Grasset (p. -107).


PREMIÈRE PARTIE




Pour devenir un parfait philosophe, il me manquait surtout une passion, à la fois profonde et pure, qui me fît assez apprécier le côté affectif de l’humanité.

________Auguste Comte.


I


Au temps où le roi Louis-Philippe régnait sur les Français, M. Bertrand d’Ouville, rentier et archéologue abbevillois, revenant un matin d’Amiens en diligence, se trouva seul dans la voiture avec un jeune homme grave et barbu, dont le chapeau en tronc de cône et le gilet à la Robespierre proclamaient assez naïvement les opinions républicaines.

— Excusez-moi, monsieur, dit le vieillard, dès qu’ils eurent franchi le pavé bruyant des faubourgs, ne seriez-vous pas le nouvel ingénieur de l’arrondissement d’Abbeville ?

— Oui, monsieur, dit l’autre, très surpris, et examinant sans bienveillance ce petit homme à la voix précieuse.

— Ce n’est pas par curiosité, croyez-le, que je me suis permis de vous interroger. Je m’occupe d’archéologie, mes recherches me mettent en rapports assez fréquents avec vos services et j’attendais votre arrivée. Je me nomme Bertrand d’Ouville.

Le jeune homme salua et dit sèchement : « Philippe Viniès ». La redingote doctrinaire, le haut col de velours noir lui inspiraient une méfiance sévère.

— Vous paraissez très jeune, reprit le vieillard, croisant lentement ses jambes maigres, vous venez sans doute de sortir de l’Ecole ?

— Oui, monsieur ; Abbeville est mon premier poste.

— J’espère que vous vous y plairez. La société y est, sottement à mon avis, très fermée aux fonctionnaires. Mais j’avais fait ouvrir à votre prédécesseur quelques maisons agréables. Un ingénieur n’est pas un préfet, et pourvu que vous ne parliez ici ni de religion, ni de science, ni d’art, ni de politique…

— Je vous remercie, monsieur, dit le jeune homme avec effort, mais je dois vous dire en toute franchise que mes opinions sont fort avancées. J’ai dû accepter un poste du gouvernement du Roi : je sais que cela m’oblige à ne point conspirer, mais cela me laisse le droit de dire ma pensée, ce qui me fera, je pense, peu d’amis.

Philippe Viniès, après ce petit discours, toussa légèrement et regarda le vieillard d’un air assez fier.

— Hélas ! dit celui-ci avec humilité ; il faut avouer que notre bonne ville n’entend rien aux révolutions. Nos pères y mirent jadis tant de négligence qu’ils ne guillotinèrent personne, et n’auraient même jamais arrêté un ci-devant si la Convention, émue de ce scandale, n’avait envoyé à Abbeville un représentant en mission. Comme il paraissait brave homme, on consentit, pour lui faire plaisir, à emprisonner deux nobles et un prêtre. On dut attendre son départ pour les remettre en liberté, mais pendant les quinze jours que dura leur détention, le geôlier ne manqua pas un soir de les autoriser à coucher chez eux.

— Vous admirez cette tiédeur, monsieur ? dit Philippe Viniès avec quelque âpreté. Si vous ne veniez de m’apprendre vous-même qu’il ne faut pas ici parler de politique…

— Distinguons, monsieur, coupa le vieux provincial de sa voix mesurée et satisfaite ; tout ce que nous vous demandons, c’est de ne jamais mettre en danger la sécurité de notre bonne ville. Rien de plus. Soyez d’ailleurs légitimiste à Londres, républicain à Paris ; dites, si cela vous divertit, du mal de tous les gouvernements, mais qu’Abbeville sache bien clairement que vous obéirez à tous.

« Si vous le permettez, je vais déjeuner. »

Et M. Bertrand d’Ouville tira d’un panier une aile de poulet, du pain et du vin blanc : Philippe Viniès développa une grappe de raisin qu’il se mit à picorer.

— Puis-je vous offrir un peu de poulet, dit le vieillard : ma cuisinière me charge toujours de vivres comme pour un escadron.

— Je vous remercie, je me nourris presque exclusivement de fruits et de laitage.

— Par hygiène ?

— Non, par principe, par goût et par habitude.

Le vieillard sourit et resta enfin silencieux ; les cahots de la patache endormirent les deux hommes.


* * *

Quand Philippe se réveilla, il vit que son compagnon mettait de l’ordre dans son sac.

Sous la brume bleutée qui dessinait au long des coteaux la vallée marécageuse de la Somme, on devinait maintenant la petite ville, bien assise au milieu des campagnes vassales. Les pentes des ravins et les courbes des routes convergeaient vers la masse indécise de ses toits bleus. Sur le ciel gris pâle et rose du couchant, deux belles églises se détachaient, spirituelles et vigoureuses.

« Saint-Vulfran, Saint-Gilles, dit l’archéologue avec tendresse. Vous verrez dans vos tournées que le culte des saints locaux est très vivant dans ce pays et que leurs reliques y font encore des miracles, comme il convient en bon pays d’agriculteurs. Le monothéisme est une religion de bergers nomades qui veulent retrouver partout leur Dieu, mais chez nous le même arbre a porté successivement les fétiches et les images sacrées : nos Picards n’aiment pas changer leurs habitudes. »

Ils dépassèrent quelques constructions isolées et neuves qui jalonnaient un quartier nouveau, puis longèrent une vieille rue tortueuse aux maisons de bois ventrues. Sur le pas des portes les marchandes bavardes avaient le nez robuste et les grosses joues des bonnes femmes sculptées jadis sur les têtes de poutres de leurs maisons.

« Ici, dit Bertrand d’Ouville, les bourgeois sont plus nobles que les nobles. Certains commerces ont été exercés par la même famille depuis le douzième siècle. Vous serez certainement frappé par la dignité de nos boutiquiers. Ils sont polis, mais nullement obséquieux. Si vous désirez un objet qu’ils n’ont point, ne leur demandez pas de le faire venir de Paris, ils vous diront de l’aller chercher vous-même. S’ils le possèdent, c’est à vous de le découvrir dans le magasin.

« Leur commerce est un culte familial qu’ils se transmettent de père en fils ; il est juste qu’ils s’étonnent lorsqu’un étranger prétend se mêler à ces jeux sacrés. »

La diligence tourna brusquement à droite et s’arrêta sur une place bordée de hautes demeures aux lignes simples et solennelles.

— Nous voici arrivés, dit le vieillard, vous trouverez ma maison dans la rue des Minimes. Je compte que vous viendrez me voir : je suis grand marcheur et toujours prêt à vous accompagner. Adieu.

Philippe Viniès murmura quelques mois polis et, resté seul, chercha des yeux le bureau des messageries pour s’enquérir d’un hôtel.

Devant une épicerie une vieille femme, appuyée sur une canne, regardait ce personnage nouveau et, le voyant hésiter, s’approcha, curieuse et empressée.

— Vous cherchez quelqu’un, dit-elle.

— Je cherche un hôtel.

— Ah ! c’est vrai, dit-elle avec un sourire satisfait, vous êtes le nouvel ingénieur.

— Diable, pensa Philippe, quelle police.

— L’hôtel de la Tête de Bœuf est rue Saint-Gilles : c’est à deux pas, dit-elle, mais puisque vous êtes pour rester, il vaudrait mieux prendre une chambre en ville. Cela vous coûtera moins cher et vous serez mieux. Il y en a une chez le Général, libre d’hier… Là vous serez bien.

— Chez le Général ? dit Philippe inquiet. Ah! non, certainement ; j’aime mieux l’hôtel.

— À votre aise, dit l’épicière vexée : en ce cas, Jalabert va vous y conduire… Jalabert !

Philippe vit arriver au pas de course un vieil homme à cheveux gris qui debout au milieu de la place depuis l’arrivée de la diligence avait suivi la scène avec intérêt. En arrivant devant l’ingénieur, il fit claquer ses talons, salua militairement avec vigueur et s’empara de la valise.

— Jalabert, conduis monsieur à la Tête de Bœuf… Faites pas attention à ce qu’il dit, ajouta-t-elle, il est un peu fou. Mais il connaît bien la ville : c’est lui qui la montre aux Anglais.

Philippe Viniès suivit son guide au long des vieilles rues. Quelques passants s’en allaient d’un pas très lent, le nez au vent, les mains dans les poches.

— Belle place, Milord, dit le vieux soldat, belles maisons, bâties par les Anglais…

— Comment, par les Anglais ? dit Philippe surpris.

— Yes milord…, à droite, l’Hôtel de Ville, belles tours, belles statues, sculptées par les Anglais… Ici belle fontaine, bonne eau pour l’estomac, et devant vous, milord, bel hôtel, belles chambres, construit pour les Anglais… Yes Milord.

Philippe, découvrant en effet l’enseigne de la Tête de Bœuf congédia généreusement son porteur qui recula de trois pas, fit le salut militaire et cria :

— Merci, Milord… Et vive le 106e ! Vive le Colonel Achard ! Vive la Duchesse de Berry !

— Ah ! fit la patronne de l’hôtel qui, comme tout le monde, était devant sa porte, Jalabert vous a découvert. C’est un vieux malin. Il connaît bien les Anglais, allez.

— Mais je ne suis pas Anglais, dit Philippe.

— Ah ! mais, c’est vrai, dit-elle, vous êtes le nouvel ingénieur. Et pourquoi voulez-vous descendre dans mon hôtel ? Vous qui êtes pour rester, prenez une chambre en ville, cela vous coûtera moins cher et vous serez mieux… Tenez, allez donc chez le Général. Il en a une libre d’hier.

Et cette hôtelière vraiment Abbevilloise fît accompagner par son garçon d’écurie cet étranger qui avait prétendu occuper, pour de l’argent, une des chambres à l’entrée desquelles elle veillait avec un soin religieux et jaloux.


II


Philippe Viniès à Lucien Malessart
rédacteur au journal « La Réforme », à Paris


Abbeville, le 15 Octobre 1844

Je te recommande bien vivement, mon bon vieux, le brave réfugié polonais qui te portera cette lettre. Réponds-moi chez le général Pitollet, rue du Pont-à-Plisson, et ne t’épouvante pas. Ce général est tout simplement un honnête cabaretier, qui a connu trois mois de gloire au temps de la Révolution.

