Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/07

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 41-47).

CHAPITRE VII.


Lorsque M. Squeers avait quitté l’étude, il avait été s’établir au coin de son feu. Sa chambre n’était pas celle où Nicolas avait soupé le soir de son arrivée, mais c’était une pièce plus petite, située sur le derrière. Là, sa femme, son aimable fils et sa fille accomplie jouissaient de la société les uns des autres ; madame Squeers, en bonne femme de ménage, s’occupait de raccommoder des bas, et le frère et la sœur réglaient de légères querelles enfantines au moyen d’un duel à coups de poing. L’approche de leur honoré père mit un terme à leurs débats.

Il est bon d’apprendre au lecteur que miss Fanny Squeers était dans sa vingt-troisième année. S’il est des charmes et une grâce inséparables de cette époque de la vie, on doit présumer que miss Fanny les possédait ; car il n’y a point de motif pour supposer qu’elle faisait exception à une règle générale. Elle n’était pas grande comme sa mère, mais petite et ramassée comme son père. Elle tenait de celle-là une voix rauque et criarde, et de celui-ci une expression de l’œil droit qui équivalait à l’absence totale d’expression.

Miss Squeers avait passé quelques jours chez une amie du voisinage, et venait de rentrer sous le toit paternel. Elle n’avait donc point entendu parler de Nicolas, et ce fut M. Squeers lui-même qui en fit le sujet de la conversation.

— Eh bien ! ma chère, dit-il à sa femme, que pensez-vous de lui ? — De qui ? — Du jeune homme, du nouveau professeur ? — Oh ! je le déteste. — Et pourquoi le détestez-vous, ma chère ? — Que vous importe ? Si je le déteste, c’est assez ! n’est-ce pas ? — C’est même un peu trop, répondit Squeers d’un ton pacifique. Je le demandais seulement par curiosité, ma chère. — Eh bien ! si vous voulez le savoir, je vais vous le dire : c’est parce qu’il se donne des airs d’importance, parce qu’il est fier et hautain, parce que c’est un paon qui a toujours le nez en l’air.

Lorsque madame Squeers était en colère, elle avait l’habitude d’employer des expressions énergiques, et un grand nombre d’épithètes dont quelques-unes étaient des métaphores, telles que celle du paon, et l’allusion au nez de Nicolas. Ces métaphores ne devaient pas être prises à la lettre, et n’avaient souvent aucun rapport l’une avec l’autre. Ainsi un paon qui a toujours le nez en l’air est une nouveauté en ornithologie, et un animal que l’on ne voit pas ordinairement.

— Hein ! dit Squeers opposant la douceur à cette sortie furieuse, il ne coûte pas cher, mon amie ; il ne coûte pas cher du tout. — Qu’importe ? il coûte cher si vous n’en avez pas besoin. — Mais nous en avons besoin. — C’est ce qui me paraît douteux, monsieur Squeers. Vous pouvez mettre sur vos adresses et dans les annonces : Éducation par M. Wackford Squeers et des professeurs capables, sans avoir un seul professeur ; c’est reçu, tous les instituteurs se le permettent. Vous me faites perdre patience ! — Vraiment ! veuillez maintenant m’écouter, Madame : je veux dans de semblables affaires agir à ma fantaisie. On permet à un négrier des grandes Indes d’avoir un homme sous ses ordres, pour empêcher ses noirs de s’échapper ou de se révolter. Je tiens à avoir un homme sous mes ordres pour exercer sur nos noirs une surveillance analogue, en attendant que le petit Wackford soit capable de s’occuper de l’école. — Prendrai-je soin de l’école quand je serai plus grand, mon père ? dit Wackford jeune, qui, dans l’excès de sa joie, négligea de donner à sa sœur une petite bourrade qu’il lui destinait. — Oui, mon fils, répondit Squeers d’un ton sentimental. — Et je donnerai aux enfants des coups de ceci, s’écria l’intéressant enfant en empoignant la canne de son père ; et je les ferai crier[1].

Ce fut un beau moment dans la vie de M. Squeers que celui où il vit l’élan d’enthousiasme de son fils, et où il devina ce que l’enfant serait un jour.

Ce que miss Fanny entendit dire de Nickleby lui inspira le désir de le connaître, et dès le lendemain elle entra dans l’étude pour se faire tailler une plume ; n’y trouvant que Nicolas, qui faisait la classe, elle rougit vivement, et manifesta une grande confusion.

