Ne nous frappons pas/Captieuse Argumentation d’un chef de gare

CAPTIEUSE ARGUMENTATION D’UN CHEF DE GARE

Bredouilly !… Vingt minutes d’arrêt !… Buffet.

— Chouette m’écriai-je intérieurement.

(Quand je me parle à moi-même, il m’arrive quelquefois d’employer des expressions d’une rare trivialité.)

Et je me précipitai vers le buffet autant pour me sustenter qu’en espoir d’élever légèrement la température de mon pauvre individu.

Car le compartiment d’où je sortais eût été fort capable d’enfoncer, comme réfrigérence, beaucoup de ces glacières qui servent à conserver les produits alimentaires de facile putrescibilité.

Au buffet, je trouvai le chef de gare en train de conter fleurette à la pas très jolie, mais si charmante jeune fille, nièce — m’a-t-on renseigné — du patron de ce prospère établissement.

(Et comme elle s’appelle Eugénie, les jeunes gens du pays eurent vite fait de la baptiser Nini Buffet, comme de juste.)

— Bonsoir, monsieur le chef de gare, me frottai-je les mains pour les réchauffer, j’espère bien que vous allez changer nos bouillottes.

— Changer vos bouillottes ! se récria le fonctionnaire, et pourquoi donc cela, s’il vous plaît ? Auriez-vous quelque motif de mécontentement à leur endroit ?

— Vous me trouvez sans doute une tête d’Esquimau, pour me tenir de tels propos.

Les bouillottes de votre Compagnie, monsieur le chef de gare, n’ont de la vraie bouillotte que le nom. Et si le mot glaçouillote était français, ce serait le seul terme à leur appliquer.

— Peut-être voulez-vous exprimer que la température de ces appareils avoisine zéro.

— Elle l’avoisine mitoyennement et peut être plus encore.

— Je ne suis pas curieux de mon naturel, mais je voudrais bien voir cela.

— Le contrôle est facile.

Et nous voilà partis tous les deux vers mon compartiment.

— Hein ! ne tardai-je pas à triompher.

— Vous avez raison, acquiesça l’homme à casquette galonnée, votre bouillotte ressemble beaucoup plus à un fragment de banquise qu’à une lave d’éruption récente.

Puis il ajouta :

— C’est la température rêvée ! Nous la tenons enfin, la température rêvée ! La voilà bien, la température rêvée, la voilà bien !

(Ai-je besoin de souligner qu’en disant ces derniers mots, mon chef de gare imitait l’accent de notre vieux camarade José Dupuis ?)

Il s’expliqua en ces termes :

— Vous pensez bien, mon cher monsieur, qu’une Compagnie de chemin de fer un peu occupée, comme la nôtre, a d’autres chats à fouetter que de surveiller la température, étonnamment variable, de son matériel roulant. Si on écoutait les voyageurs, il faudrait les chauffer l’hiver, les rafraîchir l’été. La satisfaction de toutes ces exigences coûterait fort cher à nos pauvres petits actionnaires chéris. Aussi, a-t-on voté, dans notre derniere assemblée de grosses légumes, l’unification de la température pour toutes les saisons. Après pas mal de discours à tendances diverses, l’adoption de la température froide fut votée à une majorité écrasante.

— Je comprends cela, fis-je non sans ironie.

— Non, monsieur, vous ne comprenez pas. Vous croyez comprendre, mais vous ne comprenez pas.

— Je suis donc un imbécile ?

— Parfaitement !… Suivez-moi bien ; notre clientèle d’été est infiniment plus intéressante que notre clientèle d’hiver. D’abord, elle est plus nombreuse et, en conséquence, nous rapporte davantage. Et puis elle ne voyage pas, le plus souvent par nécessité. C’est pour son plaisir. Si nous n’étions pas gentils avec elle, nous risquerions de la perdre et de la voir se promener à pied, à bicyclette, et automobile, etc., etc.

— Je commence à voir clair.

— Tandis que notre clientèle d’hiver, si elle voyage en railway, c’est qu’elle ne peut pas faire autrement. Alors, dans ces conditions-là, nous serions bien bête de nous gêner…

Un coup de sifflet déchirait l’air. Nous partions.

— Alors, me salua le chef de gare, à cet été !

— Sur la glace, ajoutai-je finement.