Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 109-124).


NICOLAS PALKINE[1]


Nous avons passé la nuit chez un soldat âgé de quatre-vingt-quinze ans, qui servit sous Alexandre Ier et sous Nicolas Ier.

— Quoi, grand-père ! tu veux mourir ?

— Mourir ! ah, oui, je le veux, autrefois j’avais peur et maintenant, je ne demande à Dieu qu’une chose : me repentir et communier parce que j’ai beaucoup de péchés.

— Quels péchés ?

— Comment, quels péchés ! Ne savez-vous pas que j’ai servi sous Nicolas ; était-ce alors un service comme maintenant ! Oh, ce souvenir est terrible ! J’ai commencé mon service sous Alexandre, les soldats chantaient ses louanges, on disait qu’il était très bon…

Je me suis rappelé les derniers temps du règne d’Alexandre, quand vingt soldats sur cent étaient battus jusqu’à la mort ; que devait être Nicolas si comparé à lui, on qualifiait Alexandre de bon ?

— J’ai continué à servir sous Nicolas, dit le vieillard, et aussitôt il s’anima et commença à raconter. Quel temps ! Alors, pour cinquante coups de verge, on n’enlevait même pas le pantalon ; et avec cent cinquante, deux cents, trois cents coups… on fouettait jusqu’à la mort.

Il parlait avec dégoût, horreur, mais non sans fierté, de la bravoure d’autrefois.

— Et le bâton ! Il ne se passait pas de semaine sans qu’un ou deux hommes du régiment ne fussent battus à mort. Maintenant, on ne sait plus ce que c’est que le bâton, mais autrefois ce petit mot ne sortait pas de la bouche : bâton, bâton. Chez nous, les soldats appelaient l’empereur, Nicolas Palkine ; ils disaient Nicolas Palkine au lieu de Nicolas Pavlovitch. Et voilà, quand on se rappelle ce temps, continua le vieillard, quand on se le rappelle, c’est affreux. Que de péchés sur la conscience ! On te donnait cent cinquante coups de bâton pour la mauvaise conduite d’un soldat (le vieillard était sous-officier), et toi, tu lui en donnais deux cents, cela ne te guérissait pourtant pas ; et voilà le péché. Les sous-officiers battaient les jeunes soldats jusqu’à la mort : on frappait à coups de crosse ou de poing dans la poitrine ou à la tête, le soldat mourait, et jamais aucune réprimande.

Il mourait parce qu’il avait été battu et les autorités écrivaient : « est mort par la volonté de Dieu » et c’était tout. Mais alors, est-ce que je comprenais cela ? On ne songe qu’à soi, et maintenant on se met sur le poêle, on ne dort pas la nuit et l’on pense : ce sera bien si l’on te donne la communion chrétienne et le pardon — autrement c’est terrible ! Quand on se rappelle tout ce qu’on a fait souffrir, à quoi bon l’enfer, c’est pire que l’enfer…

Je me représentais vivement tout ce que devait se rappeler dans sa solitaire vieillesse cet homme mourant, et, bien qu’il me fût étranger, j’en étais terrifié. Je me rappelais toutes les horreurs, outre le bâton, auxquelles il avait dû participer. Je me rappelais comment on faisait passer les soldats aux baguettes, jusqu’à ce que mort s’en suive, les assassinats, les pillages des villes et des villages à la guerre (le vieillard avait participé à la campagne de Pologne), et je le priai de me parler de tout cela ; je lui demandai de me donner des détails sur la punition des baguettes, et il me raconta toute cette terrible torture. L’homme a chaque main liée à un fusil, et on le pousse entre deux files de soldats ; ceux-ci tiennent un bâton à la main et tous frappent la victime ; derrière les soldats circulent des officiers qui crient : « Frappe plus fort, frappe plus fort ! » Le vieillard criait ces mots d’une voix impérieuse, se les rappelant avec une satisfaction évidente, et imitant ce ton de bravoure autoritaire. Il racontait ces détails sans regrets, comme s’il se fût agi de boeufs destinés à la boucherie. Il disait comment un malheureux fut traîné aller et retour, entre les files ; comment l’homme frappé résiste et tombe ; comment on aperçoit tout d’abord les traînées sanglantes ; comment le sang coule ; comment tombe en lambeaux la chair meurtrie ; comment on aperçoit les os ; comment le malheureux crie d’abord, puis hurle sourdement à chaque coup, puis se tait ; comment le médecin préposé s’approche, examine le pouls, regarde et décide si l’on peut encore battre l’homme sans le tuer ou s’il faut attendre qu’il soit guéri pour recommencer et achever de lui donner la quantité de coups que des bêtes féroces, Palkine en tête, ont décidé de lui donner ; le docteur emploie sa science à empêcher l’homme de mourir avant d’avoir enduré tous les tourments que peut supporter son corps. Quand il ne peut plus marcher, on le met sur un manteau et on le porte à l’hôpital où on le soignera-pour lui donner, quand il sera guéri, les mille ou deux mille coups qu’il n’a pas encore reçus et qu’il n’a pu supporter en une fois. Il racontait que les soldats demandaient la mort, mais on ne la leur donnait pas d’un coup, on les soignait pour les battre une deuxième et une troisième fois. Et le malheureux vit, il est jeté à l’hôpital attendant les nouveaux tourments qui le conduiront à la mort ; et alors on l’emmène au supplice une deuxième ou une troisième fois et on le frappe jusqu’à son dernier soupir. Et tout cela parce que l’homme s’est enfui du régiment, ou a eu la hardiesse et l’audace de se plaindre pour ses camarades de la mauvaise nourriture ou de dire que les chefs volent.

