Calmann-Lévy (p. 52-80).



III


Luftkurort-Schweinfurt, 22 avril.
« Ma Nicole bien-aimée,

» Je lis ta lettre avec une sorte de fièvre : ton style est sec comme un rapport d’hommes d’affaires, pour me narrer cette histoire Colin-Brochard-Bouvreuil ; de près, j’aurais ri de cette petite canaillerie de mon subtil associé ; puis, à distance, les choses prennent plus d’importance. Je suis inquiet en songeant aux centaines de kilomètres qui m’empêchent de voir ces imbéciles qui te convoitent… Et une phrase tendre de toi m’eût rassuré au milieu de ce brouillamini politico-financier. Comme en te laissant deviner mes appréhensions, je te remercie mal de m’avoir prévenu, Nicole ! Pardon. J’ai peur que tu ne subisses l’attraction qu’exerce tout homme célèbre sur les imaginations féminines… Je me souviens de notre dernière conversation, la nuit de ton bal, je fais des rapprochements avec ta lettre. Ne va pas chez Léon Brochard, surtout… Promets-le moi ! D’ailleurs, ne t’imagine pas que ma situation soit en péril : Landry Colin s’exagère le danger. Il t’a dit que Bouvreuil possède deux armes contre nous : la publicité et le chantage ; mais ces armes-là, vois-tu, mon petit, ce sont des couteaux qui n’ont pas de manche, et celui qui les emploie risque de se blesser autant que l’adversaire, si adroitement qu’il s’y prenne…

» Et je n’entends pas que ma Nicole soit mêlée à ces vilaines affaires.

» Ma femme ne va pas mieux, ses palpitations augmentent ; c’est ennuyeux, cela me force à prolonger mon séjour, à rester éloigné de toi. Rachel a des journées pénibles, après de mauvais réveils oppressés… Que je déplore les journées de Rachel en songeant aux nuits de Nicole !… J’ai pris cette terre allemande en horreur ; et ce calme des routes, ce silence de la campagne qui environne Schweinfurt, me crispent les nerfs à force de monotonie. J’aspire au mouvement de l’avenue des Champs-Élysées, quand je contemple ces plaines mornes et paisibles qui m’évoquent les purées d’épinards que tu émiettes d’une fourchette négligente… Ma Nicole, comme ils sont laids, tous les endroits où je me trouve sans toi !… Je m’arrête, car je tomberais dans ces fadeurs exaltées et sentimentales qui te déplaisent ; et j’embrasse ta nuque blonde, le petit creux de l’épaule dont l’odeur m’affole, et toute cette Nicole dont j’ai sur moi le portrait en miniature caché dans le boîtier de mon chronomètre, — ce pourquoi je regarde si souvent l’heure. Adieu, ma chérie.

» PAUL. »

Je relis cette lettre de Paul Bernard dans la voiture qui me conduit rue de Solférino. L’homme — même le plus intelligent — ne sait jamais mener la femme qu’il aime… Paul eut cette chance rare de rencontrer en moi une maîtresse ennemie du mensonge, de la duplicité, des petites fourberies où nos esprits féminins aiment à s’entortiller. Je lui disais tout — moins par goût de la vérité que par la paresse d’inventer des fables compliquées. Je viens encore de lui raconter une aventure qu’il eût ignorée si je l’eusse voulu. Et il répond à ma confiance en m’écrivant peureusement : « Ne va pas chez Léon Brochard, surtout !… Promets-le moi ! » ainsi que l’on intime une défense craintive à une amante légère dont on redoute les escapades !…

La lettre de Paul m’a profondément froissée : son affectuosité apparente dissimule tant de doute injuste… Et Paul n’a pas le droit de douter d’une amie de cinq ans qu’il exhibe comme sa maîtresse et qui se comporte comme sa femme, après s’être offerte à lui, jeune fille.

Résultat : une envie malsaine de revoir Brochard m’a envahie durant la lecture de cette lettre… tel, quand j’étais petite, me prenait le désir de manger en cachette — rien que parce qu’on me l’avait interdit — des confitures que je n’aimais pas… Adam, Adam, que ta maladroite autorité nous fait souvent reperdre l’Éden !

