Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/18

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 115-121).

CHAPITRE XVIII.


Comme M. Crummles avait dans l’écurie de l’auberge un étrange animal à quatre pattes qu’il appelait un cheval, et un véhicule d’une espèce inconnue qu’il honorait de la qualification de phaéton à quatre roues, Nicolas poursuivit le lendemain son voyage plus agréablement qu’il ne s’y était attendu.

Le bidet prit son trot, et, peut-être par suite de son éducation théâtrale, témoigna par intervalles un vif désir de se coucher à terre. Cependant M. Vincent Crummles le fit tenir debout en jouant de la bride et du fouet, et lorsque ces moyens lui manquèrent et que l’animal vint à s’arrêter, l’aîné des jeunes Crummles descendit et lui donna plus ou moins de coups. À l’aide de cet encouragement, on le décida à bouger de temps en temps, et la voiture alla tant bien que mal.

— Au fond, c’est un bon petit cheval, dit M. Crummles à Nicolas.

Il était possible qu’il le fût au fond, mais il ne l’était certainement pas à la superficie. Nicolas se contenta donc de répondre : — Je ne serais pas étonné qu’il fût excellent. — Il a fait du chemin, reprit M. Crummles en le fouettant adroitement sur le front en sa qualité de vieille connaissance ; il est partie intégrante de la troupe. Sa mère a joué la comédie. — Tiens, tiens ! — Pendant près de quatorze ans, dit le directeur, elle mangea des pommes dans le cirque, tira des coups de pistolet, se coucha en bonnet de nuit, et remplit complètement les intermèdes. Son père était danseur. — Était-il tant soit peu distingué ? — Il n’était pas fort, dit le directeur. Le fait est qu’originairement il avait été loué à la journée, et qu’il ne se défit jamais de ses anciennes habitudes.

Le descendant de ce quadrupède nécessitant à chaque pas une recrudescence d’attention, M. Crummles fut obligé de s’interrompre, et Nicolas fut laissé à ses propres pensées jusqu’à leur arrivée au pont-levis de Portsmouth.

— Nous allons descendre ici, dit le directeur, et les enfants vont conduire le cheval à l’écurie et porter mes bagages à mon logement. Vous ferez bien d’y demeurer provisoirement.

Nicolas remercia M. Vincent Crummles de son offre obligeante, descendit, prit le bras de Smike, et accompagna le directeur au théâtre, assez tourmenté de l’idée de ton introduction immédiate dans un monde si nouveau pour lui.

Ils passèrent devant des murailles couvertes d’affiches, où les noms de M. Vincent Crummles, de madame Vincent Crummles, de M. Crummles aîné, de M. P. Crummles, et de miss Crummles, étaient imprimés en gros caractères, tandis que le reste était à peine lisible. Enfin, ils entrèrent dans un corridor obscur où se faisaient sentir des parfums peu aromatiques d’écorce d’orange, de suie et d’huile quinquet, enjambèrent un monceau de paravents en toile et de pots de couleur, si grimpèrent, sur la scène du théâtre de Portsmouth.

— Nous y voici, dit M. Crummles.

Il ne faisait pas très-clair ; mais Nicolas se trouva près de la coulisse où se place le souffleur, au milieu de murs nus, de décorations poudreuses, de nuages à moitié pourris, de draperies barbouillées de peinture, et de planches. Il regarda ce qui l’entourait ; cintre, parterre, loges, galerie, orchestre, accessoires et décorations, tout était de la même espèce, froid, sombre et misérable.

— Est-ce là un théâtre ? murmura Smike étonné ; je croyais que c’était un lieu resplendissant de lumière — Oui, répondit Nicolas non moins surpris.

La voix du directeur, l’arrachant à l’inspection qu’il faisait de l’édifice, le rappela à l’autre côté de l’avant-scène, où était assise une grosse femme de quarante à cinquante ans, en robe de soie fanée, et dont les cheveux très-épais étaient nattés en larges tresses sur les tempes.

