Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/49

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 301-310).

CHAPITRE XLIX.


Ralph était assis dans la chambre solitaire où il avait coutume de prendre ses repas. Il avait devant lui un déjeuner auquel il n’avait pas touché, et sa montre était négligemment posée sur la table ; l’heure à laquelle il sortait habituellement était passée depuis longtemps, et pourtant il restait la tête dans la main et les yeux baissés vers la terre. Il les leva tout à coup, et regarda précipitamment autour de lui comme un homme qui s’éveille en sursaut et ne reconnaît pas immédiatement le lieu où il se trouve.

— Qu’est-ce donc qui pèse ainsi sur moi ? je ne me suis jamais écouté, et je ne devrais pas être malade. Mais que peut faire un homme qui ne dort pas ? Les nuits se succèdent, et je n’ai point de repos ; les mêmes figures détestées reviennent constamment troubler mon sommeil.

En repoussant la table, comme si la vue des aliments lui eût inspiré du dégoût, il trouva sous ses doigts sa montre, dont les aiguilles marquaient près de midi.

— C’est étrange, midi, et Noggs n’est pas encore ici. Dans quelle taverne est-il fourré ? Je donnerais quelque argent, après la perte que je viens de faire, pour qu’il eût commis quelque crime qui le fît condamner à la déportation, et me débarrassât de lui ; car c’est un traître, je le jure ; je n’ai pas de preuves, mais j’en suis convaincu.

Après une demi-heure d’attente, il dépêcha sa cuisinière au logement de Newman ; elle revint annoncer qu’il n’était pas rentré de la nuit, et qu’on ne savait où il était.

— Mais, Monsieur, ajouta-t-elle, il y a en bas quelqu’un qui désire vous parler — Je vous ai dit que je ne voulais voir personne. — Il prétend que c’est pour une affaire importante. Et j’ai cru que ce pouvait être pour… — Pourquoi ? dit Ralph précipitamment. — Mon Dieu, Monsieur ! pour vous donner des nouvelles de Newman, parce que j’ai vu que vous en étiez inquiet. — Que j’en étais inquiet, murmura Ralph, tout le monde m’épie, maintenant. Où est cette personne ? Que lui avez-vous dit ? — Elle est dans le petit bureau. Je lui ai dit que vous étiez occupé, mais que je m’occuperais de sa commission. — Eh bien ! je la verrai. Allez à votre cuisine, et n’en sortez pas.

Quand la femme fut partie, Ralph descendit dans le bureau de Newman, s’arrêta quelques instants la main sur la clef de la porte, et se trouva en face de M. Charles Cheeryble. De tous les hommes vivants, c’était celui qu’en toute circonstance il eût désiré le moins rencontrer. Mais aujourd’hui qu’il le connaissait pour le protecteur de Nicolas, il eût préféré voir un spectre. Toutefois, cette rencontre produisit sur lui un effet favorable. Elle réveilla ses facultés endormies, ralluma ses passions, rendit à ses lèvres leur sourire railleur, et en fit extérieurement ce Ralph Nickleby dont tant de gens avaient de si bonnes raisons pour se souvenir.

— Hum ! voici, Monsieur, une faveur inattendue. — Et assez mal accueillie, répondit M. Charles. — On prétend, Monsieur, que vous êtes la vérité même, et en tout, car vous dites vrai, maintenant, et je ne vous contredirai pas. — Franchement, Monsieur… — Franchement, Monsieur, interrompit Ralph, je désire que cette conférence soit courte. Je devine le sujet dont vous voulez me parler, et je ne vous écouterai pas ; vous aimez la franchise, en voilà. Nous suivons deux chemins différents, prenez le vôtre et laissez-moi marcher en paix dans le mien. — En paix ! répéta doucement le frère Charles en le regardant avec plus de compassion que de colère. — Je présume, Monsieur, que vous ne comptez pas rester chez moi contre ma volonté ou faire impression sur un homme qui est déterminé à ne pas vous entendre. — Monsieur Nickleby, reprit Charles avec non moins de douceur, mais avec fermeté, je viens ici pour la première fois et malgré moi, et vous devez croire que je ne m’y sens pas à mon aise ; vous ne devinez pas le sujet qui m’amène, autrement votre manière d’être serait différente. Voulez-vous que je continue ? — Comme il vous plaira ; vous avez des auditeurs très-attentifs, des murs, un pupitre et deux tabourets, vous n’aurez pas à craindre d’être interrompu. Poursuivez, emparez-vous de ma maison ; et quand je rentrerai de ma promenade, vous aurez peut-être la complaisance de me la rendre.