Ses camarades qui le trouvaient bel homme l’avaient choisi pour colonel et comme il ne savait pas lire, il s’était adjoint son curé. Celui-ci fit preuve aussitôt d’un génie robuste et militaire, et Pitollet, dont les rapports étonnaient Carnot, venait d’être promu général, quand par malheur le curé mourut. Le général un peu plus tard demanda modestement une place de tambour- major ; Bonaparte le fit sous-lieutenant.

C’est aujourd’hui un beau vieillard, droit comme une baïonnette et sourd comme un tambour. Sa petite-fille Clotilde tient la maison, et j’occupe chez eux une chambre assez coquette,

Où dans un coin obscur près de la cheminée,
Quatre épingles au mur fixent Napoléon.

Ah ! ce Bonaparte, mon cher… Nous imaginions mal ce qu’il est pour ces provinces. Le soir, autour de la table, où se dessèche une rose cueillie à Sainte-Hélène, des vieillards épiques évoquent leurs campagnes ; Clotilde, sur un coussin brode le Retour des Cendres ; j’écoute, je rêve, je compare le règne des bourgeois à l’empire des braves, et moi qui hais la guerre et les soldats, moi qui crois à la République universelle des peuples, je trouve quelque plaisir à entendre parler d’actions et d’affaires qui étaient des coups de sabre et non des coups de bourse.

Pour des républicains avoués, je ne crois pas, hélas, qu’il y en ait ici. Les jeunes gens qui mangent avec moi chez Pitollet sont des clercs de notaire, élevés à Paris, assez libéraux, mais fort occupés de gaudrioles et de calembours et vraiment trop gais pour être vertueux. Les professeurs du collège sont des commerçants comme les autres qui vendent trente ans leur rhétorique, puis se retirent des affaires et meurent en bourgeois. Quant aux ouvriers je fais ce que je puis pour me rapprocher d’eux, mais on ne sait où les trouver car ils n’ont ni société, ni chefs. Leur misère est affreuse.

Beaucoup d’entr’eux travaillent chez ce Bresson pour lequel tu m’avais donné une lettre d’introduction. Il se dit ami de Ledru-Rollin. Entre nous, je ne l’aime guère : c’est le type du mauvais bourgeois, gras et important. Deux passions se disputent son cœur médiocre : l’amour du calme que lui inspire son commerce et le désir du mouvement que nourrit sa vanité. Il ne pardonne pas au Gouvernement de ne pas lui avoir donné la croix.

Un seul homme ici m’a fait bon accueil, Bertrand d’Ouville, l’archéologue. C’est un petit vieillard assez fat, très intelligent, tout à fait dépourvu de foi, d’enthousiasme et de vertu. Il vendrait son âme pour une jolie phrase et, je crois bien, pour une jolie femme. Je le vois cependant assez souvent car il me recherche, je ne sais pourquoi, et je trouve chez lui une admirable bibliothèque. Demain dimanche il prétend m’emmener au château d’Epagne, chez une mystérieuse vieille fille qui, dit-il, a été fort belle et que tout Abbeville appelle Mademoiselle, avec un grand M. J’irai peut-être, car il faut tout voir : mais sois bien tranquille, ces châteaux-là ne me tourneront pas la tête.

Je deviens ici de plus en plus communiste et adversaire enragé de la civilisation mercantile : croirais-tu, mon vieux, qu’à Abbeville il y a huit notaires, trois huissiers, cinq ou six chapeliers, vingt papetiers et un nombre infini de cabaretiers, tout cela pour un peu moins de vingt mille habitants, qui presque tous passent leur vie à s’attendre les uns les autres au fond d’une boutique obscure. Cabet a raison : le commerce est un vice. Les sots et les méchants peuvent rire de son livre, mais si folle que soit son Icarie, elle l’est moins que ce système-ci.

Adieu, mon bon vieux, écris-moi : salut et fraternité.


III


Le salon de Mademoiselle était d’une simplicité voulue et délicate. Sur les murs tapissés d’un papier gris uni se détachaient nettement deux crayons de Clouet. Les fauteuils étaient confortables, la lumière faible et douce. On sentait la chambre accueillante : un peu trop, disait M. de Vence, son voisin, qui était malveillant.

Mademoiselle se leva : elle était vaste, dans une ample robe de taffetas noir, et grasse, avec autorité et courage. L’empâtement du visage laissait encore deviner des traits réguliers et puissants.

« Je vous amène, dit Bertrand d’Ouville, M. Philippe Viniès, notre nouvel ingénieur, qui est jacobin, et mon ami. »

Les beaux yeux vifs de Mademoiselle se fixèrent sur Philippe avec une expression d’intelligente sympathie.

— Vous savez, dit-elle, que la politique ne m’intéresse pas et que vos amis sont bienvenus ici.

La voix était précise et flûtée : Philippe rougit et murmura quelques mots.

— Ce vieillard est insupportable, pensa- t-il, il me fait faire figure de sot.

Deux jeunes filles entrèrent ; vêtues comme Mademoiselle de robes unies et amples, elles s’efforçaient évidemment de lui ressembler.

— M. Philippe Viniès… Mes filles : la blonde est Geneviève, la brune Catherine.

Catherine, aux yeux ardents, aux narines mobiles s’assit dans un fauteuil sur le bras duquel se posa Geneviève, et toutes deux regardèrent Philippe avec une franche curiosité. Il trouva aussitôt des phrases heureuses pour décrire son arrivée et les vieux grognards de son auberge.

« Je suis loin d’avoir le culte de la force, mais il y a quelque chose d’admirable dans tout sentiment profond et cette religion populaire m’émeut, je l’avoue…

— Vous allez vous entendre avec Geneviève, dit Mademoiselle, elle adore l’Empereur.

— Non, mademoiselle, vous savez bien que non. Je n’aime pas Napoléon : j’aime le mince général en habit rouge de la gravure de votre chambre…

— Le Bonaparte auquel est dédié la Symphonie héroïque, dit Philippe.

Elle eut pour lui un regard étonné et assez approbateur.

— Mes enfants, dit Mademoiselle, puisque M. Viniès semble aimer la musique…

Geneviève, s’accompagnant elle-même, chanta de vieux airs français : elle avait très peu de voix, mais un style net et beaucoup d’esprit. Bertrand d’Ouville regardait ses traits fins avec un plaisir évident. Puis Catherine chanta une romance de Schubert.

Philippe se rapprocha du piano et feuilleta des cahiers : les deux jeunes filles l’accueillirent, maternelles et protectrices. La forte poitrine de Catherine se soulevait doucement ; Geneviève étudiait cet être nouveau avec une méfiance un peu moqueuse.

— Cette romance est très belle, dit-il.

— Schubert, dit Geneviève, me fait l’effet de ces bonbons turcs que rapporte mon cousin ; c’est sucré au point d’être écœurant.

— Vous n’aimez pas le sentiment ?

— Je ne sais pas : je n’aime pas Schubert.

Cependant Bertrand d’Ouville était allé s’asseoir près du fauteuil de Mademoiselle.

— Laissons ces jeunes gens parler d’eux-mêmes à l’abri des grands hommes, dit-il : que pensez-vous de mon petit ingénieur ?

— Il est joli, comme un jeune prêtre romantique : je le crois intelligent.

— Il n’est pas sot mais les formules lui masquent la vie ; il se bâtit un univers de petits systèmes rigides et voudrait que la nature se soumît aux lois de M. Viniès. Il a une théorie sur la Pologne, une sur l’amour, une sur le mariage, une sur le suffrage, une sur la communauté des biens, et pour chacune d’elles, il se dit prêt à prendre un fusil.

— J’aime assez cela : les hommes tournent toujours au fade assez tôt, dit Mademoiselle de sa voix flûtée et tranchante.

— Certes, dit Bertrand d’Ouville, s’il y a quelque chose au monde de plus ridicule qu’un radical en cheveux blancs, c’est un conservateur au maillot. Il faut peut-être qu’un homme soit anarchiste à vingt ans pour qu’il lui reste dix ans plus tard assez d’énergie pour faire un pompier. « Ça va mal : on chante la Marseillaise » disait le vieux Rouget de Lisle aux journées de Juillet.

Mais Viniès est bien compliqué : il est romantique, et il méprise les arts ; il est matérialiste et il est chrétien. Et surtout il est inexact. Son esprit transforme les faits comme certains miroirs les objets. En le traversant, tout devient terrible, énorme, monstrueux. Il me raconte qu’il a rencontré chez le cabaretier Pitollet des vieillards épiques. Quand je me renseigne il s’agit de mon chapelier Pillet qui a fait dix ans pendant les Cent jours, et d’un vieux matelot de péniche qui était bien à Trafalgar, mais comme cuisinier de l’Amiral et n’y a vu que les feux de son fourneau. Notez que le lendemain ce même Pillet sera pour lui un « odieux parasite » parce qu’il vend des casquettes.

— Savez-vous ce qu’est sa famille ?

— On m’a dit que ses parents sont des commerçants de Besançon, mais il n’en parle pas volontiers. Je crois comprendre qu’il s’est trouvé choqué par l’humilité professionnelle des siens et s’est déclaré jacobin à ces braves gens consternés… Sous l’Empire, il eût fait un brave sous-lieutenant.

Mademoiselle regarda le groupe des trois jeunes gens autour du piano. Philippe parlait vivement. Catherine l’écoutait, palpitante. Geneviève, les yeux baissés, respirait une fleur.

« Les femmes aimeront ce jeune homme, prononça Mademoiselle avec une sagesse satisfaite.

— Croyez-vous ? Il les comprend bien peu, et les respecte trop pour essayer de les conquérir.

— Mais nous n’aimons pas les conquérants.

Bertrand d’Ouville, levant la main, sourit modestement.

— Oh ! je sais, mon cher, vous avez eu des femmes : le beau mérite. Elles étaient faciles.

— Cela vous plaît à dire.

— J’en suis certaine : vous êtes beaucoup trop heureux pour qu’une femme aille perdre son temps à s’occuper de vous. Les cyniques de votre espèce n’ont nul besoin de tendresse.

« Vous dites que cet enfant ne comprend pas les femmes. Et vous, mon cher ? Et les autres ? Vous nous croyez romanesques : nous ne le sommes que pour vous faire plaisir. Sensuelles ? Il y en a, mais moins que vous ne pensez. Ou alors au troisième amant, s’il est diablement adroit…

M. de Vence entra : il venait chaque dimanche chercher là Bertrand d’Ouville pour l’emmener au cercle faire une partie de whist. On lui présenta Philippe : il fut assez froid.

— Toute cette jeunesse semble bien animée, dit-il de sa voix des lèvres, hautaine et gouailleuse.