Hier encore, Léon Brochard était, à mes yeux, un personnage — considérable, certes — mais dont l’attitude impertinente, d’une part, le rôle d’amorceuse que Colin me proposait, d’autre part, m’éloignaient à jamais, croyais-je… Aujourd’hui la méfiance pernicieuse de Paul me décide au coup de tête ; c’est idiot, mais c’est bien « femme ».

Et le trot cadencé du cheval m’emporte rue de Solférino… Et je n’ai même pas songé, dans la hâte de ma résolution subite, à prévenir ce vieux loup de Brochard — par le fameux pneu, ou le téléphone, — qu’un Chaperon Rouge sans innocence accourait bravement vers sa tanière…

Elle est d’aspect confortable, la tanière de Léon Brochard. Une haute maison grise, avoisinant les verdures du quai d’Orsay, à cet endroit où la rue de Solférino semble plus large, plus lumineuse, s’évasant dans la direction du fleuve.

Il n’y a pas d’ascenseur, mais les murs de l’escalier sont ornés de glaces : compensation. Je regarde monter lentement la fine silhouette d’une Nicole aux yeux troublés. Le petit toc-toc des battements de cœur précurseurs de mes sottises — depuis les bêtises de mon enfance : fruits chipés, allumettes répandues, jusqu’aux fautes moins anodines — soulève par saccades légères le tulle de mon corsage. Je savoure ma peur comme un bonbon acidulé.

Léon Brochard habite au second. À mon coup de timbre, un valet de chambre glabre et sévère ouvre la porte, sur un vestibule spacieux, orné de plantes vertes et de meubles cannés. Le domestique m’examine, l’œil soupçonneux, et questionne d’un air gourmé :

— Madame est attendue ?

— Parfaitement, passez ma carte.

Nouvelle stupeur du larbin qui la déchiffre d’un regard oblique… Sur le mince carré de bristol, il y a : nicole, simplement, — gravé en égyptienne de fantaisie : alors que tant de femmes prennent un nom de guerre, moi, je me suis contentée de supprimer le nom de famille.

Le valet de chambre se résout enfin à m’introduire dans un salon d’attente où six messieurs grisonnants et décorés patientent déjà, avec les attitudes diverses de la résignation. À mon entrée, ils secouent leur torpeur pour me considérer sans bienveillance, leurs visages hostiles exprimant : « C’est une jolie femme, elle sera reçue avant nous. »

Au bout de cinq minutes, le valet de chambre revient : « Par ici, madame ». Et il me fait longer un couloir obscur aboutissant à un salon plus intime où il me laisse de nouveau. Cette fois, je suis seule. Je regarde : il y a un piano dans un angle, et des photographies sur la cheminée. Le portrait d’un petit garçon : Clément Brochard à douze ans. C’est drôle, il semble que ces êtres-là n’aient jamais été bébés ; et je m’étonne de retrouver, adoucis d’une expression juvénile, arrondis dans une chair poupine, les traits altiers du grand ministre. Puis, c’est la miniature d’une jeune fille laide, quelque parente de Brochard. Et le portrait du président de la République avec un autographe en travers.

Malgré la bourgeoisie cossue de cette pièce banale (il y a même une housse oubliée sur un fauteuil), voici que j’éprouve, derechef, la sensation particulière du prestige : je suis à la fois, anxieuse, flattée et intimidée.

Un bruit de porte qui claque : Léon Brochard est devant moi.

Il est en beauté, ce matin : ses traits secs n’ont plus d’âge, ses yeux sont deux flammes pétillantes, et sa moustache s’ébouriffe comme de la mousse blanche. Un veston d’étoffe mince affine sa taille roidie ; il a l’air d’un jeune premier qui a voulu se faire une tête de père noble — plutôt que d’un vieux beau qui se rajeunit.

