je proportionne l’amour de ton Céladon.

Bon ! la jalousie de Paul est éveillée, maintenant. Julien m’inspire alors une aversion suprême à la pensée que sa folie heurte mon bonheur, et que je dois me défendre contre les soupçons blessants en prenant sa bassesse même pour argument, en piétinant sa réputation — sa mémoire… Qui sait ?

Et c’est à l’intérieur de ce vieux fiacre qui sent le cuir et le tabac de caporal — ô contraste dérisoire du décor où se meuvent nos passions ! — que se livre ce débat angoissant pour moi : les phrases sortent de mes lèvres avec une facilité prodigieuse ; je trouve des arguments qui m’étonnent ; je prouve clairement à Paul que les desseins de Julien ne visaient que ma fortune ; qu’un affront remporté chez moi et la chute de ses quatre actes ont mis le comble à la surexcitation désespérée de ce jeune arriviste impulsif. Enfin — Paul convaincu — mes lèvres reviennent à leur fonction naturelle, et je ne m’étonne plus des arguments qu’elles infusent à celles de Paul…

Notre baiser cesse quand s’arrête le fiacre.

— Tu le savais, toi, que Julien Dangel habitait rue de la Boule-Rouge ? fait Paul.

— Non : il a demeuré dans le Quartier Latin, jusqu’à présent… Je n’y comprends rien.

Nous descendons. Devant l’entrée obscure d’un hôtel de piètre apparence s’agitent des ombres indécises.

Paul s’avance le premier, impatient. Cher ami… Je devine son arrière-pensée : apaisée, mais non pas rassurée, sa défiance calcule que, sur le lieu même du drame, grâce à la mise en scène émouvante d’un suicide, à la blessure peut-être grave, l’un de nous se trahira ; que Julien ne s’observera plus ou que je m’abandonnerai au premier mouvement…

Paul est reçu dans le vestibule par une grande femme blonde, dépeignée, un peu pâle, qui chuchote quelques mots, rapidement. Quand je les rejoins, elle se tait tout à coup, et, malgré sa discrétion professionnelle de commerçante, me dévisage d’un regard intrigué, insistant.

Je m’adresse à Paul :

— Eh bien ?

— Il est mort.

Paul m’a dit cela brusquement — exprès. On se trompe en croyant qu’un événement funeste nous atteint d’autant plus vivement qu’il est annoncé à l’improviste. Le choc même de l’inattendu nous frappe d’une sorte de stupeur, d’insensibilité momentanée. Au contraire, les ménagements, les précautions — laissant prévoir la nouvelle avant qu’elle soit exprimée — nous préparent à l’accueillir avec tout le sang-froid qui nous est nécessaire pour souffrir sciemment (s’il s’agit d’un malheur qui nous touche), sans que la brutalité du coup soudain fasse sombrer notre douleur dans l’anesthésie de l’hébétude.

Et, bien qu’en apprenant la mort de Julien, je ne ressente pas des émotions aussi violentes, j’ai néanmoins cette impression d’incrédulité devant une catastrophe, qui nous porte tout d’abord à alléguer l’impossible en face de l’irrémédiable. Il me semble que « ça n’a pas pu arriver ».

La blonde fanée — qui est probablement la tenancière de l’hôtel — nous donne des détails à voix basse :

— Si je m’étais doutée d’une histoire pareille !… Un jeune homme qui avait l’air si posé… Un suicide dans ma maison : c’est capable de me faire perdre ma clientèle.

— Il y a combien de temps qu’il logeait ici ?

— Mais, monsieur, il est venu hier soir… cette nuit. Nous ne le connaissions pas. Ce jeune homme s’est présenté vers minuit… Nous fermons très tard, la plupart de nos pensionnaires étant de ces dames des Folies-Bergère… Il a demandé une chambre… Il paraissait très fatigué… Il a payé d’avance pour un jour en prévenant qu’il s’en irait demain matin ; ensuite, il a réclamé de quoi écrire… Un peu après, il a sonné pour qu’on lui monte une bouteille de Porto. Je lui ai envoyé la bonne qui n’a rien remarqué de particulier ; seulement, comme elle l’examinait avant de sortir (sans doute par curiosité), il lui a dit qu’il attendait une dame qui viendrait probablement le retrouver… Et puis, on ne s’est plus occupé de lui. Je sommeillais en bas, dans le bureau… La bonne était à côté. Quand mes pensionnaires rentrent accompagnées, elles se font toujours servir quelque chose… Tout à coup, il était peut-être une heure du matin, j’entends une détonation. Je dormais à moitié… Comme à la sortie des théâtres, il passe beaucoup d’autos par ici, je pense : « C’est un pneu qui a éclaté, dehors. » Mais cinq minutes après, une autre détonation, suivie d’une troisième. La bonne accourt en criant : « Madame… madame… Ça vient d’au-dessus ! » Mon sang ne fait qu’un tour. Nous restons là, sans oser bouger. Je ne sais pas combien de temps ç’aurait duré, si madame Marthe n’était pas descendue de sa chambre, hurlant : « Il y a quelqu’un qui est en train de faire un malheur, à côté : c’est épouvantable ! » Nous nous sommes décidées alors à remonter avec elle ; je tremblais, mes jambes flageolaient. On a frappé à sa porte ; et puis, nous sommes entrées. Ah ! le pauvre jeune homme… Il râlait. Il était couché de travers, la chemise ouverte… La peau aussi blanche que celle d’une femme… Il tenait encore son revolver dans la main droite… Et sur sa poitrine, un peu à gauche, il y avait un petit point sombre de chair brûlée, pas plus large qu’un confetti, d’où s’échappait une seule goutte de sang, toute brune. Quand je me suis approchée, il a dit faiblement : « Je voudrais la revoir une dernière fois. » J’ai demandé : « Qui ? » — « L’adresse est sur la lettre », qu’il m’a répondu, montrant la table. Il insistait, il s’en donnait la fièvre… Alors, je l’ai calmé : « On va la chercher tout de suite. » J’ai recopié l’adresse de madame. Et pendant que la bonne filait au commissariat, nous nous sommes installées au pied du lit, madame Marthe et moi. Elle l’a fait boire. Moi, je claquais des dents, j’avais peur et envie de me sauver… je sentais la mort. Il se plaignait, il gémissait. À la fin, il s’est douté qu’il allait passer. Il a murmuré : « J’étouffe ! » Madame Marthe l’a questionné : « Pourquoi avez-vous essayé de vous supprimer ? » Il a trouvé le courage de sourire : « Pour un coup d’essai, il me semble que j’ai réussi. » Et puis, il a ajouté, en s’adressant à moi : « Quand elle sera là, vous lui remettrez ma lettre, n’est-ce pas ? » Et puis, le commissaire est arrivé… La police dans ma maison !… J’ai quitté la chambre pour les recevoir, lui et le médecin… C’est pendant ce temps que le jeune homme est mort. On a trouvé la carte d’un monsieur de sa famille, d’un magistrat, dans son portefeuille… Et comme on ne sait pas où il habitait, ce monsieur Dangel, on est allé prévenir son parent. Voilà la lettre, madame.

