Nausicaa
Le charmant conteur, Émile Moselly, mort, dans toute la force de son savoureux talent, quelques semaines avant l’armistice, avait apporté à la Revue ce récit auquel il attachait un prix tout particulier, pour avoir essayé d’y fondre son double culte d’humaniste et de patriote lorrain. La disparition prématurée de l’écrivain, au seuil de la terre promise à son espoir, rend d’autant plus émouvantes ces pages tout imprégnées de l’amour du sol natal.
Ayant pris l’Odyssée sur les rayons de sa bibliothèque, le professeur Bourotte l’ouvrit machinalement ; pour la millième fois, il lut les paroles suivantes, s’étonnant de leur trouver une jeunesse immortelle :
« Bientôt l’Aurore aux doigts de rose réveille la jeune Nausicaa. Tout émue du songe qu’elle admire, elle descend dans !e palais pour parler à son père et à son auguste mère. Elle les y trouve tous deux : sa mère, assise au loyer avec ses femmes, tourne le fuseau chargé de laine pourprée, et, franchissant ses portes, Alcinoos se rend au conseil où l’ont appelé les Phéaciens. »
M. Bourotte laissa tomber le vieux livre et se mit à rêver. Quittant le monde des humbles réalités quotidiennes, sa pensée vagabonda sur les traces du divin chanteur d’Aonie, dans les pays de lumière, près des eaux courantes, où ces villes des rois venaient laver le linge familial.
Professeur de seconde au collège municipal de Toul, M. Bourotte était un sage et un homme heureux. Il approchait de la quarantaine et, loin d’en ressentir quelque tristesse, il saluait plutôt la venue de l’âge, comme celle d’un hôte aimable qui devait lui apporter des trésors de sapience, de calme, de tranquille renoncement. Il savait que toute vie humaine est triste puisqu’elle est en proie à l’inquiétude, à l’ennui, et qu’elle aboutit à la mort. Il savait aussi que les plaisirs offerts à l’homme sont décevants, car ils sont pareils à ces grappes dorées, qui croissent sur la lave des volcans, et qui laissent aux lèvres l’amertume de la cendre.
Il habitait sur la place du Marché, au-dessus de la boutique du quincaillier Husson, un bel appartement de quatre pièces, ornées de boiseries anciennes, aux panneaux luisants, où le regard aimait à se promener. La fenêtre de son cabinet de travail encadrait une des visions les plus splendides que la Lorraine puisse offrir aux visiteurs : les tours de Saint-Gengoult, magnifiquement couronnées de trèfles, et dressant leur architecture dans les brumes d’hiver ou dans les aubes radieuses, et, pressés autour d’elles comme les moutons autour du berger, les toits des logis lorrains, ces bons toits de tuile qui fléchissent doucement sous le poids des années.
Tous les jours, il faisait le tour des remparts, ceinture autrefois redoutable, maintenant surannée, dont Vauban ceignit les flancs glorieux de la ville. Des choses cent fois vues paraissaient nouvelles à ses yeux. Une longue contemplation l’arrêtait devant les eaux dormantes de la douve ; des grenouilles sautaient parmi les nénuphars ; le peuple des joncs fins frémissait. Ailleurs des canons, haussant le cou au-dessus des créneaux, semblaient des chiens vigilants, prêts à bondir et à mordre. Par endroits, on apercevait les campagnes environnantes, la rivière lumineuse ou trempée de brumes, glissant sur de longues grèves, les coteaux familiers et les villages éparpillés parmi les vignes.
Surtout il avait plaisir à retrouver les peupliers plantés sur les talus. Ils entouraient la ville d’une sorte de forêt frémissante, avide de cueillir tous les souffles de l’air. Comme ils étaient beaux ! Une force obscure, née de la terre, disposait harmonieusement leur structure, balançait l’équilibre de leurs rameaux et de leur tronc. Le professeur les admirait longuement, quand ils paraissaient s’endormir dans le soir pourpré, alors que la dernière lueur du couchant caressait leurs têtes fines et qu’ils semblaient pleins de rêveries et de murmures. Il les admirait davantage, quand ils étendaient dans les brouillards de novembre leurs rameaux fins et dépouilles. Ils avaient l’air de dormir ; il n’en était rien : ils méditaient, ils préparaient lentement la résurrection des bourgeons et des nouvelles pousses. Ils avertissaient le sage de croire aux puissances inépuisables de renouvellement qui sommeillent dans la nature. Leur vie était une leçon souveraine d’ordre, d’harmonie, de beauté. Ils donnaient à l’artiste le conseil de préparer une œuvre forte dans le silence et dans le recueillement.