— Monsieur Johnson, dit le directeur (car Nicolas avait conservé le nom que lui avait donné Newman Noggs), permettez-moi de vous présenter madame Vincent Crummles. — Je suis enchantée de vous voir, Monsieur, dit madame Vincent Crummles d’une voix sépulcrale.

À ces mots, la dame donna la main à Nicolas ; Nicolas avait remarqué que cette main était de bonne taille, mais il ne s’était pas attendu à une étreinte de fer comme celle dont il fut honoré.

— Et voici l’autre ? reprit la dame en traversant le théâtre avec une majesté tragique pour s’approcher de Smike. Vous êtes aussi le bienvenu, Monsieur. — Il conviendra, je crois, ma chère, dit le directeur prenant une prise de tabac. — Il est admirable, répondit la dame.

Pendant que madame Vincent Crummles retournait à la table, on vit bondir sur la scène, du fond de quelque cabinet mystérieux, une petite fille en sale fourreau blanc à bouillons sur les genoux, en pantalon court, en sandales, en spencer blanc, en chapeau de gaze, en voile vert et en papillotes. Elle fit une pirouette, un jeté battu, une autre pirouette, poussa un cri après avoir regardé dans la coulisse, s’élança à six pouces de la rampe, et retomba dans une belle attitude de terreur en voyant un sauvage s’avancer sur la scène, grincer des dents, et brandir une énorme massue.

— Ils vont répéter le sauvage indien et la jeune fille, dit madame Crummles. — Bah ! dit le directeur, le ballet-intermède ? très-bien. Un peu de ce côté, s’il vous plaît, monsieur Johnson. C’est à merveille. Commencez.

Le directeur donna le signal en frappant des mains, et le sauvage, devenant féroce, fit une glissade vers la jeune fille ; mais la jeune fille l’évita en six pirouettes, et à la fin de la dernière, demeura droite sur la pointe des pieds. Puis le sauvage et la jeune fille dansèrent ensemble avec vigueur, et pour la clôture, le sauvage mit un genou en terre ; la jeune fille monta sur l’autre genou, et s’y tint une jambe en l’air. Ainsi se termina le ballet.

— Bravo, bravissimo ! s’écria M. Crummles. — Bravo ! répéta Nicolas déterminé à trouver tout bien quand même. — Voici ma fille, dit M. Crummles lui présentant la danseuse, l’enfant phénomène, miss Ninetta Crummles l’idole, de tous les endroits où nous nous arrêtons, Monsieur. Nous avons reçu des lettres de compliment relatives à cette jeune personne, de la noblesse et des gens comme il faut de presque toutes les villes d’Angleterre. — Je n’en suis nullement étonné, dit Nicolas ; elle doit avoir un génie naturel. — C’est une… M. Crummles s’arrêta ; il n’y avait pas de mots assez puissants pour peindre l’enfant phénomène. Monsieur, reprit-il, on ne saurait imaginer le talent de Ninetta ; il faut la voir, il faut la voir pour en avoir une légère idée. — Puis-je vous demander quel âge elle a ? — M. Crummles regarda fixement Nicolas comme font ceux qui craignent qu’on ne croie pas implicitement ce qu’ils vont dire. — Elle a dix ans, Monsieur. — Pas plus ? — Pas un jour de plus ! — Mon Dieu ! c’est extraordinaire.

En effet, l’enfant phénomène, quoique de petite taille, avait l’air âgé comparativement, et en outre il y avait non pas un temps immémorial, mais cinq bonnes années au moins qu’elle persistait à avoir précisément le même âge. Mais on l’avait fait veiller très-tard tous les soirs, et on lui avait administré dès son enfance d’amples libations de grog pour l’empêcher de grandir, et peut-être cette méthode hygiénique avait-elle produit dans l’enfant phénomène ces phénomènes additionnels

Pendant ce court dialogue, l’acteur qui avait joué le sauvage s’approcha, et parut désirer se mêler à la conversation.

