Nerciat - Contes saugrenus/Texte entier

LE MOUVEMENT DE CURIOSITÉ.



A quatre heures après midi d’une belle journée de Septembre, Mlle. de Beaucontour, âgée de dix huit ans, jolie lectrice de Mde. la Duchesse de .... disait à Mlle. Lajoie[1] première femme de chambre :

— Comme nous allons nous ennuier, mon cœur, pendant cette éternelle soirée ! Pas un chat au chateau !

Mlle. Lajoie. Voilà certes la réflexion et l’expression d’une espiègle qui laisse volontiers aller le chat au fromage.

Mlle. de Beaucontour. En vérité, Lajoie, vous avez parfois des idées…… bien désobligeantes pour les personnes qui vous aiment le plus !

Lajoie. Vous voilà fâchée !

Mlle. de Beaucontour. Pas tout-à-fait encore ; mais il ne s’en faut guères.

Lajoie. Pour que je rentrasse dans vos bonnes graces, ne vous faudrait-il qu’un petit doigt de cour[2] ? Au lieu d’un chat, contentés-vous, pour le moment, d’une chate qui fait, comme vous savés, faire patte de velours assés agréablement.

Mlle. de Beaucontour. (minaudant.) Mondieu ! que tu es folle ! tu ne penses qu’à ces drôleries là.

Lajoie. J’aime fort ce qui est drôle, moi (elle a déjà la main sous les jupes de la lectrice.)

Mlle.de Beaucontour. (se laissant pourtant faire.) J’ai bien autre chose en tête moi.

Lajoie. Peut-on, chemin faisant, être honorée de vos confidences. (Le petit badinage va son train, mais presque imperceptiblement.)

Mlle. de Beaucontour. Assurément : cela me soulagerait même mieux encore que……

Lajoie. Mais les deux soulagemens ensemble doivent produire un excellent effet. Point de petites mièvreries, et contés-moi vos peines… (alors se laissant faire toujours, Mlle. de Beaucontour, l’un de ses bras par dessus l’épaule de l’agente, s’épanche ainsi verbalement.)

Mlle. de Beaucontour. En vérité, Lajoie, mon état n’est pas à beaucoup près aussi doux que je me l’étais figuré.

Lajoie, (agissant.) Que vous manque-t-il ?

Mlle. de Beaucontour. Le contentement du cœur.

Lajoie. Du cœur à la Bouflers ? On fait cependant ce qu’on peut pour lui faire plaisir.

Mlle. de Beaucontour. Eh non ! je parle de l’autre.

Lajoie. Ah ! c’est du cœur sentimental qu’il s’agit. Eh bien ! Mdme. la Duchesse vous adore.

Mlle. de Beaucontour. J’aimerais mieux qu’elle se bornât à m’aimer.

Lajoie. Elle est belle : elle n’a que vingt-huit ans. Elle est veuve généreuse ; elle a de l’esprit comme un ange. Mille soupirans brûlent de l’intéresser.

Mlle. de Beaucontour. Dans le nombre sans doute il y en a beaucoup qui ne songent qu’à faire d’elle une dupe.

Lajoie. Réflexion peut-être plus maligne que juste. En tout cas, à travers cette cour pétulante et nombreuse, le hazard vous fait tomber des nues. Madame, qui fut toujours, dit-on, d’une extrême sagesse, vient à prendre pour vous, à la première vue, le caprice le mieux conditioné……

Mlle. de Beaucontour. Je conviens de tout cela : mais…

Lajoie. Laissés-moi donc achever le rapport du procès que vous faites à votre étoile. Voilà, dis-je. Madame la Duchesse ensorcelée de vous, elle n’existe plus que parMlle. de Beaucontour : la jolie personne est sans cesse aux côtés de sa protectrice, le jour au sallon, aux jardins ; la nuit au lit…

Mlle. de Beaucontour. Tout cela est très flatteur sans doute… (émue) mais… mais encore une fois……

Lajoie. (s’animant.) Friponne ! je vois vos jolis yeux se voiler. Le dénouement approche… Ainsi trêve un moment aux paroles… (accélérant son badinage, elle acheve de jetter en crise la jolie lectrice, et se paye de sa petite peine en recueillant sur les lèvres de l’agonisante, les brûlans sanglots de la volupté. — Cette scène terminée, Mlle. Beaucontour offre de bonne grace de s’acquitter en même monnaye ; mais Lajoie l’en dispense très civilement et)

Lajoie. J’ai pour ce soir mes petits plans tout faits ; et graces au ciel, dans une heure ou deux, j’aurai quelque chose de mieux à faire que de vous mouiller le bout du doigt. Achevés-moi vos doléances.

Mlle. de Beaucontour. Tu crois, Lajoie, savoir tout ce qui se passe ici, et cependant tu ne sais pas la moitié des choses. Il est vrai que la Duchesse me marque les meilleurs sentimens, et me comble de ses dons ; mais… avant que j’entrasse avec elle en liaison, j’étais folle du petit vicomte de Plantaise : or c’était pour m’écarter de lui, non moins amoureux de moi, qu’on m’avait dépaysée. Cependant le hazard l’a conduit lui même dans ces environs, où la saison apelloit aussi notre Duchesse…

Lajoie. Comme tous les ans. Eh bien ? où donc est le malheur ? quand notre course hors de Paris vous raproche de votre amant…

Mlle. de Beaucontour. Le malheur, demandes-tu ! il est grand, ma chère Lajoie.

Lajoie. Je ne devinerai jamais……

Mlle. de Beaucontour. Le Vicomte doit passer deux mois chés la vieille maréchale, sa grand-tante. Mde. la Duchesse, dès qu’elle est arrivée ici, ne manque pas d’aller faire à la sempiternelle une visite……

Lajoie. Comme tous les ans…

Mlle. de Beaucontour. La vieille bégueule est si hautaine, et traite en général si mal, même chés elle, toute demoiselle de compagnie, que ma bienfaitrice, par égard pour moi, ne permet point que je l’accompagne. Mais elle voit là bas le petit Vicomte, il lui plait, il faut qu’aussitôt elle en rafolle ; car elle ne revient au château que pour me chanter avec enthousiasme les louanges de l’Adonis… D’abord, je ne me doute point du coup… mais, trois jours après, seconde visite chés la maréchale ! Le surlendemain, troisième visite !

Lajoie. Il est vrai que les années précédentes la fréquentation était moins vive…

Mlle. de Beaucontour. Il avait d’abord été dit que le Vicomte se ferait présenter ici, et point du tout : on parait ne plus l’y attendre… mais c’est qu’on va le trouver là bas.

Lajoie. Il y aurait bien quelque induction à tirer de cela.

Mlle. de Beaucontour. Tu remarqueras qu’on ne me dit plus même un seul mot de son surprenant mérite.

Lajoie. Ahye ! ahye !

Mlle. de Beaucontour. Somme toute, il y a trois jours et trois nuits que l’on ne m’a rien fait, rien proposé… (des larmes) Je suis malheureuse, ma chère Lajoie. L’ambition, l’amour, l’amitié, tout à la fois me maltraite. Je ne sais ce qui me retient…… mais dix fois par jour, il me prend envie de quitter cette campagne funeste, et d’aller par désespoir… me faire inscrire à l’opéra.

Lajoie. Ouf ! me voilà bien rassurée ! j’ai crains ma foi que vous ne songeassiés à vous jetter dans la Marne. Essuyés ces pleurs, et croyés moi, mademoiselle, point d’extravagances. Vous êtes ici, bien, très bien ; tenés-vous-y.

Mlle. de Beaucontour. Mais, ma chère Lajoie ! quand-on aime !

Lajoie. On fait une sottise, si c’est comme vous avés le malheur d’aimer…

Mlle. de Beaucontour. Le Vicomte est une si jolie créature !

Lajoie. Il faut vous le donner.

Mlle. Beaucoutour. Comment ?

Lajoie. Belle question ! comme on se donne un homme qui plait.

Mlle. de Beaucontour. Je ne te comprends pas.

Lajoie. Quoi ! vous ne sauriés donner à votre caprice un bon rendés-vous, et… Parbleu ! vous avés l’esprit bien bouché, si vous ne devinés pas le reste.

Mlle. de Beaucontour. Mais, ma chère ! c’est ce que nous avons déjà fait…

Lajoie. Il vous a eue ?

Mlle. de Beaucontour. Est-ce-qu’on convient de ces choses-là ?…

Lajoie. Vous n’en convenés pas ! fort bien, mais comme vous ne le niés pas non plus, on sait à quoi s’en tenir. — Concluons. Vous aimés, on vous aime, vous vous en êtes donné des preuves mutuelles : que vous faut-il donc davantage ?

Mlle. de Beaucontour. J’avoue, Lajoie, que je m’étais flattée de rendre la passion du Vicomte de plus en plus vive, et de le déterminer enfin à m’épouser.

Lajoie. En conscience, Mademoiselle… vous, la fille apparente d’un simple capitaine de nos chasses, quoique l’on ne doute point qu’un Prince vous fabriqua…

Mlle. de Beaucontour. Oui : mais mon pere putatif est lui-même de bonne noblesse…

Lajoie. Je ne vous le conteste point. Cependant il n’en est pas moins, (soit dit sans vous offenser) un honnête gagiste. Et votre Vicomte ! petit neveu d’une maréchale de France, fils, frère, cousin, allié des plus hupés de la cour, présenté lui-même, et tout-à-l’heure major en second ; car on dit qu’il danse à merveilles : fait pour aller à tout en un mot.

Mlle. de Beaucontour. Où en veux-tu venir ?

Lajoie. A vous faire comprendre qu’il y aurait folie de votre part à le regarder comme un parti pour vous…

Mlle. de Beaucontour. Il m’a promis…

Lajoie. Eût-il signé qu’il vous épouserait ? si vous ne renoncés à cette chimère, il n’y a plus qu’à vous retenir une place aux petites maisons…

Mlle. de Beaucontour. Je t’avoue pourtant, ma chère Lajoie, que je brûle de devenir (par le mariage s’entend) femme de qualité. Si j’étais riche, je ferais battre la caisse pour qu’on me déterrât, n’importe où, quelque comte ou marquis, ne fusse qu’un baron, bien endetté, bien verreux, qui, pour mon bien, me transmît son nom et ses titres.

Lajoie. Si vous aviés de la fortune, je vous conseillerais d’en faire un meilleur usage. L’homme titré que vous ambitionneriés, ne se serait guère ruiné de la sorte, sans avoir d’avance avili ce titre, ce nom qu’il vous ferait partager ; Quand à votre Vicomte : envain la nature vous a-t-elle accordé plus de beautés corporelles, plus de qualités charmantes qu’à nombre de souveraines (la nôtre toutefois exceptée) ; avec tout cela, mon cœur, le tems est passé où se faisait encore par-ci par-là quelque mariage à la Nanine. Cessés donc de rêver grandeurs. Si vous ne savés pas apprécier le sort d’une demoiselle à qui rien ne manque ; qui plutôt vit dans la plus grande aisance, dans la société la plus distinguée ; qui jouit d’une pleine liberté ; qu’une amie plutôt qu’une protectrice gâte sur tous les tons. S’il faut, en un mot, pour satisfaire votre imagination déréglée que de maitresse vous deveniés esclave, épousés moi, tout simplement, votre égal ; quelque gentilhomme verrier, tel que vos ayeux, quelque faiseur de livres, tel que votre cher pere. Il se trouvera des gens de ce calibre parmi les protégés de Mde. la Duchesse ; il ne s’agira que de le choisir bon diable, et assés sot pour que vous puissiés le mener par le nez.

Mlle. de Beaucontour. Non, non ; tout ou rien, un seigneur, ou rester libre.

Lajoie. Voilà cependant un entretien qui rejette bien loin certaine ouverture que j’avais envie de vous faire, et vos confidences me font sentir combien je serais indiscrete, si je vous proposais pour ce soir la partie de plaisir qui aura lieu pour moi.

Mlle. de Beaucontour. Propose toujours.

Lajoie. Eh non ; où j’aurais voulu vous mener, il n’y aura marquis, comte, ni baron, pas même un pauvre chevalier.

Mlle. de Beaucontour. Tu as la cruauté de me persifler !

Lajoie. Je vous entretiens de ce qui vous plait. Pour mon compte, je vais quelque part, où si l’on m’envoyait, je ferais un beau tapage…

Mlle. de Beaucontour, Explique-toi plus clairement.

Lajoie. A six heures, j’entre dans une barque…

Mlle. de Beaucontour. Eh bien ?

Lajoie. Deux bateliers me font suivre rapidement le cours de l’eau jusqu’à certain endroit champêtre, où il y a des bosquets, bien frais, bien solitaires…

Mlle. de Beaucontour. (avec intérêt.) Peinture charmante !

Lajoie. Là, je trouve deux galans, candides, bien amoureux, dont je suis l’idole adorée…

Mlle. de Beaucontour. De mieux en mieux.

Lajoie. Tout près d’une poissonnière qui se baigne dans la Marne, sous une hute rustique, en jouissant de la plus superbe vue, je couronnerai les feux de mes deux adorateurs…

Mlle. de Beaucontour. De tes deux adorateurs !

Lajoie. De tous deux. Aux champs, on est sans envieuse jalousie. Mes bergers sont Oreste et Pilade. A mon occasion, leur seule émulation est de se surpasser dans la tâche de me faire jouir des plus vives délices.

Mlle. de Beaucontour. Tu me fais un conte.

Lajoie. En tout cas, il n’est pas à dormir de bout ; car vous me paraissés diablement éveillé……

Mlle. de Beaucontour. Conte, ou non : je te défie de me prouver que tu m’as dit la vérité.

Lajoie. Que voulés-vous perdre, si je vous le prouve ?

Mlle. de Beaucontour. (follement.) La tête, mon cœur, avec l’un de tes bergers, si tu es assés généreuse pour me le prêter : et je promets d’oublier, dans cet impromptu pastoral, tous les vicomtes de l’univers.

Lajoie. (gaiement.) Eh voilà justement ce que j’avais envie de vous offrir ; superbe ! mais vous avés la tête si montée pour des colifichets de cour !

Mlle. de Beaucontour. L’ambition à ses heures, ma bonne amie, pourquoi le caprice n’aurait-il pas aussi les siennes ?

Lajoie. Enfin, je vous trouve raisonnable… En même tems Mlle. Lajoie jettant les yeux sur la rivière (qu’on voit des fenêtres) découvre une barque… Elle continue : Oh ! oh ! c’est par ma foi déjà la barque que j’avais commandée ! je ne l’attendais que pour six heures.

Mlle. de Beaucontour. Ce malentendu n’a rien de malheureux.

Lajoie. Eh bien, Mademoiselle ? voilà de la franche galanterie champêtre : dans l’impatience où l’on est de me voir, mes enfans gâtés me désobéissent, et changent ma consigne.

Mlle. de Beaucontour. C’est tout-à-fait à propos. Qu’aurions nous fait ici ! Nous ennuyer : il vaut bien mieux…

Lajoie. Sans doute : il vaut mieux s’aller faire… Comme vous avés saisi cela.

Mlle. de Beaucontour. Je ne prétends pas faire la bégueule : si j’aime les grandeurs, j’aime encore mieux le plaisir, et tout franc, l’un de mes chagrins, ici, c’est que pendant toute la nuit je ne trouve à parler qu’à…

Lajoie. (interrompant) Quelqu’un qui raisonne fort mal, dit le proverbe[3]. Partons : nous allons trouver gens qui vous pousseront des argumens concluans et bien plus de votre goût… On s’arme d’éventails et de parasols, on traverse un beau jardin qui aboutit par une terrasse et des degrés, à la marne. Là deux jeunes garçons dont le plus âgé n’a pas plus de 19 ans, attendent Mlle. Lajoie. La compagne qu’elle amène, cause à ces bateliers un moment de surprise, ils s’entreregardent avec embarras. Ces Demoiselles sont reçues fort respectueusement dans la nacelle : Mlle. de Beaucontour surtout qu’on sait être entre deux états, c’est-à-dire un peu moins que maîtresse, un peu plus que soubrete. On voyage pendant une heure, dans le plus grand silence de la part des rameurs. Mlle. Lajoie, qui a ses raisons pour que cela soit ainsi, occupe son amie d’une brochure nouvelle, farcie d’estampes libres. Mlle. de Beaucontour, quoique très amateur, ne donne pas à tout cela beaucoup d’attention. Elle est frappée de se voir ainsi conduite sur l’eau par deux gaillards que plus elle les examine, plus elle les trouve jolis, frais et bien tournés… Sais-tu, dit-elle à l’oreille de Mlle. Lajoie, que si ces polissons-là étaient bien mis, ils pourraient aller de pair avec mille gens que je vois faire avec prétention la roue à nos promenades et à nos spectacles de la capitale ?… Ils ne sont pas mal, (répond nonchalament Mlle. Lajoie.) Dès lors Mlle. de Beaucontour ne cesse plus de lorgner les jouvenceaux ; c’est avec une hardiesse et des mines telles que bientôt elle les voit en rougir, ce qui la divertit au possible. Enfin on met pied à terre à certain endroit (le local de la planche).Mlle. de Beaucontour reconnaît la hute champêtre, la poissonnière etc… Mais elle a beau regarder de tous côtés elle ne voit point ces galans empressés, que d’après les confidences qu’on lui a faites, elle suppose attendre impatiemment… Alors …

Mlle. de Beaucontour. Qu’est-ce que cela veut dire, ma chère Lajoie ?

Lajoie. Quoi ! qu’est-ce qui vous intrigue ?

Mlle. de Beaucontour. L’absence de ces adorateurs qui t’ont envoyé la barque deux heures plutôt que tu n’en étais convenue avec eux.

Lajoie. Que voulés-vous dire ?

Mlle. de Beaucontour. Qu’il sera fort maussade de croquer ici le marmot.

Lajoie. Je n’attends plus personne.

Mlle. de Beaucontour. Mais tes amis, tes amans ?

Lajoie. Ils sont ici,

Mlle. de Beaucontour. Où donc ?

Lajoie. Vous êtes aveugle apparament.

Mlle. de Beaucontour. Ça, prétends-tu te moquer de moi ? que je meure si je vois personne.

Lajoie. Et moi, je vois tout ce qu’il me faut, tout ce qui me plait, et ce qui doit nous suffire — (aux bateliers) Avés-vous bientôt fait, mes petits amis ?

Firmin. (le plus jeune) J’attendons votre commandement, Mam’zelle, mon cousin va seulement voir s’il y a quelque poisson de pris à nos lignes dormantes. Mais me voici toujours pour commencer.

Mlle. de Beaucontour. (bas à Lajoie) Ah Coquine ! j’y suis enfin ; c’est donc cela ? (mine dédaigneuse.)

Lajoie, (un peu sévèrement) Oui, Mademoiselle ; c’est cela (elle la contrefait) j’aime fort votre dédain, imité des sottes de la cour ! Ceque vous nommés cela, ce sont de jolis hommes, sains, frais, tendres et discrets, autant de qualités qui manquent à vos poupées à l’œil de bœuf[4], à vos agréables présentés, que les bordels de Paris partagent tous les jours avec les hôtels du Faubourg St. Germain et les mansardes de Versailles[5].

Mlle. de Beaucontour. Comme te voilà fâchée contre moi. — La paix !

Lajoie. Approche Firmin. (à Mlle. de Beaucontour.) Regardés, belle, cette paire d’yeux noirs ! La candeur et la tendresse ne s’y peignent-elles pas ? Voyés ces dents ? — Nos cuisiniers chimistes et nos architectes en ſucre permettent-ils à vos voluptueux gourmands de conserver longtems cet émail ? La rose est-elle plus fraîche que cette respiration villageoise ?…

Mlle. de Beaucontour. Je conviens de tout.

Lajoie. Depuis que j’exige de mes très dévoués serviteurs qu’ils se baignent pour l’amour de moi deux ou trois fois par jour… depuis qu’ils portent le linge que je leur ai prescrit, je défie qu’on me trouve un colonel, un comte de Lyon aussi scrupuleusement propre…

Mlle. de Beaucontour. Je n’en doute pas.

Lajoie. Et puis (à Firmin) montre nous ce que tu sais, mon petit cœur. (il obeit) Ça, Mademoiselle, si vous vous y connoissés, croyés vous qu’il y en ait beaucoup à la cour de moulés sur ce modèle ?

Mlle. de Beaucontour. (y portant la main comme par distraction.) J’avoue que tout cela me convertit, et j’ai de bonnes raisons pour ne plus autant goûter Mr. le Vicomte… Il s’en faut terriblement…

Lajoie. Mais voici Gérard. Approche, mon fils. N’ayés pas peur, Madame est du secret ; et bien plus : c’est que si vous m’aimés…

Gérard. (interrompant) Jarnigois, si je vous aimons !

