Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/09

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 54-60).

CHAPITRE IX.


Ce fut heureux pour mademoiselle Fanny Squeers que, lorsque son digne papa revint chez lui le soir du thé, il eût absorbé trop d’alcool pour s’apercevoir des nombreux symptômes des tortures de sa fille. Comme il avait d’ailleurs le vin mauvais, il n’est pas impossible qu’il lui eût cherché querelle sur ce point ou sur un autre sujet imaginaire, si la jeune personne, par une prévoyance hautement recommandable, n’avait tenu prêt un élève pour essuyer le premier feu de la colère du bonhomme. Sa fureur, après s’être évaporée sous la forme de bourrades, se calma assez pour qu’il consentît à aller au lit, où il se mit avec ses bottes et un parapluie sous le bras.

La servante affamée vint, selon sa coutume, dans la chambre de mademoiselle Fanny pour lui faire ses papillotes, l’assister en sa toilette et la flatter de son mieux ; car mademoiselle Fanny avait assez de paresse, de vanité et de frivolité pour être une grande dame, et l’arbitraire distinction du rang et des positions était le seul obstacle qui l’en empêchât.

— Comme vos cheveux frisent bien ce soir, dit la camériste ; c’est vraiment dommage d’y toucher ! — Retenez votre langue, répondit mademoiselle Squeers en fureur.

Une expérience longue et chèrement acquise empêchait la servante de s’étonner des accès de mauvaise humeur de mademoiselle Fanny ; ayant une idée vague de ce qui s’était passé, elle changea de manière de se rendre agréable, et aborda la question indirectement.

— Eh bien ! Mademoiselle, dussiez-vous me tuer, je ne saurais m’empêcher de dire que je n’ai jamais vu personne avoir l’air aussi commun que mademoiselle Price aujourd’hui.

Mademoiselle Fanny soupira et se disposa à écouter.

— Je sais que j’ai tort de parler ainsi, Mademoiselle, poursuivit la femme de chambre, ravie de l’effet qu’elle produisait, car mademoiselle Price est votre amie ; mais elle a une manière de s’habiller si extravagante, elle cherche à attirer l’attention par des moyens si recherchés que… oh ! l’on devrait bien se connaître soi-même. — Que voulez-vous dire, Phébé ? demanda mademoiselle Fanny. — Elle est si vaine, et en même temps… si laide. — Pauvre Mathilde ! dit mademoiselle Fanny avec un soupir de compassion. — Et elle cherche toujours à se faire admirer. C’est bien peu délicat. — Phébé, je ne saurais supporter vos propos ; Mathilde est en relation avec des gens de la basse classe, et, si elle ne se tient pas mieux, c’est leur faute et non la sienne. — Bien ; mais vous le savez, Mademoiselle, si seulement elle voulait prendre modèle sur une amie, si seulement elle reconnaissait ses torts et se corrigeait d’après vous, quelle charmante jeune femme elle pourrait devenir ! — Phébé, reprit mademoiselle Squeers d’un air imposant, il n’est pas convenable que j’entende établir de semblables parallèles ; ils tendent à présenter Mathilde comme une personne mal élevée, et c’est de ma part peu amical de les écouter. Je préfère que vous changiez de conversation, Phébé ; en même temps je dois dire que, si Mathilde Price prenait modèle sur quelqu’un, mais non pas sur moi en particulier…