— Elle a du talent, dit-il en montrant miss Crummles. — Certainement. — Ah ! dit l’acteur avec feu, elle est trop bonne pour des planches de province, et elle devrait être dans un des plus grands théâtres de Londres, et sans l’envie et la jalousie de certaines gens, on l’y verrait aujourd’hui. Voulez-vous me présenter à Monsieur ? — M. Folair, dit le directeur.

M. Folair toucha de l’index le bord de son chapeau, et donna la main à Nicolas.

— Ravi de vous connaître, Monsieur. Vous êtes une recrue, dit-on. — Une indigne recrue, répondit Nicolas. — Avez-vous jamais vu un assortiment comme ça ? murmura l’acteur en le tirant à part, pendant que Crummles parlait à sa femme. — Comme quoi ?

M. Folair emprunta une grimace à sa collection de gestes mimiques.

— Voulez-vous parler de la famille Crummles et de l’enfant phénomène ? — Enfant de rien, Monsieur, repartit M. Folair, il n’y a pas dans une école gratuite de fille d’une intelligence ordinaire qui ne soit capable de faire mieux. Elle peut remercier sa bonne étoile d’être née fille d’un directeur… Ohé ! Monsieur, comment ça va-t-il ?

Le personnage ainsi apostrophé était un homme au teint brun, légèrement couleur de suif, aux cheveux noirs et épais, et à la barbe très-forte. Il avait une grosse canne de frêne, apparemment plutôt pour la montre que pour l’usage, car il la tenait par le bout, se mettait en garde, faisait des armes avec les coulisses, ou tout autre objet animé ou inanimé qui lui semblait pouvoir servir de but.

— Eh bien ! Tommy, dit l’étranger en poussant une botte à son ami, qui la para habilement, qu’y a-t-il de neuf ? — Un nouveau venu, voilà tout, répondit M. Folair regardant Nicolas. — Faites les honneurs, Tommy, faites les honneurs, dit le bâtonniste en lui donnant un coup de canne sur le haut de son chapeau. — Je vous présente M. Lenville, qui joue le premier rôle dans la tragédie, dit le pantomime. — Excepté quand le vieux Plâtras se met en tête de le jouer, fit observer M. Lenville. Vous connaissez le vieux Plâtras, je le suppose, Monsieur ? — Nullement. — C’est un nom que nous donnons à Crummles, parce que son jeu est lourd et assommant. Mais il ne faut pas que je plaisante, car j’ai un rôle interminable à débiter demain soir, et je n’ai pas eu le temps de le regarder ; j’apprends vite, c’est ce qui me console.

Cependant la troupe s’était réunie à M. Lenville ; et à son ami Tommy s’était joint un jeune homme grêle, aux yeux éteints, qui chantait en voix de ténor ; il était venu bras dessus, bras dessous avec le bas comique, personnage au nez retroussé, à la bouche large, à la face épanouie, aux yeux de grenouille. Un homme d’un certain âge, à moitié ivre et au dernier degré de l’abaissement, qui jouait les vieillards calmes et vertueux, faisait l’aimable avec l’enfant phénomène. Madame Crummles était courtisée par un autre individu un peu moins ignoble, qui jouait les vieillards grondeurs, ayant des neveux dans le militaire, et courant continuellement sur eux avec une canne à pomme d’or pour les forcer à épouser des héritières. On voyait en outre un individu en grosse redingote, à l’air fanfaron, qui se promenait le long de la rampe, brandissait une badine, et déclamait à demi-voix avec beaucoup de vivacité pour divertir un auditoire imaginaire. Un petit groupe de trois ou quatre jeunes gens à sourcils épais, à pommettes saillantes, était à causer dans un coin ; mais ils paraissaient d’une importance secondaire, et riaient et parlaient ensemble sans attirer une attention bien marquée.

