Calmann-Lévy (p. 1-27).
NICOLE, COURTISANE




I


— Qu’est-ce donc au juste que Nicole ?

— Mon cher, vous voulez rire !… Comment ! Vous êtes chez elle, et vous demandez qui elle est ?

— Je viens ici pour la première fois… Vous m’avez fait dîner avec des rastas, des viveurs et des hommes d’esprit. J’ai goûté la saveur des vins vieux et celle des jeunes femmes ; mes voisines étalaient généreusement les charmes de leurs corsages décolletés, comme on offre les fruits d’un compotier… Bref, je pourrais me croire dans l’hôtel particulier d’une délicieuse aventurière…

— Ne vous avais-je pas dit que je vous menais souper chez la maîtresse de Paul Bernard, le richissime industriel ?

— Oui, oui… Mais, tout à l’heure, Nicole s’est approchée de moi ; nous avons causé : ses propos n’ont rien de la vulgarité de ton du demi-monde, encore moins de la futilité du monde… Ils dénotent une originalité de vues, une culture déconcertante… Et j’en suis resté tout perplexe.

— Une conversation a suffi pour vous désorienter ? Vous êtes amoureux, mon petit Julien !

— Non, c’est autre chose : j’éprouve la même impression que si j’avais bu du vouvray en le prenant pour du vin de Bordeaux… Il me semble que cette charmante courtisane ne répond pas à son étiquette. Comprenez-vous, Fréminet ? Voilà pourquoi je vous demande : qui est Nicole ?

— Une fille pas bête, une femme exquise, lancée depuis quelques années dans la vie parisienne, et sachant y marquer sa place à part. Jolie, féline, séduisante, elle a une réputation d’esprit qui n’est pas surfaite ; et les lettrés spirituels qui peuplent sa salle à manger ne sont point tenus de lui fabriquer ses mots, afin de payer leur écot. Bernard l’installa, voici cinq ans, dans ce petit hôtel des Champs-Élysées. Au début, quelques Parisiens crurent la reconnaître pour la fille d’un vaudevilliste qui eut son heure de succès : Georges Fripette ; puis, le fameux romancier Jean Claudières se targua d’avoir été son… initiateur. Mais, il y a beau temps que ces potins sont oubliés ! Claudières est mort, et Fripette a disparu, terrant sans doute ses premiers cheveux blancs au fond d’une lointaine province. Que nous importe, d’ailleurs ? Aujourd’hui, Nicole nous apparaît comme une femme charmante chez qui la cuisine est excellente. Ici, on s’amuse beaucoup mieux qu’au restaurant, et ça ne coûte rien : Paul Bernard est le seul commanditaire de la maison.

— Comment se fait-il qu’elle soit plus intelligente, qu’on la sente de plus haute race que la plupart de ses pareilles ?

— Est-ce la seule déclassée qui produise cet effet ? À notre époque — où les femmes refusent de vieillir — une jeune fille qui ne s’est pas mariée ne devient plus une vieille fille : bien souvent, elle reste fille tout court. Supposez une enfant trop libre, élevée au hasard, instruite à sa guise, par un père inconscient et prime-sautier, représentez-vous le milieu d’artistes où elle a poussé, ajoutez à cela la déception d’une première aventure ratée, et vous avez la clé de cette jolie énigme qu’est notre Nicole déroutante, ensorcelante et lettrée… Je suis un peu documenté : j’ai connu son père. Et puis, je fréquente assidûment ses salons. J’adore ce mélange de tous les mondes qui s’appelle le demi-monde. J’entre ici comme dans un magasin de nouveautés, pour avoir la surprise des rencontres, le spectacle d’une exhibition imprévue… L’ensemble a du chic : sans entraver la liberté des manières, Nicole a su imposer discrètement une élégance de tenue qui évoque les petites maisons de la Régence où la pire débauche savait rester de la débauche de grand seigneur… Vous ferez en cette demeure nombre de connaissances hétéroclites ; vous y verrez même un ancien ministre, président du Conseil, l’illustre Léon Brochard ; j’ai eu la stupeur de l’apercevoir, à l’instant…

— Quels sont les amis de Nicole ?