L’hôtelière s’exprime avec une volubilité surprenante : son récit copieux a duré à peine cinq minutes.

Je m’aperçois que Paul ne l’écoute plus. La figure tendue, les paupières baissées, une lueur aiguë filtrant à travers les cils, mon ami observe avidement quelque chose dans ma direction, vers ma taille… Mes yeux suivent son regard, afin de comprendre… Et je vois, entre mes doigts ramenés à la ceinture, la petite enveloppe jaune que m’a donnée la patronne de l’hôtel et que j’ai prise machinalement : la lettre de Julien ! Je pénètre la pensée de Paul… Je l’entraîne doucement à l’écart : « Lisons-la. » La communauté que j’affirme à cet instant me vaut un sourire reconnaissant, et c’est d’un œil moins soupçonneux, sinon curieux, que Paul, serré contre moi, parcourt ces lignes désordonnées tracées par une main fébrile :

« Ma chère aimée,

» Ne m’en veuillez pas si je vous dis, sans amertume, que je me tue à cause de vous. J’ai besoin de m’expliquer, avant le silence définitif. Peut-être alors me croirez-vous, Nicole… Vous m’avez toujours repoussé. Mon amour vous a paru la marque d’une fatuité déplacée, mon respect, la ruse d’un calcul abject. Vos paroles railleuses accueillaient mes aveux sincères ! Ô Nicole ! il semble que vous me regardiez dans l’eau d’un miroir concave dont les reflets eussent déformé mes sourires en grimaces. Nicole, sceptique Nicole, aurez-vous confiance enfin, si je vous répète : « Je vous aime » à l’heure où j’ai décidé de mourir ?

» Ah ! cette scène d’aujourd’hui, quand, souhaitant vous offrir la meilleure preuve d’amour qu’un homme peut donner à celle qu’il adore, je fus assimilé par vous à ces ruffians dont regorge votre monde… Vous faire comprendre ce que j’ai souffert ! Est-ce que je savais seulement si votre luxe vous appartenait ? Vous enlever à Paul Bernard, c’était, pour moi, vous arracher à votre décor, — et l’argent en faisait partie… Ma Nicole… Depuis que vous m’avez chassé, je me suis sauvé n’importe où, errant au hasard, dans Paris et dans mes souvenirs. J’ai traversé des rues connues que je ne reconnaissais plus ; j’ai croisé des êtres brumeux, grouillants, agités, tels ceux qu’on entrevoit dans le brouillard des rêves… J’ai bousculé des gens qui m’ont injurié, incapables de sentir qu’une détresse les heurtait. Ainsi l’on jette un coup de pied au barbet crotté… Les foules sont impitoyables pour les chiens et les cœurs perdus. Ça gêne la circulation… Je suis passé devant une horloge à un moment : elle marquait onze heures du soir ; j’ai constaté avec stupeur qu’il y avait près de cinq heures que je marchais ainsi, ressassant ma douleur et mon amour… J’étais sorti de votre hôtel par les Champs-Élysées, et, à présent, sans savoir comment, je me trouvais dans un quartier tout à fait ignoré de moi : rue de Dunkerque… Après, je me suis orienté en parvenant à la gare du Nord. Là, j’ai avisé une colonne des théâtres, et c’est à cet instant seulement, que je me suis rappelé que l’on représentait ce soir la générale de ma pièce, que je n’y avais point songé encore, et que ça m’était égal de ne pas y assister… Alors, j’ai compris quelle place vous teniez dans ma vie, Nicole… Puisque tout m’était devenu indifférent, hors vous. Mes projets, mes espérances ! J’ai éprouvé un effroi indicible : il m’a semblé que ce petit fait biffait mon existence d’un Vixit implacable. Pourquoi faut-il, dites, Nicole — vous dont la seule caresse que je connus fut un baiser volé sur votre nuque, en contrebande — que vous me possédiez tout entier, plus que la plus chère maîtresse ?… J’ai tâté, à travers mon veston, le browning qui ne me quitte pas, j’entendais encore la voix chaude que vous aviez prise en me déclarant votre amour pour M. Bernard !… J’étais arrivé rue La Fayette, devant l’immeuble d’un grand journal ; j’ai enfilé une étroite ruelle noire ; je suis entré dans une petite rue où nichent plusieurs hôtels meublés. Et je me sentais si las, j’avais tellement hâte d’accomplir mon projet, que, sans avoir le courage de regagner mon domicile, je me suis arrêté là, à bout de forces, décidant de finir mes jours sur un lit anonyme où tant de couples avaient dû jouir, où aucun n’avait su aimer… Hein, Nicole, chère moqueuse Nicole, vous devez penser que, pour un ex-revuiste, c’est faire amende honorable au genre sérieux que de donner deux drames dans la même soirée ? À évoquer votre malicieux esprit, je sens mes yeux qui s’embrument. Adieu, ma Nicole, souvenez-vous que je vous aimais bien et que je n’étais pas un malhonnête homme.

