Calmann-Lévy (p. 182-203).



VIII


24 mai. — L’Affaire Landry Colin. — Le financier Landry Colin a été extrait hier de la Santé et amené au cabinet du juge d’instruction. Son défenseur l’assistait et a déposé, en faveur de son client, une demande de mise en liberté provisoire. Le juge n’a pas fait droit à cette requête.

28 mai. — L’Affaire Landry Colin. — On disait hier au Palais que de nombreuses personnes allaient être impliquées dans cette affaire.

3 juin. — L’Agioteur. — À propos de l’Affaire Colin. — Nous mettons le public en garde contre les allégations de certains de nos confrères, lesquelles ressortissent moins de l’information que de la campagne de presse.

4 juin. — La Vie de Paris. — À la suite d’une note injurieuse parue au sujet de l’Affaire Colin, M. Robert Valin, secrétaire de la rédaction à la Vie de Paris, a envoyé ses témoins à M. Yves, rédacteur en chef de l’Agioteur. Une rencontre à l’épée a été décidée.


Ces découpures de journaux, que je relis ce matin avec une âpre jouissance de torture — comme on laboure ses mâchoires lorsque l’on souffre d’une névralgie dentaire, pour détourner son mal par une douleur plus aiguë — ces articles m’évoquent toutes les journées affreuses, les soirées mornes, les nuits agitées et les aubes aux réveils anxieux, que j’ai passées depuis l’arrestation de Landry Colin.

Tout le monde parle de l’Affaire Colin, aujourd’hui. On dit : l’Affaire, sans ajouter de nom ; ainsi l’on désigne les grands procès qui, de dix ans en dix ans, passionnent momentanément l’opinion publique, puis s’effacent de nos mémoires inconstantes, par un oubli stupéfiant. Qui peut citer, sans se tromper, le nom de l’héroïne d’une cause judiciaire et politique à laquelle les Parisiens de mil neuf cent trois s’intéressèrent ardemment ?

Qui se souviendra même d’une affaire vieille de quatre ans ?

Le Temps roule son flot d’immondices comme la Seine charrie ses épaves : il n’en reste rien, le courant passé.

Parfois, un homme exhume l’un de ces scandales d’antan afin d’éclabousser la pourpre d’un puissant : tel celui qui ramasse un caillou gisant depuis longtemps au fond du fossé, pour le jeter entre les jambes du passant. Alors, les hommes, tout étonnés, essaient de reconnaître, de rapprendre leurs passions d’hier, devenues étrangères.

Demain, l’Affaire Colin ira rejoindre ses aînées, au delà du Léthé. Mais, hélas ! en attendant l’heure, elle jouit d’une redoutable actualité : c’est la question du jour. Et le moment présent est tout.

Le passé nous fait pleurer. L’avenir nous fait rêver. Seul, le présent nous fait vivre. Il s’agit de lutter contre ce terrible aujourd’hui.

Me rappelant une phrase de Léon Brochard, qui, prononcée dans la colère, me fut un conseil inconscient et profitable, je suggérai à Paul l’idée de commanditer une feuille quelconque, dont la polémique favorable à Landry Colin « apporterait le vérité et la lumière » selon le cliché consacré.

Notre choix s’arrêta sur la Vie de Paris, quotidien honorable et suranné, soutenant encore, de ses piliers quinquagénaires, une façade un peu lézardée. Paul s’aboucha avec le directeur de ce journal ; les entrevues eurent lieu à mon domicile, terrain plus discret que la rédaction, ou l’hôtel de Paul.

Je reçus le directeur de la Vie de Paris, vieillard souffreteux et silencieux, qui s’affaiblit peu à peu, en proie à l’une de ces maladies lentes, qui vous tuent d’épuisement, passé la soixantaine. Bientôt, le pâle personnage ne fut plus qu’un nom, imprimé en tête de son journal, et la puissance effective revint tout entière à Paul.

J’appris à connaître et à apprécier, avec Robert Valin, rédacteur en chef de la Vie de Paris, le type du journaliste par excellence.

Sympathique, spirituel, actif et avisé, Robert Valin décèle une grande culture littéraire dans sa conversation et une intelligence intuitive dans l’exercice de sa profession.