— Le petite intimité de notre belle amie se borne à Landry Colin, le grand banquier, l’associé de Bernard. La fortune de Paul Bernard est une de celles qui accolent au nom de leur propriétaire une renommée de Plutus. Enrichi par l’héritage de son père, gros industriel, par les raffineries que lui apporta la dot de sa femme, il s’est lancé, à la suite de Colin, dans des affaires fantastiques qui décuplent ses capitaux. À la place de Bernard, je me méfierais de ces opérations financières : je n’aime guère Landry Colin, ce forban au visage rougeaud : il cite son honnêteté à tout propos, et raconte sa vie à propos de tout ; se prétend ancien ouvrier, mineur, pionnier, que sais-je ! À considérer ses pouces en spatule, on se demande si ses coups de pioche n’ont jamais enfoui de cadavres… Aujourd’hui, c’est un banquier somptueux qui fréquente les hommes de Bourse et les milieux politiques — le jour ; les femmes de bourses et les milieux péripatétiques — la nuit…

» D’autres familiers de Nicole ? Ma foi, à part Nadine Ziska, la danseuse polonaise, la maîtresse de Colin, ma pensionnaire au New-music-hall, je ne vois personne… Si elle se montre accueillante aux foules d’un soir, notre blonde hôtesse est peu liante quant à ses amitiés particulières. Elle passe même pour fidèle : en cinq ans, Paris n’a pu lui découvrir un caprice ! Paul Bernard, décidément, est un mortel favorisé : il paye et n’est point trompé…

— Ah ! bah… On ne connaît pas d’amant de cœur à Nicole ?

— Non, mon cher. À propos, si cela vous dit ?… Monsieur Julien Dangel : la place est à prendre…

J’ai écouté cette conversation, dissimulée à l’abri d’un palmier, dans le hall fleuri de plantes rares, où la fête roule son flot d’innombrables danseurs ; devant moi, à travers l’éventail du feuillage léger, c’est le va-et-vient frénétique des visages qui tournoient, animés et rieurs ; des épaules nues qui se heurtent, se bousculent ; et des habits noirs, plaquant leurs taches sombres parmi les couleurs étincelantes des tuniques pailletées.

Fréminet, le directeur du New-music-hall, mon commensal habituel, fait les honneurs de ma maison à son ami Julien Dangel, un petit blondin de vingt-sept ans, qu’il m’a présenté ce soir comme un jeune dramaturge d’avenir.

Invite donc les gens, Nicole, pour qu’ils s’égayent aux dépens de leur amphitryon à peine sortis de table, éructant leurs commérages avec les relents de la digestion ! Sans compter qu’il a plutôt réussi mon portrait, cet animal de Fréminet, en opérant lui-même : elle me ressemble assez, cette Nicole crayonnée à grands traits…

Fréminet, directeur d’un music-hall honni par les sénateurs vertueux ; Fréminet, exhibiteur de plastiques obscènes, barnum de chair rare, brasseur d’affaires louches, enrichi du produit de trois faillites successives ; que dirais-tu, ô Fréminet ! si tu te doutais que, derrière ce mur de verdures, une curieuse embusquée épiait tes propos d’après-dîner, et que ce mur avait mes oreilles ?… Et toi, Julien Dangel, joli blondin aux yeux bleus, dramaturge d’avenir qui, pour le présent, te résignes à n’être que revuiste d’occasion et à trousser des couplets grivois à l’usage du New-music-hall, sais-tu que je n’ai pas perdu une de tes paroles ?

Fréminet et Dangel se sont éloignés dans la direction du salon de jeu, continuant leur causerie innocente.