» JULIEN DANGEL. »

Nous avons lu tous deux et nous continuons à regarder la lettre, sans rien dire. Enfin, Paul rompt le silence :

— Pauvre gosse !… Il m’attendrit. Comme il t’aimait… Sa lettre est belle. Elle me plaît doublement : elle révèle si clairement ton attachement pour moi, chérie !… Quelle était cette preuve d’amour qu’il t’avait offerte, hier ?

— Elle va te stupéfier : il m’a proposé de m’épouser !

Paul fronce les sourcils d’un air mécontent : sa pitié s’envole du coup. Moi, je songe… Malgré mon affliction, malgré la crainte de profaner une mémoire… La raisonneuse Nicole agite mille réflexions. Est-ce entièrement vrai, ce que m’écrit Julien ? Est-ce que moi, si j’étais auteur dramatique et que l’on jouât ma première pièce, je n’oublierais pas toutes les femmes de l’univers, le soir de la générale, pour me précipiter au théâtre, avec une anxiété joyeuse et frémissante ? Pense-t-on à ses affections dans ces moments-là ? L’Art et l’Ambition nous possèdent d’une irrésistible et frénétique ingratitude. Que nous importe notre maîtresse au bras d’un amant ? Que nous importe l’ami que nous piétinons ? Il faut que notre égoïsme éclate au nom d’un orgueil créateur. Et je me demande si Julien n’a pas assisté à la représentation de Sous Terre, n’a pas connu son échec avant de mourir ?… Et s’il ne me l’a pas caché afin de me susciter un remords plus grand ?… Ou dans le but de finir en beauté, préférant le personnage d’amoureux désespéré à celui d’auteur infortuné… Oui, sa lettre est belle. Mais qu’elle reste littéraire et parfaite de forme pour un dernier adieu, à l’heure suprême ! Cette argumentation logique, ces métaphores… Le miroir concave, les chiens et les cœurs perdus, le vixit implacable… Trop de style.

La négligence est la franchise épistolaire de l’amour ou de la douleur. On ne garde pas le souci du pur français, quand on souffre. Une femme de lettres de mes amies, maîtresse d’un grand romancier, me disait un jour : « Je suis sûre qu’il m’aime sincèrement : il fait des fautes de syntaxe dans les lettres qu’il m’envoie. » Elle avait raison.

Je doute… plus subtile que Paul. Je doute… Julien était destiné à m’inspirer une éternelle incertitude.

— Voulez-vous le voir ? questionne la tenancière de l’hôtel en se rapprochant de nous.

Une curiosité ardente et froide à la fois me pousse à répondre :

— Oui.

Nous montons, derrière la femme. Je m’étonne et me blâme de ma lucide indifférence : n’ai-je donc point de cœur que je ne me sens aucun émoi ? D’intimes détails me sautent aux yeux. Ainsi, je remarque, sur la tête de notre guide, la boucle blonde d’un faux chignon qui, à chaque marche, voltige au rythme de l’ascension et menace de se détacher. Et je pense obstinément, avec une insistance maladive : « Tombera-t-elle ? Ne tombera-t-elle pas ? »

La chambre. Une de ces pièces banales et voyantes de maison meublée. Les tentures rouges, les meubles pauvres ; mais une vaste armoire à glace et un lit obscène à force d’importance. Locatis précaire des filles de promenoirs, que ces oiseaux éphémères transforment en nid de rencontre. Où Julien a-t-il échoué !

Un homme noir et barbu : le docteur. Un homme grognon et moustachu : le chien du commissaire. Dans un coin, deux sergents de ville somnolents. Une fille en tablier : la bonne de l’hôtel. Et une grande femme brune, très maquillée, la bouche ensanglantée, les yeux crayonnés — un type d’Espagnole des fortifs. Madame Marthe, sans doute. Tout ce monde s’écarte à notre entrée. Ma robe bruissante, le pendentif de diamant que j’ai oublié de retirer, font sensation : quel effet doit produire sur ces gens une toilette qui a réussi à impressionner la superbe madame Bouvreuil !

Je marche vers le lit, ma main crispée au coude de Paul. Mes yeux agrandis contemplent le cadavre. Entièrement enseveli sous le drap qui évoque le linceul prochain, Julien repose, le visage seul découvert. Son aspect est calme et rassurant. Je me figurais sottement que j’allais subir l’effroi du sang répandu, de la face crispée, des yeux révulsés. Rien de semblable. La tête blonde de Julien Dangel s’abandonne mollement sur l’oreiller. Ses traits sont affinés ; une détente les harmonise et les rajeunit. Le jeune homme est redevenu adolescent ; le charme de la vingtième année pare ce visage pur, cette bouche délicate où les deux pointes de la moustache se posent avec une grâce d’ailes blondes ; cette peau douce ; ces paupières veinées de bleu ; toute cette figure séduisante de gentilhomme d’une autre époque où, demain, la lente pourriture de la putréfaction commencera à dessiner une tête de mort.