— M. Viniès nous parlait de Victor Hugo, dit Geneviève avec une moue comique.

— Ce Hugo, dit M. de Vence, est le petit-fils d’un menuisier de Nancy : il se fait appeler vicomte Hugo par la grâce de M. Joseph Bonaparte. Il change d’opinions politiques chaque fois que la France change de gouvernement : ce n’est pas peu dire.

— Cela n’empêche pas ses vers d’être bons, dit Mademoiselle.

— Ses vers ? Je ne les lis pas, dit M. de Vence, je n’aime pas ces littératures décadentes… Allons venez au cercle, mon bon, il y a un membre du comité qui veut nous soumettre une idée.

— Viniès, dit Bertrand d’Ouville, je crois que vous avez raison et que la Révolution approche. Si le Comité du cercle d’Abbeville se met à avoir des idées…

— La Révolution, dit M. de Vence, elle est plus près que vous ne pensez. J’ai beaucoup à me plaindre de mes paysans. Je leur ai donné un curé que je paie, et une salle de billard pour les empêcher d’aller au cabaret. Ah ! bien, oui : ils escaladent mes murs et volent le poisson de ma rivière.

Les trois hommes prirent congé. Philippe fut chaleureusement invité à revenir quand il le voudrait.

Quand ils furent sortis, Mademoiselle s’assit au piano et s’accompagnant fredonna, d’une voix étonnamment jeune :

O mon maître, ô mon seigneur,
Que le Diable vous emporte ;
Avec gens de votre sorte
C’est folie que la douceur…

— Geneviève, qu’est-ce que vous pensez de M. Viniès ?

— Mademoiselle, dans les dix dernières minutes, il a dit six fois admirable, trois fois vertueux et quatre fois horrible. J’ai compté.

— Vous êtes une petite sotte : il me plaît beaucoup.

— Bien, mademoiselle, dit Geneviève.

Elle vint tumulteusement embrasser Mademoiselle, plaqua un grand accord dans les notes aiguës du piano et disparut en dansant.

Mademoiselle regardait avec une autorité amusée Catherine qui, très affairée, rangeait des cahiers de musique.


IV


Bertrand d’Ouville vint chercher Philippe Viniès à son bureau pour l’emmener voir des traces d’une voie romaine dont ils avaient parlé la veille. Le temps était gris, mais honnête, temps d’Abbeville, médiocre et sympathique.

Philippe marcha silencieusement pendant deux minutes, puis toussa pour éclaircir sa voix.

— Qui sont, dit-il, les deux jeunes filles que nous avons vues hier à Epagne ?

— Catherine Bresson est la fille de Bresson, le fabricant de tapis, que vous connaissez…

— Et elle ne vit pas chez ses parents ?

— Si, niais Mademoiselle qui l’a découverte, je ne sais comment, lui sert de mère spirituelle. Elle passe à Epagne des semaines entières : c’est une petite fille assez belle qui aura, si je ne me trompe, des passions exigeantes. Elle a la poitrine bien placée, mais un peu grasse.

Philippe regarda avec surprise le vieillard qui continua :

— Geneviève de Vaulges est orpheline. Son tuteur l’a retirée du couvent à seize ans et Mademoiselle qui est sa cousine à la mode de Picardie s’est chargée de terminer son éducation. Les Vaulges étaient une des bonnes familles de ce pays-ci, mais le père de Geneviève les a sottement ruinés.

— Elle est assez jolie, dit Philippe avec détachement.

— Les archives d’Abbeville contiennent une histoire assez curieuse sur ces Vaulges. Il y a trois cents ans environ, un enfant nouveau-né fut retiré vivant de l’abreuvoir du Pont aux Poissons. On s’empressa de lui donner le baptême, puis on décida qu’il serait procédé sans retard à la visite de toutes les filles de la ville afin de découvrir celle qui avait donné le jour à un enfant et tenté de s’en défaire par un crime.

Donc, par devant un magistrat, on leur fit à toutes mettre à nu leurs mamelles pour atteindre la vérité du cas. Isabelle de Vaulges, ainsi examinée, fut reconnue coupable. Et comme elle refusa de livrer le nom de son complice, elle fut condamnée à être brûlée vive et subit sa peine sur cette place du Pilori que nous allons traverser.

— Quelle horrible histoire, dit Philippe.

C’était alors un événement de bien peu d’importance, dit le vieillard, mais j’ai toujours pensé que cette vaillante Isabelle avait les traits précis, les yeux bleu clair et les cheveux pâles de sa petite nièce qui nous chantait hier si joliment du Couperin.

Philippe regarda longuement la place du Pilori que bordaient des boutiques inoffensives.

— Mlle de Vaulges est très intelligente, dit-il.

— Croyez-vous ? Ce serait surprenant : une jeune fille… Mais elle a le nez et la bouche les mieux ciselés de la province.

Ils passaient devant l’usine de Bresson : dans les bâtiments anciens, la machine à vapeur étonnait, comme un bourgeois de Daumier dans un décor classique.

Philippe parla de la misère des ouvriers et de l’absurdité du régime de propriété qui faisait riche un Bresson.

— Mon Dieu, dit le vieillard, il est bien certain que la propriété devra se transformer. Ce n’est pas un droit sacré, mais ce n’est pas un crime.

Vous semblez considérer notre civilisation comme un ténébreux complot de riches et de tyrans pour dérober aux peuples je ne sais quelles richesses naturelles… Non, c’est une solution qui, avec tous ses défauts, a été adoptée par les hommes après des siècles de tâtonnement. On peut la retoucher ? Eh ! comment ne pas le faire ? Ces industriels, ces ouvriers, ces usines, nos redingotes et nos blouses, disparaîtront aussi certainement que les armures et les arquebuses, que les barons et les serfs. Mais il y faut du temps. On ne peut pas jeter la civilisation comme un livre qui a cessé de plaire.

— Qui parle, monsieur, de rejeter la civilisation ? Il s’agit seulement d’en éliminer les incohérences qui choquent douloureusement un esprit logique. Aux hommes qui devraient être associés pour lutter contre la misère, vous êtes arrivé à donner des intérêts contradictoires. La maladie, le froid, les guerres sont agréables et avantageuses à des classes entières de citoyens. La concurrence gaspille des forces immenses. Tout cela est fou. Et il n’y a qu’un remède, c’est l’égalité.

Ils suivaient la vallée du Scardon. Le ruisseau étroit et clair coulait entre les saules aux bras tronqués. Une compagnie de canetons, derrière une cane prudente et grave, croisaient allègrement d’un bord à l’autre. Dans la lumière atténuée et douce, les toits rouges d’une ferme, le brun gras de la terre, l’eau cendrée d’un étang brillaient d’un éclat solide et mesuré.

— L’égalité ? dit Bertrand d’Ouville. Et pourquoi serait-ce un remède ? Pour sauver les hommes de la misère de leur condition, il ne s’agit pas tant de savoir comment on partagera que d’avoir quelque chose à partager. Ce qui a fait le succès de la propriété privée, c’est son évidente puissance de production. Voyez-vous quelque avantage à faire une société de malheureux, tous égaux dans leur misère ?

— Sans même discuter ce point, me permettrez-vous de vous dire, monsieur, que vous jugez la question d’un point de vue un peu médiocre ? Vous ne pensez qu’au confort matériel…

— C’est beaucoup.

— Mais ce n’est pas tout. L’égalité est un bien en elle-même. Croyez-vous qu’il soit agréable de naître esclave. Pour moi j’aimerais mieux crever de faim libre que de souper après mon maître.

Ils étaient arrivés sur un petit pont rustique qui traverse le Scardon. Devant eux une île boisée divisait la rivière en deux bras. Un moulin vénérable barrait l’un d’eux.

Bertrand d’Ouville s’appuya à la rampe de sapin et regarda l’eau rapide et transparente. Un vieux tronc noir à demi immergé créait un remous en aval duquel une grosse truite immobile attendait les gibiers portés par le courant.

— Un maître…, dit le vieillard ; croyez- vous que le régime communiste vous l’épargnerait ? Vous confondez tous, mon cher, l’argent, qui n’est qu’un signe, et le pouvoir, qui est réel et désirable. Ce qui vous offusque chez le riche, ce n’est pas qu’il possède des rondelles de métal jaune, c’est qu’il est puissant. C’est qu’il a une voiture, des femmes, des serviteurs.

Mais quel que soit le régime, il vous faudra un chef. Il aura une voiture parce que les devoirs de sa charge exigeront qu’il se déplace rapidement, il aura des serviteurs parce qu’il sera trop occupé pour faire sa cuisine, il aura des femmes parce qu’il sera nouveau. Et il sera haï parce qu’il sera le maître.

Un petit claquement de l’eau l’interrompit : la truite, montrant pendant l’éclair d’un instant sa gueule noire, avait happé une mouche.

— Regardez. Cet emplacement de chasse est, pour un poisson, la fortune. Le moulin, le remous du saule y apportent mille proies faciles. La plus grosse truite de la rivière l’occupe par droit naturel. Attrapez la, mon cher, faites-la cuire et revenez demain : vous la retrouverez à la même place.

— C’est un apologue que les gros poissons racontent volontiers aux petits, dit Philippe Viniès. Mais nous ne sommes plus, heureusement, au temps où les fables d’un sénateur bourgeois arrachaient au Mont Sacré un peuple trop indulgent. Si les truites connaissaient la puissance de l’association…

Bertrand d’Ouville sourit :

« Ma foi, dit-il, il est bien vrai que toutes les discussions sont vaines. Ce sont les tempéraments, non les idées, qui s’affrontent ; moi, je ne digère pas la fraternité. Votre estomac semble l’exiger… Mais voici la Voie Romaine.

Ils étaient maintenant dans la forêt épaisse et humide : devant eux une légère dépression se creusait nettement dans le sol couvert de feuilles mortes et, bordée de talus moussus, s’en allait en longue ligne droite, des deux côtés, à perte de vue.

— Tout le long de cette route, dit l’archéologue, j’ai trouvé de petits temples, des villas, des corps de garde. N’est-il pas curieux de penser qu’un ingénieur romain a dessiné ces choses, que des légionnaires ont défriché ce pays, et que la forêt a repris enfin pour les conserver ces terres que Rome avait délivrées.

Ah ! quand on sait que la Légende dorée a été écrite plus de mille années après le journal scientifique de votre collègue César, cela permet en effet de beaux espoirs aux Wisigoths de votre sorte.