À dix pas, ils croisent Landry Colin : de quelle chaleureuse poignée de main Fréminet honore le banquier, comme sa figure loyale respire la sympathie qu’il éprouve pour le « forban rougeaud » qui a raflé les actions du New-music-hall afin d’y voir danser sa maîtresse Nadine !… Je ne suis pas encore blasée des petites comédies que m’offre chaque jour la fausseté humaine.

Voici Landry Colin rejoint par un vieillard sec et maigre, portant haut sa tête blanche, sa figure chafouine à l’œil rusé : Léon Brochard, l’ex-leader de l’Extrême-Gauche, l’homme qui, durant trente ans, fut mêlé au mouvement politique, sombra un instant sous le plongeon d’une affaire fameuse, et se releva un beau matin ministre de l’Intérieur, président du Conseil. Léon Brochard, simple particulier désormais, a conservé une espèce de pouvoir occulte : la griffe de l’aigle qui ne lâche jamais tout à fait sa proie. Les journaux citent toujours son nom, dans leurs articles de polémique, comme au temps de sa toute-puissance ; on croise toujours son coupé entre l’Élysée et la place Beauvau…

Ce souverain démocratique a gardé le sceptre, s’il déposa la couronne.

Que diable vient-il faire chez moi, cet homme célèbre ? C’est la première fois que je le vois ici, et nul ne me l’a encore présenté. Mais Landry s’approche, suivi de son compagnon. S’inclinant devant moi, le banquier dit, exagérant la gracieuseté un peu simiesque de son visage grimaçant :

— Permettez-moi, chère Nicole, de vous faire connaître mon ami Léon Brochard, avec qui j’eus l’honneur de rater mes versions latines et de jouer des tours aux pions, sur les bancs d’un vieux collège de province qui n’existe plus aujourd’hui…

Tiens ! Brochard est un ancien condisciple de Colin. Ça ne m’explique pas sa visite, quand même : est-il là par simple curiosité, comme on parcourt en passant une exposition gratuite ? Je réponds machinalement :

— Soyez le bienvenu, monsieur. Les amis de Landry sont les miens.

— Alors, je remercie Colin d’être mon ami, madame.

Je jette un coup d’œil fuyant sur Léon Brochard, sa voix est infiniment plaisante ; douce, légère, bien timbrée, elle coule avec un bruit clair, frais, tout pimpant ; l’organe paraît jeune. Il n’a pas la voix de sa moustache blanche. Et nous échangeons des bouts de phrases banales, interrompus soudain par un tapage de cris, de rires, d’applaudissements. C’est Nadine Ziska, la petite ballerine, un peu ivre, un peu folle, qui improvise, sur les motifs que joue l’orchestre tzigane, une danse merveilleusement savante et troublante. Brune, fluette, menue, d’une maigreur musclée et d’une invraisemblable souplesse, Nadine tord, étire, renverse, avec d’aguichants efforts de reins, son échine flexible et voluptueuse de jeune chatte. Un large cercle s’est formé autour d’elle : elle danse au centre de la grande salle illuminée.

Sa robe de bal allonge une traîne interminable et gênante. Alors, peu à peu, grisée de rythme et de mouvement, pour mieux remuer, Nadine relève la queue démesurée de sa jupe, soulève celle-ci jusqu’aux genoux, découvre des dessous frétillants sur deux mollets fermes, nerveux, gaînés de soie violette. Et c’est très amusant de voir cette petite danseuse classique au talent impeccable, à la technique irréprochable, évoquer à cet instant les chahuteuses montmartroises qui s’ébattent au sous-sol du bal Paillasse. À demi-nue sur la scène de Fréminet ou moulée sous le maillot collant, jamais la vertigineuse Nadine ne fut plus suggestive que dans cette toilette fourragée par ses doigts impatients, où sa beauté piquante prend la grâce lascive du retroussé.

Au fur et à mesure que la jupe remonte, le cercle des spectateurs se rétrécit, se rapproche d’une poussée brutale, qui enferme la jolie créature dans un réseau de convoitises. Les hommes, voire les femmes, ont une figure pâle, des regards allumés, et les mains tremblantes.

