Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/13

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 83-90).

CHAPITRE XIII.


Ce fut le cœur gros et plein d’une foule de tristes pressentiments insurmontables que, le matin du jour désigné pour son début chez madame Mantalini, Catherine Nickleby quitta la Cité.

À cette heure matinale, les rues fourmillent de jeunes filles, pâles et chétives, dont l’occupation, comme celle du ver, est de produire l’étoffe brillante qui revêt les oisifs insouciants ; elles se dirigent vers le théâtre de leur travail journalier, et dans leur marche précipitée saisissent comme à la dérobée la seule bouffée d’air bienfaisant et l’unique rayon de soleil qui réjouisse leur monotone existence durant cette longue suite d’heures dont se compose un jour de travail. En s’approchant du quartier riche, Catherine vit plusieurs personnes de cette classe courant à leur pénible occupation ; et leur air maladif, leur démarche mal assurée, ne lui prouvèrent que trop bien que ses pressentiment n’étaient pas complètement déraisonnables.

Elle arriva chez madame Mantalini quelques minutes avant l’heure marquée, et frappa timidement à la porte, qui lui fut ouverte par un laquais.

— Madame Mantalini est-elle chez elle ? balbutia Catherine. — Elle n’y est pas souvent à cette heure, Mademoiselle, répondit l’homme d’un ton qui rendait le — Mademoiselle — un peu plus offensant que — ma chère. — Puis-je la voir ? demanda Catherine. — Attendez, j’oubliais : n’êtes-vous pas miss Nickleby ? — C’est moi-même. — Montez donc ; madame Mantalini désire vous voir ; par ici ; prenez garde à ce qui est sur le parquet.

Il désignait par ces mots une litière hétérogène de pâtisseries, de lampes, de plateaux, de verres, de banquettes, épars dans la chambre, débris de la soirée de la veille ; il introduisit Catherine dans une pièce qui communiquait par une porte à deux battants avec l’appartement où elle avait vu pour la première fois la maîtresse de l’établissement.

— Si vous voulez attendre une minute, dit-il, je vais l’avertir de suite.

Après avoir fait cette promesse avec beaucoup d’affabilité, il se retira et laissa Catherine toute seule.

La chambre n’avait rien de bien divertissant ; son principal ornement était un portrait en buste de M. Mantalini, que l’artiste avait représenté se grattant la tête d’un air d’aisance, et étalant avec avantage un brillant, don de madame Mantalini avant son mariage. Cependant on entendait des voix dans la chambre voisine, et comme la cloison était mince et la conversation bruyante, Catherine reconnut facilement que les interlocuteurs étaient M. et madame Mantalini.

— Mon âme, dit le mari, qui déjeunait paisiblement, si vous-êtes jalouse, vous serez horriblement misérable. Vous avez une petite figure enchanteresse, et si vous êtes de mauvaise humeur, vous gâterez votre visage et vous le rendrez sombre comme un fantôme. — Ce n’est pas ainsi que vous me ramènerez, dit madame d’un ton maussade. — Je vous ramènerai de la manière qui vous conviendra. — C’est très-facile de parler, dit Madame. — Ce n’est pas si facile quand on mange un œuf, répondit M. Mantalini, car le jaune tombe sur le gilet, et le jaune d’œuf ne fait bien que sur un gilet jaune.

— Et quel est l’état de la caisse, bijou de mon existence ? dit ensuite Mantalini. Combien possédons-nous ? — Bien peu, en vérité. — Il faut augmenter ce peu, il faut faire escompter quelques billets au vieux Nickleby pour nous aider à soutenir la guerre. — Vous n’en avez pas besoin présentement. — Mon âme et ma vie, reprit le mari, il y a un cheval à vendre, et ce serait un crime de manquer cette occasion. On le donnera pour rien, délices de mes sens. — Pour rien ! s’écria Madame ; j’en suis enchantée. — Absolument pour rien ! on le laissera pour cent guinées. Il a la crinière, l’encolure, les jambes et la queue de la beauté la plus remarquable. Je le monterai au parc devant la voiture des comtesses repoussées ; la vieille douairière s’évanouira de douleur et de rage, les deux autres diront : Il est marié, il a disposé de lui ; c’est diabolique, il est perdu pour nous. Elles se détesteront l’une l’autre, et souhaiteront de vous voir morte et enterrée.

La prudence de madame Mantalini, si elle en avait, n’était pas à l’épreuve de ces peintures triomphales ; après avoir remué ses clefs, elle dit qu’elle allait voir ce que contenait son bureau, et, se levant dans cette intention, elle ouvrit un des battants de la porte, et entra dans la salle où Catherine était assise.