Se précipitant sur mes mains, et les baisant alternativement avec une fringale de Caraïbe, Brochard s’exclame :

— Ah ! que c’est gentil, que c’est gentil d’être venue !… Moi qui n’y comptais pas !

— Pourtant, lorsque vous m’avez invitée, n’ai-je point accepté ?

— Justement, riposte le malicieux Brochard, quand une femme répond : « Oui », à la première entrevue, on peut être presque certain que cela signifie : « Non ». Ce n’est que si elle ne dit rien qu’on a le droit d’espérer… J’avais cru devoir assaisonner votre « oui » en gibelotte.

Tiens, tiens, tiens… moi qui pensais que Brochard ne connaissait pas les femmes ! Il ajoute :

— Seulement, il eût fallu me prévenir, chère amie… Vous tombez chez moi un jour où je suis débordé… J’ai à recevoir un tas de gens embêtants, des députés d’une commission d’enquête… Je suis en affaires…

Comment ! Le loup refuse de me manger ? Ses crocs, alors, c’est un râtelier ? Me voici toute dépitée de cette réception : lui suis-je donc indifférente, à ce haut personnage ? Je réplique, mordante, acerbe :

— Oui, vous, vous êtes l’homme pratique qui, obligé de choisir entre une jolie femme et un rendez-vous urgent, lâche toujours la femme pour traiter l’affaire ? Permettez-moi de vous féliciter de votre sang-froid.

J’ai dû frapper juste, car Brochard paraît offensé. Il s’écrie avec une vivacité piquée :

— Par exemple ! Vous allez voir ça… Non, ce serait trop bête de laisser échapper cette chance ! Nous déjeunons ensemble… Attendez-moi ici… Je ne vous demande que cinq minutes pour expédier mes bonshommes.

Et l’ex-ministre sort en coup de vent. Derrière lui, je pouffe de rire, ils vont être aimablement renvoyés, ces messieurs de la commission d’enquête… Léon Brochard passera sur eux la mauvaise humeur que lui cause mon arrivée inopinée. Car, je l’ai senti presque irrité, Léon, malgré son réel désir : sa joie, comblée trop vite, en devient importune… La promptitude nous semble si naturellement l’effet du malheur, que lorsqu’une veine imprévue choit sur notre tête, nous la recevons comme une tuile, — d’instinct.

Léon Brochard rentre peu après, le visage épanoui, le nœud de cravate refait, et vaporisé d’un parfum discret. Il s’assied à côté de moi, sur un pouf. Je dis :

— Comme je vous ai dérangé !… Vous n’êtes pas loin de maudire mes lubies, hein ?

— Coquette ! proteste-t-il, je me demande au contraire à quel heureux hasard je dois l’aubaine de votre visite, car je n’ose croire que, moi seul… Allons, avouez-le, vous vous êtes disputée avec votre amant, c’est ça ?

— Mon amant… Il est en voyage depuis quinze jours.

— Alors, vous êtes venue… vraiment, pour venir ? Sans autre raison ? Merci, je suis content.

Il se rapproche, avance une main prudente dans ma direction, et murmure de sa voix caressante : « Nicole… Nicole… » Ses yeux luisants et sa moustache hérissée lui font une tête de chat émoustillé. Je souris, énervée. Ces précieuses bagatelles de la porte sont les plus agréables instants de l’aventure, — telle cette introduction charmante qui précède parfois la plus plate des valses-bostons. Je vais attendre que les doigts de Léon Brochard se crispent à ma taille, que sa bouche cherche à forcer mes lèvres closes… avant d’opposer une résistance énergique.

Ses bras nerveux s’abattent sur moi avec une fougue inattendue, son visage se penche… Pan, pan ! On frappe.

Nous nous écartons vivement : le valet de chambre glabre et pincé se glisse dans le salon, à pas feutrés, et prévient, la voix sourde, comme à l’église : « C’est ce monsieur qu’attendait monsieur… »

— Qui ça ? questionne Léon d’un ton bourru…

Le larbin me jette un coup d’œil inquiet, répond encore plus bas :

— Monsieur Pichet… au sujet de l’affaire…

— Bien, bien ! interrompt Brochard, en ayant l’air de penser que c’est très mal, au contraire.