Sale chose que la décomposition lorsqu’elle détruit une beauté.

J’interroge le pâle sphinx endormi. Quelle était la pensée qui a fui à jamais ton front rigide, petit Julien équivoque et complexe, peut-être vrai, peut-être faux, mais toujours ambigu, qui ne pus me dire le secret de ton âme obscure ?… En dépit de tes efforts, je sentais sous tes phrases un je ne sais quoi d’inexplicable et d’inexpliqué… Malheureux être, parti pour le pays noir, ton sommeil même est énigmatique.

Un léger parfum d’iris et de verveine me fait tourner la tête : Sylvie vient d’entrer avec son père.

Sa présence inconcevable en un tel endroit me laisse deviner toute la scène : après avoir trouvé sa carte dans le portefeuille de Julien, on a envoyé un agent prévenir le juge T… le prenant pour un parent du suicidé. À l’arrivée indue du policier, Sylvie, réveillée, a dû assister à la scène qui suivit, apprendre le drame, et, folle de douleur, supplier son père de l’emmener tout de suite… Le père aura cédé, malgré son caractère sévère, parce que les pères, quel que soit leur esprit, sentent toujours leur cœur s’émouvoir aux larmes de leur seconde chair.

La petite se précipite sur le lit avec un cri atroce, une longue plainte rauque de bête. Ses mains s’attachent aux cheveux dorés, sa bouche se colle à la joue inanimée. Son désespoir hoquette en sons inarticulés qui me font mal. Que son attitude contraste avec mon insensibilité d’étrangère : voilà la véritable amante ! Si c’était elle qu’il eût choisie !… Pourquoi faut-il que l’amour se trompe si souvent d’adresse ? Elle adorait l’homme qui prétendait se détruire à cause de moi, et ce fut également mon lot, jadis, de m’éprendre d’un indifférent…

Sylvie gémit, en passant ses doigts sur les paupières closes :

— Julien !… Ses beaux yeux bleus… Dire que je ne reverrai jamais plus ses beaux yeux bleus !

Je soupire profondément. Sylvie m’aperçoit, se redresse d’un jet, me lance un regard égaré, et clame violemment :

— C’est vous qui me l’avez tué ! Mauvaise Nicole… Sans vous, il serait vivant, il m’aimerait… Vous me l’avez pris… Comme vous prenez tous ceux que vous voulez… Je vous déteste, je vous exècre… J’ai menti quand j’ai dit que vous me plaisiez… Je voudrais vous voir devenir affreuse, hideuse… Mauvaise ! Mauvaise ! Mauvaise ! Mauvaise !

Oh ! Les yeux de haine de cette enfant !… Quelle leçon pour vous, tendres curieuses qui feignez des perversités passionnées ; je ne vous souhaite pas de recevoir un de ces regards-là, en paiement de vos caresses sans blessure !… Dérision des féminines amours ; devant l’homme, il n’y a point d’amies : il n’y a que deux rivales. Un chagrin profond me déchire l’âme… Mais je me roidis — par fierté. Je souffre, car je me reproche le mal que j’ai causé involontairement à cette innocente Sylvie… Et je déplore que mon souvenir ne soit plus rien pour elle, en face du défunt victorieux…

Indigné, scandalisé, le père de Sylvie intervient, saisit sa fille qui lui échappe, frémissante et sanglotante.

Alors, s’approchant de Paul :

— Je vous en supplie, monsieur, implore le magistrat, faites cesser cette scène pénible… Emmenez votre compagne.

Paul, docile, m’entraîne doucement. Oh ! grave et redoutable juge d’instruction, vous qui avez tenu un instant les destinées de Landry Colin et la réputation de Paul Bernard entre vos mains toutes-puissantes, vous seriez-vous douté, austère magistrat, qu’un jour, dans une chambre d’hôtel louche, le hasard vous jouerait le tour de vous placer en posture si humiliante vis-à-vis d’un acteur de l’Affaire Colin ?

Vous priez aujourd’hui un homme que vous avez failli impliquer hier dans votre dossier accusatoire…

Ainsi tourne la boule ronde. Et tous les efforts des humains aboutissent à se jucher à l’extrémité d’une planche mobile, mal équilibrée sur son point d’appui, et à pratiquer ce jeu de la bascule qui divertit jadis leur enfance.

La bonne de l’hôtel nous indique la sortie du corridor, elle grommelle entre ses dents :

— En v’là, un aria !… Il y a des types qui sont sans gêne. Il pouvait bien rester où il était, ce client-là. Quand on a envie de se supprimer, il vaut mieux faire ça chez soi !

Nous échangeons, Paul et moi, un regard d’ironique pitié. Triste regret que suggère l’anéantissement, d’une vie : le dérangement ennuyeux causé à des étrangers : « Il vaut mieux faire ça chez soi ! »… Je le compare avec ma propre indifférence… Avec la distraction du public d’hier, lorsque les journaux lui apprendront la fin de Julien : « Tiens ! Il s’est suicidé ce jeune auteur qui avait écrit une pièce assommante »… Avec l’amour de Sylvie, sans doute… Les pleurs de vingt ans, c’est de la pluie d’avril : il chauffe du soleil derrière le nuage…

Que notre mort compte peu, aux yeux du prochain. Ah ! Si Dieu existe, si l’immortalité de l’âme n’est point une pieuse superstition, le plus grand châtiment que leur puisse imposer la malédiction divine est de contraindre les disparus à voir tout ce qui se passe sur terre — après eux.

