Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/16
CHAPITRE XVI.
Catherine fut quelques jours avant d’être en état de reprendre ses travaux. En retournant au temple de la mode où régnait madame Mantalini, elle trouva toute la maison en désordre. Des huissiers, qu’elle prit d’abord pour des voleurs, étaient occupés à saisir le mobilier. Madame Mantalini gisait au milieu des ouvrières éperdues, et accablait son tendre époux de sanglants reproches.
Au bout de deux ou trois heures, les ouvrières furent informées qu’on n’aurait pas besoin d’elles jusqu’à nouvel ordre ; et, deux jours après, le nom de Mantalini figura sur la liste des faillites. Le matin même, mis Nickleby reçut par la poste l’avis que miss Knags se mettait à la tête de l’établissement, et la remerciait de ses services. À cette nouvelle, madame Nickleby déclara qu’elle s’y attendait depuis longtemps, et cita diverses occasions inconnues où elle avait prophétisé cet événement.
— Et je le répète, ajouta-t-elle (et il est inutile de faire observer qu’elle ne l’avait jamais dit), je le répète, Catherine, l’état de modiste et couturière est le dernier que vous auriez dû embrasser. Je ne vous en fais pas un reproche, mon amour ; mais pourtant je dirai que si vous aviez consulté votre mère… — Eh bien ! maman, dit doucement Catherine, que me conseillerez-vous maintenant ? — Ce que je vous conseillerai ? n’est-il pas évident, ma chère, que de toutes les occupations convenables à une jeune personne telle que vous, celle de dame de compagnie de quelque aimable dame s’accommode le plus avec votre éducation, vos manières, votre physique ! N’avez-vous jamais entendu votre pauvre cher papa parler de la fille d’une vieille dame qui logeait dans la même maison que lui quand il était garçon ? Comment s’appelait-elle ? Je sais que son nom commençait par un B et finissait par un G, mais j’ignore si c’était Waters ou… Ce ne pouvait être ni l’un ni l’autre. Enfin ne savez-vous pas que la jeune fille entra en qualité de dame de compagnie chez une femme mariée, qui mourut bientôt après, et qu’elle épousa le veuf, et eut l’un des plus beaux enfants que le médecin eût jamais vus.
Catherine savait parfaitement que ce torrent de souvenirs favorables avait sa source dans quelque nouvelle découverte de sa mère. Elle attendit donc patiemment la fin des anecdotes relatives ou étrangères au sujet, et se hasarda à demander quelle place sa mère avait trouvée. La vérité se dévoila. Madame Nickleby avait lu le matin dans un journal un avertissement annonçant qu’une dame mariée, demeurant Cadogan place, désirait pour dame de compagnie une jeune personne de bonne famille.
Après la longue lutte qu’elle avait déjà soutenue avec le monde, Catherine était trop abattue, et s’inquiétait trop peu du sort qui lui était réservé, pour faire la moindre objection. M. Ralph Nickleby n’en présenta aucune ; mais au contraire il approuva hautement cette résolution. Il ne parut nullement surpris de la faillite subite de madame Mantalini, et il eût été étrange qu’il le fût, car il en avait été l’un des principaux provocateurs. On se procura donc le nom et l’adresse sans perte de temps, et miss Nickleby et sa mère se rendirent dans l’après-midi chez madame Wititterly, Cadogan place, Sloane street.
Catherine et sa mère furent introduites dans une salle à manger d’un aspect misérable et malpropre, et disposée d’une manière si confortable qu’elle était bonne pour toute espèce d’usage, excepté pour boire et pour manger.
Madame Wititterly donna audience dans le salon, convenablement meublé, et contenant des rideaux et des fauteuils couverts en rose pour jeter un tendre reflet sur le teint de madame Wititterly, un petit chien pour mordre les jambes des étrangers, afin d’amuser madame Wititterly, et le page pour présenter le chocolat afin de restaurer madame Wititterly.
Elle était à demi couchée sur un sopha, dans une attitude très-naturelle, qu’on eût pu croire empruntée à une actrice de ballet prête à entrer en scène et attendant le lever de la toile.
— Avancez des fauteuils.
Le page obéit.
— Sortez, Alphonse.
Mais si jamais un Alphonse porta Gros-Jean ou Guillaume écrit sur sa figure, c’était certainement celui dont il s’agit.