* * *

Ils revinrent lentement vers la ville par un chemin à flanc de coteau d’où l’on percevait plaisamment l’ordre parfait de ce paysage si simple. Le ciel gris faisait plus vertes les prairies qui épousaient les croupes des collines picardes comme une robe bien ajustée. Comme ils arrivaient au faubourg Saint-Gilles, Bertrand d’Ouville, poussant une lourde porte, fit entrer Philippe dans la cour de l’hôtel de Vence où l’herbe poussait entre les pavés noirs.

— Regardez ceci, mon cher ; est-ce beau ? La grâce sobre des lignes, l’aisance noble du toit, cette fenêtre classique qu’orne à peine un feuillage léger… Et la couleur de tout ça : cette brique à peine rose, cette pierre à peine grise… Ah ! votre romantisme, mon cher, je suis loin d’en mépriser les beautés ; tout est bon et je ne blâme personne. Mais le goût qui s’était formé chez nous aux deux derniers siècles a été une chose charmante. Les artistes, travaillant pour une élite de deux ou trois mille délicats, s’imposaient une mesure et une solidité peut-être uniques au monde. Alors on était sensible sans être sentimental, passionné sans être violent, érudit sans être pédant. Votre Rousseau gâta tout cela. Cela nous valut bien des tourments. Le mauvais goût conduisit au désordre et le lyrisme à la guillotine.

— Vous allez me trouver bien sot, monsieur, dit l’ingénieur, mais je donnerais volontiers tous les produits de cet art si mesuré, vos Trianons, vos Watteau, et vos tragédies raisonnables, pour une page des Confessions.

Et qu’importe l’art s’il est stérile ? Il y a plus de beauté dans la fête de la Fédération ou dans le Serment du Jeu de Paume que dans tous vos hôtels élégants et médiocres.

— Peut-être, dit le vieillard, quittant avec regret la vieille cour, mais la scène, si belle qu’elle soit, meurt si l’art ne la fixe. Votre Révolution n’a rien laissé de grand. Si d’ailleurs son histoire a quelque beauté romantique, c’est par le contraste entre sa sauvagerie et ce qui flottait encore dans l’air des grâces de Trianon. Les graveurs qui dessinèrent ces haches de licteurs menaçantes étaient les mêmes qui en d’autres temps avaient entrelacé des rubans, et les bonnets phrygiens prenaient sous leurs crayons je ne sais quel air noble et délicat.

Les belles choses, mon ami, sont le produit de ces époques que vous appelez j’imagine, odieuses et tyranniques et que j’appelle, moi, constructives. Quel est l’anniversaire favori de vos amis ? celui d’une démolition, tandis que ceci…

Les corbeaux s’échappaient en croassant des tours massives et gracieuses de l’église de Saint-Vulfran.

« Voyez, milord, fit une voix derrière Philippe, belles tours, deux cent vingt pieds de haut, mesurées par les Anglais…, beau portail, belles portes…

— Laisse-nous tranquille, dit l’archéologue, tu vois bien que c’est moi.

— Yes, milord, dit le vieux soldat, et il salua.

— Il a d’ailleurs raison : ces portes sont très belles… Elles furent offertes à Saint-Vulfran au XVe siècle par le bourgeois Mourette, de cette ville, qui fit graver sur chacune d’elles : « Vierge aux humains la porte d’amour êtes. » Ainsi son nom demeure dans un pieux calembour.

J’ai chez moi le portrait de Mourette et de sa femme dans une « Vierge au donateur » d’un inconnu plein de talent. C’est un honnête marchand qui ressemble à mon cordonnier. Je lui envie la violence du sentiment qui le persuada de dépenser sa fortune de si jolie manière.

— Nous ferons aussi bien, dit Philippe, le jour où quelque grande passion nous inspirera à notre tour. Imaginez l’ardeur avec laquelle les artistes sculpteront les portes de ces phalanstères qui seront les cathédrales du travail et de la fraternité humaine.

Par de petites rues étroites, ils rejoignirent la grand’place : comme ils passaient devant le cabaret Pitollet, Clotilde leur sourit.

— J’aime bien Clotilde, dit le vieillard, elle a l’air honnête et réjoui de certains portraits de La Tour. Cela s’explique d’ailleurs : La Tour était de chez nous.


V


Philippe le dimanche suivant, se retrouva à Epagne avec un vif plaisir. Les jeunes filles demandèrent la permission d’aller avec lui faire une courte promenade au bord de la Somme. La rivière, très haute, lisse et rapide, coulait comme un canal de Versailles, entre deux nobles rangées de grands arbres.

— Cette rivière, dit Philippe, va me donner bien du tourment.

— Pourquoi ? dit Catherine, complaisante.

— Mon devoir d’ingénieur est de l’empêcher de vous inonder : ce n’est pas facile.

— Comme ce doit être intéressant, dit Catherine.

Il leur expliqua assez longuement le fonctionnement des écluses et le régime de la Somme sur lequel il avait déjà trouvé le temps de former des idées originales et définitives.

— Je suis, dit Geneviève, ignorante comme une nonne. Au couvent on nous apprenait chaque année la géographie des Lieux Saints, mais jamais celle de la France. Depuis que j’en suis sortie, je lis des romans, je chante : je suis paresseuse.

Philippe demanda quelles impressions lui avait laissé le couvent.

— Nous étions très heureuses : toutes les élèves rivalisaient de pratiques et d’exaltation.

— Mais que vous enseignait-on ?

— L’histoire religieuse, les papes, les schismes… Puis le dogme : le cours était fait par un jeune abbé timide qui n’aimait pas mes questions. Il n’était pourtant pas bête.

Elle sourit à un souvenir.

— Un jour, il avait donné en composition l’immortalité de l’âme. Je l’avais prouvée en montrant que les méchants doivent être punis quand ils ont échappé aux châtiments terrestres. « C’est une mauvaise raison, me dit l’abbé Hamon, elle prouve que l’âme survit au corps mais on ne voit pas pourquoi ce serait pour l’éternité. Les méchants seraient aisément punis en quelques années. » C’était juste, ne trouvez-vous pas ?

— Oui, dit Philippe, qui marchait maintenant derrière elle sur le chemin de halage étroit, mais comment la prouvait-il, lui ?

— Je ne sais plus : cela n’a pas grande importance… On nous apprenait aussi l’histoire romaine, à cause des martyrs. J’avais été vivement frappée par l’histoire des Carthaginoises coupant leurs cheveux pour en faire des câbles de vaisseaux ; je me représentais mes cheveux tressés en câble pour quelque grande guerre. C’était un sacrifice agréable… J’aimais beaucoup Scipion et César.

— Il n’y a rien de plus beau au monde que l’histoire de Rome, dit Philippe avec exaltation. Toutes nos grandes idées viennent de là. M. d’Ouville collectionne des débris romains. À quoi bon ? Nous sommes tous des débris romains. Mais je préfère, moi, Brutus à César.

Geneviève qui suivait sa pensée, continua:

— Nous avions un confesseur jésuite qui était bien l’homme le plus fin que j’aie encore rencontré. Il comprenait nos âmes de petites filles ! C’était merveilleux. D’ailleurs il en voyait tant et nous étions toutes si pareilles. Nous avions toujours honte de n’avoir aucun péché à confesser et nous nous en empruntions pour avoir quelque chose à dire.

— L’idée du péché, dit-il, tout en admirant inconsciemment les mouvements des hanches de la jeune fille, est bien dangereuse pour des enfants : il faut se servir de leurs passions et non les combattre.

— La nourriture, dit Geneviève, était mauvaise et l’on ne pouvait y suppléer par les envois de nos familles, car la Supérieure, par esprit d’égalité, nous forçait à tout mettre en commun.

— Je sens naître en moi, mademoiselle, une vive estime pour votre supérieure. Ah ! si, au lieu de fonder des couvents d’hommes et des couvents de femmes, les moines avaient fait des couvents mixtes, le monde entier vivrait aujourd’hui dans un communisme chrétien et l’idée de richesse privée paraîtrait si absurde…

— Peut-être, coupa Geneviève, mais c’était fort désagréable pour le chocolat du dimanche. On mélangeait là-dedans tous nos chocolats de marques différentes, et même la vanille de celles qui en avaient : c’était atroce.

— Il faut bien souffrir un peu pour fonder le royaume de Dieu, dit Philippe : vous apportiez votre pierre.

Et il décrivit la cuisine, les modes et les arts de l’état qu’il fonderait quelque jour avec ses amis. Il s’efforçait de mêler quelque gaieté à son enthousiasme, mais se prenait trop au sérieux pour se railler bien volontiers.

Ils retrouvèrent à l’entrée du jardin Mademoiselle et Bertrand d’Ouville qui étaient venus à leur rencontre.

— De quoi parliez-vous, mes enfants ? dit Mademoiselle enrôlant par ce seul mot Philippe dans sa maternité d’adoption.

— M. Viniès, dit Geneviève, enlevant son chapeau et le faisant tourner par les brides autour de son poignet, nous expliquait que dans sa cité future, Catherine et moi devrons porter les mêmes robes bien que Catherine engraisse et que je maigrisse.

— C’est vrai, dit Mademoiselle souriante, M. Viniès est communiste, ou socialiste, je crois que c’est le nouveau mot.

— Vous êtes extraordinaires, vous autres, femmes, dit Bertrand d’Ouville avec un peu d’humeur : un jeune fou vous expose un système dangereux qui vous supprimerait toute liberté, où il faudra une loi pour obtenir un nouveau meuble, où le menu de votre déjeuner sera arrêté par une commission de savants nommés au suffrage universel, où les théâtres joueront des féeries patriotiques édifiantes auxquelles vous serez forcées d’assister une fois par semaine, et vous traitez toutes ces folies comme une manie inoffensive.

— Toutes les idées des hommes sont des manies inoffensives, dit Mademoiselle, mais quelques sottises que vous fassiez, tout s’arrange tôt ou tard parce que nous les femmes conservons toujours les trois sciences essentielles…

— C’est-à-dire ? demanda Philippe surpris.

— La cuisine, la couture et l’élevage des enfants.

Bertrand d’Ouville soupira :

« Si les femmes et les Saints-Simoniens s’entendent pour nous civiliser, dit-il, les délicats comme moi n’ont plus qu’à chercher une île déserte où, de vivre en barbare, on ait la liberté.

La voiture de M. de Vence s’arrêta devant la porte : il venait chercher Bertrand d’Ouville pour faire au cercle son whist dominical.