Il raconta tout cela, et quand je voulus éveiller son repentir pour de tels actes, tout d’abord il s’étonna, puis ensuite il fut effrayé.

— Non, dit-il, c’était par jugement, en quoi suis-je coupable, c’était la loi ?

Il était aussi tranquille et n’avait pas davantage de remords pour les horreurs militaires auxquelles il avait participé et qu’il avait vues si fréquemment en Turquie et en Pologne.

Il parlait des meurtres d’enfants, des prisonniers qu’on laissait mourir de faim et de froid, de l’assassinat à coups de baïonnette d’un tout jeune Polonais qui se précipitait vers un arbre ; et quand je lui demandai si sa conscience n’était pas tourmentée par ces actes, il ne comprit pas. C’était la guerre, par la loi, pour l’Empereur et pour la Patrie, ces actes ne sont donc pas mauvais, même il les croit glorieux, vertueux et capables de racheter ses péchés. Il n’était tourmenté que de ses actes personnels : avoir, étant chef, battu et châtié des hommes cela seul troublait sa conscience. Mais pour racheter ses fautes, il croit en un moyen : en la communion. Il espère pouvoir l’obtenir avant la mort ; il en a déjà prié sa nièce ; celle-ci, comprenant toute l’importance de cet acte, le lui a promis, et il est tranquille.

Avoir pillé, tué des femmes et des enfants innocents, assasiné des hommes à coups de baïonnette, fouetté jusqu’à la mort des malheureux qu’il a traînés à l’hôpital pour les tourmenter de nouveau, cela ne trouble pas sa conscience ; ce ne sont pas ses affaires il semble que ce soit un autre et non lui qui ait fait cela.

Qu’aurait pensé ce vieillard s’il avait compris, ce qui aurait dû être si clair pour lui à la veille de la mort, qu’entre sa conscience et Dieu il n’y a pas, il ne peut y avoir, même à l’heure de la mort, aucun intermédaire ; et qu’il ne pouvait non plus y avoir aucun intermédiaire le forçant à faire souffrir et à tuer des hommes ? Qu’adviendrait-il, s’il comprenait maintenant que rien ne peut racheter le mal qu’il a fait alors qu’il pouvait ne pas le faire ? s’il comprenait qu’il n’y a qu’une seule et éternelle loi qui demande l’amour et la pitié aux hommes, et que ce qu’il appelait tout à l’heure la loi, n’est qu’une tromperie honteuse, indigne, à laquelle il ne devait pas se laisser prendre ? C’est terrible de penser à ce qui hanterait son esprit pendant les nuits sans sommeil sur le poêle, et quel serait son désespoir s’il comprenait, qu’au moment où il avait la possibilité de faire le bien ou le mal, il n’a fait que le mal, alors qu’il savait en quoi consiste le bien ? Il ne pourrait que se repentir et se tourmenter en vain ; et ce tourment serait horrible.

— Alors, pourquoi vouloir le tourmenter ; pourquoi inquiéter la conscience d’un vieillard mourant, mieux vaut la calmer ? Pourquoi agacer le peuple, rappeler ce qui est passé ?