Les dames étaient pelotonnées autour de la table d’acajou ci-dessus décrite. Là était miss Snevellicci, qui feignait d’être tout occupée de conter une histoire divertissante à son amie miss Ledrook, qui avait apporté son ouvrage, et brodait un col de la manière du monde la plus naturelle. Il y avait là miss Belvawney, qui ne remplissait d’ordinaire que des rôles muets, jouait les pages en bas de soie blancs, restait un genou en terre et les yeux sur les spectateurs, ou escortait M. Crummles dans la haute tragédie. Elle était en train d’arranger les boucles de la belle miss Bravassa, près de laquelle se montrait madame Lenville, en chapeau bosselé orné d’un voile. Près de là, miss Gazingi battait en riant le jeune Crummles avec les bouts d’un boa de fausse hermine noué autour de son cou. La dernière dame, en chapeau de castor et en pelisse de drap brun, était madame Grudden, qui aidait madame Crummles dans son ménage, recevait l’argent à la porte, habillait les actrices, balayait la salle, soufflait au besoin, jouait toute espèce de rôles sans jamais les apprendre, et figurait sur les affiches sous tous les noms que M. Crummles croyait propres à faire un bon effet imprimés.

M. Folair, après avoir obligeamment confié ces détails à Nicolas, le laissa pour se mêler à ses camarades, et l’œuvre de la présentation fut achevée par M. Vincent Crummles, qui proclama hautement le nouvel acteur un prodige de science et de génie.

— Je vous demande pardon, dit miss Snevellicci en s’avançant obliquement vers Nicolas, mais n’avez-vous jamais joué à Canterbury ? — Jamais. — Je me rappelle m’être trouvée à Canterbury, seulement quelques instants, car je quittais la troupe lorsqu’il y entrait, avec un monsieur qui vous ressemblait si fort que je suis presque sûre que c’était vous. — C’est aujourd’hui la première fois que je vous vois, reprit Nicolas.

— Mesdames et Messieurs, dit M. Vincent Crummles, qui venait de griffonner sur un morceau de papier, nous répéterons demain à dix heures la Lutte mortelle, tout le monde paraît dans la procession. Vous savez les rôles du Moyen de parvenir ; ainsi nous n’aurons besoin que d’une seule répétition. Tout le monde à dix heures, s’il vous plaît. — Tout le monde à dix heures, répéta madame Grudden en promenant les yeux sur la société. — Lundi matin, nous lirons une nouvelle pièce, dit Crummles, le nom n’en est pas encore connu ; mais il y aura de beaux rôles pour tout le monde, M. Johnson y veillera. — Comment, comment ? — Lundi matin, répéta M. Crummles élevant la voix pour anéantir les objections de M. Johnson ; c’est convenu, Mesdames et Messieurs.

En quelques minutes le théâtre fut désert, il n’y resta que la famille Crummles, Smike et Nicolas.

— Sur ma parole, dit ce dernier prenant le directeur à part, je ne crois pas pouvoir être prêt lundi. — Bah ! bah ! — C’est réellement impossible ; je suis loin d’avoir l’imagination aussi vive. — L’imagination ! et qu’a-t-elle de commun avec ce qui nous occupe ? s’écria le directeur. — Tout, mon cher monsieur. — Rien, mon cher monsieur, absolument rien. Entendez-vous le français ? — Parfaitement. — Très-bien, dit le directeur ouvrant le tiroir de la table et en tirant un rouleau de papier qu’il remit à Nicolas. Traduisez cela en anglais, et mettez votre nom en tête. J’ai souvent formé le projet de n’admettre dans ma troupe que des maîtres de langue, qui apprendraient leurs rôles dans l’original, et les joueraient en anglais, ce qui épargnerait bien de l’embarras et de la dépense.

Nicolas sourit et empocha la pièce.

— Qu’avez-vous décidé par rapport à votre logement ?

— Rien. Venez donc avec moi, dit M. Crummles, et mes enfants vous accompagneront après dîner, et vous montreront le bon endroit.

On dîna, et Nicolas s’installa le soir dans un logement situé au haut d’une maison de trois étages, ou plutôt de deux étages, et d’une échelle, chez un marchand de tabac de Common hard, sale rue qui conduisait au quai.