Ne nous frappons pas/L’Idée de Patrie chez les Américains

L’IDÉE DE PATRIE CHEZ LES AMÉRICAINS

Grâce à mon ami Joë Simily — le jeune Américain dont je parlais naguère ici même, et qui inventa le chien-réclame — je fus invité à l’inauguration du féérique hôtel particulier que vient de se construire M. Fisch, le richissime Yankee, principal associé de l’agence si connue Vatfair, Fish and Co.

Ce fut une fête splendide, et pour en décrire les magnificences, la plume de Georges Ohnet ne serait pas superflue.

Quelques détails bien américains me frappèrent spécialement.

Une innovation, d’abord, que je voudrais voir adopter par toutes les maîtresses de maison qui reçoivent en leurs salons mille personnages divers non connus les uns des autres.

Au fur et à mesure que chaque invité se présente, un valet lui remet une jolie petite broche portant un numéro et que s’attachent, immédiatement, les dames au corsage, les messieurs au revers de l’habit.

Cette broche est accompagnée d’un luxueux carnet sur lequel est imprimée la liste de tous les assistants avec, en regard, le numéro qu’ils portent.

Ainsi, plus besoin de présentation, plus besoin d’enquêtes (qui est ce gros monsieur ? quelle est cette petite dame ?) etc., etc.

Et que de gaffes évitées !

Votre carnet à la main, vous remarquez une svelte demoiselle dont la fine taille vous séduit ; vous consultez votre liste, vous lisez Miss Sarbah-Kahn, et vous vous présentez.

D’autre part, la frêle israélite découvre, par le même procédé, votre numéro et votre nom, et s’empare de votre bras avec un abandon charmant.

— Bonjour, monsieur le baron Jamet de Lavy, dit-elle. Conduisez-moi donc au buffet.

Et ça n’est pas plus difficile que ça.

Le dîner admirablement servi fut suivi de concert et de bal.

Du concert, je n’ai retenu que le premier couplet d’une chanson complètement idiote sur laquelle M. Debussy avait consenti à mettre un peu de musique savante :


L’aut’ jour, su’ l’ macadam,
J ’ rencont’ Madam
Adam
Qu’allait rue d’Am-
Sterdam,
Ach’ter, dam !

Du Schiedam.


La chanson obtint un énorme succès, qu’elle doit, uniquement d’ailleurs, à l’exquise composition du charmant musicien.

Sur le coup de minuit, je m’aperçus qu’un voile de gravité s’étendait sur la face légèrement congestionnée de toute la partie yankee de l’assistance.

Notre hôte, M. Fish, avait préparé une curieuse manifestation patriotique dont je vis quelques Européens sourire, mais que je trouvai, pour ma part, parfaitement touchante.

Dans le vaste hall de l’hôtel, devant tout le monde debout et tête nue, un phonographe-stentor dégoisa, sans fatigue apparente, tout le repértoire national des États-Unis, depuis le Yankee-Doodle jusqu’au Come along, you dirty german !

Pendant ce temps, les domestiques se livraient à un manège qui m’intriguait fort.

Je crus même un moment que ces subalternes étaient gris ou déments.

Imaginez des gens qui s’emploieraient à faire de l’eau de seltz sans eau !

L’excellent M. Fish, en effet, a eu l’idée, avant son départ pour l’Europe, de faire capter, comprimer et liquéfier quelques mètres cubes d’air dans chaque état des États-Unis.

Donc, en de mignons ovules d’acier, un peu d’atmosphère transatlantique provenant du Massachusetts, du Kentucky, ou du Kansas, attend, les bras croisés, le moment de venir dilater, loin de la terre natale, les larges poumons des neveux de Sam en exil — n’exagérons rien — en balade.

Et cette invention, d’emmener avec soi, dans sa valise, l’air de son pays, m’a touché aux larmes.