En disant ces mots, il boutonna son habit et prit son chapeau. Le vieux négociant le suivit dans l’allée, et essaya de lui parler ; mais Ralph le repoussa avec impatience.

— Pas un mot, vous dis-je ; tout vertueux que vous êtes, vous n’êtes pas un ange, pour paraître chez les gens contre leur gré, et les prêcher malgré eux. — Je ne suis pas un ange, Dieu le sait ; mais il est une vertu qu’il est donné aux hommes comme aux anges d’exercer quelquefois, c’est la miséricorde. — Je n’en montre à personne, et je n’en demande pas. Ne m’implorez pas, Monsieur, pour celui qui a abusé de votre puérile crédulité ; mais qu’il n’attende de moi que du mal. — Croyez-vous qu’il doive vous implorer ? s’écria Charles avec chaleur ; c’est vous plutôt qui avez besoin de sa miséricorde. Si vous ne voulez pas m’écouter quand vous le pouvez, écoutez-moi quand vous le devez, et prenez des mesures pour que cette entrevue soit la dernière entre nous. Votre neveu est un noble jeune homme, Monsieur. Ce que vous êtes, je ne le dirai pas ; mais ce que vous avez fait, je le sais. Si vous éprouvez quelques embarras dans l’affaire dont vous vous occupez actuellement, venez nous trouver, mon frère et moi, et nous vous donnerons des éclaircissements ; mais venez vite, ou autrement il serait trop tard. Je n’oublierai jamais que je venais accomplir ici une mission de miséricorde.

À ces mots, le vieux négociant mit son chapeau à larges bords, et sortit. Ralph le suivit des yeux, et dit avec un sourire de mépris :

— Ce vieillard est devenu fou.

Cependant il était évident que plus Ralph réfléchissait, plus ses alarmes augmentaient. Après avoir attendu Newman jusqu’à une heure assez avancée de l’après-midi, il courut chez Snawley, sans se rendre compte de l’intention qui l’y conduisait.

— Votre mari est-il chez lui ? dit-il à la femme, qui se présenta à la porte. — Non, répondit-elle brusquement ; il n’y est pas, et je crois qu’il est absent pour longtemps. — Savez-vous qui je suis ? — Ah ! oui, je vous connais très-bien, trop bien peut-être, et lui aussi. — Dites-lui qu’en traversant la rue je l’ai vu derrière le rideau, à la fenêtre du premier, et que je veux lui parler d’affaires, entendez-vous ? — J’entends, répondit madame Snawley ; mais vous n’entrerez pas, vous lui avez déjà trop parlé d’affaires. Je lui ai toujours démontré le danger d’avoir des rapports avec vous. C’est vous ou le maître d’école, rappelez-vous-le bien, qui avez fabriqué la fausse lettre ; mais Snawley n’en est nullement coupable. — Retenez votre langue, vieille Jézabel, dit Ralph en jetant autour de lui des regards craintifs. — Je sais quand il faut me taire et quand il faut parler, monsieur Nickleby. Prenez garde que certaines personnes ne soient moins discrètes que moi. — Voulez-vous aller dire à votre mari qu’il faut que je le voie ? dit Ralph en lui serrant le bras avec force. — Non, répondit madame Snawley en se dégageant avec violence. — Vous me bravez donc ? — Oui.

Ralph leva un moment le bras comme pour la frapper, mais il s’en abstint, et s’éloigna en murmurant des menaces.