— Est-ce que monsieur et madame me rechargent ?

Nous nous retournons ; le cocher nous avait suivis. Une curiosité macabre — vautour qu’attire la charogne — a entraîné cet homme à monter avec nous pour regarder le « macchabée ». Maintenant, l’intérêt commercial l’incite à nous offrir ses services. Paul tire un louis de son gousset, le tend au cocher en le congédiant :

— Non, merci. Vous pouvez repartir.

Mon ami se rapproche de moi, propose d’une voix bizarre :

— Nicole… Ces émotions ont dû te briser… Il est une heure avancée et tu habites loin… Nous avons besoin de nous reposer… Si nous terminions la nuit ici ?

Je le considère, stupéfaite. Paul n’a pas l’air fatigué du tout ; il a plutôt la vivacité fébrile de quelqu’un qui se prépare à satisfaire une lubie. Il questionne la bonne :

— Avez-vous une chambre libre ?

La bonne adresse un sourire engageant à ce monsieur qui donne vingt francs à la fois aux gens sans se faire rendre la monnaie. Elle s’empresse d’ouvrir une porte — avoisinant presque la chambre funèbre.

Nous voici à présent dans une pièce toute semblable : les mêmes meubles fanés, la même armoire à glace, le même lit à baldaquin d’indienne pompadour. Paul, surexcité d’une émotion singulière, m’étreint brutalement :

— Nicole… Nicole… Comme tu sais les ensorceler… Dire qu’il s’est tué de ne t’avoir pas eue !…

Ah !… sa voix basse, voilée, assourdie, me renseigne… ainsi que ses yeux brillants et ses lèvres tremblantes…

Paul vient d’éprouver, foudroyant comme une révélation, cette instinct égoïste, invincible et magnifique de la Nature — naissant afin de reproduire, plantant une graine à la place où la fleur a été cueillie — qui, devant le spectacle de la mort, nous inspire un furieux besoin de vivre — et d’aimer.

L’emblème de la puissance, de la jouissance et de la destruction, s’incarne en mon corps fragile. C’est l’humanité tout entière, avec ses appétits divers, ses exigences cruelles, que Paul croit posséder à cet instant. À mes lèvres offertes, il puise lentement la vie même… à mes seins dressés, il renouvelle le rite profane du premier appel de l’être vers sa première subsistance… ses morsures passionnées, meurtrissant ma chair tressaillante, symbolisent la lutte des races… et, stimulé par la pensée du cadavre proche, son désir, labourant ma substance créatrice et meurtrière qui suscita l’œuvre de mort — engendre peut-être une autre vie. Ô joie tristement voluptueuse de l’homme, où ses spasmes de plaisir et son épuisement évoquent l’apparence haletante d’une agonie…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au matin, nous nous réveillons dans une chambre minable. En plein jour, le tapis et les tentures prennent un aspect fripé, fané, souillé, de lieu public où la liberté du passant salit n’importe quoi et crache n’importe où. Les draps ont une teinte isabelle assez douteuse. À travers la cloison, une voix éraillée de noceuse appelle :

— Mâme Émilie !… Ben, voyons, mâme Émilie !… Y a une heure que je réclame mon café au lait.

Paul, honteux de son caprice, me regarde un peu confus, et dit, imitant le ton d’un enfant grondé :

— Mande pardon. Ne recommencerai plus. Tu m’en veux ?

J’aperçois mes yeux dans la glace : la flamme de vice qui pétille au fond de mes prunelles ne lui apprend donc rien ? Cher Paul qui ne comprend pas — inconscient comme un vrai mâle — et qui éprouve le besoin de s’excuser, ainsi que d’une maladresse, la première fois qu’il a su se comporter en amant ! Cette nuit, j’avais oublié — enfin ! — mon affection, ma tendresse, ma reconnaissance ; je n’aimais plus que pour aimer, égoïstement maîtresse. Et Paul ne sent pas que sa pointe de perversité a pimenté la saveur fade de son amour, et qu’il y a gagné ce je ne sais quoi de faisandé dont raffole Nicole…

Laissons-le dans son ignorance. Désignant le décor malpropre, je réplique avec une moue dégoûtée :

— Dame ! Tu sais, je pense comme la bonne : « Il vaut mieux faire ça chez soi ! »…



XVII


Décembre. Il pleut. Embusquée derrière une fenêtre, je regarde l’avenue des Champs-Élysées, brouillés comme une aquarelle délavée ; le va-et-vient des voitures luisantes, des passants ratatinés sous l’averse qui soulève des trombes d’eau grise. N’en déplaise au poète, mon cœur ne reflète point la tristesse de la ville.

Une allégresse irraisonnée m’entraîne à chantonner le prélude de Déjanire entendu hier à l’Opéra.

Il n’y a pas six semaines que l’on enterra Julien… Le malheureux ! Que son ombre me pardonne cette indifférence : pourquoi faut-il que le souvenir de sa mort soit, pour moi, celui d’une nuit d’amour ?

J’ai eu indirectement des nouvelles de Sylvie. La pauvre petite continue à se désoler ; son père l’a envoyée en compagnie de Fraülein, passer quelques mois dans le Midi, pour dépayser sa peine. Elle doit souffrir d’autant plus, qu’à ses moments de lucidité, elle comprend sans doute le néant stupide des larmes qui pleurent un infidèle, et sent toute l’ineptie d’un désespoir quelle est impuissante à réprimer.

Si elle était laide, je dirais : « Voilà une vieille fille en perspective. »

Elle est jolie : c’est une future Nicole. Encore six mois, et son amertume l’aura cuirassée de mauvaises résolutions.