— M. Viniès, dit Mademoiselle, je suis sûre que vous ne jouez pas au whist : voulez-vous rester et dîner avec nous ?

— Vous aurez à rentrer à Abbeville à pied, Viniès, dit Bertrand d’Ouville, avec une nuance de menace.

— Mais j’aime beaucoup marcher : j’accepte avec plaisir.

— À votre aise, dit le vieillard.

« Qu’est-ce qu’il a ? dit Philippe en remontant l’allée seul avec Mademoiselle. Il a l’air mécontent.

— Eh ! mon petit il a quelque raison de l’être. Avant qu’il ne vous eût amené, Geneviève et Catherine chaque dimanche écoutaient ses histoires qui sont d’ailleurs souvent spirituelles. Vous venez, vous êtes jeune, on s’occupe de vous, mes enfants vous promènent. Lui souffre, c’est tout naturel.

— Mais, dit Philippe, il a plus de soixante ans.

— Et vous croyez que les passions s’apaisent lorsqu’on vieillit ? Oh ! que vous avez encore à apprendre !… Sachez que les hommes, jusqu’à leur mort, sont petits, petits, petits.

Sur quoi Mademoiselle, ayant prononcé cet arrêt de sa voix flutée, releva légèrement sa large jupe noire, et, montant les marches de pierre avec une vivacité inattendue disparut aux yeux de Philippe étonné et alla commander son dîner.

Le jeune ingénieur eut ce soir-là quelques-unes des meilleures heures de sa vie. Mademoiselle semblait le traiter en initié d’une sorte de mystérieuse franc-maçonnerie féminine ; Catherine offrait ses narines palpitantes, sa lourde poitrine et son parfum léger de vierge ardente ; Geneviève fut spirituelle, parodia fort agréablement la voix tortillée de M. de Vence, s’intéressa très poliment aux explications que Philippe lui prodigua sur toutes choses, et, pour une phrase banale qu’ils avaient prononcée ensemble lui envoya un beau regard d’intelligence fraternelle qui le fît frissonner de plaisir.

Il rentra à pied par une pleine lune qui mettait aux coins des villages des ombres romantiques et dures ; il était parfaitement heureux et le chemin lui parut trop court.


VI


Les sentiments vifs se transforment volontiers en actions : Philippe, au lendemain de ce dimanche heureux, alla visiter le canal de la Somme et le port de Saint-Valéry et revint de son voyage armé d’un projet de travaux qui devaient selon lui bouleverser utilement ce coin de la Picardie. Deux jours plus tard une visite de M. Lecardonnel, son ingénieur en chef, lui permit d’exposer ses idées.

Ce qui frappait tout de suite en Lecardonnel était son énorme tête, entourée de cheveux blancs assez longs et très fins : le visage glabre, aux traits puissants, faisait penser à un mufle de vieux lion. La tête était penchée sur l’épaule, et le nez toujours enfoui dans un grand mouchoir jaune, par précaution contre un rhume éternel. Au-dessus du mouchoir, deux yeux d’un bleu très clair charmaient dans ce visage de vieillard comme des bleuets dans une terre crevassée.

Il était vêtu hiver comme été d’un grand pardessus noir taché de craie, car il passait sa vie au tableau noir. C’était un mathématicien ingénieux, beaucoup plus occupé de ses travaux personnels que de ceux de son département qui se faisaient bien tout seuls.

« J’aurai aussi à vous soumettre bientôt, dit Philippe quand ils eurent terminé l’examen des affaires courantes, un projet d’amélioration de la Baie de la Somme. J’ai été stupéfait en arrivant ici de constater le faible trafic de la ligne d’eau Somme-AmiensParis, qui serait pourtant, pour les marchandises venues d’Angleterre, la voie d’accès la plus naturelle. Je ne comprends pas par quelle aberration on a pu laisser Saint-Valéry dépourvu d’un port convenable alors qu’on dépense des millions au Havre qui, d’après beaucoup de géographes, sera inutilisable dans cinquante ans…

— Hum… dit Lecardonnel dans son mouchoir… chenal de la baie très mauvais… sables mobiles… les bâtiments s’échouent… comprenez-vous ?

Il parlait avec une extrême rapidité et supprimait la moitié des mots :

— C’est ce que m’ont dit les pilotes, monsieur, dit Viniès, mais il semble vraiment facile de fixer le chenal.

— Hum, hum… fit Lecardonnel… si la rivière coulait seule dans les sables… oui, alors… mais tout est bouleversé par la marée… Courant de la Somme pratiquement nul par rapport au courant du flot… comprenez-vous ?

— Oui, monsieur, dit Philippe, déployant une carte, mais on pourrait aisément renforcer le courant de la rivière en rapportant l’écluse qui la ferme sous la tour de Harold. Dès lors, les eaux ne perdant plus leur vitesse sur un trajet trop long creuseraient un chenal profond. Avec deux jetées et quelques bassins, on ferait de Saint-Valéry…

— Mettez ça sur papier, faites-moi un projet… on verra… hum, hum… mais les sables… les sables… éléments non définis dans la donnée du problème… comprenez- vous ?

Puis le vieux lion inclina la tête davantage et fixant sur Philippe ses yeux jeunes :

— Ah ! j’oubliais… j’ai reçu du préfet un mot me priant de surveiller votre attitude politique… hum, hum… pour moi, la politique n’existe pas… éléments non définis, comprenez-vous ?… Mais je voulais vous prévenir.

— Je ne serai pour vous, monsieur, la cause d’aucun ennui, je ne demande que la liberté de penser.

— Aucun ennui possible ici, prononça son chef ; vallée fertile, hommes paisibles… carte politique de la France suit la carte géologique… comprenez-vous ?… J’ai vu en Italie un village bâti sur deux versants d’une montagne. Côté du soleil, récoltes superbes, habitants conservateurs… côté de l’ombre, révolutionnaires… s’injurient les uns les autres avec beaucoup de conscience.

Puis il emmena Philippe chez Bertrand d’Ouville avec lequel il devait déjeuner. En route il admira Saint-Vulfran :

« Rien de plus beau que ça, Viniès… Cathédrale gothique… algèbre de pierre… édifice vraiment spirituel… Remarquez bien: pressions suivent les nervures et piliers… Armature soutient toute l’église… murs ne sont que des tentures… comprenez-vous ? Etes-vous croyant ? Moi, oui… rien de plus beau que la théologie, si ce n’est peut-être l’arithmétique… Mais me suis toujours demandé ce qu’on pourra bien faire pendant l’éternité… ai commencé une étude des espaces à plus de trois dimensions en vue de m’occuper là-haut.

Bertrand d’Ouville fit bon accueil à Philippe et l’invita à déjeuner :

— Eh bien ! lui dit-il, vous êtes-vous diverti aux mystères de la Bonne Déesse ?… Lecardonnel, connaissez-vous mes amies d’Epagne : il faudra que je vous emmène, vous verrez deux jolies filles.

— Hum… hum… fit le vieux lion… les femmes… éléments non définis. Etes-vous marié, Viniès ? Non ? Tant mieux… La plus grande intelligence commune de deux êtres inégaux est nécessairement inférieure à l’intelligence du meilleur des deux.

On annonça le déjeuner : des cabinets italiens aux marquetteries bigarrées ornaient la salle à manger. La cuisinière de Bertrand d’Ouville était célèbre dans tout le Ponthieu et Lecardonnel durant la plus grande partie du repas savoura les plats en silence.

Philippe raconta à l’archéologue une violente discussion qu’il avait eue la veille avec le .sous-préfet au sujet d’un réfugié polonais auquel sa demande de secours avait été retournée avec cette note : « Gagne déjà six francs par semaine comme violoniste au théâtre ».

— J’avoue, dit Bertrand d’Ouville, que je ne comprends guère moi-même pourquoi nous devrions pensionner des étrangers.

— La Pologne, dit Philippe est, dans l’Est, le boulevard de la civilisation : elle y jouera, si nous savons l’y aider, le rôle que joue la France dans l’Ouest.

— C’est encore de la politique romantique, mon cher, mais l’électeur français ne se soucie guère d’en faire les frais. Un de mes fermiers, gros contribuable, se plaignait à moi l’autre jour de ces secours aux réfugiés : « Je vais, me dit-il, demander au sous-préfet une place de polonais. »

— Il est électeur ? dit Philippe sarcastique. Il l’obtiendra.

Et il dénonça la corruption qui envahissait le pays légal : les députés disposaient du budget, de bureaux de poste, de débits de tabacs, de tronçons de chemin de fer.

— Tout cela est malheureusement vrai, dit Bertrand d’Ouville, mais le moyen de l’éviter ?

— Il est fort simple, dit Philippe, c’est le suffrage universel… ce qui est possible avec un corps électoral réduit deviendra impossible quand la nation votera toute entière.

— Le suffrage universel ! dit l’archéologue avec un peu d’irritation. Ce serait l’anarchie.

Philippe haussa les épaules : le vieux lion fit entendre des grognements préparatoires :

« Hum, hum… fit-il… une seule condition pour rendre le suffrage universel possible… la conscription… Garde nationale légitime le suffrage restreint. »

Et comme les deux autres le regardaient avec quelque surprise, il expliqua :

« Hum… Meilleur gouvernement est celui qui dure le plus longtemps… or pour qu’un gouvernement dure, il faut qu’il y ait équilibre, c’est-à-dire que la force et le pouvoir coïncident… comprenez-vous ?… Temps primitifs : force musculaire toute puissante… lutteur ou pugiliste doit régner… Achille, Ulysse… Barons féodaux : excellent système tant que les cavaliers font peur aux piétons… Mais poudre à canon fait armées de fantassins et du même coup pouvoir central… comprenez-vous ?… Et si jamais les hommes apprennent à voler, ou perfectionnent la chimie au point que des individus puissent lutter contre des armées… hum… verrez lentement, mais sûrement se recréer une féodalité… Force et pouvoir… hors de là désordre… comprenez-vous ?

— Oui, dit Philippe, c’est ingénieux : mais Napoléon renverse votre système. Avec lui, l’armée nationale ne sert qu’à soutenir un tyran.

Le vieux lion pencha son mufle plus bas encore sur son épaule et regarda Philippe avec malice.

— D’abord, dit-il, l’armée de Napoléon était une armée de métier… ensuite Napoléon n’était pas un tyran.

