Calmann-Lévy (p. 324-336).



XIV


— Monsieur Julien Dangel !

Le domestique m’annonce le jeune auteur dramatique d’une voix pleine qui détaille les syllabes avec sonorité, comme s’il se doutait que ces deux noms vont connaître la gloire des colonnes Picard, succédant sur l’affiche des Folies-Joyeuses, à la mention : « Relâche pour répétitions générales. »

Devant passer à la rentrée, puis retardée par divers accrocs, la pièce de Julien sera jouée ce soir — 4 novembre — en répétition générale.

Julien Dangel, toujours timide devant moi, se présente avec sa modestie un peu empruntée ; mais son visage rayonne d’une joie intérieure, ses pommettes s’empourprent de fièvre heureuse !… la première pièce !

Le bonheur lui va bien, à ce garçon. Il me semble plus sympathique, aujourd’hui. D’ailleurs, qui pourrait me déplaire en ce moment ? Je savoure la tranquillité recouvrée après la tournure favorable prise par les événements, ces dernières semaines.

Et ma quiétude m’emplit d’une indulgence universelle.

Julien me baise les mains, fervent comme un néophyte cannibale qui adore son idole, mais qui a grande envie de la manger tout de même. Il caresse les bras, le corsage… je crie :

— Halte !

Il s’excuse :

— Pardon. Je m’oublie… Ça m’affole toujours de vous revoir… Et j’allais négliger de vous dire combien je me suis félicité du brusque revirement qui s’est produit récemment, à propos de l’Affaire Colin !

— Oui… la plainte retirée…

— Le non-lieu rendu par mon ex-futur beau-père, continue Julien avec un sourire. Mais comment se fait-il que tout cela soit arrivé aussi vite ? Jamais on n’aurait prévu cet heureux dénouement qui s’est précipité à la manière d’un coup de théâtre.

J’ébauche un geste vague qui figure ma totale ignorance. Et je réplique négligemment :

— Vous savez… Dans les premiers temps, j’ai bien essayé de m’en mêler… Ensuite, mon incompétence m’a rebutée… Je me suis tenue à l’écart… Aujourd’hui, je me trouve dépaysée, pour ainsi dire… Je crois que l’on a tort de tant dauber sur la magistrature : à mon avis, Colin est parvenu simplement, à démontrer sa non-culpabilité et Renaudel, craignant, à son tour, d’avoir maille à partir avec dame Thémis (en voyant le juge reconnaître la bonne foi du banquier) s’est empressé de retirer sa plainte… Voilà le seul mystère de la direction nouvelle où s’engagea subitement l’Affaire. Je ne pense pas qu’il y eut d’autre intrigue…

Il m’est superflu d’entasser de mensongères explications : Julien se soucie bien de cela, vraiment ! Il m’a interrogée, par politesse, mais écoute à peine ma réponse : de Paris, il est peut-être le seul individu qui parle de l’Affaire Colin pour plaire à Nicole, au lieu de s’efforcer de plaire à Nicole pour entendre parler de l’Affaire Colin. Il murmure tendrement :

— Ne m’en veuillez pas, si je ne suis pas venu plus tôt… J’ai été absorbé par la fastidieuse besogne des répétitions… Oh ! ces acteurs : marionnettes têtues, pantins gonflés de fatuité, à la cervelle bourrée de son, à qui il faut entonner l’expression, le talent, l’intelligence, — de force, ainsi qu’on gave une volaille, et qui détestent d’instinct l’auteur, sans lequel ils ne seraient rien. Ce metteur en scène, toujours maniaque, qui bouleverse vos indications au nom de la tradition. Ce directeur — dont l’autorité nous serait si précieuse pour dompter ces bêtes rétives — et qu’on ne voit jamais… Borderelle dirige le Parthénon, avec les Folies-Joyeuses. Eh bien ! Allez le demander à l’un de ces deux théâtres, le secrétaire général vous répondra invariablement qu’il est dans l’autre… C’est le directeur-fantôme… Je l’ai aperçu trois fois : et encore il apparaissait pour réduire, par économie, le nombre déjà insuffisant des répétitions… Mais, je me laisse entraîner, et je vous assomme avec mes récriminations… pardon, Nicole.

— Vous m’amusez, au contraire. J’ai du sang d’auteur dans les veines, moi… Or, j’ai remarqué que l’auteur dramatique exècre les comédiens, de cette même haine séculaire, invincible, indéracinable et systématique, que l’homme de lettres voue indistinctement à tous les éditeurs : Dans les deux cas, cette aversion ne serait-elle point simplement la rancune douloureuse de l’artiste contre l’artisan inférieur et indispensable qui adapte son rêve à la réalité ? Le sculpteur n’aime jamais beaucoup son mouleur.

— Hum ! vos comparaisons poétiques passent sous silence nombre de motifs plus matériels… Nicole, je vous apporte la baignoire que Borderelle m’a réservée pour ce soir.

— Ah !… J’irai vous applaudir… Comment s’intitule votre pièce, déjà ?