C’est un homme vigoureux, autoritaire et bourru, dont la franchise conquiert l’estime des honnêtes gens et la haine des imbéciles. Léger, jouisseur, généreux, incapable de calcul, apportant une bravoure têtue à défendre ses opinions, il est de vraie souche gauloise, et son tempérament bien français d’artiste viveur et insouciant, tranche heureusement sur notre génération d’êtres mercantiles.

Je l’aimai beaucoup, dès le premier jour. Quand Robert Valin — un peu débraillé, le veston flottant sur ses larges épaules, la lavallière bleue effilochée, nouée négligemment sous le faux-col étincelant — entrait chez moi pour se concerter avec Paul, qu’il nommait gouailleusement le « patron », le sachant bien son véritable directeur, je me sentais tout de suite réconfortée. Robert, avec la finesse malicieuse de ses yeux gris, l’entregent de ses manières, l’astuce de son laisser-aller bon enfant, et la façon dont il organisait la campagne de presse contre Bouvreuil et l’Agioteur, m’inspirait confiance. Physiquement même, sa force semblait le désigner comme un appui.

Depuis une quinzaine, l’attaque fut menée rondement, quoique sourdement. Suivant l’instruction pas à pas, la Vie de Paris a paru ne s’en prendre qu’à Renaudel, mais, grâce à ses allusions, à ses sous-entendus, le journal est parvenu, sans désigner une seule personnalité, à mettre les noms de Jules Bouvreuil et de Léon Brochard dans toutes les bouches. D’où la réplique de l’Agioteur, et le duel des deux journalistes terminé par une blessure au poignet que reçut l’adversaire de Robert Valin : M. Yves…

C’est pelotonnée au fond de la Victoria qui me promène languissamment aux Acacias, que je repasse mentalement ces derniers jours ; les découpures du Quotidien, de l’Agioteur, de la Vie de Paris, et du Flambard jonchent le tapis de la voiture, à mes pieds.

Le soleil de juin brûle déjà l’herbe des pelouses. Il fait particulièrement chaud, cette année.

Julien Dangel n’a pas donné signe de vie depuis notre dernière rencontre : je suis très surprise. Je m’étais habituée à ses visites réitérées, volontiers importunes : le repos qu’il me laisse me semble un phénomène extravagant.

Tout à coup, j’aperçois l’allée des Poteaux, à ma gauche. Julien… Les Poteaux… Je pense subitement à Sylvie… Elle m’avait dit qu’elle venait ici, tous les matins… J’aurais plaisir à la rencontrer.

Je descends de voiture. J’envoie le cocher m’attendre à la porte Dauphine, et je traverse la chaussée. Le ciel est bleu comme un matin de Provence ; la bande sombre des arbres lointains forme un rideau violet sur lequel se détachent, plus près, les pointes vertes des arbrisseaux. Foulant la terre jaune, des chevaux trottent, la croupe luisante, emportant un cavalier au torse de bois ou une amazone ballottée.

Je serais heureuse que Sylvie fût là. Sa grâce fraîche, son jeune esprit, ses manières douces reposeraient ma pauvre tête surmenée. Je n’entendrais plus parler émission, chantage, interpellation à la Chambre, banqueroute frauduleuse ou rapports d’experts, avec elle !

Je m’engage sous la voûte feuillue de l’allée pleine d’ombres vertes. La route se teinte d’un reflet d’émeraude, allonge son ruban brun olivâtre où, çà et là, se plaque un rond de soleil. Il fait bon. Ça sent l’herbe et les jeunes frondaisons. Ces pousses toutes fraîches ont sans doute une saveur piquante : j’ai envie de goûter le bout des feuilles, de mordre ces branches minces qui doivent sentir la réglisse.

Soudain, mon cœur bat : à quelques pas, une jupe beige s’étale sur l’angle d’un banc ; deux petites mains pâles dansent au-dessus d’un ouvrage d’aiguille, et il me semble reconnaître le grand chapeau de paille foncée qui cache toute la figure… Je m’approche sournoisement… Je m’arrête en face d’elle, souriant déjà ; ma robe frôle la sienne et mon ombre obscurcit son travail. Elle s’interrompt, lève la tête…

Stupide, je vois une jeune fille blonde aux yeux marrons, qui a l’air très étonnée et se demande quelle est cette inconnue qui vient se placer devant son soleil.