— Certes non, dit Bertrand d’Ouville : il croyait aussi peu à son droit divin qu’à celui des peuples. C’était sa force. Jamais homme n’a vu plus clairement les choses comme elles sont, sans les déformer pour satisfaire ses désirs ou ses préjugés. Après l’échec du camp de Boulogne, sans perdre une minute à se lamenter sur tant d’efforts perdus, il prépare Austerlitz… Et pendant la campagne d’Italie, dès la première neige : « Allons, dit-il, il faut faire la paix, le Directoire et les Avocats diront ce qu’ils voudront. » De même la religion, la noblesse, étaient pour lui des faits dont il n’avait garde de négliger l’importance. Non, cet homme-là n’était pas un tyran, c’était un chef.

— Hum… dit Lecardonnel, connaissez-vous l’histoire de Bonaparte discutant avec Portalis projet de constitution ?… Il faut, dit-il, qu’elle soit courte et… — Courte et claire, dit Portalis. — Oui, dit Bonaparte, courte et obscure.

— Je trouve cela d’un réalisme admirable, dit l’archéologue, c’est fort comme du Machiavel.

— Oui, dit Philippe avec feu, mais ce grand réaliste a succombé comme tous ses pareils pour avoir oublié qu’il y a autre chose chez l’homme que ces passions et ces intérêts qu’il connaissait si bien. Il y a un appétit mystique de justice et d’égalité qu’il faut satisfaire ; il y a la bonté, il y a l’amour… Et ces autres grands réalistes, ces empereurs romains qui ont donné au monde un bonheur peut-être unique dans son histoire, ont vu leur œuvre s’écrouler devant quelqu’un qui disait : « Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu…

Le vieux Lecardonnel, son large nez plongé dans un verre de remarquable fine champagne, regarda le jeune apôtre avec sympathie.

— « Ah! là, dit-il… Bertrand… Là, il y a quelque chose… L’idéalisme fait partie de la donnée du problème… Si on le néglige… solution incomplète.

Il ajouta après réflexion : « Ou indéterminée. »

— Peut-être, dit Bertrand d’Ouville, mais il n’y a qu’un cynique qui puisse être idéaliste sans danger pour ses concitoyens.

Sur quoi le vieux lion, agitant vigoureusement sa crinière, répéta plusieurs fois avec une évidente satisfaction :

— Courte et obscure… Viniès… courte et obscure.

Philippe décida dans son cœur qu’il préférait les manières abruptes de son chef à l’ironie mesurée de Bertrand d’Ouville.


VII


Les souvenirs de Philippe étaient si tendres qu’il prit à Epagne le dimanche suivant un air un peu conquérant. Geneviève, âme tendue et fière qui résonnait aux plus légères nuances de sentiment, fit aussitôt mille amitiés au vieil archéologue à côté duquel elle alla s’asseoir.

« Ô Abisaïg, vierge sunamite… » pensa Mademoiselle qui proposa innocemment aux jeunes gens d’aller tous trois faire une promenade.

— Je suis fatiguée, dit Geneviève, mais Catherine peut très bien sortir seule avec M. Viniès, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Certainement, dit la voix flûtée, mais ils devront rester dans le parc, car les gens du pays jaseraient et M. Bresson ne me confierait plus sa fille.

Catherine, étonnée de sa bonne fortune, se leva avec empressement. Philippe dut suivre, d’assez méchante humeur.

Autour des pelouses attristées par les feuilles humides et rouges de l’automne, leur conversation morte tourna sans joie. Elle lui demanda ce qu’il pensait de Mademoiselle : il dit qu’il l’admirait beaucoup. Elle essaya de parler d’elle-même, de sa vie triste chez ses parents, de ce qu’elle eût aimé à faire pour les ouvriers de son père. Elle s’excusait inutilement de sa naissance riche et bourgeoise.

Puis elle voulut dire avec force qu’elle aimait Werther et Manfred. Philippe, injuste, écoutait impatiemment cette enfant maladroite avec une réelle bonté, un besoin de dévouement et d’adoration presque maladifs, elle avait le malheur de dire faux et ses phrases sans fraîcheur endormait l’esprit.

Ils revinrent s’asseoir d’un air accablé en deux coins opposés du salon.

Il y eut un assez long silence : par la fenêtre sans rideaux on voyait des haillons de brume s’effilocher dans le ciel livide.

— Que pourrions-nous faire ? demanda Geneviève.

— Vous savez ma règle, dit Mademoiselle, si l’on est huit, il faut parler voyage ; si l’on est six, philosophie ; si l’on est quatre, sentiment ; si l’on est deux, chacun parle de soi.

— Mais nous sommes cinq, mademoiselle.

— Alors, allez au diable.

— Connaissez-vous, dit Bertrand d’Ouville, les triangles de madame de Ludre ?

— Non, dit Mademoiselle, d’abord qui est madame de Ludre ?

— C’est une bonne dame fort dévote qui vient de publier un manuel de perfectionnement moral. L’une des méthodes qu’elle y recommande pour sauver son âme est de tracer sur une feuille de papier autant de triangles que l’on a de défauts graves. Puis à mesure que l’on se perfectionne, on noircit lentement chaque triangle en commençant par le sommet. Quand tous sont noirs, votre âme est blanche. Lors de mon dernier voyage à Paris, c’était un jeu fort à la mode chez mes cousins Genzé que de donner à ses amis des triangles à remplir.

— C’est un jeu bien dangereux, dit Mademoiselle, je pourrais vous en offrir une bonne douzaine… Catherine, ma chérie, cherchez-nous du papier et des crayons.

Un nouveau silence se prolongea ; ils avaient beaucoup d’idées, mais hésitaient à les écrire. Mademoiselle réclamait à chacun ses défauts, mais personne n’avait l’audace de s’adresser à elle. Enfin Bertrand d’Ouville fit passer un papier à Philippe.

— Esprit de système, lut celui-ci surpris, ma foi, monsieur, je pourrais vous le rendre.

Geneviève dessinait minutieusement deux triangles pointus qu’elle alla porter avec une révérence à Bertrand d’Ouville et à Viniès.

— Coquetterie, lut le vieillard.

— Très bien, Geneviève, dit Mademoiselle battant des mains.

— Que le diable m’emporte si je cherche à m’en guérir, dit-il. C’est un défaut de jeune homme. Et vous, Viniès, que vous a donné cette jeune folle ?

— Exagération, déchiffra Philippe. Pourquoi ? dit-il douloureusement.

— Tout ce qui est grand est exagéré, dit Catherine.

— Cela suffit, dit sèchement Mademoiselle, agacée : vous devenez trop subtils, mes enfants. Geneviève, chantez-nous Orphée, cela donnera de l’air.

On fit de la musique jusqu’au soir et Philippe ne fut pas retenu à dîner. Après le départ des hommes, Mademoiselle, trouvant Catherine seule dans le salon, la prit brusquement par les épaules et lui dit :

— Catherine, ma petite, souvenez-vous qu’il y a deux choses qu’un homme ne pardonne pas à une femme : c’est de l’aimer, et de ne pas l’aimer.

Philippe, en rentrant, écrivit à son ami Lucien Malessart, rédacteur à la Réforme, une lettre violente qui contenait sur les femmes et le monde quelques jugements satiriques et vigoureux.

Quand il avait ainsi habillé ses sentiments en idées générales, il ne les reconnaissait plus et se prenait à les respecter.


VIII


Lucien Malessart au Préfet de Police.

« J’ai l’honneur, M. le Préfet, de solliciter mon admission dans l’administration que vous dirigez. J’ai déjà fourni quelques renseignements à M. Brette, votre agent, qui pourra répondre de moi.

« Le service dans lequel je désire entrer est celui de la police politique et secrète. Ce service conviendrait à mon caractère : le préjugé qui s’y attache n’a aucune puissance sur moi, car je crois que toute profession a sa moralité et je ne pense pas que celle qui a pour objet d’assurer le repos du pays puisse être méprisée des hommes raisonnables qui savent voir la fin à travers les moyens.

« J’ai été victime, comme bien des jeunes gens, de l’exaltation politique de ce siècle troublé, mais le contact journalier du monde m’a depuis enlevé bien des illusions, et j’en suis arrivé à considérer sans les préventions du vulgaire l’emploi que je sollicite aujourd’hui.

« Affilié à la Société des Saisons, j’y ai acquis une influence assez solide en affectant de n’en chercher aucune, et en me montrant prudent et méticuleux dès qu’une affaire pouvait mettre en danger la sécurité du parti. C’est en continuant à jouer ce rôle parmi les adhérents des sociétés secrètes que je crois pouvoir, monsieur le Préfet, être pour le gouvernement un auxiliaire utile.

« Certes, il vous serait facile de faire arrêter les principaux chefs de ces groupes en somme peu nombreux, mais je suis d’avis qu’il vaut mieux pour assurer le maintien de l’ordre les tolérer et les surveiller, et mon expérience de ce monde d’ambitieux désappointés donne, je crois, quelque valeur à cette opinion.

« Dans un pays ardent comme le nôtre, il me paraît nécessaire de faire croire à la paix des esprits, car il suffit d’y montrer un complot pour que dix autres se forment à son image. La prison et l’exil posent en. héros de pauvres diables égarés et cette apparence de gloire donne à d’autres malheureux le courage de les imiter.

« Dès lors, au lieu d’organisations connues qu’il vous est facile de contrôler par l’intermédiaire d’hommes de bonne volonté comme moi-même, vous vous trouvez, monsieur le Préfet, en présence de foyers nouveaux qui peuvent couver fort longtemps avant que la police ne les découvre.

« Or, je prétends que de telles sociétés se formeront toujours à Paris, car elles y trouveront toujours à recruter leurs adhérents dans les milieux que je vais avoir l’honneur de vous énumérer.

« a) la jeunesse des Écoles — elle aime le bruit et les événements, et son extrême inexpérience de la vie la dispose à accueillir les théories les plus dangereuses. Les Anglais, qui ont le génie de la tranquillité publique, maintiennent sagement leurs grandes Universités hors de Londres.

« b) les impuissants — avocats sans causes, médecins sans patients, écrivains sans lecteurs, marchands sans clients. Là est le champ de recrutement éternel de toutes les causes révolutionnaires, et à ce propos je me permettrai de faire remarquer l’importance qu’il y a pour tout gouvernement à bien payer ses intellectuels. J’irai même jusqu’à soutenir que c’est une des fonctions de la police politique que de rechercher les intelligences inutilisées et de les arracher aux dangereux conseils du désespoir en leur procurant les moyens de gagner honorablement leur vie.