Il ordonne :

— Dites à Pichet que je ne peux pas le recevoir… que je suis avec le rapporteur de la commission.

Le domestique sort. Léon prend ma taille, m’attire à lui d’une étreinte passionnée… J’interroge, rieuse :

— Vous n’avez pas honte ? C’est ainsi que vous vous comportez avec le rapporteur de la commission !

— Moqueuse ! Riez encore… Vous êtes si jolie quand vous montrez vos dents, jeune panthère.

Je songe à Landry Colin : il serait exultant d’espoir, s’il nous voyait… Brochard me tient contre lui, comprimée dans l’étau de ses muscles encore vigoureux et de ses os durcis. Ses yeux s’allument de petites flammes, son teint pâlit, un tremblement imperceptible fait frissonner sa moustache. Je m’arc-boute à son genou ; mes seins s’écrasent sur son veston, et mes boucles folles chatouillent sa bouche d’un frôlement de choses blondes.

Certes, à cet instant, Léon Brochard signerait tous les traités d’amitié du monde, si c’était sur mes lèvres qu’il s’agît de parapher son dévouement pour Landry Colin !

Toc, toc !… Encore ? La porte s’ouvre, livrant passage au valet de chambre introducteur : cette fois, notre recul brusque n’a pas échappé aux yeux de ce mercenaire impassible qui annonce gravement :

— C’est monsieur Audry, le rapporteur de la commission parlementaire, qui désire parler à monsieur.

Et Léon Brochard, transposant les noms dans la même formule, de répliquer :

— Répondez à Audry qu’il m’est impossible de le recevoir… Dites-lui que je suis avec Pichet !

L’ex-Premier ajoute, exaspéré :

— Et puis, f… nous la paix, maintenant, hein, s’il vous plaît ! C’est insupportable : on me dérange pour rien…

Le valet s’éclipse, pliant le dos sous l’algarade. Réprimant un sourire, Léon m’explique :

— Il le fait exprès !… Chaque fois que je me trouve en compagnie d’une jolie femme, Joseph entre à tout propos…

Léon s’efforce de reprendre le marivaudage interrompu… Mais, le jeu de ses mains effrontées, la moue suppliante de ses lèvres quémandeuses, sont démentis par le pli qui creuse soudain son front, par la ride qui se forme entre ses sourcils… Léon Brochard est visiblement préoccupé. Mon arrivée l’a dérangé, c’est indiscutable. Aujourd’hui qu’il n’est plus rien (et que ce rien reste tout, quand même, pour certaines gens) son domicile particulier est devenu le domaine où se traitent les questions sérieuses — remplaçant le cabinet officiel de jadis — et j’ai l’impression d’être allée le troubler en plein ministère, comme au temps de son pouvoir. J’interroge :

— Voyons, soyez franc : vous ne pensez guère à moi, et vous êtes très contrarié ?

— Oh ! Nicole : bien que je n’aie plus… quarante ans, je ne suis pas assez déprimé, cependant, pour que vous me croyiez susceptible de ne pas penser à vous, en ce moment !… La vérité, c’est que je viens de manquer, d’ajourner, plusieurs visites importantes.

— À cause de moi ? Parbleu, c’est justement ce qui me flatte.

— Et peut-être est-ce là la raison de votre présence ?… Voilà un sentiment que j’ai surpris nombre de fois au fond des jolis yeux, dans le sourire en coin des solliciteuses qui me demandaient des rubans de toutes les couleurs… À propos, voulez-vous les palmes ?

Il a dit cela presque naïvement. J’éclate de rire :

— Monsieur Brochard, vous n’êtes point galant : je n’ai pas trente ans ; je ne suis ni actrice ni institutrice ; et l’unique science que je me prétende, on la décore de faveur rose et non de ruban violet.

— Je vous adore, tenez.

