Ne nous frappons pas/Un point à éclaircir

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 9-16).

UN POINT À ÉCLAIRCIR

La lettre que je viens de recevoir soulève une question fort intéressante et de nature, je pense, à intéresser plus d’un lettré :

« Cher et doux maître,

« Bien que premier commis à la conservation des Hypothèques, en province, je n’avais jamais vu jouer Hernani.

« Le hasard voulut que je me trouvasse à Paris, la semaine dernière, alors qu’on y donnait ce drame célèbre, un dimanche soir.

« La représentation fut en tout point digne de la maison de Molière (Claretie, successeur).

» Mais, à un moment, se posa soudain en moi un problème dont je voulus demander la solution à M. Sarcey[1].

» Je fus détourné de ce projet par les gens de l’hôtel, qui m’affirmèrent que M. Sarcey négligeait désormais toutes les choses de théâtre, occupé qu’il était à celles de linguistique, se demandant sans relâche si on doit dire : Je suis allé, j’ai été, je fus, ou plus simplement : Je suis-t-été.

» Alors, c’est à vous que je m’adresse, monsieur, à vous, succursale vivante de notre Oncle.

» Voici donc le problème littéraire dont s’agit (pardonnez-moi cette tournure adéquate à mes fonctions hypothéquaires) :

» Je n’ai pas besoin de vous rappeler le sujet d’Hernani, qui est dans toutes les mémoires.

» Vous savez que l’un des principaux personnages, du nom de Don Carlos, compte sur sa nomination d’empereur et qu’à cet effet, ou plutôt dans cet espoir, il est venu à Aix-la-Chapelle, où le vote doit avoir lieu.

» Là, il apprend par un guide que Charlemagne est enterré dans les sous-sols du palais ; il tient à entrer en rapport avec les mânes du grand monarque et c’est à cet endroit que l’auteur place le fameux dialogue connu aujourd’hui, dans tous les précis de littérature, sous le nom de monologue de Charles-Quint.

» Ce monologue, inutile, n’est-ce pas, de vous le retracer ?

» C’est le cas de dire que ce diable de Don Carlos fait à la fois les demandes et les réponses. Après avoir parlé longuement, après avoir demandé à Charlemagne si lui, Don Carlos, peut mettre la mitre de Rome sur son casque, s’il a bon pied, bon œil pour marcher dans le sentier, s’il a bien allumé son flambeau, etc., etc., il termine par deux vers que je vous prie de lire attentivement, car là justement gît le problème que je désire soumettre à votre sagacité :


Je t’ai crié : « Par où faut-il que je commence ?
Et tu m’as répondu : « Mon fils, parle à Clémence. »


» À ce moment, le rideau tombe et, pendant tout l’entr’acte, je me suis demandé quel était ce personnage nouveau à qui Charlemagne renvoyait son successeur.

» Je comprends bien que, suivant l’heureuse formule de votre maître Sarcey, l’intérêt venait de rebondir, mais où tout cela nous menait-il ?

» Le programme que j’avais entre les mains ne faisait mention d’aucun personnage du nom de Clémence.

» D’autre part, je me pique de quelques connaissances historiques. Je sais que les rares Clémences dont la chronique fasse mention — par exemple, Clémence de Hongrie, fille du roi Charles-Martel, seconde femme du roi Louis X, le Hutin, morte à Paris en 1328 ; Clémence Isaure, rénovatrice des Jeux floraux, morte à Toulouse vers 1513, — n’ont évidemment pas été enterrées à Aix-la-Chapelle.

» Alors, quoi ?

» Remarquez, je vous prie, qu’à l’acte suivant, il n’est plus question de cet énigmatique personnage.

» Faut-il admettre que Charlemagne se soit seulement proposé de fournir une bonne rime à commence ? Ce serait peu digne d’un empereur.

» Veut-il exprimer, sous une forme archaïque et peut-être carlovingienne, ce que notre époque, pleine du souvenir de Sidi-Brahim et de l’attaque de la Smala, a traduit par : « Va raconter ça à Dache, le perruquier des zouaves » ? C’est encore bien invraisemblable, car Don Carlos ne semble pas d’humeur à se laisser traiter aussi lestement par un monarque disparu depuis longtemps de la scène du monde et dont le rôle historique laisse, en somme, une assez large place à la critique.

» Ma solution, à moi, serait que Charlemagne, décédé depuis sept cents ans, se trouve fatigué par les tirades éloquentes, mais un peu longues, de Don Carlos. Il voit que son successeur a un goût prononcé pour la parole, qu’il a, comme on dit vulgairement, la langue bien pendue et alors, agissant avec toute la courtoisie qui se doit entre grands personnages, il le renvoie doucement à la seule personne du palais qui puisse répondre avec autant d’abondance, j’ai nommé la concierge.

» Mon Dieu, je vous donne cette solution pour ce qu’elle vaut. Sa vérification, en tous cas, est au-dessus de ma compétence.

» Il faudrait établir qu’à l’époque où le grand Hugo place l’action d’Hernani (vers 1520), le prénom de Clémence était porté par la concierge du palais d’Aix-la-Chapelle. Ce n’est pas impossible, mais il faudrait en être sûr.

» Voulez-vous y aider par l’immense publicité dont vous disposez ?

» Le problème est celui-ci :

» À quel personnage historique, du nom de Clémence, Victor Hugo fait-il allusion dans le grand monologue d’Hernani ?

» Question subsidiaire :

» Quel était le nom de la concierge du palais d’Aix-la-Chapelle à l’époque de l’avènement de Charles-Quint ?

» Si vous résolvez cette double interrogation, il ne restera après le Prince des Poètes, le Prince des Prosateurs, le Prince des Journalistes, qu’à ouvrir un concours à l’effet de désigner le Prince des Chercheurs, et j’ose dire que vous serez nommé d’acclamation.

» Veuillez agréer, monsieur et futur prince, l’hommage aplati de votre indigne sujet.

» François C. »

Avais-je pas raison de publier cette curieuse communication ?

Qu’en pense M. de Ricaudy ?


  1. Ainsi que les érudits peuvent s’en rendre compte, cette correspondance date de l’époque où notre pauvre oncle était encore vivant.