Il alla droit à la Tête de Maure ; mais on n’y avait pas vu M. Squeers depuis dix jours. Troublé de mille craintes, Ralph se détermina à aller trouver l’instituteur dans la maison de Peg Sliderskew. Instruit, par de minutieuses descriptions, de la situation de la chambre, il monta, et frappa doucement à la porte.

Après avoir frappé une douzaine de fois, Ralph, ne pouvant croire, contre son gré, qu’il n’y eût personne, se dit que Squeers devait être endormi, et s’imagina même l’entendre respirer. Même quand il fut bien convaincu qu’il était absent, il l’attendit patiemment, pensant qu’il était sorti pour une commission, et qu’il rentrerait bientôt.

Bien des pas se firent entendre sur l’escalier, et quelques-uns parurent à Ralph si semblables à ceux de Squeers, qu’il se leva souvent, se tenant prêt à lui adresser la parole dès qu’il serait arrivé en haut ; mais toutes les personnes qui montèrent s’arrêtèrent dans diverses chambres des étages inférieurs, et à chaque désappointement nouveau Ralph se trouva plus abattu.

Enfin il descendit, et demanda à l’un des locataires s’il savait où était M. Squeers, qu’il désigna par un nom dont ils étaient convenus. Ce locataire l’adressa à un autre, et ce dernier à un troisième. Il apprit que la nuit précédente Squeers était sorti précipitamment avec deux hommes qui bientôt après étaient revenus chercher la vieille femme logée sur le même carré ; du reste, on ne pouvait expliquer la cause de ces allées et venues.

Ce récit fit croire à Ralph que Peg Sliderskew avait peut-être été arrêtée pour vol, et que Squeers, trouvé chez elle, avait pu être considéré comme complice. S’il en était ainsi, le fait devait être connu de Gride. Ce fut donc vers la demeure de ce dernier qu’il dirigea ses pas ; il en trouva les fenêtres fermées, les rideaux étaient tirés avec soin, la maison était triste, mais c’était son aspect ordinaire.

Ralph frappa doucement d’abord, puis avec force, mais personne ne vint. Il écrivit quelques mots au crayon, et les glissa sous la porte. Au moment où il se retirait, il entendit le bruit d’une fenêtre à tabatière qu’on ouvrit avec précaution ; il leva les yeux et distingua la figure de Gride, qui, de la fenêtre du grenier, regardait par-dessus l’entablement de la maison. En apercevant Ralph, Gride se retira à la hâte ; mais Ralph l’avait reconnu, et lui cria de descendre. À cet appel, Gride montra encore ses traits fortement accusés et ses rares cheveux blancs ; et comme aucune autre partie de son corps n’était visible, on eût dit une tête coupée plantée sur le mur.

— Silence ! éloignez-vous ! éloignez-vous ! — Descendez. — Allez-vous-en, ne parlez pas, ne frappez pas, n’appelez pas l’attention sur cette maison. — Je frapperai de manière à faire venir en armes tous les voisins, si vous ne me dites pas pourquoi vous êtes là-haut. — Je ne puis vous entendre, vous me compromettez, allez-vous-en.

Il retira la tête, et Ralph l’entendit fermer la fenêtre avec autant de soin qu’il en avait mis à l’ouvrir.

— D’où vient qu’ils me fuient tous comme un lépreux, ces hommes qui ont léché la poussière de mes pieds ? est-ce que la nuit approcherait pour moi ? À tout prix, je saurai ce qui en est. Je suis plus ferme et plus maître de moi que jamais.

Dans le premier transport de sa rage, il avait songé à battre à la porte de Gride, jusqu’à ce que Gride se décidât à ouvrir ; mais, changeant d’avis, il se dirigea vers la Cité, et entra chez les frères Cheeryble. Il était entre cinq et six heures de l’après-midi, et Tim Linkinwater était seul au comptoir.

— Je m’appelle Nickleby, dit Ralph. — Je le sais, répondit Tim l’examinant avec ses lunettes. — Quel est celui de la maison qui est venu me voir ce matin ? — M. Charles. — Dites-lui que je veux le voir. — Vous verrez non-seulement M. Charles, mais encore M. Edwin.