« c) les ouvriers des faubourgs — bien intentionnés, braves gens par nature, mais batailleurs par habitude et prêts à tout parce qu’ils n’ont rien à perdre.

« d) les réfugiés politiques, exilés de pays étrangers et qu’on a le plus grand tort d’accueillir dans le nôtre.

« C’est parmi ces hommes que s’est recruté le personnel de la Société des Saisons : il s’y recruterait encore si la société actuelle était dissoute. Si au contraire celle-ci subsiste, je me fais fort, monsieur le Préfet, de vous tenir au courant chaque semaine de ses projets et de ses moyens d’action. En particulier, la seule imprimerie clandestine de la Société a été placée dans mon appartement qui est considéré comme un endroit sûr, ce qui vous donne toute garantie sur la nature des écrits qui seront ainsi répandus.

« J’ai également quelques accointances en province, surtout dans le Pas-de-Calais et dans la Somme. À titre d’exemple, je vous signalerai l’ingénieur des Ponts et Chaussées Viniès, communiste et républicain, qui fait une propagande purement théorique, mais active dans les milieux ouvriers d’Abbeville. On ne peut dire que ce fonctionnaire soit dangereux, mais c’est un esprit confus et utopiste qu’il y a lieu de surveiller et en cas de troubles d’éliminer. »

La lettre se terminait par quelques détails intéressants sur plusieurs jeunes hommes d’Amiens et d’Arras qui informaient volontiers Lucien Malessart de leurs idées et projets politiques.


IX


La route royale n° 32, le projet d’amélioration de la Baie de la Somme et les querelles ardentes du maire d’Ault avec l’Océan occupèrent l’ingénieur Viniès pendant le mois de novembre. Le maire d’Ault surtout, fermier énergique et sanguin, le força à passer plus d’une journée en diligence. Viniès le persuada enfin d’ouvrir parmi les propriétaires une souscription qui permettrait d’élever un mur de défense : il en établit la courbe ingénieuse qui devait défier et rejeter les vagues.

Il continuait à habiter le cabaret Pitollet où Clotilde l’entourait de soins délicats qu’il ne remarquait pas, et à se rendre chaque dimanche au château d’Epagne.

Il se donnait beaucoup de mal pour y plaire et avait l’impression d’y avoir assez bien réussi. Son sourire était sans grâce et ses plaisanteries douloureuses, mais il apportait des idées à ces jeunes filles fort ignorantes : elles l’écoutaient d’autant plus volontiers qu’il était joli et, quoique petit, bien fait.

La nuit tombait maintenant très tôt : Catherine et Geneviève mettaient des manteaux épais et, dans le parc, où la lune à son premier croissant allongeait les ombres des sapins, Philippe leur parlait des étoiles et leur disait les noms qu’inventèrent jadis pour elles des bergers chaldéens et des pasteurs arabes. Pour mieux voir, Catherine s’appuyait contre lui et parfois il devait prendre la main de Geneviève pour la pointer vers un coin de ciel.

Il leur prêtait des livres qu’il aimait et auxquels Geneviève reprochait souvent de manquer de naturel. Ils les discutaient en de longues promenades sur les bords majestueux de la Somme : les jeunes filles se tenaient par la taille et prenaient un plaisir, peut-être ingénument adroit, à s’embrasser devant Philippe. Il écoutait avec une joie toujours fraîche la voix claire de Geneviève, tandis qu’il associait à des désirs plus confus les formes violentes de Catherine et les parfums légers de sa peau de brune.

Le dernier dimanche de décembre, comme il arrivait sans Bertrand d’Ouville que la neige avait effrayé, Mademoiselle lui apprit brusquement de sa voix flûtée que Geneviève faisait ses malles pour aller passer trois mois à Paris. Elle y avait une tante, qui l’invitait depuis longtemps et se promettait bien de la marier.

Philippe fut étourdi de surprise : mademoiselle lui parla avec une douce tenacité des plaisirs que Paris peut offrir aux jeunes filles.

— La danse à la mode est la polka : elle nous vient des paysans de Bohème. Cellarius l’a introduite à Paris. Elle y fait fureur, bien que certains salons du faubourg Saint-Germain la jugent peu décente…

Philippe répondait par de courtes phrases assez incohérentes et écoutait au-dessus de sa tête les pas des jeunes filles. Elles descendirent enfin.

— Je viens d’apprendre que vous partez, dit-il, tragique, à Geneviève.

— Oui, dit-elle avec un petit air de défi : cela m’ennuie de quitter Mademoiselle, mais je suis contente de voir enfin le monde.

— Le monde n’est pas Paris, dit Philippe amèrement.

La journée se traîna, interminable et lourde. Les femmes parlaient de diligences, de bagages, de robes et déploraient que le chemin de fer ne fût pas terminé. Philippe, silencieux, méditait.

Vers le soir, Catherine et Mademoiselle étant sorties un instant pour recevoir une paysanne, il s’approcha brusquement de Geneviève qui, debout près de la fenêtre, regardait le jardin endormi sous la neige.

« Avant que vous ne partiez, dit-il très vite, il y a quelque chose que je voudrais vous demander : ne croyez-vous pas que nous pourrions être heureux ensemble ?

— Non, monsieur, répondit-elle sèchement, et elle sortit en courant.

Philippe étant allé sans le savoir jusqu’au perron, respira profondément l’air glacial, et regarda longtemps les masses blanches des sapins. Dans la blancheur uniforme des choses, les troncs d’arbres mettaient de larges bandes noires qui supportaient les traits fins et nets des branches et des rameaux.

« J’ai joué mon bonheur sur une phrase, pensait-il. Quel sot je fais : il fallait attendre. Je ne suis à ses yeux qu’un petit pédant de province. Allons, il faut accepter ceci stoïquement : me voici libre de me sacrifier pour quelque grande cause. »

Mais il revenait malgré lui aux reproches inutiles :

« Si je n’avais rien dit, je restais son ami. Elle reviendra de Paris dans trois mois : je l’aurais retrouvée. Maintenant, elle ne me parlera de sa vie. »

Et, convaincu que Geneviève le méprisait et le haïssait, il venait de décider de rentrer à Abbeville sans lui dire adieu quand il entendit par la porte ouverte sa voix claire.

— Mademoiselle, criait-elle, si vous avez besoin de moi, je suis au salon, je trie ma musique.

Comme Philippe était fort jeune, il ne comprit pas que la phrase s’adressait à lui, mais comme il était fort amoureux, il se trouva tout de suite dans le salon.

À sa grande surprise, elle le regarda d’un air assez doux.

— Ah ! vous êtes ici, dit-elle, je venais chercher la musique que je dois emporter.

Mais elle s’assit dans un fauteuil et attendit qu’il parlât.

— J’espère, dit-il, que vous ne m’en voulez pas et que je resterai votre ami…

— Pourquoi vous en voudrais-je ? dit-elle, intéressée et animée. Mais je ne comprends pas ce qui a pu vous plaire en moi. Vous êtes passionné, violent, intelligent…

Il fit un geste.

— Oui, vous êtes très intelligent : vous le savez… Moi je suis sotte, ignorante et petite fille.

— Vous ne vous connaissez pas, vous n’êtes pas faite pour devenir une de ces poupées mondaines. Si vous acceptiez d’être ma femme, je ferais peut-être de grandes choses : je sens en moi près de vous l’ardeur qui les inspire…

Elle remarqua assez justement que dans ce grand amour, il était surtout question de lui.

— Vous êtes très spirituelle, dit-il amèrement.

— Et comment savez-vous, reprit-elle, que je ne suis pas faite pour être une femme du monde ? Que connaissez-vous de mes sentiments vrais ? La danse, les toilettes, les théâtres, l’esprit et le mouvement de Paris, tout cela me tente plus que vous ne pensez. Il se peut que cela me retienne.

— Le monde, dit Philippe, intéressera votre esprit, mais ne contentera pas votre cœur. Si vous épousez un des papillons de parfumerie et d’ironie facile que l’on y rencontre, je sais que vous ne serez pas heureuse. Ce que je vous offre est certes plus dangereux. Dans quelques années, l’an prochain peut-être, ce régime disparaîtra par la mort du Roi. Alors mes amis et moi, nous essaierons de préparer la France pour la mission d’affranchissement des peuples qui l’attend. Nous allons vivre de grandes années.

— Votre idéal est très beau, mais j’en suis indigne. La vie me semble tellement plus simple que tout cela. L’idée de me sacrifier à des théories, peut-être fausses, me paraît étrange, presque ridicule.

— Le ridicule ne m’inquiète pas, dit-il, je suis né sérieux et tendre… Et pourquoi sacrifier ? Si le bonheur…

Mademoiselle entra et vit leurs visages animés.

— Geneviève, dit-elle, je vois que vous classez très proprement la musique. M. Viniès, je regrette de ne pouvoir vous retenir à dîner ; ce départ nous donne trop de travail.

— Adieu, dit-il à Geneviève, et j’espère que vous reviendrez.

— Je reviendrai le premier mars mil huit cent quarante-cinq, répondit Geneviève, légère et souriante. Déjà mil huit cent quarante-cinq. Comme cela nous vieillit…

— N’oubliez pas de venir me voir quand cette vieille femme sera partie, dit Mademoiselle, et elle le conduisit avec fermeté vers la porte.


X


Le roi Louis-Philippe étant venu passer un mois au château d’Eu, le sous-préfet d’Abbeville reçut l’ordre d’amener dans sa chaise de poste au premier concert de la Cour M. d’Ouville et M. de Vence. Le Roi aimait Bertrand d’Ouville qui jugeait comme lui sans romantisme la politique de son temps ; la Reine Marie-Amélie respectait M. de Vence qu’elle savait fidèle à la branche aînée. Car elle était légitimiste.

Comme l’archéologue suivait à travers les salons du château le petit sous-préfet solennel, un vieux général l’appela : ses broderies d’or rouillées et sombres, sa plaque de la Légion d’honneur ébréchée disaient la gloire de l’Empire. Entassé sur un divan, il suivait des yeux avec horreur un jeune officier qui évoluait, la taille sanglée d’une ceinture lie de vin.

« Qu’est-ce que c’est encore que cela, Bertrand ? On a des inventions à présent… des inventions inconcevables… »

Il s’arrêta pour souffler bruyamment, puis grogna contre la campagne d’Algérie.