Toc, toc ! On frappe de nouveau à la porte. Léon bondit, outré, l’œil furibond, prêt à foudroyer l’intrus :

— Ah ! cette fois, par exemple !…

Cette fois, c’est le déjeuner, qu’un domestique imperturbable et narquois nous annonce en ouvrant à deux battants.

La salle à manger : longue pièce sévère, tapissée du haut en bas d’un admirable papier aux tons fauves, imitant le cuir doré des aludes, et qui recouvre ses murs comme la reliure d’un beau livre. Un ameublement superbe et démodé, un grand buffet sculpté, travaillé ; orné, en bas-reliefs, de figures mythologiques : sur l’un des panneaux, la robuste Cérès, moissonnant sa gerbe blonde ; sur l’autre, la divine Pomone, étalant d’un même geste d’offrande, les pulpes fraîches d’une guirlande de pêches, de pommes, de raisins, et les fruits charnus de ses seins épanouis.

J’aime assez ce décor somptueux parce qu’il n’est pas du tout le cadre d’un déjeuner galant.

Après que le maître d’hôtel nous a servi une sole normande, il se retire sur un impératif : « C’est bon. Je sonnerai pour la suite ! » de Léon Brochard. Et maintenant… maintenant, je suis perdue : une déplorable impression nerveuse rétracte mon estomac, je sens qu’il me sera impossible de manger ; j’ai soif… Et Léon Brochard a déjà rempli mon verre d’un extra-dry de couleur engageante. Je sais quel effet dangereux la saveur pétillante du champagne produit sur moi, l’ivresse folle et légère qui embrume mes idées, la chaleur joyeuse dont m’imprègne ce vin blond… Or, je vais en boire à jeun. Dans cinq minutes, je serai presque grise. Et dame !…


Voici que les choses se mettent à tournoyer lentement ; devant mes yeux souriants, des spirales imprécises se déroulent, telles les volutes bleues d’une fumée de cigarette. Les divinités sculptées du buffet jaune s’animent, c’est sûr : Cérès me tend sa faucille et Pomone penche les fruits gonflés de sa poitrine ronde. La bouche impérieuse de Brochard cueille mes lèvres sans que je résiste, engourdie de mollesse, alanguie d’une joie indéfinissable…

Tout à l’heure je savais que ma visite avait trois causes : le prestige qu’exerçait sur mon âme d’ambitieuse la personnalité d’un homme d’État illustre ; le désir pervers de désobéir à Paul, de punir sa défiance — en la justifiant ; et, peut-être, une docilité inconsciente, une vague impulsion, me poussant à céder à la suggestion de Landry Colin, à commencer ce rôle d’auxiliaire, d’enjôleuse, de complice, soufflé par l’insidieux banquier.

À présent, je ne me souviens plus… Pourquoi suis-je ici ? Je l’ignore, mais c’est très simple, et je ne songe pas à m’en étonner ; tout me semble naturel quand je suis un peu grise… Le maître d’hôtel est-il revenu ? Ai-je chipoté d’autres plats, après la sole normande ?…

À quel moment suis-je sortie de la salle à manger imposante pour entrer dans cette chambre bleue, à la pendule Louis XV, aux meubles rocailles, au lit bas et large, tendu de peluche turquoise, et près duquel Léon Brochard fourrage mes dessous, s’efforçant de me dégrafer ?

— Moi toute seule : vous, vous me chiffonnez !

J’ai repoussé Léon d’une main hésitante. Je me déshabille machinalement, incapable de me rendre compte de ce que je fais. Ô la volupté perfide du champagne aux reflets blonds !…

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !… Un fou rire me dégrise soudain.

Comment expliquer ce que j’éprouve ? Voilà. Léon Brochard a voulu suivre mon exemple. Il a quitté son costume si bien coupé, son gilet, sa cravate… Tout à coup, j’ai, devant moi, à la place du vieux beau fringant, svelte et fleuri, un vieillard décharné vêtu seulement de sa chemise. Et, de cette drôle de chemise d’homme — avec sa fente comique sur les côtés, qui nous irait beaucoup mieux, à nous femmes — sortent : par le haut, de l’ouverture dépourvue de faux-col, un cou déformé de tendons noueux et laissant saillir une fâcheuse pomme d’Adam ; parle bas, deux jambes grêles, aux mollets peu rembourrés mais ornés de poils follets, dues, croirait-on, au crayon de notre facétieux Abel Faivre.