Tim descendit agilement de son tabouret, et bientôt après revint accompagné des deux frères.

— Je veux vous parler à vous seul, à vous qui m’avez rendu visite ce matin. — Je n’ai de secrets ni pour mon frère Edwin ni pour Tim Linkinwater. — J’en ai, moi. — Monsieur Nickleby, le sujet dont mon frère Charles désirait vous entretenir ce matin est déjà parfaitement connu de nous trois et de plusieurs autres, et malheureusement il le sera bientôt d’un plus grand nombre de personnes. Ce matin, il voulait causer seul avec vous ; mais à présent tant de délicatesse serait déplacée, et nous conférerons avec vous tous trois, et pas autrement. — Eh bien ! Messieurs, vous semblez avoir un talent particulier pour vous exprimer en énigmes, et je suppose qu’en homme prudent, et jaloux de gagner vos bonnes grâces, votre commis a étudié cet art. Parlez donc ensemble, Messieurs ; j’aurai de l’indulgence. — De l’indulgence ! s’écria Tim Linkinwater, dont la figure devint pourpre ; il aura de l’indulgence pour nous, de l’indulgence pour Cheeryble frères ! l’entendez-vous ? — Contenez-vous, dirent à la fois Charles et Edwin.

Tim étouffa de son mieux son indignation, et le trop-plein s’en échappa sous forme d’une espèce de rire convulsif, soupape de sûreté de sa fureur concentrée.

— Puisque personne ne me dit de m’asseoir, je prendrai un siège sans permission, car je suis las de marcher. Et, maintenant, Messieurs, je demande à savoir, et j’en ai le droit, quelles raisons justifient le ton que vous avez pris avec moi, et votre intervention dans mes affaires ?

Ceci fut dit avec tant de sang-froid et de résolution, que, si l’on n’eût été au fait, on eût supposé que Ralph était réellement un homme faussement accusé. Il demeura les bras croisés, plus pâle et plus défait que de coutume, mais entièrement calme, beaucoup plus calme que les deux frères et l’exaspéré Linkinwater.

— Très-bien, Monsieur, dit Charles. Voulez-vous sonner, Edwin ? — Arrêtez un moment, mon cher Charles. Il faut d’abord inviter M. Nickleby à garder le silence jusqu’à ce qu’il ait entendu ce que nous avons à dire. — Vous avez raison.

Ralph sourit sans répondre, en sonnant, et Newman Noggs parut. Dès ce moment le courage de Ralph l’abandonna.

— Voici un beau commencement, dit-il amèrement, vous êtes d’honnêtes gens francs et loyaux. J’ai toujours apprécié le mérite réel des caractères comme les vôtres. Comploter avec un être comme celui-ci, qui vendrait son âme, s’il en avait une, pour un verre de vin, et dont chaque parole est un mensonge !… Quel homme est en sûreté, si l’on prête l’oreille à de pareilles déclarations ?

Tim essaya inutilement d’empêcher Newman de répondre.

— Holà, vieux Nickleby ! qu’entendez-vous par cette expression : un être comme celui-ci ? Si je suis disposé à vendre mon âme pour un verre de vin, pourquoi ne me suis-je pas fait voleur avec ou sans effraction, plutôt que d’être votre valet et votre cheval de charge ? Si chacune de mes paroles est un mensonge, pourquoi n’ai-je pas été votre confident et votre favori ? Ah ! vous me traitez de menteur ! Vous ai-je jamais flatté ? ai-je jamais fait le chien couchant devant vous ? dites-le-moi. Je vous ai servi fidèlement, j’ai travaillé plus qu’un autre, parce que j’étais pauvre ; je suis resté chez vous parce que j’étais seul avec vous, et que vous n’aviez pas d’autres employés pour être témoins de mon abaissement. Vous seul saviez que j’étais ruiné et que j’avais été plus heureux jadis, et qu’avec une meilleure conduite et le secours de mes amis, et entre autres de votre frère, j’aurais pu me relever si je n’étais pas tombé entre les mains de fripons comme vous. — Doucement, dit Tim. — Laissez-moi le confondre. Vous parlez de comploter ? Qui a comploté avec des instituteurs d’Yorkshire, et a envoyé son commis dehors pour ne pas être épié, oubliant que trop de précautions lui inspireraient des soupçons ? Qui a comploté avec un père égoïste pour l’engager à vendre sa fille au vieil Arthur Gride ? Qui a comploté avec le vieil Arthur Gride dans un petit bureau où il y avait un placard ?