Je poursuis mon chemin, confuse de l’erreur : cette jeune femme m’a dévisagée avec tant de surprise ! J’ai balbutié une excuse vague, comme les myopes qui saluent un bec de gaz après avoir bousculé une vieille dame…

Mes yeux boudeurs regardent distraitement les cavaliers, dont le galop retentit dans le sentier voisin ; et les jambes nerveuses des belles bêtes, enlevant des mottes de terre molle au bout de leurs sabots. Un bruit mat scande à leur passage les temps du petit trot et du trot allongé. J’arrive à l’espèce de clairière qui réunit presque les deux routes.

Assise sur un tronc d’arbre, une jeune fille m’offre la ligne svelte d’un dos un peu étroit, moulé dans une jaquette bleue, la rondeur ambrée d’une nuque fragile où serpentent les anneaux d’un chignon noir. Le visage est tourné vers l’allée des cavaliers. Mais, je ne me leurre plus, ce coup-ci : la leçon de la minute précédente me suffit. Si je m’efforce de voir la promeneuse immobile, c’est par simple curiosité : je n’espère pas… Et, cette fois, c’est Sylvie, naturellement ! Sylvie rêvant au milieu de la clairière. Je distingue maintenant son fin profil, le trait droit du petit nez grec, la longue paupière aux cils fournis, le bourrelet rose des lèvres entr’ouvertes…

Je marche sur des brindilles crissantes pour attirer son attention. Elle m’aperçoit.

Elle s’est levée d’un bond. Nous nous considérons, souriantes et gênées.

Je retrouve, sur sa figure, mon expression de plaisir embarrassé, mon regard tendre éclairé de joie lumineuse, ma bouche agitée qui cherche des paroles d’accueil… Je suis sûre qu’elle ressent ce que j’éprouve, et cette communion de pensées met une chaleur d’entente dans l’étreinte de nos mains tendues ; nous sommes profondément amies à cette minute, car, l’instant où nous aimons le plus sincèrement un être, c’est lorsque notre égoïsme découvre en lui le reflet de nous-même.

J’entraîne insensiblement Sylvie hors du sentier trop fréquenté : ici, je risquais d’être croisée à tout moment par des Parisiens de mes connaissances et je me soucie peu que l’on voie la jeune fille en ma compagnie insolite.

Nous voici perdues au milieu de la verdure. Les rayons de soleil, filtrant à travers les feuilles, coulent avec des transparences de chrysoprase. La lumière scintille d’un éclat de pierreries, d’aigue-marine ou de péridot. Et parmi ces tonalités verdâtres, les yeux bleus de Sylvie s’allument d’une lueur glauque.

La pâleur uniforme de son teint ne cesse de me surprendre : Sylvie ressemble à ces esquisses de maîtres modernes où l’artiste crayonne les contours à traits brefs, touche la bouche d’un soupçon de carmin, peint minutieusement les yeux, indique à peine les ombres et laisse à tout ce qui est chair la couleur naturelle du papier crème.

Quelle différence avec ma fraîcheur de blonde un peu sanguine ! si j’évoque un Fragonard, elle, est un Helleu.

Je dis, enveloppant du geste le paysage forestier :

— C’est charmant de s’appeler Sylvie, quand on apparaît dans un décor agreste… Si j’avais pu, je serais venue beaucoup plus tôt… Je ne vous avais point oubliée.

Elle répond simplement :

— Je me doutais bien que vous aviez des ennuis… On s’occupe énormément de l’Affaire, à la maison… Et je lis les journaux que père laisse traîner. J’ai compris certaines choses… J’en ai deviné d’autres… Un ami de papa a prononcé votre nom, un soir, au milieu d’une conversation : père lui a fait signe de se taire et m’a désignée du coin de l’œil…

Elle s’interrompt, sourit, malicieuse et puérile comme une petite fille, puis ajoute :

— Ne vous froissez pas, si je m’explique mal… Mais, au moment où père a exprimé le désir qu’on évitât de parler de vous devant sa fille, quand j’ai songé que je vous connaissais, cependant, que j’avais été chez vous… j’ai éprouvé un plaisir tout particulier, très vif, un tantinet vilain, — ainsi qu’un enfant se réjouit à l’idée d’une niche…

J’adore la manière ingénue dont elle analyse sa perversité inconsciente, presque innocente.