Passé ? Ce qui est passé ? Est-ce passé ce que non seulement nous n’avons pas commencé de détruire ou de guérir, mais ce que nous avons peur de nommer par son nom ? Une maladie grave peut-elle être passée par cela seul que nous disons qu’elle n’existe pas ? Elle n’est pas guérie et ne guérira jamais, tant que nous ne nous avouerons malades. Pour guérir la maladie, il faut d’abord la connaître, et c’est justement ce que nous ne faisons pas. Non seulement nous ne le faisons pas, mais nous faisons tous nos efforts pour ne pas la voir, pour ne pas la nommer. Et la maladie ne passe pas, elle se modifie seulement, elle pénètre plus profondément dans la chair, dans le sang, dans les os. La maladie consiste en ce que les hommes qui sont nés bons, doux, les hommes clairés par la vérité chrétienne, ceux qui ont dans le cœur l’amour et la pitié pour les autres, commettent eux-mêmes de terribles cruautés sans savoir ni pourquoi ni dans quel but. Nos hommes russes, doux, bons, pénétrés de l’esprit de la doctrine chrétienne, des hommes pleins de regrets d’avoir blessé leur prochain par des paroles, de n’avoir pas partagé leurs biens avec les mendiants, de n’avoir pas plaint les prisonniers, ces hommes passent les meilleures années de leur vie dans le crime, torturent leurs frères, et non seulement ne se repentent pas de ces actes, mais considèrent la guerre comme une nécessité aussi inéluctable que de manger et respirer. N’est-ce pas le devoir de chacun de faire tout ce qu’il peut pour la guérir, et premièrement et principalement de la découvrir, de l’avouer et de l’appeler de son vrai nom. Le vieux soldat a passé toute sa vie à torturer et à massacrer d’autres hommes, et nous disons : pourquoi le lui rappeler ? Le soldat ne se croit pas coupable et ces choses terribles : bâtons, verges et le reste sont déjà passées ; pourquoi rappeler les vieilles choses ? maintenant il n’existe plus rien de tout cela. Il y a eu Nicolas Palkine, pourquoi en parler ; seul le vieux soldat s’en souvient avant de mourir ; pourquoi agacer le peuple ?

Au temps de Nicolas, on a dit la même chose d’Alexandre ; au temps d’Alexandre, la même chose de Paul ; au temps de Paul, la même chose de Catherine, des fureurs de sa dépravation, de la folie de ses amants ; au temps de Catherine on a dit la même chose de Pierre, etc., etc. Pourquoi rappeler tout cela ? Comment, pourquoi le rappeler ! Si j’ai une maladie terrible ou dangereuse très difficile à guérir dont je me débarrasse, je me le rappellerai toujours avec joie ; mais je n’en parlerai pas tant que j’aurai mal et toujours mal et irai de pis en pis, tant que je voudrai m’illusionner. Seulement alors je n’en parlerai pas. Et nous ne voulons pas nous rappeler parce que nous savons que nous sommes toujours malades. Pourquoi attrister le vieillard et agacer le peuple ? Le bâton, les verges, tout cela est déja loin, déjà passé. Passé, non. Tout cela a seulement changé de forme. Dans tous les temps, il y a eu des choses que nous nous rappelons non seulement avec horreur, mais avec indignation. Nous lisons les descriptions des bûchers pour les hérétiques, des tortures, des bâtons, des passages aux baguettes, et non seulement nous avons horreur de la cruauté des hommes, mais nous ne pouvons même nous représenter l’état d’âme des hommes qui faisaient cela. Qu’y avait-il dans l’âme de l’homme qui se levait du lit, se lavait, se revêtait de son costume de boyard, priait Dieu, puis allait à la chambre de la question, pour désarticuler, fouetter du knout les femmes et les vieillards et passait à cette occupation cinq heures par jour comme un fonctionnaire actuel au Sénat, puis retournait à la maison, et, tranquillement, se mettait à table et lisait le livre saint ? Qu’y avait-il dans l’âme de ces commandants de régiments et de bataillons qui (j’en ai connu de tels) la veille, au bal dansaient la mazurka avec une jolie femme, et partaient plus tôt afin de pouvoir, le lendemain de bonne heure, donner les ordres pour faire passer aux baguettes jusqu’à la mort, un soldat tartare qui s’était enfui ou avait assassiné un homme, puis rentraient dîner à la maison ? Tout cela s’est fait pendant les règnes de Pierre, de Catherine, d’Alexandre, de Nicolas ; il n’y a pas une époque au cours de laquelle on ne trouve de ces horribles faits que nous ne pouvons comprendre. Nous ne pouvons comprendre comment les hommes pouvaient ne pas voir sinon la cruauté brutale de ces horreurs, du moins leur insanité. Il y en a eu dans tous les temps, le nôtre est-il donc si heureux que nous ne puissions en trouver de semblables, n’y a-t-il pas tels actes qui paraîtront à nos descendants aussi incompréhensibles ?