Grand Dieu ! Où se trouve l’impressionnant ministre d’hier, l’immortel polémiste ? Et quel âge peut avoir au juste ce vieux monsieur qui approche de mon corps potelé ses mains tremblantes, sa face libidineuse ? Ça Léon Brochard ? Jamais.

Je ne subis plus le prestige : l’illustre Brochard a perdu son auréole en retirant son veston.

Et le fou rire me reprend, me courbe, me tord, irrésistiblement, d’une gaieté contorsionnée qui déchire mes entrailles, secoue tout mon être de hoquets presque douloureux. J’éclate, appuyant les mains sur mes aines sensibles, baissant mon torse agité de sursauts joyeux. Et je ne peux plus m’arrêter…

Ridicule et piteux, avec sa petite chemise cocasse qui dissimule mal une académie pauvrette, ses pieds agrémentés d’ognons, ses jambes velues, ses genoux rentrés, ses bras maigres, ses épaules étriquées, son cou de dindon, et ses yeux écarquillés, monsieur l’ex-Premier me contemple, abasourdi, et bégaye, tout interdit :

— Qu’est-ce qui vous prend, ma jolie ? Qu’est-ce que vous avez, Nicole ?

Je remets mon corset, j’attache mon jupon, ma robe, à la six-quatre-deux ; j’épingle mon chapeau.

Ahuri, Léon répète d’une voix malheureuse qui mendie des explications :

— Mais, enfin, qu’est-ce que vous avez ?

La main sur le bouton de la porte, prête à partir, je riposte brutalement :

— J’ai que je ne vous trouve pas très excitant quand vous êtes en chemise, voilà !

J’ajoute, paraphrasant Virgile :

— De quel côté sont les saules, que je puisse fuir ?

Et je m’échappe… Tandis que, se remémorant cette matinée : commission d’enquête, rendez-vous, affaires importantes ; tout expédié, renvoyé, ajourné, remis à plus tard ; son temps perdu, son programme bouleversé en mon honneur, pour aboutir à cet échec grotesque et à une déception cuisante, Léon Brochard s’écrie sur un ton gémissant où gronde une menace :

— Ah ! la petite rosse… Je m’en souviendrai !

Dans l’escalier, passé la porte que le valet de chambre referme sur moi, je pouffe toute seule, repensant au vieux monsieur que je viens de voir sans caleçon. Mon hilarité provoque des gestes gamins que les glaces me renvoient, et je dégringole deux marches à la fois, sautant comme une chèvre sur le palier du premier étage, où je heurte un individu qui arrive pesamment, en sens inverse. Je murmure :

— Pardon, monsieur…

— Tiens, Nicole ! s’exclame le bousculé.

Je lève les yeux ; je reconnais Landry Colin. Parbleu, il monte à l’appartement du dessus !

Le banquier me considère une minute, silencieux, stupéfait, enchanté. Enfin, il dit d’un air attendri :

— Nicole, serait-ce possible !… Vous descendez de chez ?… Vous avez été chez ?… Oh !… Oh ! Je suis touché vraiment, touché. Et, il y a longtemps que ?… Vous avez déjeuné ensemble, sans doute. Ma chère Nicole, décidément, vous êtes une femme sérieuse… C’est bien, ça… Merci.

Colin me gratifie d’une virile poignée de main.

Je continue mon chemin, sans répondre. Landry Colin me suit, insiste :

— Je suis heureux de constater que vous observez mes conseils… Vous savez, je vous reconduis : il est inutile que je lui fasse visite maintenant, puisque vous l’avez vu…

Est-ce la migraine lancinante — suite de mon ivresse au champagne, — ou les paroles de Colin, qui me donnent des nausées ? J’ai comme une envie de vomir… Fixant Colin d’un regard froid, je dis, la voix sifflante :

— Écoutez, Landry, allez ailleurs, laissez-moi ; je vous assure que ça vaudra mieux… Vous me dégoûtez un peu, en ce moment.

