Ne nous frappons pas/Explication bien naturelle d’un accident en apparence étrange

EXPLICATION BIEN NATURELLE D’UN ACCIDENT… EN APPARENCE ÉTRANGE

Je suis en train de mettre la dernière main à un ravissant petit acte intitulé :

BROUILLÉS DEPUIS
le meeting de la salle
WAGRAM


Il s’agit, bien entendu, de deux jeunes gens unis par les liens de la plus étroite amitié depuis leur enfance jusqu’aux jours néfastes où l’Affaire, la détestable Affaire, fit de notre pauvre France une vaste marmite à bouillon de culture pour microbes de la division.

Ces deux jeunes gens…

Mais ne déflorons pas cette délicieuse comédie et passons, sans quitter ce sujet, à une anecdote qui démontre à quel point j’ai raison en maudissant lesdits microbes.

… Nous eûmes l’idée véritablement touchante d’aller, sans crier gare, souhaiter la bonne année à d’excellents amis réfugiés, pour de cruelles raisons, dans une petite maison du côté de Garches.

On fut bien reçu, mais non sans essuyer le reproche de notre improviste à cause, disaient nos amis, de la nourriture assez difficile à se procurer dans le pays.

— Rassurez-vous, nous avons apporté un gros jambonneau et une langouste monstrueuse. Avec une bonne omelette que vous allez nous faire sauter…

La jeune femme appela une petite fille, enfant d’une voisine.

— Jeannette, tu vas me rendre le service d’aller me chercher une douzaine d’œufs chez le père Cocardier. Et surtout, prends bien garde à ne point les casser.

— Je ferai attention, madame !

Quelques minutes plus tard, la fillette était de retour.

On ouvrit son panier et notre désappointement éclata de voir nos pauvres œufs brisés, pochés, écrasés, ne formant plus qu’un informe magma.

De véritables œufs brouillés, quoi !

— Jeannette, tu as couru, tu t’es fichue par terre avec ton panier.

— Non, madame, je n’ai pas couru et je ne me suis pas fichue par terre.

— Jeannette, c’est très vilain de mentir !

— Je vous assure, madame, je ne mens pas.

La lueur de la vérité brillait dans les yeux de l’enfant, et le timbre de la bonne foi vibrait en ses propos.

— Voyons, Jeannette, explique-nous…

— Mais, madame, je ne sais pas, moi ! Je suis allée chez le père Cocardier, il ne m’a donné que six œufs parce que ses poules ne pondent plus, rapport à la froid ; alors, je suis montée jusqu’à la ferme du château, pour prendre six autres œufs…

J’interrompis la fillette : je commençais à deviner la vérité.

— Pardon, chère madame ; quel est ce père Cocardier ?

— Un vieux militaire, un patriote exalté, héros de Magenta, qui n’admet pas qu’on blague l’armée.

— Et le château à la ferme duquel Jeannette compléta sa provision d’œufs ?

— C’est le château des Lévy.

— Tout s’explique et comment ne comprenez-vous pas, mes chers amis, que de ce contact entre œufs provenant les uns de poules patriotes, les autres de volailles dreyfusardes, ne pouvait résulter spontanément, et bientôt, que… des œufs brouillés !