Ayant remué toutes ces pensées, M. Bourotte regagnait son logis. Il y retrouvait ses livres, « ses bons hôtes muets » dont la conversation ne le lassait jamais. Il ne désirait pas la gloire, car il avait reconnu qu’elle était vaine, et qu’elle était achetée ordinairement par toutes sortes de calculs, qui en diminuent le prix. Il prenait en pitié les misérables hommes, qui travaillent sans trêve pour acquérir les honneurs ou l’argent et consument leurs jours périssables en une agitation stérile. Il n’était jamais plus sûr de posséder la sagesse, que lorsqu’il marchait sous les ogives ajourées du cloitre de Saint-Gengoult. Des dalles, usées sous les pas des générations, s’efforçaient de commémorer les noms, les titres, les qualités des bourgeois de la petite ville, qui avaient tenté vainement d’arracher leur souvenir à l’oubli. La giroflée sauvage descellait la pierre des tombes. Une mélancolie hautaine emplissait l’âme de M. Bourotte et l’inclinait au renoncement.
Souvent aussi, quand la saison était belle, ayant glissé dans sa poche son Théocrite, il traversait les jardins de Saint-Epvre, et, par un sentier qui courait au milieu des vignes, il gravissait la côte Saint-Michel et gagnait un vieux verger. Les cerisiers pleuraient par les cicatrices de leur écorce des gommes qui semblaient des gouttes d’ambre. Les mirabelliers ployaient sous le poids des fruits. Alors il s’asseyait, et, se croyant revenu au temps des Thalysies, il évoquait autour de lui l’automne opulent qui mûrit la grappe sur les monts siciliens, il croyait entendre la tourterelle gémissant dans les peupliers et le murmure des abeilles voltigeant autour des fontaines.
Comme il était plongé dans sa rêverie, un bruit le fit tressaillir et le rappela à la réalité.
Sonnant et ferraillant, un lourd chariot, tiré par un cheval pommelé, déboucha de la rue du Murot, et, traversant la place du Marché, où les maraîchères de Saint-Mansuy étaient assises devant les mannes d’osier, pleines de melons, de quetches, de laitues, de gerbes de glaïeuls et de dahlias éclatants, il vint s’arrêter devant la boutique du quincaillier. Le char portait une énorme cuve pleine de raisins noirs. Des filles le suivaient qui, revenant des vendanges, portaient ces couronnes de pampre qu’on suspend aux solives des plafonds cl qui conservent leurs grappes ridées jusqu’au cœur de l’hiver.
Tintin Cabasse, le fils du cordonnier dont l’échoppe était au coin de la rue Traversière, accourut. Il avait une tignasse de cheveux roux et son pantalon était serré autour de ses hanches par une ficelle. Grimpant sur le char avec une agilité de jeune chat, il saisit un raisin, et mordant à pleines dents, il parut semblable à un jeune faune, ivre de soleil et de vin doux.
M. Husson le regardait en souriant. Il admirait aussi l’énorme cuve qui contenait la récolte de sa vigne, la plus belle vigne de la côte. Et, tandis que les vignerons déchargeaient les grappes et les portaient au pressoir, on voyait que le gros homme songeait avec attendrissement aux futailles où le vin dormirait son sommeil transparent en attendant de réjouir le cœur des hommes aux jours de fête.
Ayant relevé la tête, le quincaillier aperçut le professeur accoudé à sa fenêtre, et, lui ayant adressé un signe de tête amical, il lui dit :
— Ah ! monsieur Bourotte, croyez-moi, on fera un fameux vin. Celui-là aura du bouquet et de la force. Si je vous disais que mes vendangeuses ont peine à couper les grappes, tellement le bois de la vigne est mûr.
— En vérité, monsieur Husson, répondit le professeur, il est juste que les vignerons soient payés de leurs peines. Et le bon vin est une chose qu’on ne saurait trop estimer.
— J’aime vous entendre parler ainsi Vous n’êtes pas de ceux qui s’enferment dans les livres et n’accordent qu’une attention distraite aux misères de leurs semblables. Vous aimez le bon vin et vous savez que le vigneron doit craindre la gelée, qui brûle les bourgeons, la pluie qui fait couler la fleur, sans compter toutes les maladies du cep que nos pères ne connaissaient pas. Je vous le dis, monsieur Bourotte, le vin de cette année se placera au rang des plus nobles crus, très près du soixante-cinq, dont les Prussiens ont bu les dernières bouteilles. Mais aussi vous reconnaitrez que le temps a marché à souhait, et. que nous avons eu de la pluie et du soleil, comme si nous les dispensions de nos propres mains. Monsieur Bourotte, je vous invite à goûter ce vin aux Pâques prochaines, quand il aura perdu sa verdeur.