— J’ai osé vous rendre visite, Madame, dit Catherine au bout de quelques secondes d’un pénible silence, après avoir vu votre avertissement. — Oui, répondit madame Wititterly, l’un de mes gens l’a mis dans le journal. — J’ai pensé, reprit modestement Catherine, que si vous n’aviez pas déjà fait un choix, vous me pardonneriez de vous avoir dérangée. — Oui, répéta madame Wititterly d’un ton languissant. — Si vous avez déjà fait un choix… — Oh ! mon Dieu, non ; je ne m’accommode pas si facilement. Avez-vous déjà été dame de compagnie ?
Madame Nickleby, qui attendait avec anxiété l’occasion de parler, intervint adroitement.
— Elle n’a pas été dame de compagnie chez des étrangers, Madame ; mais elle a été ma compagne depuis longues années, je suis sa mère. — Oh ! dit madame Wititterly, je vous comprends. — Je vous assure, Madame, reprit madame Nickleby, qu’il fut un temps où je ne croyais guère qu’un jour ma fille aurait besoin de chercher des appuis dans le monde, car son pauvre cher papa était indépendant, et le serait encore s’il avait seulement écouté à temps mes supplications constantes et… — Chère maman… dit Catherine à voix basse. — Ma chère Catherine, si vous voulez me laisser parler, je prendrai la liberté d’expliquer à Madame… — Je crois que c’est inutile, maman.
Malgré tous les signes au moyen desquels madame Nickleby cherchait à faire comprendre qu’elle allait dire quelque chose de concluant pour l’affaire en question, Catherine persista, et un regard expressif arrêta madame Nickleby au milieu de sa harangue.
— Que savez-vous ? demanda madame Wititterly les yeux demi-fermés.
Catherine rougit en mentionnant ses principaux talents, et sa mère les compta un à un sur ses doigts, et en eut supputé le nombre avant que sa fille terminât. Heureusement les deux calculs se trouvèrent d’accord, et madame Nickleby n’eut aucun prétexte pour parler.
— Vous êtes d’un bon caractère ? demanda madame Wititterly en ouvrant les yeux un instant pour les refermer aussitôt. — Je l’espère, répondit Catherine. — Et vous avez un bon répondant ?
Catherine répondit affirmativement, et déposa sur la table la carte de son oncle.
— J’aime votre physionomie, dit la dame ; et elle sonna. Alphonse, priez votre maître de venir.
Le page disparut, et après un court intervalle, durant lequel pas un mot ne fut prononcé, il ouvrit à un cavalier d’environ trente-huit ans, à l’air important mais assez commun, aux cheveux très-rares, qui se pencha un moment vers madame Wititterly, et causa avec elle à voix basse.
— Ce qu’il importe de considérer, dit-il ensuite, c’est que madame Wititterly est d’une nature très-excitable, très-délicate, très-fragile ; c’est une plante de serre chaude, un arbuste exotique. — Oh ! Henri ! interrompit la dame. — C’est un fait positif, mon amour, vous n’êtes qu’un souffle, ajouta-t-il en chassant de son haleine une plume imaginaire. Phue ! vous voilà envolée.
La dame soupira.
— Votre âme est trop grande pour votre corps ; votre intelligence vous emporte ; le drame, les beaux-arts, l’opéra, tout vous excite ; aussi vous faut-il une dame de compagnie douce, aimable, calme et sympathique. Quelles sont les qualités qui autorisent cette jeune fille à se présenter ?
Catherine fit de nouveau l’énumération de ses talents, non sans être fréquemment interrompue par les questions incidentes de M. Wititterly. Il fut convenu qu’on irait aux renseignements, et que dans deux jours on adresserait à miss Nickleby une réponse décisive sous le couvert de son oncle. Puis le mari reconduisit les solliciteuses jusqu’à la porte vitrée de l’escalier, et le gros laquais, le relevant à cet endroit, les pilota saines et sauves jusque dans la rue.
— Évidemment, dit madame Nickleby en prenant le bras de sa fille, ce sont des gens bien distingués. Quelle femme supérieure est cette madame Wititterly ! — Vous croyez, maman ? — Qui pourrait s’empêcher de le croire ? Elle est pâle, et a l’air mourant. J’espère qu’elle n’est pas près de sa fin, mais je conçois des craintes.
Ces considérations entraînèrent la sensible dame dans le calcul de la durée probable de la vie de madame Wititterly ; elle vit le veuf inconsolable offrir sa main à Catherine. Avant d’être arrivée chez elle, elle avait délivré l’âme de madame Wititterly de toute entrave matérielle, et marié sa fille en grande pompe en l’église Saint-Georges.
Les renseignements furent pris, la réponse fut favorable, sans que Catherine en ressentit une joie bien vive ; et, au bout d’une semaine, elle se transporta chez madame Wititterly, où nous la laisserons présentement.