Lajoie. Eh bien, pour me le prouver, il faut que vous traitiés, ici, Madame… comme moi même.

Gérard. Ce serait bien de l’honneur pour nous, vraiment ! mais Tredame ! (à Firmin) m’es avis, cousin, qu’on se gausse ici de nous.

Firmin. Ce serait une manigance de Satan.

Lajoie. Il n’y a point de manigance mes poulets, et nous ne nous gaussons ici de personne vous allés voir. Mais il faut vous surpasser……

Gérard. Dam ! nous ferons pour le mieux, et à moins que Mam’zelle ne soit bien pu difficile que vous à contenter…

Mlle. de Beaucontour. N’ayés pas peur, Mr. Gérard (elle lui prend le menton, et le baise cavalièrement.)

Lajoie. Enfans ! nous perdons trop de tems à jaser, employons mieux les instans. Ça, Mademoiselle, je fais ici les honneurs de mon bien, à qui donnés-vous la pomme ?

Mlle. de Beaucontour. (baisant Firmin) A tous deux, ma chère, je prendrai les yeux fermés celui qu’il te plaira de me laisser, (leur touchant ce dont on se doute) Ils sont superbes.

Lajoie. Et tout-à-l’heure vous dirés encore qu’ils sont excellens ; car je ne suis pas généreuse à demi, et ce serait vous bien attrapper que de ne pas vous les passer tous deux tour-à-tour… Cependant, je ne pense pas que j’offense peut être une jeune personne bien née en la supposant ainsi capable de recevoir dans ses bras, tout-d’une, deux…

Mlle. de Beaucontour. Point de persiflage lorsqu’une respectable fille comme Mlle. Lajoie peut bien se permettre cette double foiblesse, on le pardonnera sans doute de même à une étourdie telle que moi.

Lajoie. J’aime qu’on sache mettre ainsi sa conscience en repos. — Eh bien donc, Gérard, commence avec elle… à nous deux, mon cher Firmin.

A cet ordre une natte est proprement étendue pour la nouvelle conquête, c’est aux dépens de Lajoie qui s’accommode du gazon naturel. Firmin s’en donne à cœur joie sur l’ardente soubrette. Gérard, d’abord un peu timide, ne sert pas d’emblée aussi bien la capricieuse lectrice ; mais celle-ci, le pressant, le chatouillant, le baisant, le mordant, et lui coulant des douceurs à sa portée, l’a bientôt dispensé du respect, et mis à même de déployer tout son savoir faire.

Mlle. Lajoie elle même est étonnée de la profonde expérience que décéle la jeune personne. Chacun tour à tour ne peut s’empêcher (entre l’un et le deux, qui se consomment sans qu’on se soit désunis) de jetter un peu les yeux sur son voisinage — A la seconde poste, un bond un peu trop pétulant de la part de Mlle. de Beaucontour a mis dehors l’ami Gérard ; mais c’est elle même qui d’une main adorable, ramene au gîte l’hôte imprudemment éconduit. — C’est après ce premier acte de la plus chaude pantomine que naît l’instant dont rend compte la première planche. Des bras de Firmin, Mlle. Lajoie passe dans ceux de Gérard, et Mlle. de Beaucoutour, toute troussée pour ne pas perdre une seconde, va se livrer à l’intéressant Firmin. — Celui-ci qui, du coin de l’œil avait fort lorgné le plus beau fessier qu’il eût vu de sa vie, attend avec passion l’approche de ce ravissant objet. Il ose prier qu’on lui en permette un moment l’enyvrant examen… On est bonne, on a de la vanité, on est sensible à cet hommage qui décéle chés l’agreste Firmin des dispositions à sentir la valeur des accessoires amoureux. Tout genre d’admiration frappe et séduit une femme de plaisir. C’est donc avec une très gracieuse complaisance, que Mlle. de Beaucontour livre à la plus attentive contemplation de son futur partner, sa ronde, blanche et ferme mappemonde. On voit avec quel respect, indiqué par le mouvement du chapeau, avec quelle passion, autrement exprimée, l’heureux Firmin adore l’ensorcelant postérieur… Mlle. de Beaucontour s’est accrochée à quelques branches pour assurer son équilibre, cette petite scène prépare toutes choses pour que bientôt elle le perde avec plus d’agrément. — Regarde bien, mon ami, dit-elle à l’observateur. Par occasion, tu vas me rendre service… J’éprouve à la fesse gauche une petite cuisson… ne m’y serais-je pas planté quelque brin de paille ?

— Je le vois d’ici, repart Lajoie, tout en continuant la ronde cadence de ses ébats particuliers… Ce n’est pourtant qu’un prétexte afin d’enhardir le beau villageois à pleinement satisfaire son Mouvement de Curiosité.

Pour terminer enfin un détail déjà trop long, disons que le second acte de la comédie est encore une double passade, régime qui (selon Mlle. de Beaucontour) n’est du tout celui de Mr. le Vicomte de Plantaise, peu familier avec les doublets. — Les galans avaient eu l’attention de tenir prête, au fond de la hute, une collation champêtre toute composée d’excellent laitage et des fruits variés dont les heureuses contrées où se passe cette scène, sont si prodigues en automne. Ensuite on se permet encore de reprendre, mais une fois seulement, chacun des amoureux jouvenceaux ; de sorte que chacune de ces demoiselles ayant favorisé trois fois le même, ont eu (bien compté) leur succulente demi-douzaine, ce qui par tout pays peut s’appeller passer fort agréablement deux heures d’horloge.

On ne débarque qu’à 10 heures au lieu, d’où l’on est parti, tant parcequ’on remonte le cours de la rivière, que parceque le sang ne roule plus autant d’esprits vitaux dans les bras quoique robustes des heureux bateliers. On se quitte, au bût, avec hypocrisie ; car presque tout l’office est à prendre l’air sur la terrasse ; mais on est convenu sur l’eau, du jour et de l’heure où l’on pourra se revoir.

Mde. la Duchesse n’était point encore rentrée ; elle survint un quart d’heure après ; ce fut pour bien plaindre sa chère compagne de s’être peut être ennuyée toute seule au château ?

Avouer une promenade de deux femmes tête à tête, c’était une si innocente confidence ! On en paya la tendre curiosité de Mde. la Duchesse, bien éloignée d’imaginer alors que des bateliers pussent être des hommes, et que par conséquent l’honneur d’une lectrice et d’une soubrette de cour pût courir avec pareilles brutes l’ombre d’un danger. La Duchesse elle même n’avait pas si bien passé son tems. Elle avait fait un brelan funeste où par parenthese, elle soupçonnait un peu la vieille harpie de Maréchale de s’être entendue finement avec son neveu pour la voler. Mr. de Beaucontour, dont l’ingrat Vicomte n’avait pas même demandé des nouvelles, quoiqu’il la sçût attachée à la Duchesse et dans le voisinage, la lectrice, dis-je, fut persuadée que le Vicomte ne serait plus pour elle une cause de jalousie et d’humiliation, puisque la Duchesse était elle même désenchantée au sujet du farfadet ; mais ce qui était bien plus important encore, le solide service de Meurs. Gérard et Firmin avait démontré à cette fille de bon sens, qu’il était possible de vivre à la campagne, et que là comme ailleurs pour avoir du plaisir à faire l’amour, il n’était pas absolument nécessaire d’appeller des Comtes, Marquis, Barons et Chevaliers.

Il faut bien qu’on s’en passe tout-à-fait en France, puisque, maintenant, il n’y en existe plus.




LE TEMOIN RIDICULE.




Tout le monde sait qu’à Paris, avant la révolution, les Maitres (c’est à dire ceux qui se mêlent d’enseigner quelque chose, et la musique sur tout) ne se bornaient plus à donner les leçons sous prétexte des quels ils s’étaient introduits chés le monde. Quelque cher que fut le prix du cachet, il eût été difficile qu’avec cette seule ressource, ils fournissent à leur enorme dépense, la plupart de ces Messieurs faisant bonne chère, ayant une riche garderobe, des bijoux, des voitures, et ne se privant d’aucun spectacle, d’aucune récréation publique, sans parler de ce que pouvait coûter une beauté qu’il était aussi du bon air d’avoir à ses gages. La lyre ostensible d’Apollon rapportait moins à ces industrieux personages que le caducée de mercure et le bourdon de Priape, entre lesquels certains optaient, et que plusieurs déployaient alternativement. Une leçon d’une heure est quelque chose de si maussade ! comment entretenir pendant soixante minutes, une jolie femme, de sept misérables notes ! comment la tenir autant de tems à la torture pour qu’elle s’habitue à bien doigter sur la harpe ou le forté piano ! „ un art de plaisir doit s’apprendre avec plaisir, la gêne, la fatigue, l’ennui glacent le genie et le rebutent. “ On enseigne donc parfaitement bien partout où, avant d’ouvrir l’instrument et les cahiers de musique, on a provoqué les confidences, pris la hauteur des intérêts du jour, appris ce que l’écolière a fait la veille et ce qu’elle compte faire le lendemain, reçu le billet qu’il s’agit de faire tenir bien mistérieusement de sa part à Mr. un tel, ou rendre compte d’un précédent message. Bien plus adroit encore est le virtuose intéressant, qui, presque médecin, juge d’après le compte de l’état où l’écolière se trouve, que tel ou tel agréable palliatif lui est nécessaire, et qui parvient à lui prouver que tout ce qui est régime ne sauroient être réprehensible, Ainsi donc les nouvelles publiques (galantes bien entendu) celles du boudoir, le menu des amours, les projets de coquetterie ou de libertinage, les folies sans conséquence qui peuvent être le résultat de semblables conférances, tout cela prenait au bon tems, à peu-près trois quarts d’heure ; après quoi l’on disait deux mots de l’art apropos du quel l’homme à talent était venu ; des services plus au moins essentiels étaient récompensés proportionellement : l’argent et les cadeaux venaient de toutes parts, les commissions, négociations de crédit, le brocantage, tout cela rapportait accessoirement et de la sorte, que dés qu’un homme avait rêvé qu’il pouvait enseigner et persuadé à quelques personnes d’un certain ordre qu’il avait du talent, il se trouvait avoir inopinément une petite fortune. Cette profeſſion, très avantageuse pour les maîtres masculins menait encore plus loin les virtuoses femelles ; outre que celles-ci venaient à bout de pénétrer chés les jaloux les plus revèches, chés les peres et meres les plus défians ; dans d’autres maisons absolument libres, l’intrigue, (plus adroite chés les femmes) le caquetage plus amusant et les jeux du caprice plus piquants en même tems qu’ils comportent entre femmes discrètes ni danger ni scandale, tout cela faisait que les coureuses de cachet étaient par fois idolâtrées. De cette espèce était une certaine demoiselle Desaccords jolie brunette âgée de vingt ans à l’époque de la scène que nous allons décrire ; Pinceuse de harpe, plus agréable que savante, qui chantait avec gout qui ne manquait d’esprit, bien élevée par ses parens honnêtes bourgeois provinciaux, un beau jour elle leur avait fait faux bond pour suivre au pays des avantures un roué, dont elle s’était vûe bientôt abandonnée à la suite de quelques semaines de desespoir, pendant les quelles Mlle. Desaccords s’était confinée dans un convent, elle était sortie delà consolée, et convertie en tribade par et avec une jeune dame qui venait de gagner un procès en separation contre son mari. Ce premier pas dans un certain monde, avait lancée Mlle. Desaccords parmi le tourbillon des femmes amateurs de musique, qui d’ailleurs préfèrent leur sexe au masculin, ce qui n’empeche pas toute fois ces dames d’user de ce dernier ; mais comme par caprice.) Mlle. Desaccords avait par excellence certain doigter plus employé par ses disciples que celui de la harpe, qui était son passeport ordinaire. Elle était un matin chés Mde. de la Grapinière[6] à attendre que celle ci sortit du bain pour prendre sa leçon… A l’improviste survint Meur. de Charbade jeune comte de Lyon, il y eut entre ce demi Prélat et Mlle. Desaccords la conversation suivante :

Mlle. Desaccords. — Par quel hazard, Mr. l’Abbé…

Le Comte. (interrompant d’un ton sévère.) l’Abbé !

Mlle. Desaccords. Pardon : (avec un faux respect.) Mr. le Comte ? par quel hazard, vous qui ne vous levés jamais qu’à midi tout au plutôt, vous voit-on ici, toilette faite, à onze heures précises ?

Le Comte. (radouci) Je suis obligé, ma chère Mlle. Desaccords, d’aller à Versailles pour faire un peu de cour, et l’ambassadeur de… qui doit me conduire, m’a prié de me rapprocher de lui, pour que ses chevaux n’eûssent pas à courir me prendre à l’autre extrémité de Paris, je demeure ; ici je ne suis qu’à dix pas de sa porte, et mon chasseur doit m’apeller aussitôt que l’excellence sera prête.

Mlle. Desaccords. (ironiquement.) Je suis vraiment fort aise que cette commodité me procure l’avantage de vous voir… mais

Le Comte. Point de complimens, Mademoiselle je sais très bien que je n’ai point l’honneur d’être bien noté sur votre liste. Quant à moi, qui suis franc, j’ai l’honneur de vous dire que, venant ici pour rendre mes devoirs un instant à Mde. de la Grapinière, il m’eut été à peu-près égal d’avoir, ou de n’avoir pas la satisfaction d’y rencontrer Mlle. Desaccords.

Mlle. Desaccords. Qu’il ne soit point question de moi je vous prie… je voulais…

Le Comte. (gracieusement.) Pourquoi, belle méchante : quand l’occasion se présente si naturellement d’avoir ensemble une explication, et de nous reconcilier sans doute, pourquoi ne voudriez vous point en profiter.

Mlle. Desaccords. On ne se reconcilie qu’après s’être brouillés ; et l’on ne se brouille qu’après avoir été en relations. Or comme Dieu merci je n’en eus jamais avec vous…

Le Comte. D’agréables soit : mais par votre faute, mon cœur. Vous allâtes en vraie provinciale, me prendre en grippe parcequ’on vous a redit que, consulté chés la petite Duchesse sur votre talent pour la harpe, je dis que vous en pinciés d’une grande force. Que diable ! c’était Tireneuf qui m’avait conté cela : je n’avais eu moi, jamais l’honneur d’être enseigné par vous : d’ailleurs en puis-je moi si de mauvais plaisans ont fait dégénérer en épigramme un rapport tout simple qui ne devait exprimer que votre éloge !

Mlle. Desaccords. Encore une fois, Monsieur, brisons sur tout cela, les sots propos de quelques désœuvrés à mauvaise langue parmi lesquels il est assés étrange d’avoir à compter un homme de votre état, m’ont forcée à quitter tout ce que j’avais d’écoliers, pardonnés moi de n’aimer pas à rencontrer, chés mes écolières, de vrais ennemis donc la barbare goguenarderie peut n’aboutir à rien moins qu’à m’ôter le pain de la main.

Le Comte. Il y a tant de moyens d’en gagner, ma chere belle, quand on a vos charmes et votre esprit : (il sourit.)

Mlle. Desaccords. J’espère Monsieur, que vous allés cesser un entretien dont je ne puis qu’être fort offensée. Je vous céderais assurément la place, si je n’étais pas ici par devoir. Mde. de la Grapinière sera fort étonnée, je vous en avertis, d’y trouver quelqu’un à l’heure où je dois l’occuper, et vous allés être cause que ses gens seront bien grondés.

Le Comte. Ces drôles là ! oui, sans doute d’avoir voulu refuser l’entrée de l’appartement… Je pourrais dire à un homme comme moi ; s’il n’était pas plus doux comme plus modeste de dire, à un ami.

Mlle. Desaccords. Distinguons, ami chés Mr. de la Grapinière qui est à genoux devant tout ce qui frise la qualité… soit :

Le Comte. (à part) Friser est admirable !

Mlle. Desaccords. Mais vous n’êtes ici qu’une connoissance. Et c’est de cet ordre de gens que Madame de la Grapinière fait très peu de cas, dans son intérieur, surtout aux heures où l’on peut y être incommode.

Le Comte. Voilà comme vous êtes, Mademoiselle, savez vous bien que votre insociabilité commence à faire un certain bruit dans le monde ! qu’on vous accuse d’endurcir à l’instar de votre cœur, celui de vos écolières ; de chasser d’auprès d’elles les gens, qui avant vous y étoient le plus agréablement reçus.

Mlle. Desaccords. Si j’avais le talent de chasser de partout les importuns, les ennuyeux, et sur tout les méchants je deviendrais bientôt fameuse et ce talent me serait payé beaucoup plus cher, que celui que j’ai pour la musique.

Le Comte. Vous n’étiés pas un Dogue comme cela, lorsque vous avés commencé : votre introductrice dans le monde en convient elle même…

Mlle. Desaccords. De qui prétendés vous parler ?

Le Comte. De Mde. Fatin, qui s’est donnée tant de peine pour vous faire percer…

Mlle. Desaccords. J’avoue d’avoir eu à Mde. Fatin quelques obligations ; mais pourquoi me la cités vous maintenant ? c’est avec le dessein de m’humilier. Je sais que vous vous êtes d’ailleurs moqué tout comme un autre, de cette vaniteuse conseillère, qui trainait partout pour se donner un ton de princesse, sa demoiselle de compagnie, dont au logis elle aurait volontiers exigé tout le service qui aurait procuré l’épargne d’une femme de chambre.

Le Comte. Vous avés encore d’autres ennemies.

Mlle. Desaccords. Est-ce Mde. de Barbotte, parceque certain jour je la surpris dans les bras de son laquais ? Est ce Mlle. de ... (je ne la nommerai pas) à qui j’ai refusé de l’accompagner chés la Bricard, où elle voyait trois fois par semaine l’un ou l’autre des principaux sauteurs de Nicolet ?

Le Comte. Comme le naturel perce à travers cette bizarre justification ! Je me rangerai bientôt aussi moi-même du côté de vos détracteurs, et ce sera bien malgré moi, car j’avais les plus grandes dispositions à vous aimer à la folie.

Mlle. Desaccords. Mille graces. Je vous en tiens quitte.

Le Comte. D’honneur ! J’ai pensé vingt fois à vous prier de venir me donner leçon.

Mlle. Desaccords. (prenant une livre.) Finissons, s’il vous plait.

Le Comte. (lui prenant une main) Non charmante, vous ne lirés point. Je veux vous prêcher un peu… pour votre bien : uniquement pour votre bien, entendés vous…

Mlle. Desaccords. (à part) Quel supplice !

Le Comte. Vous n’étiés pas comme cela vous dis-je, lorsque vous avés commencé de vous faufiler. C’est une fort belle chose vraiment que de jouer de la harpe et de chanter comme vous faites…

Mlle. Desaccords. Après ?

Le Comte. Aussi ces talens vous valurent-ils d’être accueillie en bons lieux avec intêret et distinction.

Mlle. Desaccords. Passons maintenant aux mais : c’est où vous voulés en venir.

Le Comte. Mais à vos manières polies, insinuantes, un peu calines ; pardonnés moi le mot, bientôt vous avés fait succeder cette aisance qui par fois oublie un peu trop ce qu’on doit à certains gens ; ce ton tranchant qu’on vous voit, cette exigence.

Mlle. Desaccords. Exigence ! Je n’ai pas l’honneur de connaître ce mot là ? Je douce qu’il se trouve au dictionnaire de l’Academie.

Le Comte. Si cela pouvait être, il faudrait l’y ajouter, car de nos jours il devient fort nécessaire pour désigner les prétentions qui veulent reussir à force ouverte.

Mlle. Desaccords. Fort bien. Continués de m’instruire, Monsieur, avec toute la grace et la charité que vous savez y mettre…

Le Comte. Attendés la conclusion mon cher cœur, et vous jugerés si je vous suis défavorable. — Je dirais donc que par dégrés vous êtes devenue…… me passerés vous un gros mot ?…

Mlle. Desaccords. Voyons ?

Le Comte. Insoutenable.

Mlle. Desaccords. (le quittant avec un rire de couroux amer) Votre conclusion est polie : (sur le point de sortir du sallon) ainsi donc Mr. le Comte c’est pour m’injurier de sang froid, que vous voulés bien prendre la peine de vous établir ici, pour tout le tems qu’il vous faut attendre qu’on vous avertisse ?

Le Comte. Je n’injurie point : mais je suis franc et sans me facher, quand l’occasion se présente de dire aux gens leurs vérités, je ne me gêne point. C’est sur ce pied que doit aller la société du grand monde : on serait bien sot de s’y contraindre.