Et je questionne de nouveau, en coquette qui recherche les compliments :

— Vous vous tenez si attentivement au courant du procès !… Ça vous amuse donc, l’Affaire Colin ?

— Oh ! Dieu, non. Les comptes rendus sont trop embrouillés, ils s’étendent sur des sujets que j’ignore. Et je n’ai garde d’interroger mon père : il est tellement absorbé, à son retour du Palais. Non, l’Affaire Colin ne m’amuse guère… Je m’y intéresse parce que vous y êtes intéressée.

Malgré l’attrait que je trouve à notre causerie, à la promenade apaisante, je ne puis m’empêcher d’être désagréablement atteinte par cette dernière phrase : Ainsi, le scandale a déjà pris une telle importance que l’on cite à présent mon nom dans les discussions : je suis intéressée à l’Affaire Colin, y représentant la vie privée de Paul Bernard !

Si je profitais du cours pris par l’entretien, pour essayer de savoir quels sont les sentiments du juge d’instruction à l’égard de Landry : malgré le secret professionnel, un homme se trahit quelquefois, sans s’en apercevoir, dans l’intimité. Et, selon l’argot des policiers, faut-il « cuisiner » la petite Sylvie ?…

L’idée m’a effleurée juste le temps de me faire rougir : employer de pareils moyens ! Une telle action serait basse, vile, lâche, même : Sylvie parlerait si facilement. Je n’aurais pas l’excuse d’une difficulté.

Afin d’oublier vite la mauvaise pensée, j’aborde un autre terrain :

— Eh bien, et le gros chagrin qui me valut le plaisir de vous connaître ? Se calme-t-il un peu ?

— Au fait, j’allais oublier de vous remercier… Hein !… Voilà la nature humaine : est-on malheureux, aussitôt on se précipite pour le raconter et crier à l’aide… Mais, si c’est une joie qui vous arrive, on ne se hâte guère d’en informer les autres !

Je regarde la jeune fille avec inquiétude : ce préambule excite ma méfiance. J’ai peur des bonheurs dont on est aussi certain ; ils tiennent plus de l’ombre que de la proie. Nous nous sommes accotées au rempart d’un buisson ; des fleurettes s’accrochent, s’entremêlent aux sombres cheveux de ma jolie compagne ; un rayon de soleil caresse la blancheur lumineuse de ses joues duvetées, traverse d’une clarté rosâtre les phalanges de ses mains fluettes, brille au reflet ivoirin de ses dents humides. Elle continue, en souriant d’un air assuré :

— Julien est venu implorer son pardon. Vous le saviez, n’est-ce pas ? puisque c’est vous, sans doute, qui me l’avez renvoyé… Oh ! madame Nicole, vous êtes si fine… Vous vous êtes bien doutée que j’ai eu le cœur gros, après mon grand élan de fierté. Et puis, ç’aurait été vexant qu’il partît ainsi… J’aurais voulu le revoir, rien que par amour-propre. Oh ! certes, je ne l’aime pas comme avant, quand même… Je pense aux vilaines choses que vous m’avez dites…

— Alors, vous regardez Julien, et les vilaines choses s’effacent…

— Non, elles font un peu d’ombre au-dessus du visage. J’ai honte qu’il me plaise encore un peu, malgré l’ombre…

Elle ajoute avec volubilité, sur un ton d’excuse :

— D’ailleurs, je ne peux pas faire autrement que de le recevoir… C’est à mon père qu’il s’est adressé… d’abord. Ils se sont expliqués. Père a souri, m’a traitée de capricieuse… Et Julien a recommencé de prendre le thé, chaque soir, à la maison. Il s’est montré empressé… Dans les commencements, je lui ai tenu rigueur… Aussi, il n’ose plus trop me faire la cour… Il mêle papa à nos propos, par maintien… Il parle tout le temps de l’Affaire Colin : c’est un sujet qui doit l’assommer, naturellement, mais ça lui donne une contenance…