Près de moi, Fréminet murmure, avec une conviction de directeur :

— Ah ! la mâtine… Elle n’a jamais donné ça devant le vrai public.

Et Landry Colin, le visage changé, tripote fébrilement sa barbe annelée. Landry est jaloux ; quand il regarde Nadine, ses lèvres se froncent, ses yeux se durcissent : un vrai mufle de dogue qui surveille son os.

Landry fait un geste, comme pour rejoindre Nadine, puis, se tourne vers nous d’un air hésitant. Il considère Brochard, m’examine ensuite, et, finalement, nous quitte après m’avoir soufflé dans l’oreille :

— Soyez coquette !

Qu’a-t-il voulu dire ?… « Soyez coquette ! » Coquette… Avec qui ? Avec Brochard ? Pourquoi ?… L’intérêt caché de Colin m’échappe, et pourtant, je sais que la moindre parole du banquier a toujours un but… Son conseil astucieux aboutit à rebours : toute décontenancée, je reste plantée en face de Léon Brochard, et j’observe ce mutisme stupide des gens auxquels on demande à brûle-pourpoint : « Racontez-nous quelque chose ! »

Et puis — c’est bête — je sens que Léon Brochard m’impose un peu. Je suis flattée, dans mon snobisme, que l’homme d’État se promène à travers mes salons, s’exhibe complaisamment, au grand étonnement des invités obscurs ; je songe à la vie passée de ce vieux routier du pouvoir qui se tint si longtemps en équilibre au-dessus des passions politiques grâce à ces deux balanciers : son activité prodigieuse et son bluff colossal ; je pense aux boutades virulentes qu’il rédige d’une plume acérée, et que les hommes de mon entourage — Colin, Paul Bernard — commentent avec tant d’admiration en lisant les journaux du soir. Bref, je subis le prestige… Et Léon Brochard m’intimide.

Lui, dressant sa haute taille svelte d’un geste fier de vieux beau, me fixe d’un regard brillant, ardent, pétillant, qui garde un éclat de jeunesse, et me cause la même impression que sa voix : ces yeux vifs détonnent, sous la paupière griffée d’une patte d’oie.

À la fin, ma sotte attitude m’exaspère ; en général, lorsqu’on me présente un nouveau venu, le trouble n’est pas de mon côté. Pour rompre le charme, je m’éloigne, prenant un bras qui passe à ma portée, sans même regarder le propriétaire de ce bras. À trois pas, j’identifie mon compagnon : c’est le petit Julien Dangel, le jeune auteur qui interviewa Fréminet, tout à l’heure, à mon sujet, et s’étonna naïvement que je n’eusse pas un amant de cœur. C’est lui qui incarne le type du rôle, par exemple ! Blond doré, coiffé avec la raie de milieu, les yeux tendres, d’un bleu limpide, une moustache si claire qu’elle se confond presque dans le teint rose ambré des joues allongées ; Julien, trop joli, trop efféminé, a bien l’allure équivoque, la beauté veule, d’un monsieur que l’amour ne ruinera jamais.

Ce garçon me déplaît, par sa façon de m’observer, d’une œillade oblique ; l’air sérieux, réfléchi, dont il contemple l’hôtel ruisselant de luxe, la silhouette de Léon Brochard, se profilant sur un fond de tapisseries bleu nil comme un ibis noir sous un ciel d’Égypte… Je soupçonne Julien Dangel de cacher tout un petit manège d’arrivisme banal, de rouerie candide, derrière son front pur et délicat ; s’il allait tenter de suivre à la lettre le conseil moqueur donné par Fréminet, il y a vingt minutes ?… Je remarque que Julien a les lèvres minces, presque pincées, et les yeux ronds, doux et timides : mélange d’instincts. Est-il fourbe ? Est-il ingénu ? Je crois qu’il s’efforce d’être fourbe — ingénument.