Mlle. Desaccords. (venant se raseoir) Oh ! d’après ce que vous me faites l’honneur de me dire, il doit m’être aussi permis de vous parler à cœur ouvert ; savez vous bien M. de Charbade, que depuis que vous devés à la recommandation de votre cardinal italien (je ne sais plus son nom) et à deux ou trois de nos dévergondés de cour, d’être furtivement entré dans un chapitre pour lequel (disent les méchants) vous n’étiés pas tout-à-fait du calibre réquis…

Le Comte. (irrité.) Mademoiselle ?

Mlle. Desaccords. Là là ne vous emportés point. Vous n’êtes plus ce fougueux militaire qui déjà sur le pré pour arracher l’ame à certain adversaire, eut (par bonheur pour cet homme) la modération de rengainer et de mettre tout d’une course les Alpes entre vous et lui.

Le Comte. (avec embarras) Quel pot pourri me faites-vous là, s’il vous plaît ?

Mlle. Desaccords. J’ai eu la complaisance de vous écouter : faites de même… depuis dis-je, qu’un ruban (couleur de feu liséré de bleu relève l’éclat de votre figure éfféminée on vous trouve devenu terriblement… fat ; je prends sans demander, la permission de trancher le mot.

Le Comte : (voulant s’échapper) Cette fille est en démence ! — Mademoiselle (elle le retient par la main) Laissés moi.

Mlle. Desaccords. On remarque que, de ci-devant adulateur des hommes en place (et plus encore que cela) que de cidevant dernier serviteur des caprices de toutes nos catins titrées, vous êtes devenu si familier en public avec vos hommes, si prétentieux avec vos femmes, que les uns et les autres vous rient au nez maintenant… En un mot, Mr. le Comte on se moque hautement de vous, partout, et tout franc dans cette maison même encore un peu plus qu’ailleurs.

Le Comte. Celui-ci est de la dernière force. — sachés Mademoiselle que Mde. de la Grapinière me traite avec une distinction… qui dement tout à fait vos impertinens propos.

Mlle. Desaccords. Cette distinction cessera dés que vous ne lui rendrés plus l’important service, d’attirer sur vos graces l’attention de Mr. de la Grapinière…

Le Comte. (interdit) Que voulés vous dire ?

Mlle. Desaccords. Continués de fixer l’époux, l’épouse vous en saura tout le gré imaginable…

Le Comte. Je vous dis moi que, pour son propre compte, Mde. de la Grapinière souffre de ma part de tendres soins…

Mlle. Desaccords. Je vous ai dit la raison qu’elle a de ne point vous faire sentir à quel point ces prétendus soins l’importunent…

Le Comte. (molissant) Il est bon là. Mais à mon tour Mlle. Desaccords ! vous a-t-on chargée de me lapider ici comme vous faites ?…

Mlle. Desaccords. Il eût fallu pour cela prévoir que vous vous y introduiriés à une heure qui n’est nullement celle où il vous est permis de vous y montrer.

Le Comte. La Grapinière n’était point visible…

Mlle. Desaccords. Ou plutôt, vous avés craint d’exposer à la pétulance de ses transports d’amitié, les frimats de votre coëffure et la régularité du plis de votre manteau mis avec tant d’élegance…

Le Comte. (avec un peu de gêne) Ah ça ! ma chere Desaccords. Je ne me suis jamais donné la peine de murer la bouche aux sots qui se mêlent à tort et à travers des réputations du prochain. A-t-on un peu de figure, d’esprit, du succès dans la société, tout aussitôt cent envieux s’évertuent à vous diffamer. Je sais à quelles aventures, votre méchante diatribe a voulu faire allusion. Ecoutés moi : — j’ai toujours détesté l’état militaire : au moment où l’on m’y procurait sans me consulter un avancement, certain humoriste s’avise de s’en trouver lésé, me provoque et prétend que je ne jouirai point de mon avantage avant de m’être coupé la gorge avec lui ! Dans cette circonstance, je me montre assés pour faire sentir qu’un fier à bras ne me fait point peur ; mais en bonne conscience, à moins d’être fou, pouvais-je pousser à bout les choses, pour l’objet d’une première lieutenance dont je ne me souciai nullement ; il était sans doute plus généreux d’accabler de mon désintéressement l’ennemi qui menaçait ma vie : je lui cede le miserable emploi…

Mlle. Desaccords. Voyés un peu la noirceur et voilà ce que les méchans veulent faire passer pour une lâcheté !

Le Comte. J’aime au contraire les beaux arts. Je vais à Rome. Là, j’ai le bonheur de faire d’excellentes connaissances…

Mlle. Desaccords. Tout-à-l’heure je vous en faisais compliment.

Le Comte. La chaleur avec laquelle un cardinal me recommande à mon retour, à certain personnage de ce pays-ci, qui par malheur se trouve jouir d’une réputation baroque…

Mlle. Desaccords. Epargnés-vous tout ce détail, mon cher comte… En passant des mains d’une homme à réputation baroque pour me servir de vos expressions à d’autres gens aussi baroques ; tels enfin que l’est, bien publiquement, Mr. de la Grapinière, votre propre réputation est devenue très baroque à son tour.

Le Comte. Qu’en veux-tu conclure, joli Démon ?

Mlle. Desaccords. Vous êtes familier !

Le Comte. Vois-tu, ma chère Desaccords, c’est par tendresse. Car, bien que tu ne soyes pas une perfection, tu m’as toujours beaucoup plû. Vraiment, j’ai toujours eu pour toi le germe d’un caprice, et, dans ce moment ci, je le sens se développer furieusement. (Il menace d’une audacieuse indécence.)

Mlle. Desaccords. Mr. le Comte songés que nous sommes ici au premier, au dessus d’un entresol… et qu’une chûte de cette hauteur…

Le Comte. (impatienté.) Ah ! Je ne viendrai point à bout de faire baisser le ton à cette mutine !… (il la saisit au corps.)

Mlle. Desaccords. Mr. le Comte, si je sonne, tout ceci finira fort mal.

Le Comte. Finira, mon cœur, par faire à l’instant, sur ce canapé, la paix… la paix la plus cordiale…

Mlle. Desaccords. (au fond flattée de ces transports) Gare la jolie coëffure ; gare le manteau…

Le Comte. (lui mettant la main sous les jupes) Ce toupet-ci me répondra du mien.

Mlle. Desaccords. (furieuse du petit avantage que son antagoniste vient de remporter, jette un cri vif.)

Le Comte. Le diable entrerait ici, voyés-vous, que pour vous apprendre à m’avoir dit tant d’impertinences…

Mlle. Desaccords. (se defendant) Eh bien ! je me dédis… vous n’êtes point un poltron… vous n’avés rien accordé… à votre protecteur romain… vous n’êtes point à Paris… la maitresse, d’une douzaine de… (sentant une atteinte un peu dangereuse) Mr. le Comte, retirés vous……… o… ôtés-vous, dis-je !… (Il n’est plus tems : le tempérament a trahi Mlle. Desaccords. Elle est pleinement au pouvoir du Comte ; et comme, ses vices à part, il est une fort jolie créature, elle en est quitte pour feindre un évanouissement, afin de pouvoir jouir innocement de la bonne fortune impromptue que son étoile lui procure

Le Comte. (l’affaire faite) Cela ne vaut-il pas mieux que de se tirer les yeux hors de la tête ?…

Pendant qu’il dit cela Mde. de la Grapinière, nue comme le visage, entre et peut encore voir grouppés les étranges disputeurs.

Mde. de la Grapinière. (sans beaucoup de colère.) Je vois là vraiment de jolies choses ! Il me semble, Mademoiselle, que vous pouviés fort bien donner ailleurs vos rendés-vous.

Mlle. Desaccords. (les larmes aux yeux.) Il me semble, Madame, que vous devriés avoir des domestiques plus vigilans, et qui ne laissassent point entrer dans votre appartement des gens de mauvaise compagnie, pour qu’une fille honnête y reçoive la plus ignominieuse insulte… (on apporte le déjeuné de Madame.)

Le Comte. (se rajustant) Pour le coup elle a raison, Madame ; je viens de la violer[7]

Mde. de la Grapinière. Eh ! Monsieur, est ce qu’on viole ! allés conter ces sottises à une pensionnaire de couvent.

Le Comte. Violer, Madame, c’est la pure vérité… Tenés pour vous convaincre… (Il se jette au corps de Mde. de la Grapinière.)

Mde. de la Grapinière. Au secours, ma chère Desaccords !

Mlle. Desaccords. Est-on venu à mon secours, quand j’ai crié ! Ma foi, Madame, tirés vous en comme vous pourrés.

Le Comte. (s’évertuant à s’emparer du bon endroit) Qu’a-t-elle à craindre ! Est ce qu’on viole ?…

Mde. de la Grapiniere. (se défendant, mais mal) Affreux comte ! Au sortir du bain…

Le Comte. (agissant) C’est le moment le plus propre…

Mde. de la Grapiniere. Abbé !… Desaccords !… Je… Je me sens mal… je vais m’évanouir…

Le Comte. (maître du bijou) Tant mieux, j’en aurai plus de facilité, et vous moins de scrupule.

Il réduit enfin Mde. de la Grapinière à tomber sur le canapé dans une posture qui ne permet plus aucune résistance efficace. Mais, lorsqu’il n’y a plus qu’à triompher, un revers fatal met le Comte hors d’état de dénouer sa glorieuse aventure. L’agent décisif baisse le nés, et tout est dit.

Mde. de la Grapiniere. (peu naturellement.) Dieu merci ! — (elle prend sa tasse.)

Mlle. Desaccords. (chante[8].)


„ Le ciel est protecteur
„ De l’innocence et de l’honneur.


Mde. de la Grapiniere. Vous prononcés là votre condamnation. Mademoiselle. Vous n’étiés donc pas innocente tout-à-l’heure ?

Mlle. Desaccords. En tout cas, Madame, ce n’est pas i’indécence de mon négligé qui m’a valu ma mésaventure,

Mde. de la Grapiniere ?. Que voulés vous dire ?

Mlle. Desaccords. A quoi bon s’expliquer ? Une femme sait bien à quoi elle s’expose, quand elle se montre quelque part nue comme le visage…

Mde. de la Grapiniere. Savais-je, moi, que cet impertinent était là !

Mlle. Desaccords. Belle excuse ! Pouvés-vous nier d’avoir entendu l’entretien, ou du moins, le cri qu’il m’a été impossible de retenir ?…

Mde. de la Grapiniere. Eh bien ! Oui, Mademoiselle, je vous ai entendu crier ; mais, j’ai supposé que c’était Mr. de la Grapinière, qui peut-être faisait avec vous des siennes, et je croiais arriver assés à tems encore pour vous délivrer… (Mde. de la Grapinière déjeune.)

Mlle. Desaccords. Eh ! Madame, vous savés bien, Mr. de la Grapinière n’est point pour femmes, Demandés à Monsieur que voilà…

Le Comte. Mais, si ce que vous voulés faire entendre était vrai, certain air Dragon qui vous distingue de votre sexe, pourrait bien faire soupçonner à un curieux que vous seriés peut-être un Garçon.

Mlle. Desaccords. En tout cas, sait bien qui veut, que vous n’êtes pas une fille.

Mde. de la Grapiniere. (avec dignité.) Point de mauvais propos chés moi… Mr. le Comte, j’espère que vous allés prendre la peine de vous retirer ?

Le Comte. Dans un moment, Madame, on viendra m’avertir. J’attends de la part de l’ambassadeur…

Mde. de la Grapiniere. Quoi, Monsieur ! prenés-vous mon appartement pour un café ?…

Mlle. Desaccords. Pourquoi pas ! Il vient d’y prendre une glace.

Mde. de la Grapiniere. Desaccords, vous abusés enfin des bontés qu’on a pour vous…

Le Comte. (vivement) Je me tuais tout-à-l’heure de lui dire…

Mlle. Desaccords. (se disposant à sortir.) Je n’en abuserai plus dans cette maison, Madame. Je me rétire : aussi bien avés-vous une revanche à donner…

Mde. de la Grapiniere. L’infame ! je ne sais qui me retient de lui donner vingt soufflets…

Mlle. Desaccords. Vous n’en ferés rien, ingrate. Vous ne m’aimés pas assés pour me donner cette preuve……

Mde. de la Grapiniere. (lui donnant un soufflet terrible) Tiens donc, scélérate.

Le Comte. Holà, mes Dames…

Mlle. Desaccords. (se jettant au cou de Mde. de la Grapinière) Ah ! voilà ce qu’il me fallait pour me rappeller que je te suis encore chère.

Le Comte. En voici bien d’une autre !

Le Comte est oublié. Les têtes des combattantes se trouvent montées. Après en ardent baiser, Mlle. Desaccords ramène la financière sur le canapé, tout à l’heure honoré d’un triomphe, puis humilié d’une défaite de Mr. de Charbade. Là, Mlle. Desaccords déploye son adresse à tromper le vœu de la Nature[9]. Mde. de la Grapinière, déjà un peu usée n’est pas des plus diligentes à éprouver l’effet de ce joli badinage. Il lui vient à l’esprit, mais elle garde in petto, qu’elle aurait eu peut-être plus de plaisir, si le Comte eut pu consommer son impertinence. Dans le fait Mde. de la Grapinière n’est rien moins que décidément tribade, s’il lui est commode de l’être le matin avec sa maîtresse de harpe, elle trouve aussi fort agréable de recevoir à d’autres momens, le solide hommage des cavaliers qui sont admis chès elle. Ainsi le soufflet est, dans la réalité, moins flatteur que ne se l’est imaginé la vaine Desaccords, ou plutôt qu’elle n’a fait semblant de le croire. Mais il n’y avait que cette porte pour sortir convenablement de l’embarras où l’on venait de faire la faute de se jetter. Mde. de la Grapinière paye douze livres chaque leçon, et, coup sur coup, elle fait des présens considérables. Comment renoncer à cela ! Mais, tous ces calculs respectifs de la fausseté feminine passent par dessus le benet de Comte, qui n’est point un aigle. Il n’a qu’un souci, c’est de savoir si sa résurrection étant un peu prompte, (comme il cherche à la provoquer,) il ne pourra pas tout-à-l’heure obtenir un refait… Mais avant qu’il n’en soit là, un bruyant coup de sifflet se fait entendre. C’est le chasseur, qui siffle ainsi, selon la convention. Autrefois on ne sifflait que pour les chiens. Bientôt la mode est venue de siffler pour certaines domestiques, ceux-ci enfin ont reçu, ou prennent la permission de siffler pour leur maitres. Qu’importe, pourvu qu’on s’entende !… Mais la décence ?… A quoi bon ! En même tems que le Comte est sorti, Mde. de la Grapinière a sonné pour son valet de chambre, esçogriffe peu scrupuleux, qui est fort au fait de voir sa maîtresse prendre leçon, comme elle le fait dans ce moment. Elle lui dit mystérieusement à l’oreille, quelque chose donc il ne faut pas que Desaccords elle même entende un seul mot. Il est question de faire prier l’abbé de garder un profond secret sur l’avanture de la passade manquée ; de lui faire comprendre que la publicité de pareil affront serait une tâche pour deux réputations, et qu’enfin si le comte est susceptible de contrition pour sa faute insigne, on sera capable de lui fournir l’occasion de la réparer. Mr. de la Fleur, souriant avec espièglerie, va faire la commission, dont-il a encore le tems de s’acquitter avant le départ de la voiture.

Cependant, le micmac de cette orageuse matinée cause beaucoup de dérangement dans l’agenda de la harponiste. Elle avait quatre écolières encore à faire avant diner. Pour avoir le tems d’expédier du moins deux, on laisse pour cette fois en arrière l’instrument et la musique. Une paix est jurée, et Mlle. Desaccords, avant de sortir, reçoit une bonbonière de quelque prix à tître de réparation de l’attentat commis sur son agréable visage.




LA PETITE ACADÉMICIENNE.




Si la confusion générale qui domine maintenant en Europe vient à cesser ; si des loix sages, venant à reprendre enfin un solide empire sur le tourbillon social, y ramenent les bonnes mœurs, y replacent chaque sèxe dans les bornes de son naturel et de ses devoirs ; si, dis-je, à la suite des tenebres du cahos actuel, le flambeau de l’innocence vient à briller, la postérité candide ne pourra croire à quel point, avant le nouvel âge d’or, s’était exaltée l’infame corruption, à quel degré de licence effrénée les hommes (les femmes y compris) se permettaient de se livrer ; comment, pour tout dire, un vice, s’associant à plusieurs autres, y trouvait un surcroit de force, lors de l’exécution de ses attentats, comme il y avait trouvé de l’encouragement, lors de la conception de ses honteux caprices… Honteux ! Ce n’est pas le mot. Le sujet même du tableau, dont nous allons donner l’explication, prouve que certaines gens avaient mis bas toute honte, et que loin de cacher à un tiers des succès de prostitution, on se plaisait au contraire à en consacrer le souvenir par des monumens durables.

De ce genre est la bisare cumulation qu’on a sous les yeux… Cette orgie se passe encore chés Mr. de la Grapinière, et notre estampe a été faite comme la précédente d’après le croquis original du peintre qui a exécuté en demie nature ces sujets pour les petits appartemens de Madame. C’est sous cette seule forme qu’elle a consenti que figurat chés elle l’antipathique effigie de son mari.

Nous savons déjà que c’était par famine que Mlle. de Valrose avait épousé le traitant, homme sans naissance, second financier de sa race, son père ayant été de ceux dont quelques vieillards disaient encore, il y a trente ans[10] ; je l’ai connu laquais avant qu’il fut commis.

La seule différence qu’il y avait entre M. Grapin, le pere et Mr. de la Grapinière, le fils, c’est que le premier fut un célèbre cancre qui vécut volontairement au sein des richesses, aussi affamé que Tantale y vécut par enchantement, tandis qu’au contraire son successeur, (je dis notre la Grapinière) était né avec des passions compliquées qui ne lui permettaient point de marcher sur les traces de son avare géniteur. — La Grapinière fils, élevé dans un collège avec de jeunes Seigneurs, y avait appris à singer ces petits Messieurs ; certaine intimité sur la quelle on ferme les yeux dans les maisons d’éducation où les pensions sont fort chéres, l’avait mis au pair avec ces illustres condisciples ; il envia leur luxe, il gouta les détails de leur jactance arrogante ; en un mot, il brûla de pouvoir, comme eux, citer un jour familiérement, mon oncle le Comte, mon cousin le Marquis. La Grapinière sentit donc de bonne heure que, pour arriver à ce but, il lui était indispensable de s’aparenter, n’importe à quel prix, avec quelque famille titrée. C’est ce qu’il avait heureusement exécuté en faisant agréer la moitié de son lit, à Cunegonde, Alphonsine, Dorothée, Clotilde, Dieudonné de Valrose Montpelé, demoiselle de haute motte, fille de très haut et très puissant seigneur, monseigneur de Montpelé &c. &c. Maréchal des camps et armées du Roi, cordon rouge, gouverneur &c. mais, à qui d’ailleurs ses fiefs maternels (je dis la demoiselle) n’avaient pas rapporté pendant sa minorité cent écus d’argent liquide… N’importe, elle était un excellent parti selon les vues de notre millionaire, et cela d’autant mieux qu’étant luxurieux, il avait l’aubaine de la plus désirable jouissance ; il est vrai que la jeune personne, privée des soins vigilans d’une mère, s’était laissée oter ses gants, mais sa main n’en parut que plus belle à la Grapinière. Avec une certaine dose de bon sens, il sentit fort bien qu’un si beau fruit n’aurait peut-être pas été pour lui, s’il ne se fut trouvé tant soit peu verreux. Finalement la Grapinière qui avait fait vœu de penser et d’agir toute sa vie en homme de cour, ne tint aucun compte de l’absence du pucelage de la beauté qui daignait s’allier à lui. C’était un ami cher, le chevalier de Monsescroc, un compagnon de collège, un ancien ami par mutuelle inoculation, qui avait ravi la fleur précieuse à la faveur d’une grande habitude qu’il soutenait avec le général : or, c’était cet ami lui même qui s’était mêlé du mariage, et l’avait fait réussir. Comment dès lors ne pas fermer les yeux sur une très petite nonconvenance „ et vaut-il la peine de chicaner pour l’avantage d’un seul instant, sur l’ouvrage du bonheur de toute la vie !