« Belle conquête ma foi ! Une armée d’occupation qui n’occupe rien… la soumission des tribus ? Cela consiste quand elles ont cinq cents chevaux à offrir une rosse à Bugeaud… Sur quoi nous pensionnons le chef… Au premier coup de fusil en Europe, ces pensionnés nous tireront dessus… Que diable allons-nous faire là-bas ?… Tout cela ne durera pas dix ans. »

Un aide de camp s’approcha, sémillant, couvert de rubans, et fît signe à Bertrand d’Ouville qui voulut se lever. La lourde main du général l’arrêta :

« Attendez donc, mon cher, on ne se lève pas pour ces gens-là. »

Cependant le Roi congédiait aimablement M. le Maire, M. le juge de paix et M. le notaire de Gamaches : ils venaient de lui présenter un honorable industriel anglais qui fondait une usine dans le pays.

« Nous désirons vous avoir à dîner au château, conclut-il : à demain. »

Il répéta l’invitation en anglais, et à Bertrand d’Ouville, introduit après la députation, il expliqua que pour faire de bonne politique, il faut des Français qui sachent l’anglais et des Anglais qui sachent le français. Puis il blâma l’Empereur de Russie qui s’était sottement rendu à Londres la veille du bal des Polonais :

« À quoi bon aller chercher une avanie ? Monsieur d’Ouville, Monsieur d’Ouville, les princes intelligents sont rares. Écoutez ceci et retenez-le : le secret de maintenir la paix est de prendre toutes choses par le bon côté, aucune par le mauvais… »

Il parlait avec une verve robuste et saine, sans jamais attendre les réponses. Ayant remercié l’archéologue pour une collection d’armes antiques offerte au Musée d’Artillerie, il l’interrogea sur l’esprit des populations que le Préfet de la Somme prétendait mauvais.

— Que veulent-ils encore ? Je déteste la guerre ; je n’aime ni le jeu, ni la chasse… M. Guizot me compromet ; il a le courage de l’impopularité parmi ses adversaires ; il ne l’a pas parmi ses amis.

L’aide de camp vint dire que le concert allait commencer.

L’orchestre attaqua l’Aria de Stradella. Bertrand d’Ouville, apercevant au fond d’un salon M. de Vence et le sous-préfet se dirigea vers eux.

— Le père de cet Ouville, dit M. de Vence en le voyant venir, était marchand de cuirs et se nommait Bertrand tout court, mais ayant fait fortune sous l’Empire en vendant des gibernes à Bonaparte, il a jugé bon à la Restauration de se faire noble, comme tout le monde… Quelle cour ! ajouta-t-il. On n’y connaît personne. Des bourgeois vaniteux qui font les rodomonts. Si ce n’était pour mon fils qui voudra bientôt une ambassade, du diable si l’on m’y verrait.

— Monsieur de Vence, dit le sous-préfet, faites attention, on pourrait vous entendre.

— Je m’en moque bien, dit M. de Vence, je n’aime pas ces gens-là.

Et il murmura de sa voix de gavroche de bonne maison :

— Il y avait une fois un roi et une reine…

— Vous êtes injuste, dit Bertrand d’Ouville, le Roi est l’esprit le plus précis du royaume et a cette nuance de machiavélisme sans laquelle il n’est pas d’homme d’Etat.

— Sa Majesté est très bienveillante, dit le Sous-Préfet ; l’an dernier, ici même, un domestique qui servait le souper, fut tenté par un perdreau froid et le mit dans la poche de son habit. Le Roi, qui seul l’avait vu, s’approcha et lui dit à voix basse : « Faites attention ; les pattes passent. »

— C’est un brave homme, reprit Bertrand d’Ouville, qui a le malheur d’être prudent dans un pays exalté. Entre la Banque et la Garde nationale il manque de poésie. C’est une faute. La France peut vivre sans pain et sans liberté : sans gloire et sans émotions, elle souffre comme une femme ardente qu’exaspère un mari trop sage.

— M. d’Ouville, dit le sous-préfet, parlez plus bas : on pourrait vous entendre. Il est certain malheureusement que l’esprit est mauvais. On m’avertit ce matin que l’ingénieur des ponts et chaussées, M. Philippe Viniès, est à surveiller : un fonctionnaire ! C’est déplorable.

L’orchestre joua le Désert de Félicien David.

— Quelle symphonie brillante et colorée, dit le sous-préfet ; l’auteur est un saint simonien, mais il a du talent : les journaux l’appellent le Beethoven français.

— Vous aimez la musique ? dit M. de Vence surpris.

— M. de Vence, dit le sous-préfet, j’ai divisé ma vie en trois parts. J’ai consacré la première au Roi, la seconde à l’amour et la troisième à l’art.

— Ce sous-préfet est bête comme une grenouille, dit M. de Vence à Bertrand d’Ouville quand les deux hommes se retrouvèrent seuls sur les pavés pointus de la Ville d’Eu, mais sa femme est une caillette assez grasse. Elle a divisé sa vie en trois parts ; elle en consacre une au sous-préfet, la seconde au préfet et la troisième au maire : ce n’est pas maladroit.


XI


Mme Bresson invita Philippe Viniès à dîner : il en fut très surpris et s’y ennuya bien. L’industriel discuta la politique du gouvernement ; c’était surtout, semblait-il, un prétexte pour raconter ses débuts obscurs et sa brillante réussite. Catherine chanta, par ordre ; elle semblait souffrir. Mme Bresson, petite vieille aux bras croisés, au regard aigu, fit subir à Philippe un interrogatoire serré sur sa famille, sa vie et ses projets d’avenir. Il ne conserva de cette soirée que le souvenir d’un frère de Mme Bresson qui, ferblantier de son métier, voyait dans la ferblanterie le secret du bonheur universel.

Il ne pensa nullement à rendre visite à Mme Bresson et ne remarqua pas une courte lueur de méchanceté dans ses yeux gris quand elle le rencontrait dans les rues d’Abbeville. Il avait d’autres soucis.

Geneviève à laquelle il avait pensé avec plaisir, mais avec beaucoup de calme, au temps où il la voyait chaque dimanche, était soudain devenue pour lui l’objet d’un sentiment exalté et violent.

— Il est complètement fou, disait Mademoiselle à Bertrand d’Ouville. Vraiment, mon cher, la plus grande force des femmes, c’est d’être absentes. Elles ne le savent pas assez.

Philippe vint lui conter son histoire qu’elle connaissait aussi bien que lui : il voulait l’adresse de Geneviève pour essayer de la voir à Paris et avait apporté une lettre qu’il désirait que Mademoiselle transmît avec une des siennes.

— Vous pouvez la lire : vous n’y trouverez rien qui ne soit l’expression d’un sentiment respectueux et tendre.

— Voilà qui m’est fort égal, lui dit la voix flûtée, je n’enverrai rien du tout. Écoutez moi bien, mon petit : je ne sais pas si Geneviève vous épousera ou non, mais ce que je sais, c’est que votre seule chance, c’est de ne pas écrire et de ne pas vous montrer. Si vous étiez un autre homme, je vous dirais aussi de courtiser Catherine Bresson et de céder à cette petite cabaretière assez jolie qui vous fait, me dit-on, les doux yeux. Mais vous êtes un saint, restez dans votre niche et n’en bougez point.

Il céda de mauvais gré, mais fit pourtant un voyage à Paris sous prétexte de voir son ami Lucien, qui l’emmena à une réunion de la Société secrète des Saisons.

Cela se passait dans l’arrière-boutique d’un marchand de vins : une vingtaine de conspirateurs, arrives par petits groupes et feignant de ne pas se connaître, jouaient aux cartes et buvaient du vin bleu. Puis, un homme de garde ayant fait signe que la rue était tranquille, l’Agent Révolutionnaire, qui était Lucien, lisait l’ordre du jour, en s’abritant derrière un journal doctrinaire. C’était un programme très négatif.

« Il ne faut pas que l’association se compromette par des initiatives désastreuses. Le comité a décidé qu’elle attendrait quelque grande émotion populaire pour manifester sa puissance : alors elle apparaîtra, jettera son épée dans la balance et remportera un triomphe éclatant. Jusque-là sachons attendre et renfermons-nous dans une discrétion impénétrable, dans une prudence inflexible.

— Quelle résignation, dit Philippe à Lucien comme ils sortaient.

— C’est à ce prix qu’est la victoire, dit l’autre, et il lui présenta l’un des chefs du parti, monsieur Dourille, petit vieillard à barbe rouge et faunesque qui parlait comme le père Duchesne. « L’un des deux hommes qui connaissent le mieux les révolutionnaires de Paris », dit Lucien, qui goûtait un plaisir assez vif à penser que l’autre était le préfet de police.

Philippe crut partout voir Geneviève : il la reconnaissait dans toute silhouette un peu gracieuse et passa des heures, au théâtre, à regarder fixement au fond d’une loge un visage qu’il croyait être le sien.

Cependant les lettres que Mademoiselle recevait d’elle, heureuses et vives au début, étaient devenues désenchantées. Elle avait décrit avec tendresse ces soirées du Faubourg, modestes et fermées ; l’orchestre composé simplement d’un piano, d’un violon et d’une flûte ; le souper où l’on pouvait choisir entre un bouillon et un lait d’amandes, et les jeunes filles en robe de mousseline blanche, à ceinture bleue, rose ou lilas.

Puis, après un mois environ, le ton avait brusquement changé. C’était maintenant l’horreur de ces visites où l’on s’entretenait des goûts et des ridicules de gens qu’elle ne connaissait pas, de ces vieilles femmes sourdes et criardes, auxquelles il fallait aller se montrer et qui prononçaient haut et dru : — Elle est fort bien, mais un peu maigre.

Une d’elle avait ajouté :

— Et point de gorge.

Et surtout elle protestait contre les mariages arrangés par ces douairières qui semblaient considérer un vieillard titré et riche comme un excellent mari pour une fille pauvre.

— Le mariage, lui avait dit sa tante, n’est point une question de sentiments, c’est un sacrement destiné à donner des enfants à l’Eglise.

« En vérité, mademoiselle, écrivait-elle, j’aurais autant l’idée d’épouser un Patagon que la plupart des hommes que je vois ici. Je me suis fait de ma vie une idée plus belle. Sera-ce jamais plus qu’une idée ? Un cher foyer dans la paix d’un vallon de chez nous, des livres, des fleurs, de belles choses. Et quelqu’un au cœur ardent, à l’âme haute… » Il est honnête d’ajouter que Mademoiselle, bonne personne, se mit alors à parler dans ses lettres de Catherine Bresson, et de Clotilde, petite fille sensible d’un héros.