— Je vous demande pardon de… bégaya miss Fanny, je croyais que mon père était, ou pouvait être ici ; mon Dieu, quelle inconséquence ! — M. Squeers est sorti dit Nicolas sans être troublé le moins du monde par cette apparition inattendue. — Pensez-vous qu’il restera longtemps dehors ? demanda miss Fanny avec une pudique hésitation. — Environ une heure, d’après ce qu’il m’a dit, répondit Nicolas assez poliment. — Il ne m’est jamais rien arrivé de plus contrariant, s’écria la jeune personne. Je vous remercie ; je suis très-fâchée de vous avoir dérangé ; si j’avais su que mon père n’était pas ici, je me serais bien gardée… c’est une démarche bien inconvenante et qui doit sembler bien étrange.

Miss Fanny débita cette tira de en rougissant encore davantage, et en regardant alternativement Nicolas et la plume qu’elle tenait à la main.

— Si c’est là tout ce dont vous avez besoin, dit Nicolas en désignant la plume du doigt, et en souriant malgré lui de l’embarras affecté de la demoiselle, peut-être puis-je remplacer votre père.

Miss Squeers s’avança à pas lents vers Nicolas, et lui remit sa plume.

Nicolas tailla la plume et la présenta à miss Fanny, qui la laissa tomber. En se baissant ensemble pour la ramasser, leurs têtes se rencontrèrent, ce qui fit rire vingt-cinq élèves pour la première et la seule fois de l’année.

— Maladroit que je suis ! dit Nicolas en ouvrant la porte pour faciliter la retraite de la jeune fille. — Pas du tout, Monsieur ; c’est ma faute ; je suis… je vous… je vous souhaite le bonjour. — Adieu, dit Nicolas ; la première fois que je vous taillerai une plume, j’espère m’en acquitter un peu mieux. Prenez garde, vous en mordez le bec. — Vraiment je vous donne tant d’embarras que je sais à peine ce que… Je suis désolée de vous avoir importuné. — Comment donc ?… répondit Nicolas en fermant la porte de l’étude.

Pour rendre compte de la rapidité avec laquelle cette jeune demoiselle avait conçu de l’affection pour Nicolas, il est nécessaire de dire que l’amie de chez laquelle elle revenait était la fille d’un meunier, âgée d’environ dix-huit ans, qui s’était fiancée au fils d’un petit marchand de blé de la ville voisine. Miss Squeers et la fille du meunier étaient intimes, et elles avaient fait un pacte deux ans auparavant, suivant un usage en vigueur auprès des jeunes personnes ; il avait été convenu que celle qui serait demandée la première en mariage déposerait cet important secret dans le sein de l’autre avant de le communiquer à qui que ce fût, et la choisirait sans perdre de temps pour demoiselle d’honneur.

Conformément à cette promesse, la fille du meunier, dès qu’elle eut un engagement, vint annoncer à sa compagne cette agréable nouvelle. Il était onze heures du soir lorsqu’elle se précipita dans la chambre à coucher de miss Fanny ; et c’était à dix heures trente-cinq minutes, au coucou de la cuisine, que le fils du marchand de blé lui avait fait l’offre de son cœur et de sa main.

Or, miss Fanny avait cinq ans de plus que la fille du meunier, elle avait passé la vingtaine, ce qui est encore un point à considérer, et elle était possédée du plus violent désir de rendre à son amie secret pour secret. La petite entrevue avec Nicolas ne se fut pas plus tôt passée, que miss Squeers se rendit en toute hâte chez son amie, et, après lui avoir fait renouveler solennellement le serment de garder le silence, elle lui révéla, non pas qu’elle était, mais qu’elle allait être recherchée par le fils d’un homme de haut parage. Les circonstances qui l’avaient amené au château de Dotheboys en qualité de professeur étaient des plus mystérieuses et des plus remarquables ; et miss Fanny donna à entendre qu’elle avait de fortes raisons pour croire qu’il avait été attiré à Dotheboys par la renommée.

— N’est-ce pas une chose extraordinaire ? dit miss Squeers appuyant avec emphase sur l’adjectif. — Très-extraordinaire. Mais que vous a-t-il dit ? — Ne me le demandez pas, ma chère. — Oh ! ma chère ! c’est qu’il a des intentions, soyez-en sûre.

