Ne nous frappons pas/Importante Innovation financière

IMPORTANTE INNOVATION FINANCIÈRE

Ne trouvez-vous pas que nos représentants apportent à la gestion des finances nationales une désinvolture qui confine à l’insouciance, tout en frisant l’incurie, l’incurie d’Augias, ajouterai-je même, en mon dégoût d’aussi condamnables pratiques.

Penser que le budget n’est jamais voté en temps voulu !

Triste !

Ah ! pauvre France !

Quand on leur en parle, de ce budget :

— Ah ! oui, le budget ! répondent les députés. Oh ! ça ne presse pas…

Et après avoir voté un douzième provisoire, ils s’éloignent fredonnant quelque ariette en vogue, semblables à ces débiteurs imprévoyants, lesquels, dès qu’ils ont signé des billets à leurs créanciers, s’imaginent avoir pour jamais déblayé le noir horizon de leur firmament pécuniaire.

Il me tarde de le voir enfin voté, ce damné budget, moins par patriotisme que par pure curiosité…

… J’avais pourtant bien juré à Clovis Hugues de ne rien dire de son projet, mais le Démon de l’Information l’emporte chez moi sur le Sentiment de l’Honneur, et je parle. (Tu parles ?)

Dès que le dernier amendement au dernier article du dernier chapitre du budget sera voté, il se passera cette chose à la Chambre des députés.

Clovis Hugues se lèvera et déposera, de son organe enchanteur, un projet de loi dont je ne garantis pas la textuelle teneur, mais dont voici l’esprit :

— Mesdames et messieurs…

Non, je me trompe, il n’y a pas encore de dames à la Chambre, mais ça viendra, et pourquoi pas, mon Dieu ? Ne croyez-vous pas Paule Minck aussi intelligente que Paul Leroy-Beaulieu ?

Je reprends :

— Messieurs, j’ai l’honneur de vous proposer l’illico-vote d’un petit milliard additionnel.

(Clameurs et ricanements sur tous les bancs.)

Clovis Hugues ne se démontera pas.

— Un milliard, ajoutera-t-il, un milliard d’impôts, lequel milliard, loin de faire crier les contribuables, en fera d’allègres drilles se rendant chez le percepteur au son d’une musette intime et verdoyante d’espoir.

(Marques de stupeur sur les mêmes bancs que ci-dessus.)

Abrégeons :

— Oui, mes vieux collègues, ce milliard, ce redoutable milliard constituera l’objet d’une colossale loterie avec cinq cent millions de francs de lots. Commencez-vous à comprendre ?

(De toutes parts.) — Non !

— Ça n’a pas d’importance ! Les billets de cette monstrueuse tombola… (Personne ne proteste sur aucun banc.) Oh ! je ne me laisserai pas intimider par cet odieux parti-pris d’interruption. Je continue…

M. Baudry d’Asson. — Elle est chouette, votre République !

M. Clovis Hugues. — Pas tant que vous, bien sûr, mais on fait ce qu’on peut ! On n’est pas des bœufs !… Je reprends… Chaque fois que vous paierez vos impôts (à supposer que vous les payez), le percepteur vous délivrera un ou plusieurs billets de cette loterie nationale, selon l’importance de la somme versée. Voyez-vous, dès lors, l’entrain que tout contribuable mettra à payer ses impôts ? L’appât du gros lot qui, d’après mon projet, ne devra pas être inférieur à une somme de 1,500 francs…

M. Paul Deschanel. — Je serai personnellement obligé à l’orateur de ne pas exagérer, comme à plaisir.

M. Clovis Hugues. — Oh ! moi, vous savez, je m’en fiche, je n’ai jamais rien gagné aux loteries.

M. Cornélis de Witt. — Peut-être n’avez-vous jamais pris de billet.

M. Clovis Hugues. — Il y a un peu de ça…

(La séance est levée au milieu d’un tumulte inexprimable.)