C’est ainsi qu’avait très philosophiquement raisonné Monsieur de la Grapinière, lors qu’à trente deux ans il avait épousé sa jolie moitié… A trente deux ans ! va s’écrier ici quelqu’épilogueur. Comment donc a fait, pour se marier si tard, un homme qu’on nous a peint comme ambitieux et convaincu de ne pouvoir s’élever que par une alliance ! — La réponse est toute simple : comment ne devine t’on pas que, si l’on veut vivre, il importe de conserver le plus long tems qu’on peut une liberté précieuse. Aussi long tems que Meur. de la Grapinière avait été jeune, quoiqu’il ne fut ni beau, ni bien fait de sa personne, il n’avait pourtant pas manqué de moyens de faufiler avec la qualité, s’étant fait comme une petite cour de ce ramassis de Comtes, Marquis, Chevaliers ruinés, intrigans et parasites, aussi communs à Paris du tems de l’ancien régime que le sont les hannetons au mois de mai. Ayant été tout ce tems là le Milord pot au feu de mainte égrillarde vraiment ou faussement titrée ; comptant même au nombre de ses plus illustres bonnes fortunes certaine chanoinesse d’Allemagne, avec la quelle il avait mangé lestement un million dont il revenait un dixième à deux géans de gardes françaises qu’elle protégeait à huis clos ; l’heureux la Grapinière avait pu constamment rêver, l’après midi, qu’il était un seigneur : avec cette chimère et l’or, dont manquent le plus souvent ceux qui sont des seigneurs tout de bon, Mr. de la Grapinière, qui même avait d’avance dans son tiroir un grand cordon et une plaque brillante dont il devait se décorer un jour, après avoir remercié la ferme générale, notre homme, dis-je, avait d’un jour à l’autre, passé si bien son tems qu’il était parvenu, garçon, (comme nous l’avons dit) jusqu’à sa trente deuxième année. Sa passion romaine pour les Arts, son gout grec en fait de voluptés charnelles, l’avaient ainsi maintenu dans un parfait équilibre entre les avantages du célibat et ceux du mariage…

Mais notre intention n’est point de faire le roman complet de Mr. de la Grapinière ; il ne s’agit ici que de savoir au juste ce que veut dire cet accouplement, où nous le voyons de serre file[11], et pourquoi c’est une jeune Demoiselle qui exerce ses pinceaux à rendre au naturel ce scandaleux grouppe.

Quelques années apres l’aventure de Mlle. Desaccords (ci-devant décrite) Madame de la Grapinière, lasse enfin des femmes (que dès lors elle nomma viande creuse) prit le parti de se livrer aux hommes à corps perdu. Ce fut seulement alors qu’elle commença de s’attirer, de la part de son lubrique époux, une considération solide et sentie. Aussi long tems que Madame n’avait fait que rompre des armes à la sourdine, ou du moins avec quelque prétention à l’incognito, Monsieur ne s’était regardé que comme un cœur d’espèce bourgeoise, et cela n’avait eu du tout de quoi flatter son chatouilleux amour propre.

Mais par différens rapports entre les Pasquins et les Martons respectifs, Mr. de la Grapinière fut enfin convaincu, que Madame commençait à jouir d’un certain lustre parmi les plus fameuses messalines et amateurs de la capitale ; que plus d’un des jouteurs qu’elle avait formés devenait le caprice des connaisseuses du haut vol, que réciproquement elle savait leur enlever de ces surprenans mérites. Alors il commença tout de bon à se féliciter d’avoir une si adorable femme, à se repentir de ne pas l’avoir ci-devant assez bien connue, à s’accuser d’avoir été peut-être cause par son peu d’empressement auprès d’elle, que ses grandes qualités lascives ne se fussent développées que si tard ; en un mot, rapportant bientôt aux pieds de sa célébré épouse tout son encens, il se constitua le plus enthousiaste de ses admirateurs, il redoubla pour elle d’égards, comme de prodigalités. Il en coûtait bien peu de chose à Madame pour s’acquitter de tout cela… ses bontés ? non. Mr. de la Grapinière qui commençait à se sentir baisser, se rendait assez de justice pour reconnaître qu’il n’était plus fait pour solliciter une rentrée dans son privilége conjugal, apportant des unités où l’on est accoutumée à ne plus recevoir que par dixaines. D’ailleurs, quoique Mde. de la Grapinière n’ait pas plus de 26 ans, elle a déclaré net qu’aucun homme âgé de plus de 25, n’aura part à ses honorables faveurs. Cependant un aussi galant homme que Monsieur son époux mérite des égards : il lui est dû une récompense quelconque de sa galanterie généreuse ; on veut marquer qu’on a un cœur reconnoissant et sensible. Mr. de la Grapinère aura donc le droit d’assister autant qu’il le trouvera bon aux ébats amoureux que prendra Madame, il admirera l’art avec lequel on sait le cocufier, et, les bons jours enfin, lorsque par des soins suivis, par de nouveaux hommages écoulés de son coffre fort, il aura mérité un surcroit de considération et de bienveillance, on lui ménagera un moyen, fort de son gout, de lier ses voluptés personnelles à celles de sa divinité ; sans qu’il se soit mis en frais de cour, il trouvera soumis à ses mâles désirs, l’un ou l’autre des adonis dont la venus bannale aura fait recrue. Tel était l’accord, qui, depuis le rengagement du traitant dans les fers de sa femme était conclu et signé entre ces deux époux. Admirable exemple des ressources infinies par lesquelles le saint nœud d’hymen pourrait contribuer au bonheur des pauvres humains, sans ces préjugés absurdes, ridicules qu’ils ont eu la sotise de placer entre eux et le bonheur dont on parle, qu’on désire sans cesse, sans l’atteindre jamais.

Un certain jour… c’était à la terre principale des époux, à dix lieux de Paris, Mr. de la Grapinière disait timidement à sa femme :

Mr. de la Grapiniere. En vérité Madame, je crains bien que votre complaisance à me suivre dans ce séjour, ne vous coûte infinement…

Mr. de la Grapiniere. Me coûte ! Désabusés-vous de cela. Monsieur, nulle considération au monde ne me déterminerait à faire quelque chose qui pourrait contrarier mes plans…

Monsieur. On ne peut mettre plus de délicatesse et de grace à un sacrifice ; car, j’entends parfaitement le sens de…

Madame. Eh non, Monsieur, je vois d’ici que vous entendez fort mal. J’allais m’ennuyer à Paris, lorsque vous m’avés à propos, fait l’offre de m’emmener ailleurs. Les trois quarts des hommes de ma liste sont dispersés ; j’avais d’ailleurs besoin de prendre quelque repos. Vous n’avés donc qu’à vous féliciter dans tout ceci que de m’avoir fait votre proposition dans une circonstance favorable : au reste nous sommes convenus, qu’au moment où les vignes et les bois pourront ne plus m’amuser, je serai la maîtresse de me transporter où bon me semblera…

Monsieur. Assurément, Madame, je serai toujours prêt à…

Madame. Je ne vous interrogeais point, Monsieur, sur la question de ma liberté ; je vous signifiais que je me réserve d’en jouir pleinement à mon tour ; je serai fort aise, quand il se trouvera que ce qui m’est agréable peut aussi vous convenir…

Monsieur. Je n’entendais pas autre chose, Madame ; trop heureux quand…

Madame. (interrompant.) Quand je voudrai vous fournir l’occasion de satisfaire mes fantaisies ! C’est cela que vous alliés dire. Eh bien, voici le moment de vous donner une preuve frappante de ma confiance et de mon amitié. J’ai fait dans la ville voisine une connaissance.

Monsieur. Une connaissance ! d’homme ? de femme ?

Madame. D’homme ; mais, de grace ne me poussés point, ainsi de questions en questions et puisque vous voulés faire le galant, souvenés-vous qu’on n’interrompt jamais une femme sur tout celle qu’on fait profession d’aimer…

Monsieur. Dites d’adorer, d’idolatrer, Madame, (il lui prend avec transport une main, et la baise.)

Madame. (avec humeur.) Doucement donc, Monsieur, vous m’avés crible de piqûres… Vous avés un menton de porc-épic !

Monsieur. On m’a rasé ce matin !

Madame. (essuyant sa main avec son mouchoir mouillé d’eau suave.) Vous transpirés comme un rhinocéros ! Ecartés-vous un peu de moi. C’est de vous que partait une vapeur qui rendait ma respiration difficile… Demeurés à deux pas de moi, je vous prie.

Monsieur. (à part) Il ne faut pas la contrarier. (il se rend à deux pas. Haut.) Cette connaissance, Madame ?

Madame. Il s’agit d’un jeune virtuose, tout frais arrivé de Naples…

Monsieur. D’un Castrat, Madame ?

Madame. Eh non, Monsieur ! (elle a beaucoup d’humeur) Que ferais-je d’un Castrat, s’il vous plait ?

Monsieur. Pardon, mon cœur !…

Madame. Mon cœur !… Il est joli celui-là ! Pensés-vous parler peut-être à ma femme de chambre, ou croyés-vous causer ici avec quelques-uns de vos protégés aux petites entrées !

Monsieur. Là là, Madame, pour l’essor d’une expression familière, qui doit vous prouver bien naturellement l’excès de mon amour…

Madame. Vous-avés donc entrepris de me donner ici la comédie ?

Monsieur. Mon Dieu ! Je ne sais ce que je dis… Pardon — Si bien que votre nouvelle connaissance arrive de Naples ?

Madame. Oui, Monsieur ? c’est un jeune Ténor, beau de visage, comme un séraphin, bâti comme l’Antinous, et qui chante…

Monsieur. Comme l’Apollon du Belvedere ?

Madame. (à part) La cruche ! (haut) Au reste, on ne voit que de ces figures là, quand on veut prendre la peine de les déterrer… Il-y-a bien mieux que tout cela. Le jeune Cazzoné a reçu de la nature le don d’une Jauge… Vous savés ce que c’est qu’une jauge ? vous entendés souvent parler de cela parmi vos confrères, n’est ce pas ?

Monsieur. — Jauge… ne m’est pas tout-à-fait inconnue, mais… j’entends la plaisanterie… Madame veut dire… là !… Comme qui dirait, dites… dites : je sais à quelles futailles est applicable cette jauge là. (il ricanne).

Madame. Trompette[12] est la futaille domestique à la quelle j’ai voulu l’appliquer afin que je susse à quoi m’en tenir… cette fille m’a rendu, du jeune homme, un compte prodigieux et je compte l’essayer moi même demain…

Monsieur. Pourquoi pas dès ce soir, Madame ! nous n’avons rien à faire que…

Madame. De quel train vous allés ! Je gage que ce n’est pas tout-à-fait en vüe de m’obliger que vous vous rendez si pressant ? et que…

Monsieur. Sur mon honneur, Madame…

Madame. L’honneur d’un traitant ! Parlés sans hyperbole.

Monsieur. Je veux que le Diable m’emporte…

Madame. Bon cela…

Monsieur. Si j’ai pensé d’abord, à autre chose qu’à ce qui peut vous regarder… mais… puisque vous m’en faites venir l’idée.

Madame. Pour ne pas jaser pendant une heure sans avoir rien dit, je vous demande en deux mots, si vous étes homme à me donner ce soir, cent louis, dont j’ai besoin pour mon nouveau protégé, qui manque de culottes, à la lettre.

Monsieur. Je conçois qu’un pareil homme doit en beaucoup user ! (il tire une bourse de sa poche) je ne sais pas au juste ce qu’il y a dans ce filet, Madame : mais si vous y trouvés plus que votre compte, vous pourrés…

Madame. (interrompant) Le garder, pour vous prouver combien je fais cas de tout ce qui vient de vous. La bonne action que vous faites sera double ; votre petite somme procurera aussi des jupons à certaine Signora, qui voyage avec l’Adonis. Ils veulent-être frère et sœur, cela m’est fort égal, on prétend à leur auberge, qu’ils couchent pourtant ensemble, ils font très bien si cela les amuse. Le fait est, qu’étant tombés à P… sans sou ni maille, on ne leur a donné qu’un mauvais cabinet à deux lits, où vraiment ils sont l’un sur l’autre ; demain ils seront en meilleure posture, graces à votre argent…

Monsieur. Et cette signora, Madame, lui faites vous l’honneur aussi de la prendre sous votre protection ?

Madame. En premier lieu, je ne l’ai point vüe. On la dit infiniment au dessous de son prétendu frère, c’est une petite personne très brune, on ne cite que sa grace et son esprit. On assure d’ailleurs qu’elle est d’une grande force en peinture, et que même elle prouve d’être d’une des meilleures académies au délà des monts.

Monsieur. Comment Diable ! Vous me faites là, Madame, la description d’un sujet intéressant au possible ! Il ne faudra pas manquer… (sauf votre meilleur avis,) d’attirer au château le couple angélique…

Madame. Vous vous chargeriés donc de la sœur ? (elle rit avec espièglerie.)

Monsieur. Il suffirait, Madame, que cela pût concourir avec vos propres vües…

Madame. Je suis convenue d’en avoir sur le frère ; ainsi tout est dit, ayés la bonté de me laisser un moment seule. Je veux achever de lire une situation qui m’intérresse… trouvés bon ensuite que je soupe chés moi… demain à midi, vous pouvés faire demander de mes nouvelles…

Monsieur. Je n’y manquerai pas… (il s’éloigne.)

Madame. (le rappellant.) Un mot encore ? faites donc passer quelqu’un chés la Beaulard ? voilà déjà deux fois que cette femme écrit pour une misere de 90 louis. Elle a de l’humeur de ce que j’ai deserté de chés elle. J’ai fait mettre ses lettres sur votre bureau ; que cette affaire soit terminée avant mon lever, car c’est la première chose dont je vous parlerai…

Monsieur. Cela sera fait, Madame, (il s’éloigne.)

Madame. (le rapellant encore.) Ecoutés donc ? j’oubliai, comme une sotte, que j’ai promis d’envoyer cinquante louis à la Secret[13] pour différentes commissions qu’elle m’a faites, et dont vous trouverés aussi le mémoire. Puisque vous allés faire faire un travail, il n’en coûtera pas plus d’y faire comprendre cette bagatelle…

Monsieur. De tout mon cœur (il fuit à toutes jambes.)

Madame. (criant.) Monsieur ! Monsieur !

Monsieur. (seul, ayant tourné un angle qui le met hors de portée.) La peste si je retourne ! Une plus longue promenade pourrait me couter le tiers de mon revenu… Mais baste ! Elle est si aimable ! D’un trait de plume tout cela sera rattrapé.

Cependant les confidences de Mde. de la Grapinière avaient furieusement monté la tête du luxurieux epoux ; à peine a-t-il donné au secretaire les ordres nécessaires pour les commissions de Madame, qu’il fait mettre deux modestes chevaux à une chaise fort simple, et se fait conduire à P…

Il n’est que minuit lorsque l’important personnage arrive à la porte du lion rouge ; obscure gargotte, où rarement descendent, des gens à voiture, si ce n’est par hazard quelques pauvres voyageurs du coche. Au nom de Mr. de la Grapinière fermier général ! (bien plus que le marquis voisin dans l’opinion des habitans du lieu ; car le marquis est pauvre et vilain, tandis que le financier est connu pour étaler un faste de prince.) Au nom, dis-je, de Mr. de la Grapinière tout le monde est en l’air… L’hôte et l’hôtesse ont quitté le lit ; servantes et valets circulent, les lumières se multiplient, il y a dans la maison autant de mouvement que si le feu venait d’y prendre… C’est Mr. de la Grapinière ? et qui vient prendre un lit chés nous ?

Par bonheur pour le Lucullus moderne, avant de se mettre en route, il n’a pas oublié de faire mettre dans sa voiture une dinde aux truffes, un jambon et un pâté de foyes d’oyes, avec six bouteilles variées…

Quel est enfin le mot d’une enigme aussi etonnante que l’apparition de ce grand personnage, si tard ? en si mauvais lieu ? le lecteur s’en doute : il s’agit de faire à l’instant connaissance avec l’adorable Tenore, avec l’admirable académicienne… Les bonnes gens dormaient, hélas ! d’un profond sommeil, lorsqu’on vient les eveiller en sursaut à grands coups de poings contre leur porte. Les malheureux voyent d’abord tout en noir… ils craignent qu’il ne s’agisse de quelque attentat à leur liberté. Ils sont pourtant innocens, mais ils sont indigens ! C’en est assés pour qu’ils ayent tout à redouter du regard de l’injustice et de la cruauté des gens qui se plaisent à prouver, en faisant du mal, qu’ils peuvent quelque chose

Cazzoné. Qu’est-ce ? Qu’y-a-t-il ? (Plusieurs voix.) Debout, debout tout de suite…

l’Hôte. C’est de la part de Mr. de la Grapinière.

Laura. (se hâtant de se lever.) Nous sommes perdus. Cette maudite fille, que, contre mon avis, tu voulus caresser hier, sert chés le seigneur qu’on nous nomme…

l’Hôte. Debout vous dit-on…

Cazzoné. Un moment… (bas) Hâte toi de deranger l’autre lit… qu’on ne se doute pas… (haut) Vint-on jamais à pareille heure, troubler le repos de ses hôtes…

l’Hôte. Vite, vite : venés comme vous vous trouverés, prendre votre part d’un Dindon qui embaume et du seul vin de Bourgogne qu’il y ait dans la province, excepté le mien.

Cazzoné. (s’habillant.) C’est autre chose ! La bonne fille aura tenu parole à ce qu’il parait.

Laura. (s’habillant) Joliment ! Ce serait bien le mari qui viendrait en personne pour l’affaire en question !

Cazzoné. Il faut voir jusqu’au bout.

Etant enfin en état de se montrer, le couple italien ouvre sa porte ; on le conduit devant l’illustre : déjà la table est couverte. Une soupe à la reine, et une omelette aux fines herbes, de la façon du valet de chambre, complettent avec ce qu’on a déjà cité, un souper impromptu qui ne survient point mal à propos à des gens dont la collation frugale avait été une salade melée d’œufs cuits au dur… Abrégeons : on dévore : on fait connaissance ; la confiance naît du fond de la 3e. bouteille ; la quatrième fournit au luxurieux financier une double déclaration d’amour ; la 5me détermine nos voyageurs à tenter fortune au chateau du protecteur… la sixième enfin vaut à cet heureux satyre un brusque àcompte qu’il dérobe à l’yvresse de Mlle. Laura, pendant un moment d’absence qu’a faite, peut-être à dessein, le spéculateur Cazzoné… ne fallait-il pas bien qu’il fit les préparatifs de voyage. A trois heures, l’hôte (largement payé quoique le coucher n’ait plus lieu) fournit des chevaux frais… on retourne grand train au château, on arrive… chacun a besoin de repos, se couche séparément et dort la grasse matinée.

C’est une fête pour le galant la Grapinière, que d’introduire au premier bruit de la sonnette, chés Madame, son Cazzoné, mis à ravir, graces aux ressources du magasin qu’on a pour la comédie, coiffé comme un ange de la main de Zéphir, émule de Léonard[14]. Laura plus piquante encore que ne l’a supposée la financière, est aussi tout au mieux ajustée ; mais il lui manque, comme à toute italienne qui n’a jamais quitté son pays, ce goût au moyen duquel la moindre parure, employée avec grace, a cent fois plus de charme qu’un dispendieux costume…

Pour que rien ne manque au procédé louable de l’époux, la présentation faite il s’esquiva, faisant signe de l’antichambre à Mlle. Laura de le suivre. De l’aventure le beau Cazzoné demeura tête à tête avec Mde. de la Grapinière…

Elle s’est vantée le soir d’avoir mis en deux heures, à quia ce champion, dont on lui avait exagéré la vigueur ; il n’avait pu passer au délà du neuvième hommage. Cependant elle convenait qu’il n’est pas possible de faire mieux les choses, ni d’avoir plus d’adresse, de légèreté, une plus belle peau, une respiration plus pure… en un mot : on ne se repentait point d’avoir fait cette intéressante acquisition. Quant au chant, le beau jeune homme y était habile, à la vérité, mais la voix n’avait rien de merveilleux ; sans doute le régime auquel le mettaient les femmes qui ressemblent à Madame de la Grapinière, n’est pas ce qu’il y a de plus propre à conserver une belle voix.

Depuis que la Grapinière était en aussi grande faveur auprès de son épouse, il mourait d’envie qu’un échange de portrait entre eux se fit. L’occasion était belle : le projet étant de retenir chés eux pour tout le reste de la saison ces virtuoses ambulans, Laura n’aurait elle pas le tems de faire les deux bustes !