Miss Fanny, ayant sujet de douter de la chose, fut enchantée d’avoir pour elle l’autorité d’une personne compétente. Une plus longue conversation lui fit découvrir plusieurs points de ressemblance entre la conduite de Nicolas et celle du marchand de blé. Puis elle exprima longuement la crainte de voir ses parents s’opposer fortement à son inclination, elle affecta de s’étendre sur ces funestes prévisions.

— Que je voudrais le voir ! s’écria la fille du meunier. — Vous le verrez, Mathilde ; je me regarderais comme une des plus ingrates créatures de la terre si je vous le refusais ; je crois que ma mère va faire une absence de deux jours, j’en profiterai pour vous inviter ainsi que John à prendre le thé, et je le mettrai en rapport avec vous.

C’était, une idée charmante, et après être convenues de leurs faits, les deux jeunes filles se séparèrent.

Madame Squeers devait aller à quelque distance chercher trois nouveaux élèves et harceler les parents de deux autres, pour le payement d’un petit compte. Son départ fut fixé au surlendemain. Dans l’après-midi de ce jour, elle monta sur l’impériale de la diligence qui s’était arrêtée à Greta-Bridge pour relayer.

Toutes les fois que de semblables occasions se présentaient, M. Squeers se rendait le soir à la ville voisine, sous prétexte d’une affaire urgente, et il y restait jusqu’à dix ou onze heures dans une taverne qu’il affectionnait beaucoup. Comme la soirée projetée lui fournissait les moyens de faire avec sa fille une espèce de compromis, il s’empressa d’y donner son assentiment, et annonça à Nicolas qu’on l’attendait à cinq heures pour prendre le thé.

Jusqu’à l’heure fixée, miss Fanny fut dans une violente agitation. Elle avait à peine achevé sa toilette que son amie arriva, et toutes deux se préparèrent à recevoir la société.

— Où est John ? dit miss Fanny. — Il est allé faire un bout de toilette, il sera ici dans un quart d’heure. — Vous serez bientôt au fait, ma chère.

Cependant la servante affamée apporta le thé, et bientôt après on frappa à la porte.

— C’est lui ! s’écria miss Fanny ; oh ! Mathilde !!!… — Silence ! dites : Entrez. — Entrez, murmura miss Fanny d’une voix expirante, et Nicolas parut. — Bonsoir, dit ce jeune homme. M. Squeers m’a appris que… — Oh ! oui, c’est bien, interrompit miss Fanny ; mon père ne prendra pas le thé avec nous ; mais vous n’en êtes pas fâché, je pense ?

Nicolas répondit très-froidement, et fut présenté à la fille du meunier. Il se soumit à cette cérémonie avec tant de grâce, que la jeune personne en fut tout éperdue d’admiration.

— Nous n’attendons plus qu’une personne, dit miss Fanny en ôtant le couvercle de la théière pour regarder si le thé se faisait.

Il était indifférent à Nicolas qu’on attendit une ou vingt personnes. Il reçut cette nouvelle avec une parfaite insouciance, et ne voyant pas de motifs pour chercher à se rendre agréable, il regarda par la fenêtre, et soupira involontairement.

Ici les deux amies firent entendre une multitude de petits ricanements saccadés en se cachant le visage avec leurs mouchoirs de poche, et de temps en temps elles regardaient Nicolas.

Celui-ci, d’abord ébahi, se laissa aller à l’envie de rire que lui causait la conduite déplacée des deux jeunes filles. Ces causes d’hilarité réunies produisirent sur lui une impression si vive, qu’en dépit de sa misérable condition, il rit tant que ses forces le lui permirent.

— Tiens ! pensa Nicolas, puisque je suis ici, et que l’on semble s’attendre à me trouver aimable, il est inutile d’avoir l’air d’une oie ; il vaut mieux me conformer à l’esprit de la société.

Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution, que sa vivacité juvénile dissipa ses tristes pensées. Il salua miss Fanny et son amie, s’approcha de la table à thé, et se mit à son aise avec une hardiesse que probablement aucun sous-professeur n’avait jamais eue dans la maison de son maître, depuis l’invention des sous-professeurs. Les dames jouissaient de ce changement, lorsque John arriva. Ses cheveux étaient encore humides d’un récent orage ; une chemise blanche, dont le col devait avoir appartenu à quelque géant de ses ancêtres, et un gilet blanc de mêmes dimensions, formaient les principaux ornements de sa personne.