Nos propos précédents roulèrent sur des généralités ; mais, ici — où chaque soirée m’amène des inconnus — toute conversation s’achève en interrogatoire, et, malgré moi, les questions montent à mes lèvres :

— Quel âge avez-vous, monsieur Dangel ?

— Vingt-sept ans, madame.

— Parisien ?

— Normand… de Lisieux.

— Marié ?

— Non, fiancé.

— Elle vous adore, hein ?

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! Que j’aime cette réponse…

Je ris à belles dents. Bon ! le visage de Julien s’empourpre de couches successives de rouge, comme ces fonds de décor où le chef électricien fait des essais d’éclairage. Sa confusion redouble ma gaieté. Dangel dit très vite :

— Ne croyez pas que ce soit par fatuité que j’aie laissé échapper une phrase… naïve… Ma famille m’a fiancé à une petite fille qui s’est éprise sincèrement, profondément… simplement parce que je fus le premier à lui débiter des fadeurs. Je suis tellement sûr de l’amour de cette enfant que, lorsque vous m’avez dit : « Elle vous adore… » j’ai été tout surpris : il m’a semblé que vous la connaissiez…

— Non, je l’avais seulement jugée sur votre mine.

Le voici qui rougit de nouveau : ces épidermes de blonds sont d’une finesse ! Mais un remous nous sépare. Les danseurs s’éparpillent, devant les domestiques qui installent tout autour du hall les petites tables du souper. Les couples s’appellent, se cherchent… Je proportionne le nombre des tables à celui des invités en m’arrangeant de manière que l’on soit forcé de se grouper par quatre ou cinq… Ce n’est pas plus convenable qu’à deux, mais c’est plus joyeux : et la gaieté est l’excuse de la licence.

Je m’assieds vis-à-vis de Léon Brochard, qui a daigné rester. Près de lui se glisse Maud Sterling, la jolie actrice, qu’attire le renom de galanterie de l’ancien ministre ; et Julien Dangel se faufile à son tour à côté de moi.

Maud est une fille ravissante — cheveux roux, peau laiteuse — dont le sourire est plus brillant que l’esprit de conversation ; c’est pourquoi elle se contente de montrer ses dents sans jamais parler. Quant à Julien, il semble doublement hypnotisé par le voisinage de l’homme illustre et par ma présence. Dans le bruit des assiettes heurtées, des bouchons qui sautent, des cuillers qui tombent, des violons qui grincent, un simple dialogue s’échange donc entre Brochard et moi.

J’avoue la curiosité, qui, depuis une heure, me préoccupe :

— Monsieur Brochard, me permettez-vous de vous faire un aveu dénué d’artifice : je suis anxieuse d’apprendre à quel hasard fortuné j’ai dû l’honneur de vous voir chez moi ce soir.

— C’est moi qui ai eu le plaisir d’y venir, grâce à un pari que Landry Colin me gagne à cet instant.

— Me voici de plus en plus intriguée ? Expliquez-vous…

L’ex-ministre, malicieux, raconte, de sa voix claire :

— Je déjeunais ce matin chez mon vieil ami. Landry m’emmena prendre le café dans son fumoir. Tout à coup, j’aperçus, accroché au mur, le plus délicieux portrait de femme qu’on pût imaginer… De grands yeux bleus, d’un bleu d’eau profonde, d’un bleu de ciel d’été ; une mousse de cheveux blonds, auréolant l’ovale précieux du visage ; et une petite bouche sensuelle, charnue, qu’on eût voulu mordre, comme un fruit rouge… Je lus le nom du peintre, et je m’écriai : « Ce Watelet, quel flatteur, quel poète ! Comme il idéalise tout ce qu’il touche : il se sert de son pinceau ainsi que d’une baguette de fée !… — Tu te trompes, me répliqua Landry, je connais le modèle qui posa ceci, et je t’affirme que sa figure est infiniment plus séduisante. — Allons donc ! — Veux-tu parier cinquante louis que tu la trouves encore mieux que son portrait : je t’emmène souper cette nuit chez elle… — Entendu. » Et voilà comment j’ai perdu mon pari, madame, puisque je suis en face de vous. Le peintre Watelet ne vous a pas avantagée, je le constate avec bonheur.