Il y a les mêmes actes et les mêmes horreurs, mais seulement nous ne les voyons pas, de même que nos aïeux n’ont pas vu ceux de leur temps. Non seulement la cruauté mais l’insanité des bûchers et de la torture judiciaire comme moyens de savoir la vérité est maintenant évidente pour nous. L’enfant en comprend l’absurdité. Mais les hommes d’autrefois ne le voyaient pas, Les gens raisonnables, les savants, affirmaient que les tortures sont une condition nécessaire de la vie des hommes, que c’est pénible, mais indispensable ; la même chose pour le bâton, l’esclavage. Puis le temps a passé, et il nous est maintenant difficile de nous représenter l’état d’esprit des hommes pour qui telle grande erreur était possible. Mais cela fut dans tous les temps, c’est pourquoi cela doit être dans le nôtre, et nous devons être, nous aussi, aveuglés sur nos forfaits. Où sont nos tortures, notre esclavage, nos bâtons ? Il nous semble qu’ils n’existent plus, qu’ils ont existé autrefois, mais que maintenant c’est passé. Cela nous paraît ainsi parce que nous ne voulons pas comprendre les choses d’autrefois, et fermons les yeux avec le plus grand soin. Mais si nous examinons attentivement le passé, nous comprendrons clairement notre situation actuelle et ses causes. Si seulement nous appelons par leur vrai nom les bûchers, la torture, l’échafaud, le recrutement, alors, nous trouverons aussi le vrai nom des prisons, des armées, des procureurs et des gendarmes. Si nous ne disons pas : pourquoi en parler ? mais si nous regardons attentivement ce qui se faisait autrefois, nous verrons et comprendrons ce qui se fait maintenant. S’il est clair pour nous qu’il est insensé et cruel de couper les têtes sur le billot, d’arracher la vérité par les tortures ; alors il sera clair pour nous qu’il est non moins cruel et insensé de pendre des hommes, ou de les enfermer dans des cellules qui valent la mort, sinon pis, de connaître la vérité par des avocats loués ou des procureurs. S’il est clair pour nous qu’il est insensé et cruel de tuer un homme égaré, de même il sera clair pour nous qu’il est encore plus cruel de mettre cet homme en prison pour le dépraver définitivement. S’il est clair pour nous qu’il est insensé et cruel de faire des paysans des soldats et de les tatouer comme le bétail, de même il nous semblera insensé et cruel de forcer chaque homme de vingt et un ans d’aller au service. S’il est clair pour nous combien insensée et cruelle était l’opritchzina[2], encore plus claires seront l’insanité et la cruauté de la garde et de la police secrète. Si seulement nous cessons de fermer les yeux sur le passé et de dire : pourquoi rappeler le passé ? alors nous verrons clairement qu’il y a dans notre temps les mêmes horreurs, mais seulement sous une nouvelle forme. Nous disons tout cela est passé ; il n’y a plus maintenant ni les tortures, ni les Catherines dépravées avec leurs amants tout-puissants, il n’y a plus d’esclavage, il n’y a plus le meurtre par le bâton, etc.