Alors, le banquier éclate d’une colère âpre et puissante qui le transfigure, et lui inspire une sorte d’éloquence violente, une rudesse en désaccord avec son caractère souple et insinuant. Il murmure, frémissant de rage sourde :

— Ah ! Nicole… Réservez votre mépris pour d’autres : il y a plus vil que moi. Lorsqu’on me pourchasse comme une bête traquée, me tendant des pièges à chaque pas ; que, harcelé par Jules Bouvreuil, et les manœuvres de ses acolytes ; obligé de prévoir, de parer, d’éventer les ruses qu’élabore la haine tenace de cet homme, j’aurais déjà succombé vingt fois sans ma vigilance ; quand, tenant tête à la bande qui me guette, qui cherche à me prendre en traître, je me cramponne, je me débats, ne craignant guère les coups, ayant au moins le mérite de lutter vaillamment, obstinément — et seul !… Vous affichez un beau dédain ? Mon attitude vous dégoûte ? Oh !… Nicole, Nicole, le jour de la curée, serez-vous donc du côté des chiens ?

Landry Colin penche vers moi sa barbe de roi assyrien ; son visage, pâle de fureur, s’ennoblit de fièvre et d’énergie… Planté au milieu du palier désert, le banquier redresse sa charpente robuste de mâle combatif, et, sans souci de l’étrangeté du lieu, poursuit sa confession à voix basse :

— Tous les moyens me sont bons, c’est vrai, parce que je veux triompher quand même, rester celui qu’on ne tombera jamais ! Eh bien ! Nicole, dans cette affaire, je suis innocent, entendez-vous, innocent… Inattaquable devant les plus honnêtes gens, et cependant près d’être vaincu par cette racaille. Mes opérations sont parfaitement régulières, seulement je laisse prise à leurs intrigues en protégeant mes petits actionnaires, en refusant de léser, fut-ce temporairement, les humbles confiants qui m’apportent leurs économies touchantes et dérisoires : c’est pour ne pas faire de dupes que je vais être dupé… et par-dessus le marché traité d’escroc. Que voulez-vous ! Une pitié tardive, depuis que je suis millionnaire, m’incline à épargner ceux qui, tels que moi, sortent du ruisseau ; je me rappelle mes tristes débuts, et l’apport modeste des petites gens me bâillonne là où la commandite d’un gros financier n’éveillerait point mes scrupules… J’ai le bon droit de mon côté ? Qu’importe, si je ne suis le plus fort ! La Justice est une dame rigide et probe, mais aveugle ; si elle pèse nos consciences, nos actes, avec équité, elle ne s’aperçoit pas que l’on met souvent de faux poids dans sa balance… D’ailleurs qui me croira ? Ma réputation d’habile financier se lève contre moi, dès que je m’affirme loyal et trompé ; vous même…

— Moi, Landry, je ne vous trouve ni assez clair, ni assez explicite…

— Chère amie, je n’oublie pas que je parle à une femme : quand je vous expose mes ennuis dans leurs grandes lignes, vous saisissez déjà difficilement ; si je vous racontais l’affaire avec ses détails, d’une manière technique, financière, employant notre jargon spécial : pour le coup, vous ne comprendriez plus du tout.

Que la physionomie de Landry est ambiguë, durant ces explications qui n’en sont pas !… Mais je ne trouve rien à objecter. Une torpeur vague semble vider mon cerveau où quelques idées flottantes circulent à grand’peine. J’avoue :

— C’est vrai. Et puis… Si j’ai entendu ce que vous me disiez, je n’ai rien écouté, voyez-vous, Colin ; parce que je suis encore sous l’influence d’une heure de champagne, et que les choses m’arrivent de façon confuse…

— Vous vous êtes enivrée là-haut ? Ah ! maladroite… Mais, ma chère Nicole, dans ces situations épineuses, ce n’est jamais la femme qui doit perdre la tête : il ne fallait point l’oublier. Enfin ! Nous n’en sommes qu’aux préliminaires…

Nous franchissons la porte cochère, je hèle un taxi maraudeur. Landry m’aide à monter en voiture et conclut :

— Allez vous reposer, reprenez votre sang-froid, buvez un peu de camomille… Et tâchez de me juger moins mal.