Je suis stupéfaite : de quelle façon Landry s’est-il procuré mon portrait ? La toile était dans l’atelier de Watelet, avant-hier… Le peintre devait achever certains détails de costume et me faire livrer le tableau demain, à l’hôtel… Colin avait assisté à plusieurs séances de pose, s’était extasié sur la ressemblance, mais rien n’avait pu laisser croire qu’il désirât le posséder… Watelet aurait-il commis une erreur ? Peu probable… J’éclaircirai ce petit mystère.

En attendant, je souris doucement à Léon Brochard : son admiration m’enchante. Je me rappelle Jane Percy, de la Comédie-Française ; Zizi Ninon, la plus belle fille du siècle précédent ; et la duchesse de Béryl, et Bobette, et Maximilienne… Toute cette légende d’aventures galantes que raconte le visage fripé du célèbre vieillard.

Je ne vois plus les rides de Brochard, j’oublie ses soixante-cinq ans, je pense seulement : « C’est un homme illustre, et il me trouve plus jolie que les plus jolies femmes qu’il a possédées… » Toujours le prestige !

Et quand Brochard, tirant parti du voisinage, fait craquer le vernis de sa bottine sur le satin de mon petit soulier, je n’ai pas le geste de recul, le genou vivement retiré, je ne fronce pas des sourcils offensés, ainsi que j’agis toujours, en pareille occurrence… (Il ferait beau voir que ce fût le petit Julien qui se permît cette privauté !)

Au contraire, une tiédeur trouble m’alanguit au contact de mon compagnon. Et lorsqu’il feint de ramasser quelque chose sous la table, je laisse sa main frôler d’abord, caresser ensuite, la courbe pleine de ma hanche…

Tandis que Dangel échange enfin quelques paroles avec Brochard, je les regarde tous les deux : dire que c’est le sexagénaire sec et droit, au teint jaune, à la chevelure blanche, qui a l’avantage sur le gentil blondinet au printemps fleuri. Ce n’est jamais l’homme qui me tente, mais ce qu’il représente. Suis-je la seule, parmi celles qui traînent derrière elles le souvenir d’une déception ? On aime par vanité, par snobisme, par sensualité ou par intérêt. On aime pour vivre, pour satisfaire une ambition pour briller, pour régner ou pour jouir…

Il n’y a que la première fois qu’on aime pour aimer.

Tout à coup, une phrase de Brochard requiert mon attention ; il dit à Julien :

— Une pièce en quatre actes ! Mais pourquoi ne parliez-vous pas plus tôt, jeune homme ? Je vous suis tout acquis. Nous vous ferons jouer ça. Je vous adresserai à quelqu’un que je connais…

Le petit Dangel bégaye un remerciement affolé, bouleversé d’espoir. Qu’est-ce qui lui prend, à Léon Brochard ? À quel propos se jette-t-il à la tête de Julien ? Soudain, je comprends : Brochard m’a lancé un coup d’œil d’intelligence, qui signifie : « Hein ? Suis-je aimable avec vos amis ! » Dangel a des prunelles câlines et des joues duvetées : l’ex-ministre croit que le joli jeune homme est mon sigisbée et pense me faire plaisir en s’intéressant à lui. C’est cocasse.

Pendant que les invités se dispersent, au moment où l’on prend congé, Brochard s’approche, murmure à voix basse :

— Je serais très heureux, petite madame, de pouvoir vous rendre votre gracieuse hospitalité, de vous revoir ailleurs, chez moi, sans gêneurs autour de nous, sans indifférents malencontreux… Voulez-vous déjeuner avec moi, voyons… après-demain ? Non ? Vous êtes froissée de ma précipitation ? Ma vie est si absorbante qu’elle me force d’être toujours pressé… Enfin ! Vous déciderez vous-même. J’ai tellement envie de vous reparler, en tête à tête… Vous êtes si jolie… Écoutez : le jour où vous serez disposée, envoyez-moi un mot… ou téléphonez… Et quelles que soient mes occupations ce jour-là, je me rends libre, je réserve ces minutes précieuses… J’habite 4, rue de Solférino, à deux pas du quai d’Orsay… Dites, jolie madame, accepterez-vous ? Me permettez-vous d’espérer ?