Mais, nous avons déjà dit ailleurs que Madame ne voulait nullement du portrait de Monsieur. Elle ne voulait pas plus se gêner pour qu’il l’eut en peinture. A travers la contestation que causait cette resistance, Laura, qui n’aimait à peindre que l’histoire, proposa de réunir les deux époux dans un seul sujet, à leur choix :

… Nous n’avons pas voulu dire plutôt, que, dans un moment de tête à tête, le beau Cazzoné, par ordre de Mde. de la Grapinière, avait eu pour le mari de très grandes complaisances : mais, il est impossible de garder plus long tems le tacet à ce sujet, puisque cette circonstance devient l’un des points les plus essentiels pour l’intelligence de notre 3e. planche. Bref : Monsieur désirait le portrait du beau chanteur ; Madame avait la même envie. L’academicienne brûlait de faire à loisir un morçeau d’étude en grand. Elle ôsa proposer de réunir, dans un seul tableau, deux bienfaiteurs adorés et l’objet commun de leur amour, comblé de bonheur en même tems qu’il leur exprime, par toute la force de ses moyens, l’étendue sans bornes de sa reconnaissance… ce projet est gouté ; le génie de l’artiste s’échauffe… c’est elle même qui pense et exécute la première pose.

„ Vous Madame, sur le dos… comme cela… bon : vous saisissés mon frere… de cette façon… à merveille… ici vous (à Mr. de la Grapinière.) vous ne pénétrerés d’abord que de cette longueur… afin que de ma place je puisse voir… les enclouures… mon frère ? vous êtes trop engagé… retirés en… encore un bon pouce… ce n’est que pour un moment. Madame… et vous, mon frère ? creusés moi les reins un peu plus… fort bien : attendés : les jambes de Madame ne peuvent demeurer ainsi vagantes… Vous, Mr. de la Grapinière, emparés vous en par dessous les jarrets… c’est cela : et portés les comme un brancard sur l’une et l’autre épaule… on ne peut mieux…

On supposera bien, sans que nous le disions, que pendant tout ce discours, Laura, le crayon à la main trace à grands traits la masse du grouppe, détermine les points principaux, compose en un mot son sujet en esquisse… ne prenés plus garde à moi, dit-elle enfin, quand son croquis est arrêté. Pour lors la mécanique devient très mouvante : Mde. de la Grapinière, comme la petite roue d’une voiture, fait ses trois tours, tandis que la grande roue, Mr. de la Grapinière, n’en fait qu’un…

Chaque jour même pose, même étude[15], jusqu’à ce qu’enfin il y ait un vrai chef d’œuvre de dû à l’art enchanteur de l’habile italienne…

Pourquoi, va-t-on me dire, ces ambulans, avec tant de moyens de s’enrichir, sont-ils arrivés misérables où le ménage libertin les a reunis ? — C’est que Cazzoné n’a aucune conduite, qu’il repand sur le fretin immonde des coquines, tout ce que les coquines du haut vol peuvent lui faire gagner, et que Mlle. Laura est joueuse passionnée et trop joueuse pour avoir ce qu’il faut de sens froid à corriger la fortune, talent si commun et pour lequel tout italien a de si grandes dispositions. C’est en un mot parceque le couple, verni quelque honnêteté est au fond de très mauvaise compagnie, et qu’avec ce defaut les plus grands talens ne conduisent jamais à la considération, non plus qu’à la richesse…

Cependant au bout de douze séances, et tout un mois s’étant passé à peindre l’intéressant sujet, la besogne est achevée. Laura et Cazzoné, complettement remis en garderobe, nipés et gratifiés de deux cent louis cachés dans une riche boite, prennent congé de leurs protecteurs et poursuivent leur route qui selon leur ancien projet les conduit en Angleterre.

L’aubaine de tout cet emploi du tems était l’une des plus considérables faveurs par lesquelles Mde. de la Grapinière se piquait d’avoir reconnu les bons procédés de son époux ; ce dernier ne cessait de vanter la félicité dont l’avait fait jouir cette occasion de peinture.

Eh bien, Monsieur, (lui répondit avec dignité son excellente femme) continués comme vous faites, et je vous promets de vous passer, de la même façon, tout ceux de mes serviteurs qui voudront bien se prêter à votre infamie ; mais, je vous avertis que chaque fois je prétendrai dix louis pour moi ? — J’en donnerai vingt, Madame,…… Oh ! le miraculeux mari !




LES AMOURS MODERNES.



Il ne faut, dit-on, disputer jamais ni des gouts, mi des couleurs. Ce quatrième Tableau nous offre une scène bizarre : elle est le resultat de quelques uns de ces goûts capricieux, qui modifient les plaisirs de la jouissance amoureuse…… Les scrupuleux, disent aux dépens de la nature, ou bien pis encore, en l’outrageant. On a bientôt fait de s’ériger de la sorte en dénonciateurs, au nom de cette bonne nature ! Les vrais philosophes, au contraire la soupçonnent de n’avoir rien tant à cœur que d’obliger tous et chacun de ses chèrs enfans ; bien loin de vouloir leur faire un crime de petits écarts insignifians, desquels d’ailleurs il eut absolument dépendu d’elle de rendre la pratique impossible, en faisant qu’ils fussent insipides, ou douloureux !

Tel était le sujet d’une intéressante conversation qui, certain soir d’hyver, dans un appartement agréable, au coin d’un bon feu se tenait chés la présidente Groslard, entre elle même, l’Abbé Bannal, conseiller-clerc ; Mde. de Prudejoye, trésorière de france ; Mlle. de Franchemotte, fille majeure, et le jeune chevalier Duhoussoir, agréable, cidévant champion de l’indépendance en Amérique, et depuis, indépendant lui même, au moyen d’un héritage imprévû qui l’avait mis à la tête d’un revenu de trente mille livres. On devine que le lieu de la scène était dans une ville de Parlement ; et non pas à Paris. Où nous savons que vivent les gens cités ils font partie de la plus excellente compagnie. La Présidente, pour son compte, est fort riche, jouissant de sa propre fortune et des dons de trois époux, dont le dernier n’est mort que depuis trois mois. Madame de Prudejoye est sur le point d’enterrer le sien, qui est septuagénaire, et qu’elle expédie aussi diligemment qu’elle peut, à force de bontés, étant impatiente de devenir propriétaire d’un assés gros bien qu’il lui a assuré par leur contrat de mariage. Mlle. de Franchemotte ayant eu le malheur de faire un enfant, assés publiquement, à seize ans, a été fort malheureuse jusqu’à vingt trois, étant pourlors releguée, avec 600 liv. de pension, dans une rigoureuse communauté. Mais le ciel satisfait de cette dure expiation d’une bien légère faute, a permis qu’un frere unique se fît tuer en duel, afin qu’elle héritât de toute la fortune des siens, ainsi réunie sur elle. Cette fille de bon sens sait apprécier ce que sa position a de solidement heureux : il n’y a patelinage des avides jouvenceaux de la ville destinés à la robe, il n’y a ruse des militaires expérimentés, ramenés aux foyers domestiques pendant leurs congés d’hyver ; il n’y a sermons des caffars et des bigottes surannées du lieu, ni caquets de leur part, qui viennent à bout d’ébranler Mlle. de Franchemotte dans l’opiniâtre resolution qu’elle a prise de demeurer célibataire jusqu’à la mort. Le plus ardent chasseur qu’elle eût ci-devant à ses trousses, était ce même chevalier Duhoussoir, (qui est du cercle) avant qu’il n’eût fait fortune, comme elle, mais six mois plus tard. Voilà déjà la plûpart des acteurs de notre Tableau bien connus, quant à leur existence sociale, nous ne dirons qu’un mot du conseiller clerc. C’était un honnête garçon fort gourmand, fort luxurieux, très ignorant, qui ne s’était affublé de la charge de son père, que faute d’avoir pû la revendre avec avantage. Abbé pour avoir un état décent, sans avoir la peine de faire rien de pénible, sa magistrature lui donnait d’ailleurs un vernis fort convenable, n’ayant pas voulu même se faire diacre.

Le monde allait à peuprès ainsi en province, comme dans la capitale avant la révolution. Chacun faisait son possible pour jouïr de la plus grande considération possible, dans le tourbillon social, sans se soucier d’y être bon à quelque chose. L’aisé laissait scrupuleusement à l’indigent toutes les charges publiques et se distillait tous les bénéfices, à l’alambic de son rigoureux égoïsme, et quiconque pouvait avoir des passions assés modérées pour ne point casser les vitres, venait facilement à bout de se permettre, dans le for-intérieur, toutes les petits infamies qui pouvaient l’amuser, sans que sa réputation cessât de fleurer comme baume. Il ne faut pour cela qu’avoir de l’or, au moyen de quoi l’hypocrisie a toujours provision de belles enveloppes ; ensuite on étourdit le public des fredaines d’autrui, recueillies dans le loisir de la fainéantise. De la sorte, on évite d’être jugé s’érigeant en juge soi même… Ecoutons un peu comment en usaient les gens de cet ordre pendant les entreactes de leurs petites débauches. Les personnes que nous voyons ici rassemblées sont de la classe de ces juges-public, et vont nous donner, de leur charité, comme de leurs mœurs, un échantillon.

On n’en était pas encore aux folies dont notre quatrième planche offre la représentation, quand Mde. de Prudejoye, arrivant la dernière, essoufflée et le sourcil froncé se hâte de dire aux assistans :

Mde. de Prudejoye[16]. Pour ça ! Bientôt il faudra s’enterrer tout vif ! Il ne sera plus possible de vivre avec les humaines… Je viens de chés cette du Puisard[17] il y avait bien quinze personnes. J’ai surpris ce cercle occupé de la liste des hommes que s’est donnée pendant l’année, Mde. de Fourchaud[18]. J’ai trouvé nommés la dedans plusieurs individus qui m’intéressent beaucoup ; mais ce qui m’a surtout indignée c’est l’indécence des commentaires qu’on s’est permis, et le ton de corps de garde que cette dévergondée de du Puisart souffre qu’on introduise dans sa sociéte ! La pauvre Fourchaud ne relevera pas de cette satyre : on ne peut mieux y détruire une réputation…

La Présidente[19]. Cela n’est pas charitable ; mais aussi pourquoi les femmes qui ne sauraient s’en passer ne choisissent elles pas des gens discrets, de la part desquels, elles ne seraient point compromises.

Mlle. de Franchemotte[20]. La précaution serait encore inutile n’a-t-on pas des domestiques ! Il faudrait donc se servir seule : ouvrir aux gens de nuit, la refermer, et ne risquer jamais un message ! Oh par ma foi ! La bagatelle, au prix de tant de soins à prendre ne vaudrait plus la peine qu’on s’en amusât.

l’Abbé. Mam’zelle a raison. Je n’ai pas l’honneur d’être du beau sexe, mais je n’en ai pas moins quelques charges de bienséance à acquitter dans ce monde.

La Présidente. Ces charges là ne te pèsent guères sur le dos, mon cher Abbé.

l’Abbé. J’allais vous le dire. Quand je suis entré au parlement : j’ai fait tout comme un autre, le grave, le reservé, l’inaccessible à la séduction des Dames. P z. z. z. peine perdue. Ce qu’on ne pouvait voir, on le supposait ! Ne trouvant pas à médire ; on m’a calomnié. Las de passer pour hypocrite, j’ai mieux aimé laisser voir en plein, à tout le monde, ce que j’ai de défauts incorrigibles et chèris. Dit-on que je suis libertin ? on a raison. Que je bois volontiers ? je ne m’en cache pas. Que je ne peux entendre parler d’affaires : que je n’ai jamais jetté les yeux sur un papier de chicane ? je n’oppose rien à tout cela. C’est constamment pour dormir que je vais à l’audience. Je n’y entends jamais un seul mot du verbiage des avocats, ni des gens du Roi, et toujours de l’avis de Perpignan[21] ce n’est jamais moi du moins qui suis cause si quelque affaire, est prise et jugée de travers et je m’en lave les mains parmi les innocens.

Le Chevalier du Houssoir[22]. L’abbé parle comme les sept sages de la grèce. Quand le public clabaude, il faut considerer si cela peut nous faire tort d’un écu. S’il ne s’agit que du blâme, eh bien : on dit comme le cocher admonesté „ cela m’empechera-t-il de mener mon fiacre ?

Mde. Prudejoye. Vous avés beau jeu, vous autres hommes, à vous battre l’œil, des sots propos ; mais nous autres !

Mlle. de Franchemotte. Et moi qui pense comme ces Messieurs, je suis pourtant une fille.

Mde. de Prudejoye. Une fille ! Quelle expression ! Ne savés-vous pas mon cœur, que fille veut dire maintenant une sottise ? et que fille et catin sont synonimes ?

Mlle. de Franchemotte. Que suis je donc ?

Mde. de Prudejoye. Une demoiselle, une jeune personne.

Mlle. de Franchemotte. Le bon Dieu les bénisse avec leur jeune personne. Mon petit Jokey est une jeune personne aussi…

l’Abbé. Du moins, le mien me sert au même usage…

Mde. de Prudejoye. Fi donc, l’Abbé ! convient-on de semblable horreur !

La Présidente. Ça mes enfans : ne nous chamaillons point portons plutôt la guerre sur le terrein étranger… Qu’est ce que la du Puisard, pour son compte pensait de cette liste ?

Mde. de Prudejoye. Elle était parbleu la plus acharnée à déchirer cette pauvre Fourchaud…

La Présidente. Voyés un peu ! Cela sied bien vraiment à cette Paillasse ! S’il s’était trouvé là des gens qui la connussent comme je la connais…

Mde. de Prudejoye. N’est ce pas ? j’aurais de tout tems parié que la comemère ne vaut pas mieux qu’une autre ?

La Présidente. Elle ! Il n’y en a pas une de sa force dans la ville, elle a commencé sitôt ! Nous sommes à peu près de même âge ; nous étions pensionnaires au même couvent. Ne se fit elle par faire à 15 ans, une infamie par l’aide jardinier, louche, bancroche, et qui avait bien quarante ans ! J’avais fait mon possible pour la dissuader de cette tentation ; mais, Mademoiselle voulait savoir, quel bien cela faisait… Elle prétendait s’en être fort bien trouvée, pendant un mois que dura leur commerce. J’eus pourtant pitié d’elle et lui prêtai certain petit neveu de l’Abbesse, qui m’avait plus agréablement instruite, et je lui fis ainsi quitter son malotru.

Mde. de Prudejoye. De mon tems les communautés n’étaient plus accessibles à cette licence. Ce fut avec bien de la peine que dans la mienne je pus faire parvenir jusqu’à moi, un passetems agréable[23] que m’avait fait faire en rentrant dans le monde, une amie qu’on mariait…

La Présidente. Colette, (c’est cette du Puisard) était donc grosse, soit du jardinier, soit de mon amoureux, lorsqu’on vint la retirer pour epouser le du Puisard, homme de rien, mais qui avait alors quelque fortune. Dès le mariage, il n’a cessé de partager sa salope de femme avec ses laquais, son coiffeur, son cordonnier. On n’a pas d’idée de la bassesse que cette femme a laissé voir dans tous ses choix.

Mlle. de Franchemotte. (peu amusée de ces grosses médisances) Vous aviés pourtant continué d’être grandes amies, depuis vos mariages ?

La Présidente. Assés long tems : nous ne sommes même point encore décidément brouillées : je vais chés la du Puisard, elle vient chés moi : une seule fois nous avons eu ensemble une terrible querelle.

Mde. de Prudejoye. Oui : cela fit du bruit dans le tems… Un jeune homme qui avait attrappé quelque chose ! Vous vous accusiés toutes deux d’être cause que le polisson

La Présidente. C’était une horreur de la part de la du Puissard. Il est très vrai que ce fut elle qui poivra le neveu de mon mari : le pauvre enfant n’avait que dix sept ans alors ! Moi je l’aimais et comptais, en l’occupant dans ma société, l’empêcher de donner dans les coquines.

l’Abbé. Il aurait donc fallu chasser de chés vous la du Puisard elle même.

La Présidente. Je m’étais contentée de la lui défendre, mais elle me le subtilisa : J’y fus prise. Le président s’en ressentit aussi : cela fit d’abord un tapage du diable, mais comme à force de perquisitions je vins à découvrir que le président avait aussi trempé là sa vieille mouillete, la balle me revint avec avantage, et je confondis mes antagonistes : au surplus, ayant fait ce qu’il fallait, je fus hors d’affaires quinze jours plutôt que tous les autres maléficiés, ce qui prouva péremptoirement que ce n’était pas de moi qu’était venue la contagion fatale…

Mde. de Prudejoye. La satyre du jour reproche aussi à Madame de Fourchaud d’avoir mis pareille infamie en circulation, chés les Minimes, où elle est accusée de faufiler au moyen d’une porte au mur mitoyen, entre le jardin des religieux, et celui de Mde de Fourchaud ; l’issue de son côté étant, dans le cabinet, et masquée d’un chassis de tapisserie en papier.

Mlle. de Franchemotte. Des minimes ! Fi !

Le Chevalier. Allons ! Je vois d’ici les révérends dans la nécessité de faire succéder l’huile de lin[24] à l’huile d’olive… les peres incommodés sont donc spécifiés dans la liste ?

Mde. de Prudejoye. Non pas : il n’y a que les Minimes en général ; l’aubaine cuisante est düe, à ce qu’on prétend, à une méchante procureuse, qui, pour se venger d’un clerc infidèle, a pris à son service une servante tirée d’un mauvais lieu : le grivois qui n’a pas manqué de se ruer sur cette proye nouvelle, s’est infecté. La Fourchaud avait le clerc ; c’est contre elle particulièrement que la vindicative procureuse avait une dent. Le coup n’a pas manqué ; tous les tenans, ont leur compte. L’aubergiste de la rose d’or fulmine, prétendant que trois negocians, que Mde. de Fourchaud a recrutés chés lui par le moyen d’un domestique de louage, se sont aussi empoisonnés chés-elle : il en avait au contraire dit du bien. Les voyageurs ont aussitôt plié bagage, jurant que la rose d’or ne les reverrait jamais…

L’abbé. Il faut convenir aussi que voilà une conduite !…

Mlle. de Franchemotte. Il n’y a que bonheur et malheur dans ce monde.

Le Chevalier. Certes, que Mde. de Fourchaud régale ainsi ses convives, c’est un malheur, et je l’en plains de toute mon ame ; qu’elle ait des Minimes : chacun a ses gouts ; mais ce que je ne puis pardonner, c’est cette chasse aux étrangers qui décèle une intrigue cupide ; car il est clair que cette espèce de racolage, dans les hôtels, a pour but de se faire payer, et pour une femme d’un certain état, ceci passe la raillerie.

Mlle. de Franchemotte. Et moi je suis d’un autre avis. J’excuse la fredaine avec les étrangers, qui sait s’ils ont été rançonnés ? mais je ne m’accoutume point aux Minimes.

l’Abbé. Il faut cependant avouer que ce sont d’onctueuses jouissances !

Mde. de Prudejoye. Les marchands n’ont pas été rançonnés : ce n’est pas le mot ; mais ils ont bel et bien payé deux louis chacun. Je n’avais pas eu le tems de vous faire part de cette circonstance…

Le Chevalier. Eh bien, trois fois deux louis, c’est six louis ; cela vaut toujours la peine d’être pris ; il y a de quoi soutenir toute une semaine ces pauvres Minimes, qui ne vivent que de charité…

Mlle. de Franchemotte. Nous n’en mourrons pas nous autres ; car nous voilà devenus méchans comme la gale.

Mde. de Prudejoye. Sentons donc, mes enfans, de quelle importance il est de bien cacher son jeu ! Nous ne sommes pas de mauvaises langues, assurément ; mais je connais dans la ville plus de vingt personnes, hommes et femmes, qui sont de vrais emporte-pièces. Qui de nous voudrait que ces gens-là vinssent à être aussi bien au fait de nos petites gaietés accoutumées que nous le sommes des aventures de la Fourchaud ! Pour mon compte je crois que je m’engloutirais à cent pieds sous terre… Il me semble déjà que j’entends la vieille baronne de St. Charnier et sa begueule de nièce, s’exercer sur ma friperie…

l’Abbé. Oh ! là, vous n’avés rien à craindre, elles ne médisent que de la qualité. Ce sont ces enragées d’avocates qu’à votre place je redouterais : l’envie qu’elles portent à toute femme dont le mari est en charge, les convertit en familières d’une inquisition civile aussi terrible que celle de Goa. Ces drôlesses vous savent le nom, le surnom des grand-pères, grand-mères dont on est sorti. S’il-y-a dans une famille quelque ternissure, quelque ridicule héréditaire, elles en savent l’histoire sur le bout du doigt. Elles ont compulsé toutes les minutes des contrats, chés leurs frères, cousins, compères gardenotes, chés leurs alliés les curés et vicaires ; elles ont pris connaissances des dates des mariages, baptêmes, décès &c. de sorte qu’une pauvre conseillère, par exemple, ne peut impunément dissimuler une douzaine d’années, ou la très humble roture de sa naissance, ou le trop tôt d’un premier enfant, ou le trop tard d’un postume !