Sous Terre.

— Tiens !

— C’est un drame chez les mineurs.

— Aux Folies-Joyeuses ?

— Borderelle a perdu deux cent mille francs, la saison précédente, avec son répertoire de vaudevilles et de comédies légères… En changeant de genre, il espère ramener la veine.

— Et êtes-vous content ?

— Ma foi, j’ose presque dire oui. Je crois que ça marchera.

— Tant mieux. Sylvie se réjouira…

(J’ai prononcé son nom, avec la curiosité un peu malsaine d’apprendre de ses nouvelles. Depuis son retour à Paris, j’ai eu la sagesse de ne point chercher à revoir ma dangereuse petite amie ; Sylvie m’a écrit deux fois ; je n’ai rien répondu. À cet instant, la tentation me repossède en face de Julien).

Comme il se tait, j’insiste :

— Mais j’y songe : Cette baignoire que vous m’offrez, ne revient-elle pas de droit à votre fiancée ?

Julien fronce les sourcils et crispe ses lèvres minces.

Il m’enveloppe du regard pensif de ses prunelles couleur du temps, puis, s’écrie tout à coup, le débit saccadé :

— Écoutez, Nicole… Il faut que je m’explique un bon coup… — Après, je saurai si vous vous moquez de moi, oui ou non. Je vous aime… seulement, vous ignorez de quelle façon je vous aime, Nicole. N’étant pas aussi superficiel que vos adorateurs accoutumés, je vous ai jugée, dès le début, je ne vous vois point femme, à la manière des femmes. Avez-vous été enfant, fillette, jeune fille ?… Durant ces étapes successives, il me semble que vous deviez causer cette impression de « jamais vue ». Il est impossible, j’en suis sûr, de découvrir votre semblable de par le monde : On ne peut vous définir pareille aux autres, et je serais fort embarrassé de vous assigner une condition quelconque si je ne vous connaissais pas. Vous êtes une créature absolument particulière… Alors, quoi d’étonnant à ce que vous viviez en marge des organisations sociales, jeune être unique et mystérieux qui paraissez avoir puisé vos éléments dans une race inconnue de la société ? Le phénix est censé ignorer la loi. Donc, Nicole, je vous aime, mais je vous respecte ; je vous désire, mais je vous révère… Parce que, Nicole, vous appartenez à cette classe rare des parias aristocratiques qui s’affranchissent de nos préjugés, — les estimant inférieurs à leur essence… Tel l’aigle méprise la montagne — puisqu’il plane au-dessus des sommets. Je sens profondément que vous êtes — pardonnez-moi la banalité de l’expression — une honnête femme, Nicole. Et ce que les autres nomment vertu ; vous, plus altière, vous l’appelez : fierté !

Parbleu ! Les divagations de ce petit Dangel s’expliquent tout naturellement : Dépouillées de leur fatras néo-romantique, elles signifient simplement que, dans l’esprit de Julien, je suis de celles qui ne marchent pas ; et ce fait lui inspire une notable considération pour moi. Ne m’a-t-il point trouvée toujours rebelle à ses tentatives ? C’est la meilleure preuve de ma conduite à ses yeux. Dans sa fatuité, l’homme pense de la femme qui lui résiste : « Du moment que je ne l’ai pas eue, c’est que personne ne peut l’avoir. »

Il n’y a que ceux qui nous ont possédées qui ne nous croient plus inabordables.

Julien poursuit son discours :

— Je souhaite que ma conviction soit partagée par tous ces gens qui se méprennent à votre sujet, comprenez-vous, Nicole ? Je veux que l’on honore la femme que je respecte. Alors, j’ai imaginé ceci. Vous avez reçu les multiples présents qui se puissent dispenser aux favoris de la chance. L’un met son pouvoir à vos pieds, l’autre sa fortune ; vous devez rarement désirer en vain ce que l’homme est à même de réaliser. Du premier jour où je vous ai contemplée, j’ai rêvé, j’ai ambitionné à mon tour de vous apporter ce tribut de vassal, en vous offrant ce que nul ne vous eût encore offert. Ah ! quelle jalousie, quelle haine de votre entourage, de votre décor, j’ai conçues en quelques minutes !… Je regardais autour de moi avec l’œil envieux du fidèle indigent qui voit le temple rempli d’ornements somptueux et ne sait par quel hommage manifester sa foi… Ce soir-là, j’ai évoqué plusieurs fois la jolie légende du Jongleur de Notre-Dame… et puis, le temps passa… Je travaillai ; l’un de mes espoirs se précisa… Cette pièce reçue… des relations formées depuis : un critique dramatique m’affirmait, avant-hier, que la presse me serait très favorable. Enfin, Nicole, je ne suis plus le librettiste anonyme qui rougissait dans le voisinage de votre luxe. J’ai la promesse d’un avenir de succès, la certitude des recettes immédiates des Folies-Joyeuses ; ma position est assurée ; demain, peut-être, lorsqu’on prononcera le nom de Julien Dangel, quelques personnes le reconnaîtront — sans me connaître… Alors, Nicole, ce nom qui est ma grande espérance, l’unique bien que je ne dédaigne pas ; ce nom — qui sait ? — apprécié un jour ou l’autre… Dites, voulez-vous l’accepter, Nicole, puisque c’est la seule chose que j’aie à vous donner ?