— Oui.

Je viens de reconduire les deux derniers par-dessus du vestiaire. Dans les grands salons silencieux, les glaces reflètent ma silhouette alerte qui remonte prestement vers l’asile de ma chambre close.

J’ouvre la porte, avec un petit frisson de volupté paresseuse à l’idée des draps frais, des oreillers moelleux qui m’attendent : il est quatre heures du matin, la soirée a fini relativement tôt, mais, néanmoins, je suis fatiguée.

Au fond de la pièce éclairée en veilleuse, une ombre indécise et mouvante, un léger bruissement… Je tourne le commutateur. Paul Bernard se lève d’un fauteuil, les yeux un peu bouffis, comme s’il avait sommeillé là. Je dis, surprise :

— Comment, tu dormais ici ?

— Je m’y suis réfugié, plutôt. Tes invités m’assommaient, ce soir. Pourquoi ? Parce que je t’ai trouvée particulièrement jolie, tout à coup, au milieu du dîner. J’aurais voulu te prendre, t’emporter telle que tu étais, ç’a été une sensation irrésistible… alors, ces gens qui m’empêchaient de suivre mon impulsion m’ont paru très bêtes, j’avais envie de leur demander ce qu’ils faisaient chez toi, ces idiots… Et je me suis sauvé, pour n’avoir plus la tentation de leur jeter des assiettes à la tête…

— Tu n’es pas honteux, Paul, de m’aimer autant que cela, après cinq ans de faux ménage ?

— Il y a cinq ans, je me souviens qu’une petite Nicole, que je prenais pour la maîtresse d’un autre, devint la mienne… et que j’eus la surprise de la découvrir plus… virginale qu’une fiancée de province, n’ayant eu qu’un béguin platonique où je soupçonnais une aventure effective. Depuis, Nicole fut toujours une adorable compagne quasi conjugale… Est-ce pour cela que tu t’étonnes que je t’aime encore en amant, et non point comme un vieux mari ?

Je le considère affectueusement. Je ressens une amitié immense à l’égard de ce grand garçon robuste, joyeux, affrontant gaillardement les parages de la quarantaine ; ses bons yeux gris expriment une telle tendresse… Mais, je ne puis l’imaginer mon amant, pas plus que mon mari. Il me semble que c’est mon frère, un frère avec lequel je serais quelquefois obligée de… dormir. J’ai une profonde affection pour Paul, jamais du désir. Je lui suis très reconnaissante d’avoir assuré ma vie — il m’a constitué une fortune personnelle dès le début, par délicatesse, afin que je fusse indépendante — d’être un excellent camarade, sincère et dévoué, d’avoir eu pitié de moi, voilà cinq ans, alors que fillette de dix-huit ans, meurtrie, brisée, par un amour malheureux, je me jetai dans ses bras. Je ne peux pas éprouver autre chose… Je lui réponds :

— Moi aussi, je t’aime bien, va !

Et j’effleure sa nuque, son front, ses cheveux, d’une main un peu molle, d’une caresse sans fièvre. Il dit :

— Ne sonne pas Lucy, cette nuit : elle s’est endormie, sans doute, la pauvre fille… En me laissant te déshabiller, tu feras deux heureux : ta femme de chambre bâillerait, gémirait d’accomplir sa corvée tardive ; moi, lorsque je détache un à un les boutons de ta robe, il me semble que j’égrène un chapelet d’amour… Lucy, elle, ne pense qu’à regagner son lit…

— Toi, tu ne songes qu’au mien… Écoute, Paul, tu nous comparais tout à l’heure à des gens mariés ; ce soir (ou plutôt, ce matin, il est cinq heures) imitons la sagesse bourgeoise des vieux époux, et que les amours dodus et râblés qui s’ébattent sur les tableaux qui couvrent ces murs, rougissent d’assister à la plus plate des nuits sans histoire, et nous contemplent paisiblement étendus côte à côte, devisant avant de dormir, comme un bon ménage un peu ridicule… je suis éreintée.