Elle prendra un amant ou elle écrira ses mémoires. Que l’indulgence humaine l’absolve du second méfait !…

Une auto ronfle devant la porte. Le concierge ouvre la grille ; et, décrivant une courbe savante, la limousine de Paul Bernard s’arrête à trois pas du perron.

Paul entre, — la figure mystérieuse, le sourire joyeux. Après m’avoir embrassée, il se recule, redresse le torse, et me regarde sans parler, avec une expression malicieuse que je ne comprends pas. À la fin, il s’écrie, impatienté :

— Tu ne vois donc pas que j’ai quelque chose de changé ?

— Ma foi… non.

— Remarque bien.

Je détaille toute sa personne avec une bonne volonté qui ne reçoit point sa récompense. Paul est le même, ce me semble : ses cheveux châtains sont partagés par une raie du côté gauche ; il n’a pas coupé sa moustache ; il porte toujours un faux-col amiral… J’ébauche un geste d’ignorance. Paul insiste :

— Voyons !… De quelle couleur est mon veston ?

J’examine attentivement l’étoffe sombre… bleu foncé… Ah ! Je m’exclame, triomphante :

— Tu as quitté le deuil !… C’est ça ? Il était malaisé de m’en apercevoir du premier coup. Les vêtements d’hommes paraissent toujours noirs ; et, à moins que tu n’eusses manifesté le bon goût d’arborer une cravate écarlate…

Paul se compose une attitude solennelle. Il pontifie, d’un air important :

— Oui, Nicole, j’ai quitté le deuil. Et je choisis le jour où j’abandonne cet insigne du veuvage pour venir t’annoncer une détermination que j’ai prise… depuis quelque temps… Nicole : je vais me remarier.

Une surprise brutale me glace instantanément ; mon cœur bat plus lentement, par saccades irrégulières qui gênent la respiration. Paul contracte une nouvelle union… Ça me choque ; ça me blesse… J’ai honte de l’avouer : ça me fait de la peine… Lorsque je l’ai connu, il était déjà marié : c’est donc moi qui ai trompé sa femme ; aujourd’hui, la situation est différente : maîtresse attitrée, il me semble qu’à mon tour, je subis une offense, un dol… Et puis, si Paul m’apprend la chose aussi tranquillement, sans rupture, c’est qu’il épouse une jeune fille qu’il n’aime pas. Alors ? Une nouvelle alliance d’argent — un alliage, plutôt ?… Il ne pourra pas dire que sa famille l’y contraint, cette fois ! Il ne se trouve donc point assez riche ?

C’eût été si gentil d’éterniser ainsi notre liaison, chacun ayant sa liberté. Une déception mouille mes cils, fait trembler mes lèvres… Paul me regarde avec attendrissement. Exaspérée, je balbutie :

— Tu es idiot, tiens !

— Merci.

Rancunière mais curieuse, j’hésite entre le silence boudeur ou l’interrogation. Je finis par demander :

— Et avec qui te maries-tu ?

— Avec toi, parbleu !

L’émotion me suffoque, m’empêche de répondre.

J’éprouve d’abord un sentiment de révolte : « Quelle proposition saugrenue : le mariage, cette corvée légale ! » pense la Nicole instinctive et sauvage. Et puis, je songe au chagrin ressenti, l’instant précédent, quand je crus Paul fiancé à une autre : la peur de le perdre m’enseigne la sagesse… Jamais une femme ne refusera d’enchaîner plus solidement son amant.

Et c’est par une sorte de fausse honte que je proteste sans conviction :

— Oh ! Paul… À quoi bon cette formalité inutile ?

— Inutile ! Mais, elle est indispensable, chère amie…

— Bourgeois ! Tu veux me faire entrer dans ton monde ?

— Au contraire : je souhaite que tu m’aides à en sortir.

— Explique-toi.

— J’ai soif de solitude, Nicole : l’Affaire Colin m’a dégoûté de mes semblables… J’ai appris à les connaître devant la débâcle, ces amis qui déjà se découvraient une myopie opportune en me rencontrant dans la rue ; et dont les rictus ironiques, qui se préparaient à railler ma défaite, se sont changés hier en plats sourires à l’annonce de mon succès… Je ne t’épouse pas pour sacrifier aux conventions, mais afin que ces pures consciences me réprouvent d’avoir légitimé ma maîtresse et que les hypocrites s’éloignent de ma maison… Excommuniés par les dédains des rigoristes, je nous rêve magnifiquement isolés.

— Paul… Tu t’illusionnes peut-être, quant à ces beaux rêves… Et nous ne serions pas moins heureux en continuant de vivre comme deux amants bien sages. Est-ce que l’on ramasse un bonnet qui est de l’autre côté du moulin pour le couvrir de fleurs d’oranger ?

— Nicole, tu es le fanfaron de l’inconduite… Tu te prétends affranchie, sans frein, sans règle, ni principes ? Qu’es-tu donc, au fond ? Une femme qui, depuis cinq ans, mène la vie la plus régulière dans le milieu le plus dissolu ; une associée fidèle qui m’a sauvé d’un désastre ; une maîtresse aimante et sincère qui n’a jamais eu qu’un amant… Tu n’as pas honte, Courtisane ? Allons, Nicole, résigne-toi à ta destinée obscure d’honnête femme. Le mariage est la conclusion naturelle de notre liaison : certes, nous avons perdu du temps en route avant d’arriver au but…

— Notre amour a fait l’école buissonnière.

— J’ai hâte qu’il rentre dans le droit chemin. Jusqu’ici, il me semble que je jouissais de toi ainsi que d’un joli usufruit dont je n’aurais pas eu la nue propriété…

— Tu en avais la propriété nue.