— Par exemple ! Moi, vous juger mal ! Je vous tiens, au contraire, pour un grand homme méconnu…

— Nicole, me traitez-vous comme une poire, que vous faites de l’esprit ?

— L’esprit de l’espalier !

Et sur ce mauvais calembour, le fiacre démarre, m’éloignant de Landry Colin.

Je rentre, heureuse de me retrouver chez moi. En détachant mon manteau, la femme de chambre m’apprend :

— Monsieur Dangel est venu tantôt. Quand il a su que madame était sortie, il a laissé un mot pour madame.

Un peu étonnée, je déplie le billet que me tend Lucy. Que veut-il encore, celui-là ?… Je lis :


« Madame,

» (J’écris madame, mais je pense Nicole). Pardonnez moi de vous ennuyer par lettre, n’ayant pu le faire de vive voix. Je vous rendais visite cet après-midi — ainsi que d’habitude, puisque, depuis deux semaines, je me présente si souvent ici, en dépit de votre accueil glacial — mais, cette fois, ayant à vous parler sérieusement. Je vous aime, madame, je vous aime depuis le premier soir, oui, j’ose l’affirmer, à vous qui raillez le « coup de foudre ». Malgré vos rebuffades, vos duretés, vos sourires cruels, je suis pris, envoûté ; il faut que je vous voie, ou je souffre. J’ai besoin de vous comme le détraqué de sa morphine, et comme lui, c’est aussi dans mes blessures que je puise ma joie. Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, madame ? Voici ; j’ai affranchi ma vie, pour n’avoir plus à feindre de faux sentiments pour vous convaincre de ma sincérité. Profitant d’une querelle futile, j’ai repris ma parole, me libérant de cette fiancée que vous m’aviez reproché de tromper, j’ai quitté franchement Sylvie. Voilà tout, madame… Oh ! Nicole, m’approuvez-vous d’avoir agi ainsi ? Puisque vous êtes la seule désormais à qui je sois capable de bien dire : Je vous aime…

» JULIEN DANGEL »

» P.-S. — Une nouvelle également, mais moins importante : Borderelle, le directeur des Folies-Joyeuses, chez qui ma pièce était en lecture, m’informe qu’elle passera à la rentrée d’octobre : serait-ce à l’influence de M. Brochard que je devrais cette chance ? Faut-il que je le remercie ?… Je n’ai osé questionner Borderelle à ce propos. »


Hum ! Il y a une chose de trop dans votre lettre, jeune homme : c’est le post-scriptum. Il me fait penser — mais dans une interprétation plus fâcheuse — à ces œuvres hâtivement terminées dont on dit qu’elles finissent « en queue de poisson… » Petit niais ! Il exagère : est-ce qu’un auteur, lorsque sa première pièce est reçue, va prétendre que c’est là une nouvelle « moins importante » qu’une rupture avec sa belle !

Il laisse percer le bout… des ouïes.

Quelle journée : Léon Brochard, galantin podagre — je suis écœurée au souvenir de ce vieillard en chemise ; — Julien Dangel, mettant une telle désinvolture à lâcher sa fiancée, afin de mieux poursuivre ses projets ténébreux (il attribue à Brochard, qu’il suppose mon ami, un hasard favorable à son ours) ; Landry Colin, qui m’offre, avec plus d’entregent, ce rôle d’alliée que Julien me propose à mots couverts. Jusqu’à Paul, mon brave, mon excellent Paul, qui manifeste une jalousie malhabile et me blesse de ses soupçons ; Paul, que je rends un peu responsable de ma sotte équipée du matin !…

Décidément, les hommes commencent à m’inspirer une étrange répulsion.