La Présidente. C’est ainsi qu’avant hier, j’appris que la petite demoiselle de Montgalant qui est sur le point d’épouser un de nos jeunes dadais, a sept ans de plus qu’elle ne se donne, qu’elle vint au monde au bout de six mois du mariage de sa mère, fille d’un banqueroutier de Beaucaire, lequel était sur le point de subir une sentence de Pendaison, sans un frere qui tomba des nües pendant le procès, arrivant d’Amérique, avec une fortune pas trop bien acquise non plus.

Le Chevalier. Quelle peste que ces éplucheuses là !…

Mde. de Prudejoye. Quant à moi, je sais bien que dès que je serai veuve, ce qui s’approche grand train. Dieu merci, je fuirai de la province, et courrai me perdre dans Paris, où, dit on, chacun peut vivre inconnu…

Mlle. de Franchemotte. Oui joliment ! J’ai déjà un peu vécu dans ce pays là ; j’accorde qu’on ne s’y fait pas, comme en province une étude de l’ésperance de connaître les nouveaux venus, et de les définir au public, avec tous les accessoires de notre méchant œilletage. Mais au bout du compte, tout se sait à Paris aussi bien qu’ailleurs, une rencontre, un rôle dans quelques aventures singulières, un rien y cause souvent les mêmes désagrémens qu’on songeait à éviter en se perdant ainsi dans la foule…

Le Chevalier. Cela me donne l’occasion de vous raconter l’aventure d’un de mes camarades. Il avait eu la folie d’épouser, par amour, une jolie voisine de campagne, qui n’avait pas un écu. Lui même était le dernier de quatre fils d’un vieux militaire fort indigent. Tous deux (je dis les jeunes époux) avaient des imaginations ardentes et de l’intrigue : d’ailleurs, pas l’ombre d’usage du monde ; au fond d’une province on n’en acquiert point.

La Présidente. Oh ! Si tu veux Chevalier, que nous nous intéressions à l’histoire que tu nous conte, il faut nous nommer tout de suite les masques ; qui étaient ces gens là ? d’où sortaient-ils ?

Le Chevalier, (riant) Le cavalier se nomme Valère, l’amoureuse Isabelle. La scène en Périgord. En êtes vous plus savant à présent ?

Mlle. de Franchemotte. Le Chevalier a raison il ne veut peut être pas que si par hazard quelque jour les intéressés viennent à être connus personnellement de nous, il y ait d’avance dans nos âmes, un germe de mépris pour ces acteurs qui peut-être aussi sont plus malheureux que coupables. La médisance non seulement, ne serait plus dangereuse, mais même elle pourrait devenir morale et salutaire si l’on n’y mettait en scène que des personnages de comédie, ou bien A B C, comme lorsqu’on fait quelque démonstration mathématique.

l’Abbé. L’idée est heureuse, et je veux la méditer… On pourrait de cette façon mesurer par l’algèbre, et comparer ensemble le mérite, ou les vices, ou les ridicules des gens : on dirait, de Mesdames de Folaise et de Tirefort, A plus B égales à C, qui serait par exemple une racrocheuse du coin, ou bien Madame…

Mlle. de Franchemotte. (avec humeur) Finissés l’Abbé. Vous mériteriés qu’on mît au bout de votre phrase le nom de quelqu’une de vos parentes, qui, parcequ’elles vous fréquentent, se sont fait les plus détestables réputations. — Voyons le Valère et l’Isabelle du Chevalier.

Le Chevalier. Menacé de mourir de faim au manoir conjugal, le couple fond la cloche, et toujours ensorcelé d’amour, s’envole à Paris avec deux ou trois cents pistoles. „ Les voilà devenus, Mr. le Comte, Mde. la Comtesse, dans un modeste hôtel garni. Bientôt on a des connaissances. Celles qu’on fait dans ce pays-là, si facilement et sans être recommandé, sont ordinairement très mauvaises, et ce qu’on acquiert de protecteurs devrait être fort suspect. Cependant Mr. Valère obtint une lieutenance dans un corps destiné au soutien des insurgens d’Amérique. Madame pendant une absence funeste, à la quelle on a bien eu de la peine à la faire consentir, Madame va vivre décemment en Champagne, chés une Marquise, veuve, qui s’en est coiffée à Paris, où elle est venue pour un procès. Valère vole à la gloire ; en effet il sert fort bien, et s’étant même distingué dans une occasion d’angereuse, il est fait capitaine avec une honorable gratification. Cette campagne fut la dernière.

On repasse en France. Valère, deux autres et moi nous arrivons ensemble à Paris. Au bout de quelques jours étant sur le point de nous disperser, nous formons le projet de faire un souper d’amis, et pour achever de cimenter pour la vie une indissoluble fraternité, nous déterminons d’avoir avec nous une seule femme, que nous épouserons tous quatre pendant la nuit entière, confondant ainsi chés elle nos sentimens et nos vœux, comme nos désirs…

Mde. de Prudejoye. Quelle crapule ! Trouve-t-on bien des coquines assés effrontées pour se prêter à semblable prostitution !

Le Chevalier. Vous allés apprendre, ma chère Dame, qu’on trouve de tout à Paris. — J’étais chargé des préparatifs de notre fête, étant un ancien habitué de la capitale, grand amateur et fort au courant de tout ce qui a trait au plaisir. Je prie une habilissime qui eut autre fois ma pratique, de me fournir du bon, elle me promet de l’excellent, du délicieux, et m’assure, que fussions-nous douze au lieu de quatre, la brave championne qu’elle doit nous adresser, serait capable de nous river à tous notre clou. L’heure de la fête sonne ; nous sommes déjà trois amis et la future réunis, lorsqu’il nous arrive un billet de Valère, qui nous annonce que, voulant terminer des dépêches très pressées, il n’arrivera peut-être qu’une heure plus tard, mais que nous l’obligerons de toujours commencer… nous en mourions tous de besoin. La Laïs était charmante ; elle ne paraissait pas moins montée que nous à la folie ; dès que nous eumes préludé par une demie douzaine de libations à l’amour, à l’amitié, au plaisir, on commença d’en découdre, le sort me fit écheoir la chance heureuse d’être le premier à éteindre les feux impatiens de Mlle. Victoire : c’est le nom que notre heroine s’était donné… Ce vrai demon de luxure en était à favoriser le troisième de nous, sans avoir repris haleine, lorsqu’enfin brûlant à son tour, Valère essouflé fond au milieu de l’assemblée…

Ciel ! Quel coup de foudre… sa femme ! C’était sa tendre, sa passionnée, son inconsolable Isabelle qui figurait, et qui déjà calculait ce qu’elle aurait de plaisir à faire un quatrième heureux ! Le coup de théâtre ne peut se décrire… Les deux époux perdent à la fois connaissance, heureusement. Nous prennons des mesures prudentes de peur qu’avec leurs esprits recouvrés la fureur, la jalousie, la rage ne s’emparent d’eux, et ne causent une tragédie… J’abrège, nous venons à bout de calmer les esprits… on se parle ; on s’explique…

La Marquise champenoise, était une capricieuse coquine qui avait bati des spéculations d’intrigue sur l’hospitalité d’ailleurs charnellement intéressée, qu’elle accordait à Madame… Isabelle, (j’ai manqué m’oublier.) Isabelle au bout de deux mois, fidèle encor à Valère, s’était enfui du chateau-bordel de Mde… la prétendüe protectrice… Point de nouvelles de Valère pendant trois, quatre, cinq mois !… il faut vivre… on écoute un amant… voila la chaine du sentiment prisée… le temperament s’allume… ingrat ! parjure Valère on se vengera ; monstre ! tu l’as bien mérité.

D’encore en encore, Isabelle prend goût à la chose, elle y trouve plaisir et profit. Cependant de peur de prostituer le nom respectable d’un époux qui est jetté dans une carrière d’honneur et toujours secrétement adoré, la décente Isabelle s’est sacrifiée, et c’est sous un nom de coquine, en s’en donnant tout l’extérieur, tous les tons, comme toutes les fonctions, qu’elle fait dormir le titre d’épouse et celui de comtesse. Il ne tient donc qu’au sieur Valère, (puni de sa négligence ou trompé par les postes,) de se croire toujours également cher, et de ne voir dans tout ce que s’est permis sa tendre Isabelle, qu’un officieux travestissement. Il n’a fallu rien moins que le tumulte, où elle s’est mise à vivre, pour la distraire d’une malheureuse passion ; rien moins qu’une infinité d’hommes, pour la dédommager d’un seul, qu’elle sent préférer encore à l’univers…

Quand on a grand appétit, quand on a grand besoin de se retrouver dans les bras d’une femme, la position de Valère n’empêche ni de se mettre à table, ni de… je ne dirai pas quoi…

Mde. de Prudejoye. Chés la du Puisard on le risquerait…

La Présidente. Mais chés moi, le Chevalier sait que le mot n’est jamais permis… (en riant) la chose à merveille.

l’Abbé. Je voudrais pour la rareté du fait que lorsque Valère aura soupé il fit la paix avec sa femme sur le pied du lit. Cela serait bien aussi brave que son action d’Amérique…

Le Chevalier. Comment donc ! Après avoir soupé ! Cette paix, mon cher Abbé, fut faite entre les deux services.

Mlle. de Franchemotte. J’aime ce Valère à la folie : sa conduite est celle d’un homme de bon sens, et dont le cœur est admirable…

Le Chevalier. Le plaisant de la chose, c’est que les dépêches qui nous avaient donné le tems de faire triplement cocu notre parfait ami, s’expédiaient tout juste à la respectable Marquise, à l’adorée petite femme près desquelles le héros américain se faisait une fête de reparaitre au premier jour, dans tout le brillant de sa gloire et de sa passion affamée…

La Présidente. La rencontre du moins lui procure l’économie d’un voyage.

Le Chevalier. Dailleurs, ce qui nous avait valu d’être si gaiment et si chaudement accueillis par notre belle convive, c’était, nous jurait-elle, ces croix de Cincinnatus qui, d’avance l’avaient assurée d’apprendre des nouvelles de son bien aimé, dont elle s’était proposée de nous parler, au dessert, comme d’une personne à qui elle avait voué pour la vie les plus tendres sentimens. Le caprice du sort avait fait naître, au lieu de cette scène de roman pastoral, la brusque et très orageuse reconnaissance…

Mde. de Prudejoye. Comment vont vivre ensuite ces gens là !

Le Chevalier. Le mieux du monde : mais nous ne sommes pas au bout de notre petite fête. Valère ayant pris son parti, sur tout après avoir entendu la confession de son infidéle par fatalité, n’est plus, un particulier égoïste ; c’est un maitre généreux qui ne met point de bornes à la grace de sa sujette coupable ; c’est un brave frère d’armes qui ne dispute plus à ses pairs la conquête qu’il a plû au destin de jetter à leur tête. Nous passons la nuit pèle mêle, et la transfusion de nos cœurs, comme du reste, dure jusques bien avant dans la matinée. Mlle. Victoire, vers midi, propose de transplanter chés elle le théâtre de nos transports fraternels ; nous la suivons, en deux voitures, jusqu’à son logis. Là, nous trouvons élégance, propreté, tout le détail de l’aisance et même de quelque chose de plus. Valère, malgré lui, peut être, ne parait pas trop fâché, d’avoir cette surprise. „ S’il veut bien consentir à passer pour frère seulement, on le fera diner avec l’enchanteur auquel on doit tout ce bien être ? Il est des positions où l’on ne peut reculer sur aucun détail… frère soit…

Un message invite M. de Pillensac à venir prendre, le verre à la main, sa part du plaisir extrême qu’a causé le retour subit d’un frère chéri &c… Pillensac accepte… à deux heures on le verra : un quart d’heure auparavant les esprits familiers du génie, traiteurs, sommeliers et autres, ont accouru chargé de tout ce qui est de leur ressort… Bref tout se passe à merveille. Pillensac est enchanté du frère ; après une journée passée dans les plus bruyans amusemens, terminée par une colation élégante, Pillensac disparait, laissant un rouleau de 50 louis sur une carte, au dos de la quelle est écrit „ avec priere à Mlle. Victoire de faire agréer cette bagatelle à Mr. le Chevalier, four commencer à lui former une garderobe

Mlle. de Franchemotte. A moins d’avoir un cœur de tigre, Valère ne pouvait manquer de pardonner de toute son ame à cette femme là[25]

Le Chevalier. Et puis on est maître…

Mde. de Prudejoye. De garder à Paris l’incognito ? qu’en pensés vous ?

La Présidente. Je pense moi, que nous nous sommes trop long tems occupés d’autrui, au préjudice de nos propres affaires…

l’Abbé. J’ai beaucoup plus d’appétit que d’autre chose…

Mlle. Franchemotte. Vous êtes galant !…

Le Chevalier. Et moi, (baisant rapidement les trois dames) j’ai beaucoup plus d’autre chose, que d’appétit.

l’Abbé. Va pousser, à l’une des faces du sallon, un ressort qui lui est connu : tout aussitôt deux panneaux s’ouvrent et une table à deux étages, chargée d’une collation fine, assortie, s’avance à portée des assistans. En méme tems un meuble de deux pièces est approché de la cheminée par le Chevalier, ces deux pièces réunies forment un théatre fort commode pour les sçènes amoureuses. Un bon écran intercepte l’ardeur d’un feu clair, qui égaye l’appartement avec la vive lumière de plusieurs bougies. On projette ensuite quelque mode d’ébats où chacun puisse trouver son compte.

Mlle. de Franchemotte. Où il y a des dames, une demoiselle ne doit pas être la première à parler…

Mde. de Prudejoye. Quant à moi qui ne puis plus avoir d’habitude avec mon mari prêt à trépasser, et quand on sait qu’il y a huit jours, j’ai prouvé que je ne suis point grosse, je ne puis faire jouer les grandes marionettes, je serais prise à coup sur, et ce serait ensuite le diable à confesser avec une famille furieuse des avantages qu’on m’a fait…

l’Abbé. Toujours prudente ! Cela m’édéfie, moi.

Mlle. de Franchemotte. Notre amie a raison : ce n’est pas la peine pour un moment de plaisir, de perdre une fortune…

Le Chevalier. J’arrangerai Mde. de Prudejoye… (à Mlle. de Franchemotte) quant à vous, charmante.

Mlle. de Franchemotte. Moi ! je n’ai, dieu merci, à craindre de perdre ni fortune, ni réputation, je ferai tout ce qu’on voudra.

La Présidente. Et moi, je me sens d’une si grande paresse aujourd’hui, que je m’en tiendrai à voir… cela conviendra tout à fait à l’Abbé, qui m’y tiendra compagnie…

l’Abbé. Oh ! si l’on doit s’en tenir à voir, il faut tout voir. J’opine donc pour qu’on se mette in naturalibus : dans le costume de la vérité…

„ Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable : “

Mlle. de Franchemotte. Je suis comme l’Abbé, de l’avis de Perpignan, (elle se hâte de se mettre nüe.) Tout le monde l’imite… chacun ensuite fait un tour de bidet.

Le Chevalier se jette sur le dos, couché tout du long du meuble ; il attire aussitôt à lui Mde. de Prudejoye l’arrangeant de manière que tournant le dos à la cheminée, elle forme de ses cuisses, étant à genoux, un chevron par dessus la figure du jeune homme. Ce commencement de grouppe indique à Mlle. de Franchemotte de se poster de même que sa camarade, en sens contraire ; de cette façon, c’est pour Mlle. de Franchemotte que jouera la grande marionette, pour se servir de l’expression décente de Mde. la Trésorière… Ces Dames ont bientôt fait de tirer parti de leur avantageuse position ; elles ont la bonté de donner au Chevalier, tout ce qu’il faut qu’il ait de facilité pour le double ouvrage qu’on lui voit faire. Il a d’abord été commode, aux deux amusées de s’entr’appuyer mutuellement… les approches du plaisir les ont empassionnées momentanément l’une pour l’autre ; on les voit se baiser avec feu… La présidente en attitude de comtempler, et n’ayant d’abord pas d’autre envie, ne laisse pas de se sentir émoustillée à la vüe de ce qui se passe tout près de ses yeux : elle s’apperçoit aussi que l’Abbé commence à donner des signes de vie fort intéressants…

l’Abbé. Qu’en pensés vous, Présidente ?

La Présidente. Mais, consultés vous, si le cœur vous en disait… pourquoi non !…

l’Abbé. (Passant où il faut.) Cependant, si cela pouvait vous importuner ?… je serais au désespoir…

La Présidente. Vous êtes absolument le maitre…

l’Abbé. (ne frappant point à la porte ordinaire.) Même d’entrer là ?

La Présidente, (sans bouger) Vous êtes insupportable !

l’Abbé. Ma foi !… si vous ne vous défendés pas… je vous avertis… qu’il y est…

La Présidente. On le sent bien, peut-être. Mais vous savés la chanson :

„ On s’expose à compter deux fois
quand on a compté sans son hôte.

l’Abbé. A la bonne heure, (il achève son infamie : puis tout aussitôt il se remet à compter avec l’hôte véritable.)

La Présidente. A la bonne heure.

Pendant cette scène parlante, le Chevalier a fait aussi deux fois, à la muette, la partie de ses Dames. Laissons les à la besogne : tout ce qui pourra suivre n’est plus de notre cadre.




LES VIOLATEURS.



Du tems où le titre de noble était une espèce de Talisman en France, à l’abri du quel tout gentilhomme croyait pouvoir se permettre impunément à titre de rouerie, de mistification, certaines gaîtés pour lesquelles un pauvre bourgeois aurait été pendu : c’est-à-dire, peu de tems avant la révolution, Mr. le Chevalier de la Ricanière, assés joli garçon, mais le plus impertinent aigrefin de toute l’armée française d’alors, se trouvait chés un de ses parens, homme de la vieille roche, loyal habitant d’une campagne et d’un chateau, d’où ce digne homme ne sortait que pour chasser et visiter tous les pauvres des environs auxquels par son économie il pouvait se rendre utile. Le vieillard était d’ailleurs fier, c’est à dire, qu’il ne voyait chés eux, ni ne recevait chés lui, aucun des seigneurs riches ou mal aisés, aucun des baillis et autres employés publics, aucun curé, sinon celui de la paroisse dont il était seigneur. Sur ce pied Mr. de Monroc, à qui sa goute périodique donnait d’ailleurs un peu d’humeur, passait pour un ours, parmi la soi-disant bonne compagnie des moirons ; pour un ladre chés ses fermiers et ses officiers, qui ne pouvaient ni le voler ni le dominer, pour un bourru chés les désœuvrés qui l’accrochant au passage, essayaient de l’accaparer, mais qui chaque fois étaient congédiés avec quelque dure épigramme.

De tous les mécontens que faisaient la probité seche, l’ordre charitable, la défiance sensée, et le laconisme assommant de Mr. de Monroc, aucun n’était plus mécontent, ne murmurait avec plus d’aigreur, ne se permettait des propos plus indécens, que Mr. de la Ricanière, quoique son parent, qui n’avait aucun besoin du fréluquet, voulut bien lui donner une franche hospitalité, pendant le tems assés long que devait durer l’exil du petit Monsieur, hors de la capitale, jusqu’à concurrence de l’entier payement de certaines dettes.

Ni le chateau de Monroc, ni la chère qu’on y faisait, ni l’appartement, ni le régime uniforme établi dans ce paisible séjour, ne convenaient à un dissolu, passionné pour cet emploi du tems qui consiste à veiller tard, se lever à midi vivre chés les restaurateurs, courir les petits spectacles, hanter les boudoirs des coquines et les tripots de jeu. — Comme pas même l’ombre de ces objets désirés ne se trouvait chés Mr. de Monroc, ennemi de la cuisine chimique et des voluptés charnelles, et qui de sa vie n’avait compromis un écu sur une carte dans l’espoir d’en acquérir un autre, Mr. de la Ricanière, bien nourri, commodément logé se croyait tout de bon à la Trappe.

Mr. de Monroc avait de bons livres, mais Mr. de la Ricanière ne lisait pas même des Romans, et, le portier avec tous ses semblables, manquait à la biblioteque du cher oncle, où ce qu’il y avait de plus gai était les théâtres de Regnard et de Molière. Mr. de Monroc avait quelques chevaux, qu’il n’était pas défendu à Mr. de la Ricanière de monter : mais comment en fourcher un limousin à tous crins, taille d’escadron, et une jument normande avec ses oreilles naturelles ! Comment mettre le cu sur des selles à la genette !

