Ne nous frappons pas/Trop de zèle

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 281-284).

TROP DE ZÈLE

Né dans les environs de Besançon, mais ayant gagné sa rondelette fortune à Paris, l’excellent M. Ternel, de la maison Lepère et Ternel (quincaillerie en gros, demi-gros, détail et demi-détail), s’est retiré des affaires, il y a tantôt trois mois.

Pour une bouchée de pain, il acquit un coquet terrain, situé dans une des plus lugubres zones de Levallois-Perret, et jusqu’alors réputé pour la culture intensive du tesson de bouteille.

Une maisonnette s’y érigea bientôt, entourée d’un jardinet, lequel semblait avoir beaucoup de peine à ne pas se rappeler ces origines pelées.

Par la noble pratique du jeu de billard ou, parfois, de la manille, M. Ternel oubliait, au fond d’un café voisin, les tracas du négoce, cependant qu’en sa demeure la paisible Mme Ternel pratiquait sans relâche ravaudage ou culinarisme.

Mme Ternel est une de ces braves créatures chez qui le désir de plaire à leur mari et d’en prévenir le moindre souhait, remplace, avantageusement, d’ailleurs, toute suprématie intellectuelle.

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Maintenant que vous connaissez les personnages et le décor, entrons dans l’action, résolument.

Le jardinet des Ternel, pendant le jour, communique avec la rue au moyen d’une barrière, laquelle barrière (notez le détail qui a son importance) grince sur ses gonds d’effroyable façon.

Même, ne craignons pas d’insister : la barrière des Ternel grince sur ses gonds d’effroyable façon.

Tout d’abord, on pensa qu’à l’aide d’un peu de suif on viendrait à bout de l’insupportable crissement.

Le suif et les autres corps lubrifiants dans ce but employés, durent bientôt reconnaître leur impuissance.

En industriel qui n’ignore point de quoi il retourne, et quel remède employer, M. Ternel jugea :

— Il faut la faire roder.

(Et comme il est franc-comtois, il prononça rôder.)

Mais les jours s’ajoutèrent aux jours, la barrière continuait à grincer de plus belle, et M. Ternel à chaque occasion s’écriait :

— Il faudra pourtant que je me décide à la faire rôder.

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Un soir que M. Ternel s’était, en sa brasserie, attardé plus encore que de coutume, voici ce qu’il trouva en rentrant chez lui :

1o Sa femme bâillonnée et à peu près morte de terreur ;

2o La villa sens dessus dessous avec, en moins, tous les objets de quelque valeur et facilement transportables.

Revenue à elle, la naïve Mme Ternel expliqua :

— Ce sont deux jeunes gens qui ont fait le coup… des jeunes gens que j’avais amenés à la maison.

— Tu introduis chez nous des cambrioleurs !…

— Qu’est-ce que tu veux, mon ami ! On m’avait dit dans le pays que c’étaient des rôdeurs de barrière.