— Mon Dieu ! mon enfant ! s’écria madame Mantalini en reculant de surprise, comment vous trouvez-vous ici ? — Mon enfant ! s’écria Mantalini en se précipitant dans la salle : oh ! comment vous portez-vous ? — Voici quelques instants que je vous attends, Madame, dit Catherine ; le domestique a sans doute oublié de vous faire savoir que j’étais ici. — Il faut vraiment gronder cet homme, dit Madame en se tournant vers son mari ; il est d’une négligence… — Je lui aplatirai le nez pour avoir laissé seule une personne ici.

Apaisée par ce compliment, la maîtresse de maison tira de son bureau des papiers et les tendit à M. Mantalini, qui les reçut avec une joie bien vive. Elle pria ensuite Catherine de la suivre.

Madame Mantalini mena Catherine dans une vaste pièce sur le derrière, où il y avait une foule de jeunes filles occupées à coudre, tailler, rassembler les pièces d’étoffe, et à différents autres travaux qui ne sont connus que des experts dans l’art des modistes et des couturières ; la salle était tranquille et silencieuse, et éclairée par un vitrage.

Madame Mantalini appela miss Knags, et une petite femme, courte, empressée, habillée avec prétention, pleine d’importance, se présenta aussitôt. Toutes les jeunes personnes suspendirent leurs opérations, et se communiquèrent à voix basse plusieurs observations critiques sur miss Nickleby, son teint, ses traits, son costume, avec la décence et le bon ton qu’eût pu déployer la meilleure société dans un bal du grand monde.

— Miss Knags, dit madame Mantalini, voici la jeune personne dont je vous ai parlé.

Miss Knags adressa à madame Mantalini un sourire respectueux, qu’elle sut rendre gracieux en dirigeant les yeux vers Catherine.

— Je crois que pour le moment, dit madame Mantalini, il vaut mieux que miss Nickleby vous accompagne au magasin, et fasse essayer les robes aux pratiques, autrement elle serait peu utile, et son extérieur… — Ira parfaitement avec le mien, dit miss Knags, et sans doute vous vous en êtes aperçue ; car vous avez tant de goût que vraiment, comme je le répète souvent aux ouvrières, je ne sais comment, où et quand vous avez pu acquérir tout ce que vous savez… hem !… miss Nickleby et moi faisons la paire, madame Mantalini ; seulement je crois que je suis un peu plus brune, et… hem !… je crois que mon pied est un peu plus petit.

Miss Knags avait coutume d’introduire dans le courant de sa harangue un hem perçant, clair et retentissant, dont le sens et la portée étaient diversement interprétés par ses connaissances ; elle était faible d’esprit et vaine, et de ces personnes dans lesquelles il ne faut pas avoir une confiance illimitée.

— Vous instruirez miss Nickleby des heures de travail, etc., dit madame Mantalini ; je vous la laisse ; vous n’oublierez pas mes ordres, miss Knags ?

Bien entendu que miss Knags répondit qu’oublier les ordres de madame Mantalini était chose moralement impossible ; cette dame souhaita un bonjour général à la compagnie, et s’en alla.

— Charmante créature, n’est-ce pas, miss Nickleby ? dit miss Knags en se frottant les mains. — Je l’ai très-peu vue, dit Catherine : je la connais à peine.

Après un moment de silence, durant lequel les jeunes personnes examinèrent attentivement la tournure de Catherine, l’une d’elle offrit de la débarrasser de son châle, et lui demanda si elle ne trouvait pas que le noir allait fort mal.

— Oui, répondit Catherine avec un soupir.

Il y a peu de gens qui n’aient perdu un parent ou un ami, leur seul appui dans la vie, sans ressentir douloureusement l’influence glaciale du noir vêtement. Catherine l’avait éprouvée, et ne put en ce moment retenir ses larmes.

— Je suis bien fâchée de vous avoir blessée par un discours irréfléchi, dit sa compagne. Je n’y songeais pas ; vous êtes en deuil de quelque proche parent. — De mon père, répondit Catherine en pleurant. — De quel parent, miss Simmonds ? demanda miss Knags à haute et intelligible voix. — De son père, murmura miss Simmonds. — De son père, hem ?… dit miss Knags sans baisser la voix le moins du monde. Ah ! une longue maladie, miss Simmonds ? — Silence, je vous prie, je ne sais. — Notre malheur a été subit, dit Catherine, autrement je pourrais à l’heure qu’il est en supporter la pensée.