Comme Mr. de Monroc ne voyait personne, un voisinage aurait volontiers reçu le neveu mécontent, pour lui dire du mal de l’ours d’oncle. Quelques Dames de chateau, qui croyaient voir dans Mr. de la Ricanière un jeune seigneur de cette cour qu’on croyait aux champs, être un paradis terrestre, ces Dames eussent volontiers joué de la prunelle, en faveur de Mr. le Chevalier ; mais la plûpart avaient la réputation d’être attachées à leurs maris. Des préjugés ! C’était de quoi dégouter un agréable. Partager une femme de province avec un braconier-gentilhomme ! Fi donc !… n’arriver là qu’après avoir filé le parfait amour ! Quel ragout pour un dragon ! Une coquine qu’on partage tous les jours avec des escrocs pendables et des laquais : Passe… Il y a du piquant à cela…

Quand toutes ces idées venaient à rouler dans la tête de l’ennuyé Chevalier, il lui prennait des accès de noire mélancolie, pendant lesquels, avouait-il noblement, il aurait donné sa vie pour deux liards. Encore du moins s’il avait eu près de lui, l’excellent, l’admirable, le fidèle, l’incomparable Diavolo !

Ce personnage était un drôle, venu de fort loin, et qui par ses talens, ainsi que par son intrépide audace à brouillonner, duper, mystifier, corrompre, s’était rendu digne, du beau surnom que nous venons de citer. Mais le Sr. Diavolo, domestique du Chevalier, courrait le monde, envoyé par Mr. de Monroc avec une somme, pour ramasser en plusieurs lieux les effets épars de Mr. de la Ricanière. A Monroc, sans plaisir ! sans chevaux anglais ! sans filles ! sans Diavolo ! Nous ne savons trop ce qui serait arrivé du désolé Mr. de la Ricanière si, certain jour, enfin l’incomparable n’avait reparu, rapportant la plus mauvaise partie des effets de son maître, mais en revanche un mémoire de frais abusifs, qui avait absorbé l’argent destiné au rachat des meilleures nipes…

Peu s’en fallut que l’infidéle missionnaire ne fut, à son arrivée régalé par Mr. de Monroc, de cent coups de bâton, ou livré à la justice… Cependant, comme à la mauvaise gestion, s’étaient joints des malheurs, quoiqu’on n’aie pu donner aucune preuve, le sombre ami des hommes, voulut bien faire grace, se reservant, in petto, de si bien surveiller le Sr. Diavolo que, pour peu qu’il donnât de nouveaux sujets de se plaindre de lui, un notable châtiment devait suivre à l’instant ses nouvelles fredaines…

Dès le premier soir, au déshabiller, il y eut, entre Mr. de la Ricanière et son valet impayable le petit entretien que voici.

Diavolo. J’ai l’honneur de vous être fort attaché, mon cher maître, mais s’il devait m’arriver encore, dans ce séjour maudit, quelque alerte pareille à celle de tantôt, je n’y tiendrais pas, je vous le jure.

La Ricanière. C’est qu’aussi, permets moi de te le dire, tu as horriblement volé le bon homme ! Il t’avait donné de quoi tout rachêter, sur le pied de la déclaration que je lui avais faite…

Diavolo. Et que vous aviés eu la simplicité de donner au juste !

La Ricanière. Tu as par ma foi raison ! Je le sens à présent ! Je fis dans l’occasion une sottise.

Diavolo. Ne devais-je pas la réparer.

La Ricanière. Que veux-tu dire ?

Diavolo. Que vous aviés manqué de prévoyance, et que ce n’est pas mon défaut, à moi. Vous imaginés vous que, lorsque le peu d’argent qui vous restait lors de mon départ sera mangé, (car enfin il en faut pour les menus plaisirs,) votre vieux hibou de parent en remettra dans votre poche ?

La Ricanière. En effet : je l’ai déjà pressenti sur l’approche du besoin, il a fait la sourde oreille,

Diavolo. Eh bien donc : n’est-il pas heureux que je me sois avisé de mettre pour vous quelque chose de côté, (il tire de sa poche une petite bourse) voici, Monsieur, quatorze louis, deux écus de six livres, trois petits écus, deux pièces de vingt quatre sols et une de douze…

La Ricanière. Animal ! Que ne dis-tu quinze louis tout de suite…

Diavolo. Animal ! Voilà mon remerciment.

La Ricanière. (saisissant la bourse) D’avoir volé mon oncle ? (Diavolo se tourne, et se mord les doigts, regrettant un bon office qui lui réussit aussi mal.) Je gage qu’au delà de ces quinze louis, tu en as fripponé le double pour ton compte ! Un cheval crevé !… où cela ? peux-tu montrer un certificat de maréchal ? une quittance de maître de poste ! Fripon !

Diavolo. Malepeste ! Il faut que l’air de ce chateau ſoit diablement contagieux pour l’avarice, vous vous mettés à compter avec moi comme une procureuse avec sa domestique ! Et si je n’avais rien accusé de ma petite épargne ! Car enfin, l’orage des coups de bâton s’était heureusement dissipé !… Je pouvais… Mais, perdés votre ame pour bien servir un maître : voilà comme il vous en sait gré !

La Ricanière. Je ne prétends pas, mon cher Diavolo, te faire rendre gorge, garde ce que tu as bénéficié sur ton voyage et parlons d’autres choses…

Diavolo. (à part) Voilà mon pour boire payé ! (haut) J’écoute.

La Ricanière. J’avais grand besoin de toi, pour épancher dans ton cœur les ennuis du mien…

Diavolo. Grand merci ! Vous me destinés donc à être votre pot de chambre sentimental ! Bel emploi vraiment.

La Ricanière. Trêve aux réflexions, et m’écoute… J’ai battu le pays avec soin pendant ton absence. J’ai bien découvert par-ci par-là quélques femmes qui pourraient valoir la peine, que je leur tendisse mes filets ; mais…

Diavolo. Vous me faites trembler ! allés-vous m’apprendre que vous commencés à changer de religion ?…

La Ricanière. Encore une fois Monsieur Diavolo, je ne veux point être interrompu.

Diavolo. J’écoute.

La Ricanière. Après avoir bien pesé le pour et le contre de toutes les liaïsons qu’il me serait possible de former dans cet arrondissement, je n’ai rien trouvé qui pique autant ma curiosité que certaine Jannette, la fille unique du fermier de la métairie du mont…

Diavolo. Je connais la donzelle, il n’y a rien à faire là pour vous, Monsieur, il y a, de ma connaissance, deux… trois grands obstacles à votre fantaisie…

La Ricanière. Des obstacles, Mr Diavolo ! (séchement) Vous devriés savoir que je n’en reconnais point…

Diavolo. A la cour, soit : ou dans le grand monde. Vous n’avés j’amais fait ailleurs l’essai de vos talens séducteurs, mais au village, Monsieur ! C’est autre chose… avant mon départ, j’ai songé aussi à cette métairie du Mont…

La Ricanière. Maraud ! Vous auriés osé porter vos vües jusqu’à la belle Jannette, quand elle me parait digne de moi…

Diavolo. Quelle chienne de querelle d’Allemand ! Quand j’aurais porté mes vües jusqu’à la belle Jannette, (il a contrefait son maitre naturellement) où serait, s’il vous plait le grand venés y voir ! M’aviés vous signifié, qu’elle vous parait (imitation changée) digne de vous ? mais tranquillisés vous. Monsieur, ce n’est point à la belle Jannette que j’en voulais, et tout à l’heure vous en saurés la raison : mes très humbles vües se bornaient à la grosse et grande Dorothée, fille d’atour… non seulement de la princesse Jannette, mais, sauf votre respect, de tous les dindons, mon cher maître, poulets et cochons de la ferme…

La Ricanière. Mais ! Mons Diavolo si difficile, et qui ne daignait faire attention tout au plus qu’à des filles de chambre dans nos garnisons et à Paris, le voilà ravalé jusqu’aux dindonières…

Diavolo. A la faim, tout pain : et puis, faut-il vous le dire tout uniment ! Il y a dans les environs, un grand garçon, bien bâti, assés bien élevé pour un paysan, et qui se nomme Guillot, il fait sa cour pour le mariage à la belle Jannette…

La Ricanière. (avec mépris) Guillot ! Voilà peut-être, l’un des obstacles que vous aviés à me citer.

Diavolo. Si ce n’est pas le mérite de sa personne, qui fait l’obstacle, c’est du moins la prévention favorable où l’on est pour lui. — Second obstacle : comme au village on n’a point de tact, il est arrivé que Mlle. Jannette la petite fermière, vous a pris de travers, et vous déteste…

La Ricanière. Me déteste ! A propos de quoi ! Par quelle aventure pourrais-tu le savoir !

Diavolo. A propos de quoi ! rappellés-vous que la première fois que nous la vimes, (c’était un dimanche, comme elle prenait de l’eau benite à l’église en même tems que nous) vous me dites, (en commençant par un f… bien articulé) voilà une petite coquine à qui je le ferais bien !… Cela était fort galant assurément ; mais par malheur cela prit fort mal, et depuis ce tems là elle n’a cessé de dire que vous êtes un fier insolent.

La Ricanière. Mr. Diavolo : j’ai envie de voue mettre pour quelques mois chés un apoticaire…

Diavolo. A quoi bon, Monsieur !

La Ricanière. Pour vous apprendre à dorer les pilulles. — Après.

Diavolo. Le dimanche suivant vous vintes, en joli frac, voir danser la communauté. Vous ne vites pas derrière vous, comme je le vis moi, Jannette qui vous montrait à l’oncle de Dorothée, et qui lui disait, (cet oncle est un cavalier de Maréchaussée) : Je gage Mr. Tonnère, que vous avés hapé dans votre vie bien des coquins qui n’en avaient pas autant la mine que ce beau Monsieur là !

La Ricanière. Je pense, Mr. Diavolo, que vous vous faites un jeu de m’outrager…

Diavolo. Prenés que je n’ai rien dit, Monsieur, poussés votre pointe, vous verrés comment vous serés reçu…

La Ricanière. Ecoutés bien ceci, Mr. Diavolo. (il le saisit au poignet, d’un air préparé) J’avais un assés médiocre caprice pour cette fille… qui n’est pas au surplus un prodige de beauté…

Diavolo. Ne me disloqués pas un bras, je vous prie… Eh bien ?

La Ricanière. Je jure que puisqu’elle l’a pris sur ce ton là, je l’aurai… je l’aurai, morte ou vive, Mr. Diavolo…

Diavolo. (secoué) Ayés, Monsieur ! Ayés… mais que j’aie mon bras, s’il vous plait…

La Ricanière. Et si vous avés un peu d’ame, vous apprendrés à vivre de même à cette Dorothée, qui probablement est dans les principes de sa paysanne de maîtresse, et qui certes n’est pas connaisseuse, si elle ne vous voit point (mais avec toute vérité pour le coup) la phisionomie d’un pendard.

Diavolo. Nous ferons sans doute ensemble. Monsieur, l’apprentissage chés l’apoticaire ? N’est ce pas ?…

La Ricanière. Je cède à ton génie criminel, l’honneur d’inventer un moyen de me mettre dans les bras de Mlle. Jannette… Songe que je ne veux pas, mon cher Diavolo, qu’il m’en coute un soin, une complaisance, une feinte… un cadeau… Je veux l’avoir, pour me venger de sa capricieuse antipathie, et tout de suite la berner, à la faire crever de rage.

Diavolo. Oh ! le joli petit roman que nous allons filer !… Qui de nous, Monsieur, est le plus pend…

La Ricanière. (frappant brutalement du pied et lorgnant une canne, a coupé la parole au valet) Drôle !… (la Ricanière n’a plus qu’à se mettre au lit — en se couchant.) Songés cette nuit à ce qu’il faudra faire pour que mon projet réussisse, et demain matin faites moi part de votre plan. — Allés.

Comme chacun a son amour propre, et comme ce n’était pas précisément de l’attachement qu’avait le Diavolo pour son peu sensible maître, ce valet ne se sentit pas, au sortir de l’entretien, un bien grand zèle à prendre dans cette occasion le caducée. Rendre compte, dès le lendemain, du plan d’une opération difficile ! Cela n’était pas aisé ! La demande en était déraisonnable : cependant, rester court ! Démentir la haute réputation qu’on a de réussir à tout ce qu’on s’avise d’entreprendre ; flétrir, dans un cul-de-sac champêtre, tant de lauriers conquis dans les plus grandes villes ! Non Diavolo : (se dit enfin le garnement en se frottant le front) tu ne demeureras pas en chemin pour un pas difficile : il faut que ton maître ait sa Jannette, et que la Dorothée qui me plait encore mieux à moi, soit la récompense de ma glorieuse peine. „ Un coquin dort ordinairement fort bien, lorsqu’il a fixé le plan d’une entreprise coupable. C’est tout à fait le rebours, qui arrive aux honnêtes gens.

De bonne heure. Monsieur Diavolo se met en campagne : à tout hazard il prend le chemin de la métairie du mont… En passant le long d’un sentier, près du bord d’un escarpement, (formé par un gros morceau de rocher séparé de plusieurs autres blocs, et qui concourt avec eux à fermer une espèce d’antre, couvert en quelques endroits par d’épaisses touffes d’arbustes sauvages mêlées de ronces,) notre homme, à l’oreille subtile, entend marmotter quelqu’un à travers ce fouillis : arrivé sur le bord de cet espèce de précipice, il découvre que de l’autre côté il y a comme une route frayée, et c’est à la refermer après eux que s’occupent deux jeunes garçons, causant ensemble et toujours s’approchant de plus en plus de l’espèce de cabinet découvert que ferment les blocs de roche.

Diavolo, tapis dans les broussailles, distingue à merveilles Guillot et ce que celui-ci dit à Jacot ; son compagnon donne de grandes lumières pour certain projet à l’écouteur, que la conversation suivante, sert de même à merveille pour son propre compte.

Guillot. Voici l’endroit, tu vois qu’il n’est pas difficile d’y arriver par le chemin que nous avons pris ! A l’heure convenue, tu les amèneras toi même : je serais en avant, à vous attendre. Aye soin seulement de recourber toujours derrière toi les branches de noisetiers, et de replacer les grosses pierres…

Jacot. Je n’y manquerons pas.

Guillot. Tu vois que d’ailleurs l’endroit est commode : voici un joli petit rafraichissoir pour nos bouteilles…

Jacot. Dame ? t’as eu bin de l’esprit de trouver çà !

Guillot. C’est l’oncle de ta Dorothée qui me l’a enseigné. Autrefois cet endroit était le refuge d’une bande de voleurs : Tonnère y en a pris plusieurs pour son compte…

Jacot. Mais, crois-tu, cousin qu’elles auront la braverie de venir…

Guillot. Garde-toi de leur parler de ce que je viens de t’apprendre…

Jacot. Mais, si je viens à avoir peur moi, et qu’alles me demandent pourquoi ! qu’est ce que je leur dirai !

Guillot. Va-t-en au diable ! Si tu as peur, tu ne seras qu’un sot, et je serai le premier à presser Dorothée de te planter là ; quant à moi pour mes amours, je me passerai fort bien de ta présence, et je n’ai pas peur… &c.

D’après cela le Diavolo savait donc qu’il se ferait une partie quarrée, où Guillot et Jacot auraient l’honneur d’entretenir Mlles Jannette et Dorothée, et de goûter avec elles ! Il ne s’agissait plus que d’épier, de troubler la fête et de s’emparer des beautés villageoises. Ce n’était pas ce qui se montrait le plus difficile à l’aguerri valet, peu délicat, en toute occasion sur le choix des moyens.

J’ai votre affaire, Monsieur, dit au Chevalier de la Ricanière vers midi, le bandit Diavolo, tout lier d’un succès dû au pur hazard, mais dont il voulait que tout l’honneur demeurât pour le moment, à son génie.

La Ricanière. Comment ! Tout de bon ! Tu es déjà venu à bout de nouer une intelligence ?…

Diavolo. Mieux que cela, j’ai un rendés-vous !…

La Ricanière. Cela s’appelle parler, et voila que je reconnais mon homme supérieur… mon diable, en un mot. Comment cela s’arrangera-t-il ?

Diavolo. Ce sont leurs amoureux eux mêmes qui nous les amènent.

La Ricanière. Celui-là est fort, quoi ! Mr. Guillot, l’épouseur, à ce qu’on dit…

Diavolo. Lui même, et un certain Mr. Jacot, que nous n’avions pas l’honneur de connaître, mais que j’ai découvert être le rival redoutable qu’il me faut supplanter auprès de la grande Dorothée. Cette concurrence me pique, et j’en tiens maintenant pour cette dindonière, sachant qu’en la croquant je triompherai de son sot amoureux, et d’elle même. Sans cela j’aurais trouvé assés bête d’avoir cette grande jument là.

La Ricanière. La circonstance de démonter Mr. Guillot est aussi ce qui ajoute à ma fantaisie dans cette rustique aventure. Comme nos amis se moqueraient de nous, mon cher Diavolo, s’ils savaient quelle chasse nous nous amusons à faire maintenant, et quel gibier nous nous abaissons à faire tomber dans nos toiles…

Diavolo. A la bonne heure, mais je gagerai que ces imbéciles de paysannes, quoiqu’elles ayent bien chacune vingt ans, ont encore leurs pucelages, et c’est un gibier que nous n’avons jamais eu l’honneur d’attraper à nos belles chasses de Paris, et des villes de guerre ; si fait bien d’autres aubaines fort désagréables.

La Ricanière. Ah ! De la morale ! Songeons au plaisir…

Le résultat de cette conversation est qu’on va tenter l’aventure. „ Il faut dit le maître des cérémonies, (Monsieur Diavolo) que tantôt vous vous affubliés de mon costume paré de chasseur polonais, qu’on ne connaît point dans ces lieux, et j’endosserai, moi, celui qui me sert pour le voyage. Nous aurons, de la sorte, l’air de deux voleurs voyageurs, nous aurons renforcé le noir de nos sourcils, et donné à nos barbes une teinte de bleu de prusse, nous serons effrayans. Je vous conduirai en lieu tout à fait propre à une scène de brigandage ; les amoureux arriveront avec leurs amantes ; c’est de quoi nous sommes convenus : ils feront semblant d’avoir de nous une peur affreuse, et fuiront. C’est à nous alors de tirer parti de la circonstance, et de devenir heureux.

La Ricanière. (sautant au cou de Diavolo) Que je révère en t’embrassant, le phœnix des roués subalternes ! Un écuyer comme toi mérite l’honneur de la chevalerie, reçois en l’accolade, mon cher Diavolo !… Où est mon épée.

Diavolo. Je me tiens pour armé sans le reste du cérémonial.

La Ricanière. Pour te récompenser, l’ami, tout de suite après moi, je te ferai tater de la Jannette !…

Diavolo. Et vous serés fort heureux de tater de la compagne, vous ; c’est un beau brin de fille, en vérité.

La Ricanière. Quand on en sera là, nous verrons…

Dès qu’on a diné, l’on songe à se mettre en état d’entrer en scène. Par dessus son pantalon de soye, Mr. le Chevalier chausse celui de drap verd du valet : tous deux en brodequins, en veste courte, en bonnet polonais, endossent des sabres et chacun un sac de voyage ; un pistolet pend à chaque ceinture. Dans cet horrible costume, ils sortent par derrière sans être vus, et par différens détours, ils parviennent à l’endroit dont Mr. Diavolo connait la situation et la route.

Une heure avant le coucher du soleil, et lorsque l’impatience d’avoir attendu plus de deux heures, a fort irrité les embusqués, on entend enfin un certain bruit à travers la feuillée, et des voix de femmes se font reconnaître… les voici (dit Diavolo) cachons-nous bien, et ne nous montrons que lorsqu’il en sera tems… Ils sont blotis dans les arbustes, la bande amoureuse survient, on la voit…

Jannette. Mon dieu ! Mon cher Guillot, où nous conduisés-vous ?

Dorothée. Je meurs de peur.

Jacot. (tremblant) Je n’ai pas peur moi…

Guillot. Nous voici au but… Avoue maintenant, ma chère Jannette, que l’endroit est commode et sur ?

Jannette. Mais à quoi bon le venir chercher si loin ! D’accord ensemble, et nos parens n’étant pas éloignés de consentir à notre mariage, ne pouvons-nous pas nous voir librement à portée de chés nous, dans les jardins, dans l’avenue du château de Mr. de Monroc.