— Si fait, si fait, interrompit Phébé. — Eh bien ! donc, sur moi, si vous y tenez, il faut avouer qu’elle serait infiniment mieux. — C’est ce que quelqu’un pense, ou je me trompe fort, dit mystérieusement la servante. — Que voulez-vous dire ? — Eh bien ! puisque vous voulez le savoir, apprenez donc que M. John Browdie est de votre avis, et que, s’il ne s’était pas trop avancé, il serait charmé de rompre avec mademoiselle Price pour s’enchaîner à mademoiselle Squeers. — Qu’est-ce que cela ? — La vérité, Madame, la pure vérité, répondit l’artificieuse Phébé. — Quelle situation ! s’écria mademoiselle Squeers, être sur le point de détruire involontairement la paix et le bonheur de ma chère Mathilde. Ne me reparlez jamais de cela, jamais, entendez-vous ? Mathilde a des défauts, de nombreux défauts ; mais je désire la voir heureuse, et surtout mariée, car je pense qu’il est grandement désirable, d’après la nature même de ses écarts, qu’elle se marie le plus tôt possible. Non, Phébé, qu’elle épouse M. Browdie ; je puis le plaindre, le pauvre garçon, mais j’ai des égards pour Mathilde, et j’espère seulement qu’elle sera meilleure femme qu’elle ne promet de l’être.

Après cette déclaration, mademoiselle Squeers se coucha.

Dépit est un mot de deux syllabes, mais il représente une aussi étrange association de sentiments hétérogènes que les mots les plus interminables. Mademoiselle Fanny, dans son for extérieur, savait aussi bien que sa misérable servante que les discours de cette dernière étaient dictés par la flatterie ; cependant elle les acceptait comme parole d’Évangile, parce qu’ils lui procuraient l’occasion de donner cours à sa bile contre sa rivale. Bien plus, la puissance persuasive de l’amour-propre est si grande, que mademoiselle Squeers se trouvait noble et magnanime après avoir renoncé à la main de John Browdie, et regardait Mathilde du haut de sa grandeur avec la tranquillité d’une sainte.

Cet heureux état d’esprit contribua à ramener une réconciliation ; car le lendemain, lorsqu’on frappa à la porte, et qu’on annonça la fille du meunier, miss Fanny se rendit au parloir avec des sentiments vraiment admirables.

— Eh bien ! Fanny, dit la fille du meunier, vous voyez que je vous rends visite, malgré les mots que nous avons eus ensemble. — Je plains votre égarement, Mathilde, mais je n’ai point de rancune. Je suis au-dessus de cela. — Ne boudez point, Fanny, je suis venue vous apprendre quelque chose qui vous fera plaisir, je le sais. — Qu’est-ce donc, Mathilde ? demanda miss Squeers d’un air de préciosité tel qu’on eût dit que rien sur la terre et sur l’onde ne pouvait lui procurer la moindre étincelle de satisfaction. — John et moi avons eu une querelle terrible, après vous avoir quittée. — Cela ne me fait point plaisir, dit miss Squeers se laissant toutefois à aller à sourire. — Je ne vous crois pas assez méchante pour supposer que vous en êtes bien aise. Ce n’est pas cela. — Ah ! dit miss Squeers, retombant dans sa mélancolie. — Après de vives discussions, après nous être répété cent fois que nous ne nous reverrions plus, nous avons fini par nous entendre, et ce matin, John a fait inscrire nos noms pour la publication des bans ; elle commencera dimanche prochain, et nous nous marierons dans trois semaines ; je viens donc vous avertir qu’il est temps de faire faire votre robe.

Le miel était mélangé dans cette nouvelle. Aussi miss Squeers dit-elle que sa robe serait prête, et qu’elle espérait que Mathilde serait heureuse, quoiqu’elle n’en fût pas sûre, et n’osât trop y compter, car les hommes étaient d’étranges créatures, et beaucoup de malheureuses femmes mariées regrettaient de tout leur cœur les beaux jours de leur célibat. À ces condoléances elle en ajouta d’autres également combinées pour ranimer et réconforter son amie.

— Maintenant, Fanny, dit miss Price, j’ai besoin de vous dire deux mots au sujet du jeune Nickleby. — Il ne m’est rien, interrompit miss Fanny avec des symptômes de vapeurs, je le méprise trop ! — Oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites, j’en suis sûre ; avouez-le, Fanny, ne l’aimez-vous pas ?

Sans répondre directement à cette question, miss Squeers fondit en larmes, et, dans le paroxysme de sa douleur, s’écria qu’elle était malheureuse, négligée, misérable et dédaignée. — Taisez-vous, ou je vous battrai, Mathilde, et j’en serai fâchée ensuite.