Paul m’obéit, sans entrain. Silence.

Tout à coup, il grogne, envoyant une bourrade à son oreiller.

— Certains jours vous réservent un tas d’embêtements ! Figure-toi que ma femme est malade : il faut que je la conduise dans une petite ville d’Allemagne où les médecins, depuis quelque temps, expédient leurs clients sérieux… Le docteur a décidé ce voyage, hier. Je suis contraint d’accompagner Rachel pour une foule de raisons mondaines et stupides… Me voici séparé de toi, obligé de quitter mes affaires… La vie est une chose idiote. Et quand je viens pour t’annoncer mon départ, comptant, comment dirai-je ? sur des adieux tendres, sur…

— Le coup de l’étrier ?

— … Je te trouve fatiguée, somnolente. Tu remontes seulement à quatre heures du matin, exténuée par tes invités. Qui recevais-tu, au fait, hier ? Raconte-moi donc ta soirée.

— Tu sais… Je dors déjà… Mes invités : ils tournent en kaléidoscope devant mes yeux… Il y avait deux nouveaux à dîner… Ma maison me fait l’effet d’un lycée où, chaque jour, arrivent d’autres pensionnaires…

— Bigre ! Heureusement qu’il n’y a pas de dortoir… Quels étaient ces deux « nouveaux » ?

— Un certain Julien Dangel, que m’a présenté Fréminet : un joli blondin fade et pomponné, ce Dangel… Il m’a d’abord prise pour une poupée, et s’est étonné ensuite qu’il n’y eût pas que du son dans ma tête… Et puis, j’ai vu quelqu’un d’un peu plus notoire, amené par ton ami Landry. Devine ? L’hôte d’élection, qu’on est fier de recevoir, d’afficher… L’invité unique, l’oiseau rare…

— J’ai trouvé : un honnête homme, parions-le ?

— Oh ! non… Un grand homme, tout simplement. Léon Brochard, le fameux ministre, le célèbre polémiste dont tu m’as parlé si souvent… Ç’a diverti ma curiosité de le voir de près. Il a l’œil madré et le sourire canaille. Il doit être joliment roublard. Mais, n’importe : on n’a pas le temps de connaître les femmes quand on a passé sa vie à rouler les hommes. Son regard en vrille m’a fort mal jugée, puisque, après une heure de flirt, cet homme peu subtil a cru pouvoir m’inviter à l’aventure… Jusque-là, il m’avait paru supérieur, ce personnage omnipotent ; du coup, je fus refroidie, et je lui répondis : oui, pour punir d’une fausse espérance ses façons trop cavalières… Qu’est-ce qui te prend, Paul ?

— Nicole… Tu ne remarques pas que cette conversation nous a tout à fait réveillés ?

— Paul… Tu oublies que tu pars pour l’Allemagne, demain… Il faut se reposer, à la veille d’un voyage… On te récompensera, à ton retour.

— Justement : ce voyage me rappelle les cuillerées d’huile de ricin qu’on me forçait d’avaler quand j’étais petit. Ma bonne me disait, avec la voix flûtée que tu viens de prendre : « Allons, un bon mouvement : buvez, monsieur Paul. Vous aurez une pastille de chocolat, après. » Mais, moi, c’était toujours avant que je l’exigeais, la pastille…

— La philosophie du moment présent. Tu es monsieur Tout-de-Suite…

— Nicole, il est bien tard pour bavarder… Passé minuit, les paroles s’envolent : les baisers restent.