Guillot. J’ai mes raisons, mon cœur, pour que nous ne nous voyons plus, pour le tête à tête, qu’avec le plus grand mystère… (pendant que ce couple cause, l’autre tire d’un panier de quoi faire collation, et met rafraichir dans un petit courant d’eau claire, deux bouteilles de vin. Tout près Dorothée dépose une cruche pleine de lait, qu’elle doit porter, après le rendés-vous, au chateau : Mr. Jacot, pendant ces petits préparatifs fait à sa bonne amie des agaceries qu’elle endure assés gaiement pour que les témoins cachés puissent supposer qu’elle n’en est pas précisement à son apprentissage.)

La Ricaniere[26]. (caché) Cette Dorothée n’a pas l’air d’une novice.

Diavolo. (caché) Je commence à croire que le moineau est déniché.

Jannette. (à Guillot) Dis-moi, je t’en prie, qu’elles sont tes raisons, Guillot ?

Guillot. (se rendant familier) Nous aurons tout le tems de causer de cela, ma chère, quand nous aurons parlé d’autres choses… Permets d’abord… (il lui prend un baiser, et puis sa main tout de suite se faufile.)

Jannette. (troublée) Non, Guillot ! non, te dis-je, je ne veux plus souffrir que tu te fourres par là… (elle se débat) finis, ou je me fâche. L’autre jour tu m’avais mise dans un état… Tiens : une fille qui accorde, avant le mariage, ce que tu voudrais me ravir, est surement une femme malheureuse… attends… peut-être un mois encore…

Guillot. (montrant quelque chose de fort indécent.) Mais, vois donc, méchante, dans quel état tu me mets à mon tour…

Jannette. (sens se fâcher) D’accord : mais que veux-tu que j’y fasse !… (Guillot lui attire une main sur l’objet.) Fi… cache ta vilenie, cochon…

(Comme en même tems, Jacot parodie cette scène, mais avec un peu plus de succès, car Mlle. Dorothée se laisse tout prendre, et prend aussi, de manière à faire croire qu’elle va permettre quelque chose de plus) Diavolo juge qu’il est tems de se montrer ; mais la Ricanière qui croit n’avoir pas à craindre que Guillot soit heureux avec Jannette, serait bien aise de faire au valet la malice de lui laisser voir, avant l’éclat, Jacot favorisé par leur Dorothée.

Diavolo. Ça, Monsieur ! Qu’attendons-nous donc ? — Qu’ils les ayent enfilées à notre barbe ?

La Ricanière. (avec malice) Un moment encore…

Mais comme le chamaillis entre Guillot et Jannette devient plus vif, et que, tout uniment, Mlle. Dorothée se poste pour être entièrement complaisante, il n’y a plus à différer. Nos faux chasseurs, nos scélérats sortent avec fracas de leur cachette, et tenant aussitôt en joue, avec leur pistolet, les deux galans, ils crient d’un ton effroyable, et à la fois, „ la bourse ou la vie ?… — Jacot fuit, Dorothée s’évanouit : Guillot troublé, mais qui ne perd point la tête, reste, et muet examine avec quelque attention les figures de ses lâches agresseurs

Guillot. Ah ! Voilà justement ce que je craignai ! — Sauve-toi, Jannette, c’est ce coquin de chevalier…

Jannette la tête presque perdue, tâche d’échapper. Le chevalier veut la poursuivre ; Guillot s’oppose et se collette avec la Ricanière, qui est assés généreux toutefois pour ne point se servir de son arme à feu. Quelques coups de poing sont donnés de part et d’autre, mais dans ce moment le lâche Diavolo, outré de ce qu’on ôse frapper son maître, tire, et blesse au bras l’infortuné villageois : celui-ci perd connaissance. En même tems l’assassin se rue sur Dorothée évanouie, et la met à mal. Cependant la Ricanière au lieu de secourir le malheureux Guillot, se hâte de saisir Jannette, et lui présentant le bout de son pistolet, lui déclare que si elle ne fait les choses de bonne grace, il ne l’épargnera point. Il ne songe qu’à l’effrayer, son dessein n’étant point d’en venir à cet excès de crime. Jannette retrouvant alors toutes ses forces et sa présence d’esprit se défend avec vigueur ; elle fait retentir de ces cris violens, les échos de ce site sonore ; elle met en sang la figure du Tarquin ; elle a même tiré de sa poche un couteau, mais comme elle croit en frapper son infâme adversaire, il la souleve de terre en lui faisant perdre l’équilibre du côté de son bras armé. La manière dont elle tombe, rend l’arme inutile, et la posture devient si propice aux vues brutales du champion ; que sans plus d’obstacles, il peut ébaucher la consommation de son attentat horrible. C’est à ce moment que fond dans la caverne un détachement de maréchaussée, ayant à sa tête son exempt. Cette petite troupe amenée par la providence, passait à cheval au même instant où Jacot fuyait, criait au meurtre, et où des cris, à la suite d’un coup de feu, dénonçaient qu’il se commettait par là quelque crime.

Cependant la Ricanière, au fort de ses succès, n’a pas la prudence de se dégager : il croit que son pistolet en imposera, mais, Jannete a l’adresse de lui soulever le bras et rend sa menace vaine. Le Chevalier lui même est tenu en joue par un cavalier… Cependant la pauvre Jannette a subi presqu’en entier l’infâme outrage…

Le cavalier qu’on voit se précipiter du haut de la roche est Tonnère, qui furieux, s’apprête à venger sa niéce sur laquelle il a vu expirer l’infâme Diavolo. Dorothée, pétrifiée, moitié par la peur, moitié par le plaisir que son malheureux tempérament lui a permis de prendre avec un brigand, reste dans une honteuse attitude. Le scélérat maté, ne se souvient plus que son pistolet est vuide. Il vise Tonnère, mais inutilement. Les délinquans sont arrêtés, garotés et par égard pour Mr. de Monroc, dont on reconnait le neveu ; l’exempt conduit toute la troupe au chateau de ce seigneur. Guillot, quoique blessé, n’est nullement en danger ; il a même pu marcher jusqu’au bout avec les autres…

Croyés-vous que Mr. de Monroc, instruit de l’attentat, va tâcher d’appaiser l’affaire, et garder chés lui les coupables ! Point du tout — Il renonce, devant tout le village rassemblé, le parent indigne qui vient de perdre l’honneur. Il presse l’exempt de conduire au siège principal de la province les infâmes ravisseurs, et cela s’exécute sans que son œil sévère répande une seule larme…

La Ricanière ne s’éloigne pas sans vomir un torrent d’imprécations atroces contre celui qui ci-devant était son bienfaiteur. Diavolo pris, était le plus pusillanime des hommes, il suppliait, on le huait : et sa détresse égayait de quelque comique ce que cette tragédie avait de farouche…

Quant aux imprudentes femelles, après les avoir bien grondées d’une partie de plaisir, qui déposait contre leur vertu, Monroc fit à leur égard ce qu’il y avait à faire. Il hâta leurs mariages en leur composant une petite fortune. Les amans masculins se seraient peut-être volontiers dispensés pour lors d’épouser, mais le Caton seigneur tint ferme auprès des familles, pour que le scandale fut réparé par une union indissoluble.

A travers la procédure, qui fut longue, on acquit sur le compte du sieur Diavolo, des renseignemens très criminels, et qui lui firent enfin obtenir tout de bon la corde, mille fois méritée. Son maître cassé, deshonoré, aurait subi une prison de plusieurs années, si d’autres parens, moins fermes que Mr. de Monroc, ne se fussent intéressés à faire commuer le châtiment du vaurien, en un exil pour le reste de ses jours, en Amérique, quelqu’un de sa famille avait une partie de sa fortune.




LES FOLIES AMOUREUSES.



Jettons au loin les crayons noirs dont nous venons à regret de nous servir. Détournons les regards du lecteur de l’affreux spectacle des crimes. Ceux que nous venons de peindre, outragent les lois ; nous nous réjouissons du chatiment que ces lois leur ont infligé. — Périssent les scélérats qui cherchent le bonheur dans la ruine de l’ordre social, et dans la honte des objets qui ont le malheur de leur inspirer ces désirs destinés par la nature à faire la félicité des humains, e : non à leur causer des peines cuisantes !… Mais trêve à la morale, et parlons du sixième tableau que nous avons à expliquer.

Le spectateur nous suit encore dans un lieu champêtre ; il voit des instrumens, l’ustensile d’une collation, des baquets… Qu’il se rassure, il ne tombera point ici de Ricanière et de Diavolo : les bonnes gens qu’une partie de bain dans une rivière voisine a réuni, n’ont rien à craindre de personne… Cette bande a pourtant mis de la partie un ennemi… mais débonnaire, et qui ne leur jouera point de méchant tour. Ce n’est qu’une ample provision d’un vin doux, tout frais découlé du pressoir, et dont ils ont pris outre mesure… On voit de quelle façon cet agréable ennemi fait perdre la tête à nos extravagans.

Il ne sera pas trop facile de faire connaître en particulier chacun des êtres qui figurent dans ce monceau de sacrificateurs de Priape : essayons du moins d’être aussi clairs que possible, et sachons à propos de quoi, l’on s’est ainsi juchés les uns sur les autres sans penser à s’assortir peut-être un peu plus convenablement.

Une femme couchée sur des carreaux, et dont on goûte, à la manière naturelle les suprêmes faveurs, est Mlle. Julie, jeune cantatrice française, mais qui s’est instruite en Italie, et qui voyage pour recueillir les fruits de son précieux talent. Le jeune homme qui la sert, à la française, est l’aimable Mignoni, peintre milanais, attaché à certain prince, amateur des arts, et qu’on ne nomme point. C’est quelque part dans ses états que se passe la sçène vive que représente notre tableau. Le jeune homme que subit Mignoni, tandis que ce dernier exploite la cantatrice, c’est le prince lui même, qui est un seigneur fort débauché. Les fredaines des empereurs romains, parvenues jusqu’à nous, graces aux soins que Suétone prit de les recueillir, ont appris à son altesse que, sous les yeux de Vénus et de Priape toute distinction humaine soit de sèxe, soit de rang social, disparait. En conséquence, Monseigneur dérogeant d’une part avec le plébeyen Mignoni, déroge bien pis encore avec le jeune Hinterbohrer, son valet de chambre coiffeur, qu’on voit prendre avec l’altesse une excessivement familière liberté ; mais telle est la bisarrerie du maître qu’il jouit rarement, de telle façon que cette fantaisie lui prenne, sans se faire donner l’accessoire auquel on le voit soumis… Hinterbohrer est, de tous les attachés subalternes celui de qui le prince reçoit le plus volontiers ce galant service… On voit le Nicodème du jeune Cæsar allonger les levres pour arriver jusqu’au bijou-d’amour d’une dame placée du côté des têtes du grouppe couché. Cette jeune personne est la première dame d’honneur de la princesse… Celle-ci (nous voulons dire la dame d’honneur) est une singulière créature, qui s’est frappé l’imagination d’une prophétie qu’on lui a signifiée, savoir : que si elle faisait un enfant, elle en mourrait. Heureusement, elle avait alors déjà favorisé quelques hommes, sans que le fatal accident d’une grossesse lui fut arrivé ; mais, dèslors, elle ne permet plus aucun acte naturel à crud. Si, ce qui est très rare, elle accorde à quelqu’un l’insigne faveur d’entrer chés elle par devant, il faut indispensablement que l’heureux soit vêtu de ce petit fourreau sans couture qui porte le nom d’une ville ci-devant épiscopale de France ; mais comme nous l’avons déjà dit, elle accorde très rarement cette faveur-là. Quand à tout le reste du bien que peut faire et recevoir une femme, elle y est aussi complaisante qu’habile. Ayant reçu de la nature des arrière-charmes infiniment désirables, elle se fait gloire d’y permettre le plus facile accès, et ces esprits-ignés, qui chés les dames ont leur résidence ordinaire à l’orient oûest, capitale du domaine des plaisirs, (parceque c’est là qu’on leur rend communément un électrique hommage), ces esprits se sont sensément partagés chés Mde. de Bivia, et trouvent aussi leur compte à l’occident, beaucoup plus fréquenté, graces à la peur capricieuse de cette belle.

Comme on sait à la cour, qu’une de ses plus douces jouissances, est d’être languayée[27], le galant Hinterbohrer se met à tous devoirs, et tâche, autant que sa propre position peut le permettre d’atteindre le sensible bijou.

Un seigneur italien voyageur, et qui est en visite chés le Prince, le comte Culamico, à portée de qui l’objet de son culte favori ne se présenta jamais sans qu’aussitôt il y fit une station dévote, ce comte s’est trouvé par hazard à portée de la belle Mappemonde du jeune Hinterbohrer, il s’y est faufilé par habitude ne prévoyant pas que l’illustre belle sœur du souverain pourrait avoir un moment de bonne volonté pour lui ; car c’est elle qui surprend notre italien par la faveur d’un baiser ; mais comme il est occupé, son altesse ne veut pas qu’il se dérange.

Ce qu’elle comptait lui demander, elle le reçoit de la part d’un poete de la cour, qui, tout en servant la sérénissime duchesse, chantourne dans sa tête un madrigal à la louange des attraits de la souveraine elle même, qui est cette folle qu’on voit gambader en haut sur une escarpolette. Cette princesse qui a carte blanche pour toutes les sottises qu’elle peut trouver bon de se permettre, a malgré cela pour son époux des égards, au point qu’en sa présence elle ne se permit jamais de donner la moindre atteinte à la décence conjugale. C’est d’après cet inébranlable principe que l’épouse, au lieu de se mêler parmi des fous chés qui l’on voit que la tête emporte le cu, s’est isolée, se bornant au plaisir délicat de planer en folichonant sur la lubrique assemblée.

Mde. de Bivia, disons-nous, cette première dame d’honneur que languaye l’attentif Hinterbohrer, est à son tour empalée par le grand Maréchal. On sait que dans une petite cour d’Allemagne, ce personnage est celui sur lequel roule tout le détail de l’intérieur. Exact observateur des moindres convenances, cet homme n’a pas manqué de faire à Mde. Bivia ce que son attitude lui paraissait exiger.

En même tems le dos du Maréchal parait un appui commode pour la seconde dame d’honneur, Mlle. de Braiseval, jeune française de qualité, mais pauvre que ses talens ont fait appeller à la cour. Etendüe sur les complaisantes omoplates du Maréchal, elle reçoit paisiblement l’hommage des flammes amoureuses du conseiller privé ; son excellence Mr. Plünder, ayant le département des finances, et sur lequel Mlle. de Braiseval a pris un ascendant fort lucratif.

Nous avons été au plus pressé en faisant ainsi connaître tout de suite au spectateur tous les personnages que notre tableau met en scène. Il aura remarqué sans doute qu’on y compte six hommes et cinq femmes seulement. Pourquoi cet impair ? Car ce qui se passe a tout l’air d’être une partie méditée, et dans ces sortes d’occasions, on manque rarement à se composer d’un nombre égal de dames et de cavaliers ? La réflexion est juste : mais, de même qu’on ne voit, dans ce cadre resseré ni la rivière argentine où l’on avait fait la partie de venir se baigner, ni la calèche à douze places qui a amené toute la bande dorée, ni les équipages de suite, valets &c… de même on ne voit point certaine grande maitresse de la souveraine, qui complettait le sixième couple. Cette indispensable compagne est une antiquaille de cinquante et tant d’années, qui n’étant plus ni belle ni même passablement conservée, chomme en enrageant, partout où il y a des plaisirs impromptus, semblables à ceux que nous avons ici sous les yeux. D’ailleurs, la chère dame aimant à boire, et la fête du jour étant une petite orgie bacchique, la vieille Erigone s’est tellement enivrée de ce moût qui a mis seulement le reste de la bande en gaité, qu’elle n’a pu quitter le lieu de la collation, sur le bord de la rivière. Mais qu’on ne plaigne pas Mde. la grande Maitresse. Elle passe en ce moment fort bien son tems. Elle a le vin très amoureux et très badin. Elle a donc déjà fait agréer ses honorables faveurs à deux grands et gros écuyers, personnages à la vérité très subalternes, mais qui ont un merveilleux talent, et qui tous fiers de leur étrange aventure, s’évertuent à donner à l’envie les plus grandes preuves de leur robuste savoir faire…

Sans doute, on s’attendait à trouver à ce dernier récit, comme aux précédens, quelques lambeaux de dialogue ? mais que le lecteur soit raisonnable ! L’esprit familier qui nous dicte ces folies n’était point présent quand la partie de bain s’en nouée au chateau. Pendant le trajet d’environ une lieue qu’on a fait ventre à terre, le bruit de la calèche, des chevaux, des dogues et des danois qui aboyaient devant les voitures, ont empêché notre espion d’entendre ce qui se disait. A peine arrivés on s’est baigné pêle-mêle ; point d’entretien ; ensuite on a collationné et bû à l’excès. Le moyen de recueillir, au travers de tout cela quelque chose qui ait de la suite ! Puis enfin on en est venu à ce qu’on voit. Qu’y recueillir ! Chacun est fort à sa besogne. S’il échappe par-ci par-là quelques propos, c’est une bigarrure d’allemand, de français et d’italien qui n’a pas l’ombre de sens commun. Enfin si tous ces gens là, retrouvant leur raison, leur esprit et le point d’équilibre de leur existence respective, viennent plus tard à s’entretenir sensément, cela n’est point du ressort de notre cadre.


FIN.
  1. Mlle. Lajoie est une grande brune de vingt et un ans, qui a beaucoup d’expérience en tout genre ; la lectrice, moins formée, brille dumoins par d’étonnantes dispositions.
  2. Ceux qui sont au courant des mœurs du siècle, savent bien que les amies à la mode se font sans façon de ces offres là ; et que sans façon elles sont presque toujours acceptées. — C’est, qu’il n’y a pas le plus petit mal à cela.
  3. Entre libertins, on dit à qui parle mal, tu raisonnes comme un C…
  4. Salle publique du tems de la cour.
  5. Les dames de service y avaient presque toutes un très petit appartement pour leur quinzaine.
  6. Mlle. de Valrose fille de qualité des plus indigentes, avait bien voulu, en épousant Meur. de la Grapinière fermier général, venger le peuple des vols de ce Vampire ; elle le ruinait.
  7. Malgré sa colère Mlle. Desaccords n’a pas laissé de recevoir à la porte du salon le déjeuné, et de le placer devant Mde. de la Grapinière.
  8. Deux vers d’une arriette de la bonne fille, opéra comique, parodié des Italiens.
  9. C’est l’instant du sujet de la Planche II.
  10. Vers du Méchant, comédie.
  11. En termes militaires on nomme file trois soldats qui se suivent serrés, et celui des trois qui est le dernier est de serre file.
  12. Trompette est le nom de l’une des femmes de Madame… Cette fille est ainsi nommée parceque fort indiscrette d’une part, elle a d’ailleurs le talent de faire accourir chés sa maîtresse une affluence de galans bien choisis.
  13. Pourvoyeuse pour les plus affamées libertines du haut vol.
  14. Fameux coiffeur de M. A… et de la main duquel il fallait être coiffée lorsqu’on se faisait présenter à la cour. Il excellait à chiffonner la gaze. On prétend qu’il allait plus loin quelquesfois.
  15. La planche représente le 5e jour.
  16. Brune piquante sans dire une beauté ; beau corps, charmes ménagés, tournure agréable, grand tempérament, 22 ans.
  17. Veuve, tenant tripot de jeux de société.
  18. Jolie femme d’un ci devant entreprenneur des vivres qui s’est ruiné.
  19. Elle a été jolie, elle est vache maintenant et molle. Elle se donne comme une prise de tabac.
  20. Belle blonde, toujours gaïe, bonne, fort catin, d’ailleurs ne manquant pas de décence.
  21. Allusion à la sottise d’un jeune Magistrat, qui se trouvant pour la première fois sur les fleurs de lis et ayant entendu mal, son voisin qui venait de dire, je suis de l’avis du pré-opinant, dit, lorsque son tour vint, je suis aussi de l’avis de Perpignan.
  22. Grand garçon assés bien bâti, mieux que mal de visage, bon caractère il est fort libertin, et déjà usé à 26 ans.
  23. Ce que les libertins de mauvaise compagnie nomment un Godemiché.
  24. La graine de lin du moins, est fort employée dans le traitement de la maladie dont il est ici question.
  25. On devine, au talent qu’a Mlle. Victoire de se faire bien entretenir malgré le menu détail de ses chaudes passades, qu’elle a vraiment le génie du métier, et ne peut manquer d’y faire fortune. Omne tulit punctum &c.
  26. Scène double.
  27. Ce mot n’a pas besoin d’explication, quand on a sous les yeux notre tableau ; nous disons cependant pour les esprits bouchés qu’il est synonime de gamahucher, si commun quoique bien moins expressif.