— Trêve de mots d’auteur, Nicole. Parlons sérieusement…

— Que veux-tu que je te dise ? Si je persistais à repousser ton offre, je me comparerais à ces impies godiches qui affectent de faire gras le Vendredi saint pour mieux affirmer leur athéisme… Je n’ai jamais songé à enfreindre — pas plus qu’à les respecter — les usages d’une religion qui n’est pas la mienne… À quoi bon les manifestations stériles ? Le mariage m’est indifférent, mais il ne me cause point d’horreur.

— Au surplus : si tu exagérais ton mépris des préjugés, ne serait-ce pas l’ériger en préjugé ?

— Une seule condition, Paul : nous nous unirons le plus brièvement possible ; dispense-moi de toute cérémonie religieuse…

— Me prends-tu pour Bouvreuil ? Je n’affiche pas d’opinions cléricales, moi. D’ailleurs, à quel propos me serais-je marié à l’église ?… Ma première épouse était juive et ma seconde femme est païenne !

Voilà donc le dénouement de mon roman ! Ô ! petites vierges qui cherchez des maris, entreprenant cette chasse infructueuse sous l’égide de vos père et mère, ne lisez pas le journal de Nicole : vous seriez induites à en tirer de trop périlleuses conclusions…

Tant que j’étais jeune fille, je ne rencontrais que des hommes qui m’offraient d’être leur maîtresse ; du jour où je passe pour la femme la plus notoirement entretenue de Paris, je reçois deux demandes en mariage à trois semaines d’intervalle !

Un libraire m’a dit : « Quand je place un livre derrière ma vitrine, à l’abri des mains indiscrètes, je suis presque sûr que sa fraîcheur dédaignée se ternira peu à peu, sous la glace qui le préserve des atteintes. Si je le pose en plein étalage, comme une amorce à la curiosité du passant, il suffit qu’un badaud s’arrête, le feuillette du doigt, pour qu’aussitôt, dix et vingt acheteurs s’en viennent le regarder par-dessus l’épaule du lecteur, tripotent le livre à leur tour ; et qu’un d’eux l’emporte sous son bras, tout débroché, tout froissé… mais préféré à l’exemplaire intact, parce que c’est le « bouquin d’étalage », celui qui a joui de la convoitise des foules… »

— À quoi penses-tu, Nicole ? demande Paul, le matin où nous sortons de la mairie, unis légalement.

(Le souvenir de… de la nuit du suicide repasse devant mes yeux.)

— Je pense que c’est du jour où tu deviens vraiment mon mari que je commence à t’aimer comme un amant.

J’habite désormais rue Spontini, sous le toit conjugal. Mon hôtel de l’avenue des Champs-Élysées a été vendu à un marchand d’automobiles qui est en train d’y faire aménager ses garages.

Paul a eu la stupeur de recevoir la décoration de la Légion d’honneur, aux promotions de janvier. Ignorant que je l’avais sollicitée pour lui, il a éprouvé un moment de surprise. Il s’est demandé par quelle mystérieuse intervention il bénéficiait de cette aubaine sans s’être astreint aux formalités d’usage. Mais, il n’a point réfléchi longtemps… car nous ne discutons les desseins de dame Fortune que lorsqu’elle nous est contraire.

Aujourd’hui, après un déjeuner délectable, Paul, voluptueusement effondré sur une pile de coussins, dans son cabinet de travail (le cabinet de travail des gens chics est généralement un lieu de repos où ils effectuent leur sieste), Paul murmure avec une jouissance béate :

— Ô Nicole !… Dire que si nous étions mariés à la manière des gens corrects, si je ne m’étais pas discrédité en t’épousant — créature de perdition ! — nous serions tenus, en ce moment, de faire et de recevoir des visites de noces ! Quelles bonnes choses que les préjugés lorsqu’ils nous débarrassent des raseurs mondains !

À peine a-t-il terminé sa phrase que le valet de chambre, entrant dans la pièce, lui tend son plateau jonché de lettres, parmi lesquelles se détache une carte de visite. Paul déchiffre le nom qui est sur la carte avec des yeux désorbités.

— Ce monsieur attend dans la serre, renseigne le domestique.

À mon tour, j’épelle, me penchant sur l’épaule de Paul :

Léon Brochard
Sénateur des Pyrénées-Occidentales.

Je réprime un éclat de rire, à cause du valet de chambre.

— Descendons, fait Paul en fourrant le paquet de lettres, pêle-mêle, dans sa poche.

Au milieu du décor exotique et verdoyant qui l’entoure d’une magnifique floraison d’agaves, de cactus, d’araucarias drus et réguliers, d’impressionnants chênes-nains du Japon tordant leurs minuscules troncs séculaires, de lianes d’Amérique enchevêtrant leurs guirlandes, l’illustre Léon Brochard profile sa fine tête blanche sur un fond couleur d’émeraude, et taquine, du bout de son gant, les fruits jaunes d’un oranger, en attendant les maîtres de céans.

Nous entrons… Et Léon Brochard s’empresse de baiser ma main : « Chère madame… » de serrer celle de Paul avec une cordialité chaleureuse :

— J’ai voulu être le premier à vous féliciter…

Paul louche vers sa boutonnière et murmure :

— Ah !… oui. Le ruban.

— Eh non ! Vous confondez, rectifie Léon Brochard d’un air modeste : à quoi bon vous complimenter parce que l’on a rendu hommage à votre mérite ?… C’est tout simple… Cette croix… J’ai fait mon possible pour l’obtenir à la date qui concordait avec votre mariage afin de la déposer, pour ainsi dire, dans la corbeille nuptiale… Car, c’est de cet heureux événement, cher monsieur, que je venais vous féliciter…

— Comment ! C’est à vous que je dois ma décoration ?