Aïe ! Voilà ce que j’attendais avec appréhension. Chenapan de Julien ! Il aurait pu me consulter avant de risquer ce joli coup ! Pauvre petite Sylvie…

Ah ! Nicole, fausse vicieuse ! Tu as beau te forger des imaginations perverses, ou t’énerver au contact de cette grâce juvénile, tu n’es qu’une brave fille, au fond, puisque tu t’émeus tout simplement en sentant l’amour naïf de Sylvie et que tu l’affectionnes assez pour la souhaiter heureuse par Julien, pour maudire celui-ci de lui jouer une comédie odieuse, — dont tu es la cause secrète.

C’est la faiblesse de Sylvie, autant que sa joliesse, qui m’attire : je voudrais l’aider à faire sa vie, — ainsi, dans la rue, lorsque je vois une frêle et gentille apprentie s’exténuer à porter un paquet trop lourd dont le poids écrase sa hanche menue, je suis toujours tentée d’aller soutenir la moitié du fardeau. Je suis forcée d’avouer que ma commisération s’atténue notablement, si la jeune passante est laide. Nous regardons plus volontiers les malheurs qui ont de beaux yeux.

Sylvie parle, de sa voie enfantine et confiante :

— Je suis touchée que vous ayez repoussé mon fiancé pour me le ramener, que vous m’ayez prouvé un tel intérêt : avant, je vous considérais comme une rivale — et si dangereuse !… Maintenant, vous devenez une amie — et si bonne ! Cela comble mon vif désir d’une amitié jamais rencontrée, et aussi le penchant qui m’a entraînée vers vous dès le premier jour… J’avais d’abord eu peur du beau salon luxueux, des meubles splendidement anciens qui semblaient avoir habité un musée, un hôtel historique ; peur des fleurs étranges de serre rare, des parfums flottant dans la tiédeur de la pièce, de votre robe si bien coupée, si ajustée, qui vous habillait à la façon des femmes antiques, nues sous leur tunique de lin… Et si j’avais peur de toutes ces choses, c’est parce qu’elles me subjuguaient malgré moi, exerçant leur séduction troublante et défendue, comme ces odeurs entêtantes que l’on aspire en y puisant une délicieuse migraine. Et puis, je vous ai écoutée, regardée… Vous me disiez des paroles consolantes, d’une voix claire au timbre sympathique. Je vous ai trouvé un visage de jeune marquise, des yeux tendres, d’une douceur limpide, de ces yeux qui vous prennent le cœur, de force… Et j’ai ressenti une stupéfaction : vous étiez pourtant… et vous n’aviez pas l’apparence… Enfin, on ne pouvait pas vous confondre avec ces méchantes femmes… Alors, ça m’a produit le même effet que…

— Que si vous aviez voulu faire la connaissance du Diable, du mauvais ange de nos vieilles croyances, aux cornes démoniaques, aux pieds fourchus, à la bosse maligne, et, qu’arrivée devant lui, vous fussiez mise en présence d’un brave diable de Méphisto incapable de nuire à un insecte ? Hein ?

— Oh ! madame Nicole…

— Dites donc Nicole tout court.

— Je sens que je vais bien vous aimer, sans songer à ce que cette situation a de pas naturel.

— Banale, elle perdrait de son charme. Nous savourerons notre amitié ainsi qu’un bonbon mangé en cachette.

— Nous ne saurons jamais au juste quand nous nous verrons.

— Et nos rencontres furtives auront l’attrait d’un rendez-vous d’amoureux… d’un rendez-vous blanc.

— Que ce sera amusant… Nicole !

— Vous m’écrirez, Sylvie… Vous me fixerez les jours de nos entrevues.

Nous babillons comme deux gamines, la bizarrerie de nos relations se pare d’innocence ; nos rires frais chantent à tout propos : tels les jeunes chiens jouent avec une fusée, mordillant l’amorce traîtresse, sans se douter qu’elle peut éclater soudain.