Suivant un usage invariable, lorsqu’une nouvelle ouvrière venait à l’atelier, on avait éprouvé un vif désir de savoir ce qu’était Catherine et tout ce qui la concernait ; miss Knags, désespérant de tirer d’elle de nouveaux renseignements, commanda bien à regret le silence, et ordonna de reprendre les travaux.

Ils se continuèrent jusqu’à une heure et demie, et l’on servit dans la cuisine un gigot cuit au four, et garni de pommes de terre. Le repas fini, et les demoiselles ayant eu la liberté de se laver les mains, en guise de récréation supplémentaire, l’ouvrage recommença en silence. Enfin le roulement des voitures et les doubles coups frappés aux portes indiquèrent que la journée de la classe riche commençait à son tour.

L’un de ces doubles coups donné à la porte de madame Mantalini annonça l’équipage d’une grande dame ou plutôt d’une dame riche, car il y a parfois une immense différence entre la richesse et la grandeur. Elle venait avec sa fille examiner une toilette de cour à laquelle on travaillait depuis longtemps, et Catherine fut dépêchée au magasin, accompagnée de miss Knags, et sur les ordres de madame Mantalini.

Le rôle de Catherine était assez humble, et ses fonctions se bornaient à tenir les diverses parties du costume en attendant que miss Knags fût prête à les essayer, et de temps à autre à nouer un cordon et à attacher une agrafe. Elle pouvait donc avec assez de raison se supposer hors de la portée de l’arrogance et de la mauvaise humeur ; mais il arriva que la riche dame et sa riche fille avaient mis ce jour-là leur bonnet de travers, et la pauvre fille eut sa part de leurs bourrades. Elle était maussade ; ses mains étaient froides et sales ; elle ne faisait rien de bien ; elles ne concevaient pas que madame Mantalini eût de pareilles gens à son service, et demandèrent à avoir une autre ouvrière la première fois qu’elles viendraient, etc.

Une circonstance aussi ordinaire mériterait à peine d’être remarquée, sans l’effet qu’elle produisit. Catherine versa bien des larmes amères lorsque ces dames furent parties, et se sentit pour la première fois humiliée de son emploi. Elle s’était attendue, il est vrai, à un travail pénible ; mais elle n’avait point regardé comme avilissant de travailler pour gagner sa vie, avant de se trouver en butte à l’insolence et au plus stupide orgueil.

À neuf heures, Catherine, lasse et découragée, alla joindre sa mère au coin de la rue, et s’en retourna d’autant plus triste qu’il lui fallait dissimuler ses sentiments réels et feindre de partager toutes les illusions de sa mère.

— Mon Dieu ! Catherine, dit madame Nickleby, j’ai pensé toute la journée aux avantages qu’aurait madame Mantalini à vous prendre pour associée, ce qui peut arriver, comme vous savez. Mantalini et Nickleby, comme ça sonnerait bien ! et si Nicolas a du bonheur, vous pourrez voir s’établir dans la même rue le docteur Nickleby, chef de l’institution de Westminster.

— Cher Nicolas ! s’écria Catherine en tirant de son sac la dernière lettre envoyée par son frère du château de Dotheboys.

Pauvre Catherine ! elle ne savait pas combien cette consolation était fragile, et avec quelle rapidité elle allait être désabusée !

L’échec qu’elle avait subi le matin eut du moins pour avantage de lui concilier les bonnes grâces de miss Knags, qui avait craint d’abord d’être éclipsée. Dès le lendemain, la bonne miss Knags apprit franchement à Catherine Nickleby qu’elle ne conviendrait jamais, mais qu’elle n’avait pas besoin de s’en inquiéter, parce que, en travaillant elle-même davantage, elle (miss Knags) aurait soin de la tenir toujours sur le second plan, et qu’elle (miss Nickleby) n’avait qu’à rester parfaitement tranquille devant la société, et à éviter de toutes ses forces d’attirer l’attention. Cette dernière recommandation s’accordait si bien avec les sentiments et les désirs de la timide jeune fille, qu’elle s’empressa de promettre de suivre implicitement les avis de l’excellente demoiselle, sans l’interroger ni réfléchir sur les motifs qui les avaient dictés.

— Je vous porte un vif intérêt, ma chère amie, sur ma parole, un intérêt de sœur, absolument, c’est une chose dont je ne saurais me rendre compte, c’est singulier !

Il était sans doute singulier que si miss Knags portait tant d’intérêt à Catherine Nickleby, ce ne fût pas un intérêt de tante ou de grand’mère, car la différence de leurs âges respectifs eût dû naturellement amener cette supposition.