Malgré l’empire de Ralph sur lui-même, il n’aurait pu réprimer en ce moment un léger tressaillement, quand même il eût été certain d’être décapité l’instant d’après.

— Ah ! ah ! vous me comprenez, n’est-ce pas ? Pensez-vous que je n’aurais pas été plus méchant que vous-même si j’étais demeuré à votre service sans chercher à contrecarrer vos odieux projets, sans être utile à ceux que vous maltraitiez ? Pensez-vous que, si je n’avais pas eu l’espoir de déjouer vos trames, je ne vous aurais pas assommé depuis longtemps ? et je l’aurais fait, je vous en avertis, sans les représentations de ces Messieurs. Quand je suis venu les trouver, je leur ai dit que j’avais besoin de leur secours pour vous démasquer, pour accomplir ma tâche, pour soutenir le bon droit, et que j’irais ensuite vous parler dans votre chambre, face à face et en homme de cœur. Eux seuls m’en ont empêché.

Après cette conclusion, Newman, haletant et hors de lui, passa sans transition à un état de raideur et d’immobilité.

Ralph le contempla un instant, agita la main, battit la terre de son pied, et murmura d’une voix étouffée :

— Poursuivez, Messieurs, poursuivez. J’ai de la patience, vous le voyez ; mais il y a des lois, et je ne serai pas condamné sans preuves. — Nous en avons, répondit Charles. Le nommé Snawley a fait hier au soir des aveux. — Et qu’ont de commun avec mes affaires le nommé Snawley et ses aveux ?

À cette question, émise avec une rare inflexibilité, Charles répondit en disant que, pour expliquer les motifs qui les faisaient agir, il fallait apprendre à Ralph les accusations dirigées contre lui, et comment on s’en était procuré des preuves irrécusables ; et Edwin, Tim Linkinwater et Newman Noggs entamèrent une conversation qui établit les faits suivants :

Une personne, qui ne voulait pas se montrer, avait solennellement affirmé à Newman que Smike n’était pas le fils de Snawley, et qu’elle était prête à le jurer en cas de besoin. Soupçonnant donc l’existence d’une conspiration, Newman et ses amis supposèrent naturellement que Ralph et Squeers en étaient les auteurs. N’ayant point de preuves, on consulta un avocat éclairé, qui conseilla de résister lentement à toutes tentatives faites pour enlever le jeune homme, d’embarrasser Snawley en l’amenant à se contredire, et de lui arracher un aveu formel ; mais le rusé Snawley avait déjoué toutes leurs manœuvres, jusqu’à ce que les circonstances lui imposassent l’obligation de dénoncer ses complices.

Quand Newman Noggs eut averti ses amis que Squeers avait eu un entretien secret avec Ralph, on fit suivre l’instituteur. Mais, comme ce dernier vivait retiré, et ne communiquait plus ni avec Ralph ni avec Snawley, on eût cessé d’épier ses démarches, si par hasard Newman ne l’avait aperçu un soir dans la rue avec l’usurier. Il les suivit, et les vit, à sa grande surprise, entrer en diverses maisons, où il y avait des logements à louer, et parcourir des tavernes tenues par des gens mal famés, dont plusieurs connaissaient Ralph et Squeers. Il prit des renseignements, et découvrit qu’ils cherchaient une vieille femme, dont le signalement s’accordait parfaitement avec celui de Peg Sliderskew.