Il est inutile de dire que le caractère des deux jeunes filles fut légèrement modifié par le ton de la conversation, et que des personnalités s’ensuivirent. La dispute s’échauffa par degrés, et devenait d’une violence extrême, lorsque les deux rivales se mettant soudain à pleurer, s’écrièrent simultanément qu’elles n’auraient jamais eu l’idée d’être traitées de la sorte. Cette exclamation amena une remontrance qui amena une explication, et, pour le bouquet final, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et se jurèrent une éternelle amitié. C’était la cinquante-deuxième fois de l’année qu’elles répétaient cette attendrissante cérémonie.

La concorde étant ainsi rétablie, miss Fanny proposa à Mathilde de la reconduire chez elle. On était à l’heure de récréation accordée aux élèves après ce que M. Squeers appelait plaisamment leur dîner ; elle était employée par Nicolas à une promenade mélancolique, et il errait dans le village en méditant sur son triste sort. Miss Squeers le savait parfaitement ; mais peut-être l’avait-elle oublié, car lorsqu’elle vit venir le jeune homme à elle, elle donna des signes de surprise et de consternation, et assura à son amie qu’elle était prête à s’enfoncer dans les entrailles de la terre.

— Retournerons-nous sur nos pas ? demanda miss Price ; il ne nous voit pas encore. — Non, Mathilde ; mon devoir est d’affronter cette rencontre.

Miss Squeers prononça ces mots du ton d’une personne qui avait pris une grande résolution morale, et poussa deux ou trois soupirs qui indiquaient une émotion de vingt-cinq degrés au-dessus de zéro. Son amie ne se permit donc aucune réflexion, et elles allèrent du côté de Nicolas, qui, les yeux fixés vers la terre, ne s’aperçut de leur approche que lorsqu’elles furent tout près de lui ; autrement il se serait peut-être mis à l’écart. Il salua, dit bonjour et passa.

— Revenez, monsieur Nickleby ! s’écria miss Price feignant d’être alarmée de l’état de son amie, mais stimulée de fait par un malicieux désir d’entendre ce que dirait Nicolas. Revenez, monsieur Nickleby !

M. Nickleby revint sur ses pas, et d’un air d’embarras demanda si ces dames avaient des ordres à lui donner.

Après quelques mots échangés : — Arrêtez, s’écria vivement Nicolas ; écoutez-moi, je vous prie. J’ai à peine vu cette jeune fille une demi-douzaine de fois ; mais quand je l’aurais vue soixante fois, quand je serais destiné à la voir soixante mille, ce serait absolument la même chose. Je n’ai qu’une pensée, un désir, un but, et je le dis non pas pour blesser ses idées, mais pour la convaincre du véritable état des miennes, c’est de pouvoir un jour tourner le dos à ce lieu maudit, pour n’y plus remettre les pieds, pour n’y plus penser qu’avec horreur et dégoût !

Nicolas fit cette franche déclaration avec toute la véhémence d’un homme indigné, et se retira sans en entendre davantage.

Mais qui décrira la colère, le dépit, la succession rapide des émotions cruelles qui bouleversèrent le cœur de miss Fanny ? Être dédaignée ! dédaignée par un sous-maître, attiré à Dotheboys par l’appât d’un salaire annuel de cinq livres payables à des époques indéfinies ! et cela en présence d’une petite mijaurée de dix-huit ans, qui allait se marier dans trois semaines avec un homme qui l’avait demandée à genoux ! Être ainsi humiliée ! il y avait de quoi étouffer.