— Puisque vous êtes mon amie, je voudrais vous demander un conseil, reprend Sylvie, plus sérieuse.

— Allons ?

— Eh bien, vous qui êtes si séduisante, si spirituelle… vous qui savez l’art de plaire, comme Raphaël celui de peindre, dites-moi : comment une femme s’y prend-elle pour garder sûrement un amoureux ?

— Oh ! petite amie… Qu’il est malaisé d’exprimer en peu de mots les mille problèmes que pose cette question unique ! J’ai cherché à résumer toute ma philosophie amoureuse par deux préceptes (que je n’eus jamais la force de suivre, d’ailleurs). Les voici : « Si tu es indifférente, feins une passion que tu n’éprouves point. Si tu aimes, dissimule soigneusement ton amour. » C’est là le secret de la puissance des coquettes ; celles qui parviennent à s’y plier deviennent irrésistibles… Par malheur, nous sommes, la plupart du temps, de pauvres petites bonnes femmes sans volonté dont la ruse, en amour, est beaucoup plus artificielle qu’artificieuse…

Sylvie m’écoute avec l’attention d’une enfant pieuse à sa leçon de catéchisme. Soudain, elle s’écrie joyeusement :

— Que vous êtes agréable à entendre ! Je n’ai jamais passé d’aussi bons moments… Vous permettez… J’ai envie de vous embrasser.

Elle me saute au cou, spontanément, d’un élan gracieux de fillette aimante. Son jeune visage m’apporte une bouffée de fraîcheur ; la douceur de ses lèvres moelleuses caresse mes joues d’un baiser qui sent cette odeur de framboise, privilège des haleines adolescentes. Je serre contre moi son petit corps élastique ; nous cheminons lentement, les doigts enlacés, comme deux pensionnaires en récréation. Sylvie bavarde, ses propos m’imprègnent d’une naïve tendresse. Et je songe à ce « cruel désir de marcher sur la neige » que chanta le vieux Coppée — devant la tentation de cette innocence…

— Hoch !

Une exclamation gutturale, une exclamation qui n’est pas poussée en français, je le sens, éclate derrière nous. Je me retourne. Sur la lisière du bois, Fraülein, l’épaisse Allemande, roule de gros yeux effarés, dont la faïence bleue semble prête à craquer, et agite son parapluie en interpellant son élève. Son tyrolien planté de travers, sa jupe piquée de broussailles, ses chaussures boueuses, racontent sa course, des Poteaux à ce sentier, sa recherche des traces de Sylvie disparue, contre son habitude, de l’endroit où Fraülein l’avait laissée.

Un dialogue véhément s’engage entre elles. Je ne comprends pas, mais je devine. L’Allemande doit gronder, dire son inquiétude, demander qui je suis… Soudain, Sylvie ordonne, d’un petit air impérieux :

— Fraülein, on parle français devant les Français, par politesse.

L’autre grommelle, coulant un regard méfiant dans ma direction :

— Fous ne serez pas si vière guand les chosses, je ragonderai à vodre bère…

Sylvie se redresse comme une couleuvre irritée. Elle menace, avec un flegme apparent :

— À merveille, Fraülein… Il faudra d’abord que j’informe papa de l’isolement où vous laissez votre élève, et de votre prédilection sportive pour les garages de la Porte-Maillot, afin qu’il comprenne ces choses que vous lui raconterez…

L’Allemande écarquille les yeux, estomaquée. Je suis aussi décontenancée qu’elle ; ah ! çà, on a métamorphosé ma Sylvie ! Sentant sa gouvernante domptée, Sylvie s’avance vers moi, me tend une main résolue :

— Au revoir, Nicole. À bientôt.

Et, suivie de Fraülein qui baisse la tête — résignée à tout supporter plutôt que de perdre sa position lucrative, — ma jeune amie s’éloigne d’un pas décidé, bombant sa poitrine frêle avec un geste de bravade…

Oh ! petites filles ! petites filles ! Êtres d’ingénuité, d’inconscience, de duplicité, de candeur ; de science qui ne sait rien et d’ignorance qui a l’air de tout savoir… Petites filles, votre âme énigmatique est irritante et mystérieuse comme la couverture blanche d’un livre encore fermé.