On s’attacha aux pas de M. Squeers avec un redoublement de vigilance. Un agent de police s’installa dans une maison située en face de celle de l’instituteur et de Peg Sliderskew, et reconnut bientôt que ces deux personnages avaient entre eux de fréquentes entrevues.

Dans cet état de choses, on eut recours à Arthur Gride. Dans sa douleur, il avait divulgué le vol de papiers dont il était victime, mais il se refusait absolument à faire arrêter sa vieille femme de charge ; et il fut saisi d’une telle panique, à l’idée de déposer contre elle, qu’il s’enferma chez lui, et refusa de communiquer avec qui que ce fut.

On tint conseil ; on arriva à conclure que Squeers, instrument de Gride et de Ralph, cherchait à recouvrer certaines pièces qu’il était dangereux de produire, et dont quelques-unes expliqueraient sans doute les propos que Newman avait entendu tenir au sujet de Madeleine.

Il fut décidé qu’on s’assurerait de la personne de Peg Sliderskew, et même de celle de Squeers, si l’on trouvait contre lui des charges suffisantes. En conséquence, on obtint un mandat de perquisition, et l’on se mit en embuscade. Lorsque la lumière fut éteinte dans la chambre de Squeers, et que l’heure fut arrivée où l’on savait qu’il visitait ordinairement Peg Sliderskew, Frank Cheeryble et Newman se glissèrent dans l’escalier, et se préparèrent à donner le signal à l’agent de police.

Le lecteur sait ce qui se passa dans la mansarde. Squeers, étourdi du coup qu’il avait reçu, trouvé en possession d’un acte volé, fut arrêté avec Peg Sliderskew. Aussitôt on courut chez Snawley ; on lui apprit, sans lui dire pourquoi, que Squeers était en prison, et, après avoir extorqué une promesse de grâce, Snawley déclara que l’histoire de la naissance de Smike avait été fabriquée par Ralph Nickleby.

Quant à M. Squeers, il avait subi le matin même un interrogatoire devant un juge d’instruction ; et comme il ne pouvait expliquer ni la possession de l’acte volé, ni ses rapports avec Peg Sliderskew, le juge avait ordonné de le détenir préventivement.

Quelque impression que ces détails eussent produite sur Ralph, il ne la laissa point percer, et demeura les yeux baissés et la bouche couverte de sa main. Quand le récit fut terminé, il leva précipitamment la tête, comme pour parler ; mais, sur un mouvement de Charles Cheeryble, il reprit sa première attitude.

— Je vous ai dit ce matin que je venais accomplir une mission de miséricorde ; vous savez mieux que moi la part que vous avez prise à ce faux et les révélations que vous avez à craindre de votre complice actuellement détenu. La justice doit avoir son cours ; les auteurs de cette odieuse trame contre un pauvre enfant inoffensif doivent être rigoureusement poursuivis, et il n’est ni en mon pouvoir, ni au pouvoir de mon frère Edwin, de vous sauver des conséquences d’un procès criminel. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de vous avertir à temps, et de vous mettre à même de vous dérober aux poursuites. Nous n’aurions pas voulu voir un vieillard comme vous déshonoré et châtié par un proche parent ; nous n’aurions pas voulu le voir oublier comme vous tous les liens du sang. Nous vous conjurons donc de quitter Londres… Edwin, joignez vos instances aux miennes, et vous aussi, Tim Linkinwater, quoique vous affectiez un air d’insensibilité… Nous vous en prions, monsieur Ralph, cherchez un refuge loin de cette ville, dans un lieu où vous serez à l’abri des recherches, et où vous aurez le temps d’expier vos fautes et de vous réformer. — Et vous croyez, répondit Ralph en se levant avec un sourire sardonique, et vous croyez me terrasser aussi aisément ? vous croyez que des plans habilement concertés, des témoins subornés, de mielleux discours auront le pouvoir de n’ébranler ? Merci de m’avoir dévoilé vos intentions ; je suis prêt maintenant à les combattre. Vous ne me connaissez pas : rappelez-vous que je méprise vos belles phrases et vos mensonges, que je vous brave, que je vous défie de me nuire.