— Eh bien ! John ? dit miss Mathilde Price (tel était le nom de la fille du meunier). — Eh bien ! dit John avec une grimace que son col même ne put cacher. — Je vous demande pardon, interrompit miss Squeers se hâtant de faire les honneurs ; et elle présenta les deux jeunes gens l’un à l’autre. — Votre serviteur, Monsieur, dit John, grand gaillard d’environ si pieds, dont la figure et le corps étaient plutôt au-dessus qu’au-dessous des proportions requises. — À vos ordres, Monsieur, répliqua Nicolas en faisant d’affreux ravages sur le pain et le beurre.

M. John Browdie n’était pas grand causeur ; il fit deux autres grimaces à chacune des jeunes filles, une quatrième grimace qui n’était adressée à rien en particulier, et se servit des tartines. — La vieille est partie ? dit-il la bouche pleine.

Miss Fanny s’inclina en signe d’assentiment.

M. Browdie ricana, comme s’il eût cru avoir dit quelque chose de drôle, et poursuivit avec énergie son travail de mastication. Il fallait voir comme Nicolas et lui vidaient les assiettes ; l’appétit du sous-maître émerveilla le marchand.

— Vous n’avez pas de pain et de beurre tous les soirs ? dit-il.

Nicolas rougit et se mordit les lèvres ; mais il feignit de n’avoir pas entendu cette observation.

— Mon Dieu ! s’écria M. Browdie avec un bruyant éclat de rire, on n’en fait pas ici trop grande consommation ; vous n’aurez que la peau et les os, si vous y restez longtemps. — Vous êtes facétieux, dit Nicolas d’un ton de dédain. — Mon Dieu ! non ; mais je songe à l’autre sous-maître ; c’était un savant, un savantissime !

À ce qu’il paraît, le souvenir du prédécesseur de Nicolas transportait de plaisir M. Browdie ; car il rit aux larmes, et fut obligé de s’essuyer les yeux avec les manches de son habit.

— Je ne sais, dit Nicolas, qui s’échauffait par degrés, si vous avez l’intelligence assez développée, monsieur Browdie, pour vous apercevoir que vos remarques sont offensantes ; ayez ; donc la bonté… — Si vous dites un mot, John, je ne vous le pardonnerai jamais, je ne vous reparlerai plus ! s’écria miss Price en plaçant la main sur la bouche de son fiancé, qui allait interrompre Nicolas. — Eh bien ! comme vous voudrez, dit le marchand de blé, laissons-le dire, laissons-le dire.

Tout cela se passa assez mal. À la fin miss Squeers devint d’un rouge de feu, et remercia Dieu de ne pas avoir la mine effrontée de certaines personnes ; en revanche, miss Price se félicita de ne pas être possédée des sentiments de jalousie de certaines personnes. Là-dessus miss Squeers fit une observation générale sur le danger de se lier avec des gens de bas étage ; miss Price fut de son avis, et ajouta qu’elle y avait réfléchi depuis longtemps.

— Mathilde, s’écria miss Squeers avec dignité, je vous déteste. — Ah ! il n’y a pas grande dépense de tendresse entre nous, je vous l’assure, dit miss Price en nouant précipitamment les cordons de son chapeau, Vous pleurerez les yeux de votre tête quand je serai partie, vous le savez. — Je méprise vos paroles, méchante. — Merci du compliment, Madame. Je vous souhaite une bonne nuit et des songes agréables !

Miss Price fit une profonde révérence et sortit suivie par l’énorme marchand de blé, qui, avant de partir, échangea avec Nicolas ce grognement expressif par lequel les tyrans de mélodrame se font savoir qu’ils se retrouveront.

Ils ne furent pas plus tôt partis, que miss Squeers accomplit la prédiction de sa ci-devant amie, en donnant un libre cours à ses larmes, en poussant des cris de détresse et prononçant des paroles incohérentes. Nicolas la regarda pendant quelques minutes, incertain de la conduite qu’il devait tenir ; mais ne sachant si, à la fin de l’accès, il serait embrassé ou égratigné, et considérant l’un et l’autre cas comme peu agréables, il s’éclipsa fort tranquillement, et regagna son misérable lit.

  1. Comme le lecteur le voit, ce n’est pas sans raison que les plus grands admirateurs de Dickens lui reprochent ces exagérations, ces invraisemblances ; même chez l’instituteur le plus exceptionnel, est-il possible de rencontrer rien d’aussi ignoble restant impuni ?
    (Note des Éditeurs.)