L’amitié de miss Knags en resta à ce haut point durant quatre grands jours, au grand étonnement des ouvrières, qui n’avaient jamais vu de pareille constance ; mais, le cinquième jour, une circonstance imprévue fit descendre subitement le thermomètre de cette ardente affection.

Une visite de hauts chalands fort honorable pour Catherine avait été peu agréable à miss Knags. Elle n’était plus installée sur son siège accoutumé, conservant le maintien noble et digne du représentant de madame Mantalini.

Elle reposait sur un coffre, baignée de pleurs, entourée de trois ou quatre jeunes ouvrières, et la présence de plusieurs flacons de vinaigre, de corne de cerf et autres cordiaux, aurait suffi, même sans le dérangement de sa coiffure anglaise, pour prouver qu’elle venait de s’évanouir.

— Mon Dieu ! s’écria Catherine qui venait d’entrer, qu’y a-t-il donc ?

Cette question provoqua de la part de miss Knags de violents symptômes de rechute, et les ouvrières, lançant à Catherine des regards de colère, redoublèrent les doses de vinaigre et de corne de cerf, et dirent que c’était une honte.

— Qu’est-ce qui est une honte ? qu’est-il arrivé ? dites-le-moi ? — Qu’est-il arrivé ! s’écria miss Knags en se levant tout d’un coup à la grande consternation des jeunes filles assemblées ; vous devriez rougir, vilaine créature ! — Bon Dieu ! dit Catherine presque paralysée par la violence avec laquelle l’adjectif sortit d’entre les dents serrées de miss Knags ; est-ce que je vous ai offensée ? — Vous, m’offenser ! repartit miss Knags, vous ! une enfant, une petite morveuse, une fille de rien ! ha ! ha ! c’est trop fort !

Comme miss Knags prononça ces mots en riant, il est évident qu’ils avaient quelque chose d’excessivement drôle. Toutes les ouvrières imitèrent leur directrice, partirent d’un éclat de rire et se firent de petits signes de tête, comme pour se dire que la plaisanterie était délicieuse.

— La voici, poursuivit miss Knags, quittant son coffre et présentant Catherine en grande cérémonie et avec de profondes révérences à la compagnie enchantée, la voici ! tout le monde parle d’elle. C’est la belle, Mesdames, la beauté, la… Être sans pudeur, va !

À cette crise, miss Knags fut incapable de réprimer un vertueux frémissement, qui se communiqua immédiatement aux ouvrières ; puis elle se mit à rire, puis à pleurer, et reprit en sanglotant de la manière la plus touchante :

— Pendant quinze ans, j’ai été l’honneur et l’ornement de l’atelier et du magasin. Dieu merci ! ajouta-t-elle en frappant du pied avec une remarquable énergie, je n’avais pas encore été exposée aux artifices, aux vils artifices d’une créature qui vous déshonore toutes par sa conduite. Je ressens vivement cet outrage, quoiqu’il excite mon dégoût.

Ici miss Knags se retrouva mal, et les jeunes filles, redoublant d’attention, lui dirent qu’elle devait être au-dessus d’une pareille injure ; que, pour leur part, elles n’y répondraient que par le mépris. À l’appui de leurs condoléances, elles déclarèrent se sentir elles-mêmes si courroucées, qu’elles étaient capables d’une infinité d’excès.

— Ai-je vécu jusqu’à ce jour pour être appelée épouvantail ! s’écria miss Knags tombant dans des convulsions subites et faisant des efforts pour s’égratigner. — Modérez-vous, nous vous en prions. — Ai-je mérité d’être appelée vieille laideron ? ajouta miss Knags en se débattant entre les mains des ouvrières. — N’y pensez plus, ma chère, répondit le chœur. — Je la déteste, je l’abhorre, qu’on ne m’en reparle plus ! que personne de nos amies ne lui reparle plus ; c’est une impudente, une déhontée, une artificieuse !

Après avoir dénoncé en ces termes l’objet de sa rage, miss Knags poussa un cri, trois hoquets, plusieurs soupirs, ferma les yeux, frissonna, revint à elle, rajusta sa coiffure, et déclara qu’elle était parfaitement remise.

La pauvre Catherine avait d’abord regardé ces simagrées avec un véritable égarement. Elle avait pâli et rougi tour à tour, et avait essayé plusieurs fois de parler ; mais comme les vrais motifs de cet incident se développaient à ses yeux, elle se retira à l’écart sans daigner répondre. Quoiqu’elle eût regagné fièrement sa place et qu’elle tournât le dos au groupe de petits satellites qui s’agitaient autour de leur planète, elle laissa couler en secret des larmes dont l’amertume eût réjoui miss Knags si elle les avait vues tomber.