— Vous… vous voulez m’épouser ?

— Certes.

— Ben, et Paul ?

— On se marie bien avec une divorcée. Ma Nicole aimée, j’ai l’honneur de vous demander votre main.

— Ah ! zut…

Je suis suffoquée. Un peu plus, j’allais ajouter foi à ses protestations exaltées, à ses louanges hyperboliques, les portant au compte d’un enfantillage de ce grand gosse de vingt-sept ans. Et ce n’était qu’un suprême calcul dû à sa caboche admirablement organisée ! Jusqu’au mariage !… Le petit arriviste ne craignait point d’affronter cela, afin de servir son ambition.

J’éprouve une jouissance âpre à le cingler de mon indignation gouailleuse :

— Pas mal, mon cher. La déclaration… Fuitt ! exquise… Le plan… excellent. Par malheur, vous avez négligé les limites d’âge. Passé vingt ans et avant cinquante ans sonnés, les femmes d’aujourd’hui ne sont plus assez naïves pour commettre de ces sottises. Vous épouser ! Mais j’aime mon amant, monsieur. Je l’aime même énormément, depuis que je me suis aperçue que c’est le seul honnête homme que j’aie jamais rencontré. Vous épouser !… pardi, vous aviez pensé que je tomberais dans vos bras lorsque après m’avoir fait toucher mon déshonneur du doigt entre les lignes de votre beau discours, vous auriez la mansuétude de m’arracher à ma position irrégulière ! Vous me donniez votre nom — ce nom roturier (car, vous n’êtes même pas vicomte de Courpière) : Que voulez-vous que j’en fasse, mon cher Dangel ? J’ai cent mille francs de rentes (ce léger détail vous est connu). Or, apprenez qu’à ce prix-là, on peut toujours s’acheter de l’honorabilité : le marchand vous enveloppe cette denrée avec des parchemins authentiques par-dessus le marché… Quelle honte ! Je ne vous croyais guère capable d’en arriver là. Qu’on ne paye pas ses dettes ; que l’on quitte vilainement une femme ; qu’on risque des opérations plus ou moins équivoques ; qu’on oublie de légitimer ses bâtards en les laissant mourir de faim, ou qu’on manque à la parole donnée : voilà la menue monnaie tolérable, qui a cours au taux de l’indélicatesse humaine. Mais il est deux actions infamantes que le monde n’excusera point : 1° Se laisser afficher au cercle ; 2° Épouser une femme ouvertement entretenue par un autre. Vous raisonnez comme un novice : Votre habile combinaison vous eût attaché le boulet sous forme de lingot d’or… Si encore, vous étiez mon protecteur, si je m’étais éclipsée quelque temps ; on fermerait les yeux sur cette union… Dans les conditions présentes, elle vous discréditerait inutilement. Il faut bien que l’essence s’en soit un peu évaporée, pour que le monde pardonne à un homme l’odeur de son argent. Et vous prétendiez m’aimer !… Ça ne vous a pas empêché d’encourir mon mépris, de risquer cette lâche proposition…

— Nicole !

— Moi qui me figurais avoir fait l’épreuve de toutes les turpitudes en coudoyant les acteurs de l’Affaire Colin !… Vous m’avez détrompée ; vraiment : Il y a encore plus vil que ça… Ah ! Tenez… partez. Je ne puis vous regarder sans évoquer ces visions de la rue — silhouettes furtives, quartier désert. — Le gars trop joli, croisant la fille qui lui glisse la dîme d’amour. Je divague d’écœurement… Allez-vous-en… je vous dis !

Julien, pétrifié, m’a écoutée, sans un geste, sans une parole. Il a imploré seulement : « Nicole ! »… d’une voix d’agonie, tout à l’heure. Son visage a pâli, du front au menton ; ses yeux se sont voilés ; et il dodeline un peu de la tête comme un homme qui vient de se cogner. Ses paupières se ferment à demi, avec une expression intense de lassitude douloureuse… Bon comédien ! son masque de souffrance est touchant par sa délicatesse affinée ; son air de frêle chose blessée ; sa faiblesse alanguie, presque féminine.

Il se lève enfin, d’un effort pesant. Il cherche ses gants, son chapeau ; heurte une étagère, renverse un bibelot, avec la hâte maladroite des gens pressés, troublés. Il balbutie confusément :

— Vous avez pu supposer… que moi !… par intérêt… qui vous adore… Ah ! je ne pourrai pas supporter…

Et puis, d’un geste brusque, il semble faire : « À quoi bon ! » Je reste impassible.

Alors Julien fonce sur la porte ainsi qu’à la rencontre d’un obstacle et se précipite au dehors, dans le désordre affolé d’un vaincu en déroute…