Mais, au milieu de sa mortification, un seul fait lui paraissait évident, c’est qu’elle détestait Nicolas avec toute la petitesse d’esprit, avec toute l’étroitesse de vues dignes d’une descendante de la maison des Squeers. Et c’était pour elle une consolation, car chaque jour, à toute heure elle pouvait le tourmenter, lui faire subir des injures et des privations de nature à impressionner la personne la plus indifférente, et par conséquent à être ressenties vivement par un individu aussi sensible que Nicolas. Ces réflexions dominèrent miss Squeers ; elle prit son parti de son mieux, et fit observer à son amie, avant de la quitter, que M. Nickleby était si original et si violent, qu’elle craignait d’être obligée de renoncer à lui.

À partir de ce jour, le pauvre Nicolas, mal nourri, mal couché, obligé de croupir dans un état continu de misère, eut encore à essuyer les plus indignes traitements que puissent inventer la malice et la cupidité sordide.

Ce ne fut pas tout. Un plus profond système de persécution fut mis en pratique contre lui. Depuis le soir où Nicolas avait parlé à Smike avec bonté dans la classe, le malheureux enfant s’était attaché à lui, témoignait en toute occasion le désir, de lui être utile, prévenait ses besoins, et semblait heureux d’être auprès de lui. Il passait patiemment des heures entières à le regarder, et une seule parole de Nicolas animait cette figure flétrie et y faisait passer un éclair de joie. Il était changé ; il avait un but maintenant, et ce but était de montrer de l’attachement à l’étranger qui seul l’avait traité, nous ne dirons pas avec bienveillance, mais du moins comme une créature humaine.

Toute la mauvaise humeur qu’on ne pouvait faire sentir à Nicolas retomba sur le pauvre Smike. Squeers était jaloux de l’influence que son sous-maître avait si promptement acquise ; la famille Squeers le détestait, et Smike payait pour deux. Nicolas le remarquait et grinçait des dents toutes les fois que Smike était victime d’une lâche barbarie.

Nicolas avait régularisé plusieurs leçons pour les élèves, et un soir qu’il arpentait tristement la classe, le cœur gonflé de l’idée que sa protection avait augmenté la misère de celui dont l’abandon avait excité sa pitié, il s’arrêta machinalement dans un coin sombre où était assis l’objet de ses pensées.

Smike, la figure inondée de pleurs récents, étudiait avec peine un livre déchiré ; il s’efforçait vainement de venir à bout d’une tâche qu’un enfant de neuf ans, doué de moyens ordinaires, eût facilement comprise, mais qui était un impénétrable mystère pour le faible cerveau du pauvre martyr. Cependant il restait là, repassant plusieurs fois la même leçon, non par désir d’apprendre, non par ambition enfantine, car il était le sujet des railleries et des sarcasmes même de ses misérables compagnons, mais inspiré par un ardent désir de complaire à son unique ami.

Nicolas lui mit la main sur l’épaule.

— Je ne puis m’en tirer, dit Smike avec l’expression de l’abattement et du désespoir. — N’essayez donc pas, répondit Nicolas.

Smike secoua la tête, ferma le livre en soupirant, promena autour de lui un coup d’œil hagard, et appuya sa tête sur sa main. Il pleurait.

— Finissez, au nom du ciel ! s’écria Nicolas d’une voix émue ; je ne puis supporter la vue de vos larmes. — Ils me traitent plus rudement que jamais, dit Smike en sanglotant. — Je le sais. — Mais pour vous je mourrais. Ils voudraient me tuer, je sais qu’ils le voudraient, dit le paria. — Pauvre garçon ! reprit Nicolas en secouant douloureusement la tête, vous serez mieux lorsque je serai parti. — Parti ! s’écria Smike en le regardant en face. — Plus bas ! — Vous partez ? — Je ne saurais le dire, je parlais moins à vous qu’à moi-même. — Dites-le-moi, s’écria Smike d’un ton suppliant, oh ! dites-le-moi ; voulez-vous partir, le voulez-vous ? — Le sort m’y obligera enfin ; après tout, j’ai le monde devant moi.

Smike étreignit avec force dans sa main les deux mains du jeune homme, les pressa contre sa poitrine, et murmura quelques mots sans suite et inintelligibles. Squeers entra dans ce moment, et Smike retourna dans son coin.