Mais c’est une apparence. Trois cent mille hommes sont enfermés dans les prisons, dans des réduits étroits et puants, et meurent d’une mort lente physique et morale ; leurs femmes et leurs enfants restent seuls, mourants de faim. On tient ces hommes dans des cavernes de dépravation, dans les prisons, et cette réclusion cruelle et insensée n’est utile que pour les gardiens et pour les directeurs, maîtres absolus de ces esclaves. Des dizaines de milliers d’hommes « aux idées nuisibles » portent ces idées, par la déportation, dans les coins reculés de la Russie, ou deviennent fous et se pendent. Des milliers sont enfermés dans les forteresses où ils sont tués secrètement par les chefs des prisons ou bien deviennent fous grâce à la détention cellulaire. Des millions d’hommes périssent moralement et physiquement dans l’esclavage des fabriques. Des centaines de mille sont chaque automne arrachés à leur famille, à leurs épouses, et on leur enseigne l’assassinat, et on les déprave systématiquement. L’empereur de Russie ne peut se déplacer sans la protection d’une chaîne de quelque cent mille soldats, placés sur sa route à une distance de cinquante pas l’un de l’autre, et d’une chaîne secrète qui le suit partout. Un roi ramasse les impôts et fait construire une tour au sommet de laquelle il fait installer un étang coloré en bleu, avec une machine qui simule la tempête, et il s’y promène en canot. Et le peuple meurt dans les fabriques en Irlande, en France, en Belgique. Il ne faut pas être extraordinairement perspicace pour voir que de notre temps c’est la même chose et qu’il y a actuellement les mêmes tortures, les mêmes horreurs qui, elles aussi, causeront aux générations futures un grand étonnement par leur cruauté et leur insanité.

La maladie est toujours la même, mais les malades ne sont pas ceux qui profitent de ces horreurs. Mais qu’ils en profitent cent et mille fois plus ; qu’ils construisent des tours, des théâtres ; qu’ils pillent le peuple ; que Palkine le fouette ; que Pobiédonostzeff et Orgevsky pendent secrètement des hommes par centaines dans les forteresses, mais seulement, qu’ils fassent tout cela eux-mêmes ; qu’ils ne dépravent pas le peuple, qu’ils ne le trompent pas en le forçant à y participer comme le vieux soldat. Le mal terrible est dans cette idée qu’il peut exister pour un homme quelque chose de plus sacré que la loi de l’amour du prochain. L’homme peut accomplir beaucoup d’actes pour satisfaire aux demandes de ses semblables, mais il y a un seul acte qu’il ne peut faire : il ne peut, par ordre de personne, de n’importe qui, aller contre la volonté de Dieu : tuer et tourmenter ses frères. Il y a dix huit cents ans, à la question des Pharisiens : « Faut-il payer l’impôt à César ? » il fut répondu : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. »

Si les hommes ont une foi quelconque et croient que quelque chose est dû à Dieu, ils croiront tout d’abord qu’il est dû à Dieu ce qu’il a appris à l’homme en disant : « Tu ne tueras point », « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », « Aime ton prochain comme toi-même », et qu’il a gravé dans le cœur de chacun en traits ineffaçables : l’amour du prochain, la pitié pour lui, l’horreur du meurtre et de l’oppression de ses frères.

Si les hommes croyaient en Dieu, ils ne pourraient méconnaître ce premier devoir envers lui : ne pas tourmenter son prochain, ne pas le tuer. Et alors les paroles : « À Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César » auraient pour lui une signification claire et précise. « Au roi ou à n’importe qui, tout ce qu’on voudra, dirait l’homme croyant, mais pas ce qui est contraire à la volonté de Dieu. À César il faut mon argent, le voici ; ma maison, mon travail, prends-les ; ma femme, mes enfants, ma vie, prends, tout cela n’est pas à Dieu mais à César. Il faut que je lève et abaisse le bâton sur mon prochain, c’est affaire à Dieu, c’est un acte de ma vie dont je dois compte à Dieu, et Dieu ne m’a pas ordonné d’agir ainsi et je ne puis donner cela à César. Je ne puis lier, enfermer, châtier, tuer un homme, tout cela c’est ma vie, elle appartient à Dieu, et je ne puis la donner, la sacrifier à personne, sauf à Dieu. »

Les paroles : « À Dieu ce qui est à Dieu, » signifient pour nous qu’il faut donner à Dieu, des cierges, des messes, des paroles, et, en général, tout ce qui n’est nécessaire à personne et encore moins à Dieu ; et tout le reste : toute notre vie, toute la sainteté de notre âme, qui appartient à Dieu, nous le donnons à César, c’est-à-dire (d’après la signification de ce mot pour les Juifs) à un homme étranger que nous haïssons.

Mais c’est terrible, hommes, rappelez-le vous.


  1. Palka, en russe, signifie le bâton. Palkine, nom dérivé du mot Palka. — N. du T.
  2. La garde personnelle d’Ivan le Terrible, qui pillait et volait le peuple.