Paul reste ébahi. Une violente envie de rire agite sa moustache de tressaillements nerveux. Brochard appuie, un peu rosse :

— J’avais déjà offert un ruban à madame Bernard : elle m’a rappelé ma promesse en me priant de changer la couleur…

— Je suis confus, monsieur le ministre ! laisse échapper Paul.

— Pas encore, souligne Léon Brochard avec un sourire plein de sous-entendus.

Tiens, tiens, tiens… Va-t-il rebondir sur l’estrade, ce vieux politicien retraité ? Maintenant, la voix onctueuse, le geste papelard, l’œil attendri de douceur madrée, il nous distille son miel :

— Laissez-moi reconnaître et envier votre bonheur, cher monsieur. Vous êtes de ces heureux mortels à qui les fées accordent les meilleurs dons, et qui avancent dans la vie, possédant toujours ce qu’il y a de mieux, de parfait, de suprême… Vous avez achevé l’œuvre en sachant choisir pour compagne la plus accomplie de nos Parisiennes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand son discours s’est-il arrêté ? De quelle façon a-t-il pris congé ?… Je suis incapable de m’en souvenir. Abasourdis, nous avons laissé partir Brochard avec l’inconscience de deux somnambules. Et je me creuse la tête, cherchant le mot de l’énigme, tandis que Paul gémit, quasi affolé :

— Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça !… Est-ce Léon Brochard qui est maboul… ou moi ?

Un nouveau visiteur interrompt nos réflexions par son entrée impétueuse : Landry Colin. Un Landry Colin surprenant, imprévu, inattendu, par exemple ! Le flegmatique banquier, le financier froid et posé, s’est métamorphosé en une espèce de tourbillon qui se précipite vers nous, hurlant presque :

— Bernard !… Nicole !… Victoire : je vous apporte une nouvelle stupéfiante !

— Quoi ! Qu’est-ce qui vous arrive ?

Nous le dévisageons, à demi inquiets. Ivre de joie, exultant de triomphe, de rancune assouvie, le banquier s’exclame :

— Bouvreuil est dégommé !… À la dernière réunion du conseil d’administration de l’Agioteur, le comité d’actionnaires, se décidant enfin à constater que la fortune du journal avait périclité sous la direction actuelle, a imposé à Jules Bouvreuil l’offre de sa démission immédiate… Coulé, fini, Bouvreuil. Ah ! Je me suis démené ces derniers temps : c’est ma revanche. Car, vous ne savez pas le plus beau, mes amis : c’est au banquier Landry Colin que la direction financière de l’Agioteur est confiée désormais !… Hurrah ! Bernard, nous allons conquérir Paris, maintenant ! L’argent, la force, le pouvoir… Et la presse : cet instrument politique…

Je coupe sa tirade :

— Mais, alors… Paul ! L’attitude de Brochard s’explique… Ah ! le rusé pilote : comme il sait flairer l’orage, et louvoyer entre deux vents pour suivre toujours le bon courant !… Salut à toi, Léon Brochard, courtisan du Bonheur ! Quand on te voit dans une étable, c’est qu’il reste du lait à traire.

Landry Colin découvre une rangée de dents aiguës, et ricane :

— Je vous l’avais prédit, Nicole, que l’un de nous deux sauterait… C’est Bouvreuil qui a fait le faux pas. À présent je me sauve. Excusez-moi : le bureau directorial de l’Agioteur réclame ma présence.

J’implore, rieuse :

— Landry… Vous gardez ce pauvre monsieur Yves à la rédaction, au moins ?

— Lui ! Ah ! non, par exemple ! Je le flanque à la porte : je ne tolère pas les bavards, chez moi.

Remis de ces diverses émotions, Paul s’avise de décacheter les lettres qui bourraient ses poches : ce ne sont que cartes de congratulation de ses relations mondaines : « Monsieur et madame Hubert Haffner, avec tous leurs vœux de bonheur aux nouveaux époux. » — « Madame veuve de Brailles, avec ses sincères félicitations. » — « Monsieur et madame Jean Delaunay, vœux sincères. » — « Baron et baronne Heutzinger, souhaits sincères de bonheur. »

Bon Dieu ! Que tous ces gens-là éprouvent le besoin d’affirmer leur sincérité !

Encore une carte : « Monsieur et madame Georges Lévy prient monsieur et madame Paul Bernard de leur faire l’honneur… » — Une invitation à dîner ! C’est le comble.

Tendrement railleuse, j’épie la mine déconfite de Paul. Mon mari s’écrie drôlement :

— Eh bien ! Dire que je croyais me mettre au ban de la société, en t’épousant ! J’ai joliment réussi.

— Pauvre ami ! Moi, je me doutais de tout, va ! Tu as escompté les préjugés stupides de tes pairs, mais tu n’as pas prévu au delà… Il est une idole encore plus puissante que le respect humain. Certes, tu as perdu un peu d’honorabilité, en te remariant, mais as-tu perdu une bribe de ta fortune ? Non. Alors ?… Malgré ta déchéance, malgré ton audace, malgré… Moi, enfin !… Résigne-toi à traîner éternellement à ta suite le vil troupeau des adulateurs…

Est-ce que les hommes regardent s’il y a de la boue par terre, lorsqu’ils se prosternent devant le Veau d’Or ?


FIN





E. GREVIN IMPRIMERIE DE LAGNY — 2480-10-12.