— J’accepte votre invitation. Et si vous y consentez, je vous offrirai un faisan que votre cuisinière mettra à la broche, et que nous mangerons ensemble, tout en l’arrosant de votre vin.
— Entendu, monsieur Bourotte.
Et le quincaillier, ayant salué le professeur, descendit dans son cellier pour y surveiller le travail de ses vignerons.
Retombant à ses pensées, le professeur laissa errer ses regards par-dessus les toits sur le ciel doré et sur les coteaux vermeils. Une tendresse qui émanait de ces choses gonflait son cœur. Et ayant poussé un soupir, il songea qu’il serait doux de quitter la ville, de marcher à la lisière des bois, dans l’herbe humide de rosée, d’entendre au soir le chant des grives et des étourneaux qui s’abattent dans les vignobles.
A ce moment, on frappa à la porte quelques coups timides.
— Entrez, dit M. Bourotte.
Une vieille femme parut, ridée et souriante. C’était Mme Badel, la femme de ménage qui venait chaque jour cuisiner les repas, et faire aux grains de poussière une chasse acharnée.
— Madame Badel, dit le professeur, je sens de la joie dans l’air. Les vignerons sont contents.
Elle regarda en inclinant la tête sur son épaule ; et, tordant son tablier de toile écrue dans ses gros doigts, elle dit :
— Soigneur Jésus, nos gens ont pris assez de peine et il est juste que leurs efforts soient récompensés. Mon bon monsieur, la côte Baune a un peu souffert de la grêle, mais pour la côte Saint-Michel, il n’y a pas à dire, la serpette trouve à y couper. Je ne sais pas si vous êtes comme moi : rien ne me plaît comme de respirer la bonne odeur de vin qui sort des celliers et des bougeries, quand on pressure le raisin. Le juge Mathias fera plus de trois cents charges. Mais le bonheur de l’un fait le malheur de l’autre. La femme du cordonnier Cabasse se désespère parce que son mari va boire tout ce jour et ne voudra plus manier l’alêne.
— Madame Badel, quel jour sommes-nous ? dit le professeur interrompant ce flot de paroles.
Elle le regarda avec stupeur, n’ayant pu encore prendre son parti de ces distractions.
— Nous sommes au 27 septembre,
M. Bourotte réfléchit. Une semaine seulement le séparait du jour maussade de la rentrée. Il revit sa classe, les bancs tailladés, les nouveaux attendant la dictée de l’emploi du temps. Il revit aussi avec un secret ennui la silhouette moustachue du principal, qui, dirigeant son collège comme un adjudant de cavalerie mène son escadron, l’accablerait de ses gestes impérieux et de sa voix tonitruante. Une longue perspective de jours mornes se déroula devant ses yeux et, comme un prisonnier qui verrait s’ouvrir la geôle, il se sentit soudain un immense désir de liberté, d’espace, de grand air.
Alors, il déclara, d’un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Madame Badel, je ne déjeunerai pas ici. Et si je ne rentre pas ce soir, vous ne m’attendrez pas pour dîner.
Il dit, et ayant pris son chapeau panama, il saisit une canne de jonc, et sortit, laissant la vieille servante accablée de stupeur.
Le train s’étant mis en marche, M. Bourotte ressentit une joie d’enfant qui fait l’école buissonnière. Penché à la portière, il vit les jardins de la banlieue défiler devant lui. Bientôt le convoi traversa de vastes prairies où des vaches paissaient à l’ombre fraîche des saulaies. On côtoya la rivière. Parmi les vergers éclatants, éclaboussés de vermillon et de pourpre, les eaux lourdes, immobiles, semblaient pénétrées de lumière jusque dans leur profondeur. Quelque chose de doux et de fort, à cette vue, emplit le cœur de M. Bourotte, comme si, après une longue absence, il retrouvait un ami. Puis le train s’engagea dans un long couloir de roches, et déboucha dans une large vallée. Puis, ayant poussé un sifflement, il s’arrêta dans une petite gare.
M. Bourotte était le seul voyageur. Il donna son billet à un vieil employé oui parut le considérer avec une curiosité bienveillante. Par un chemin qui longeait des houblonnières, il se dirigea vers le village dont il apercevait les toits à travers la cime des noyers, il était onze heures du matin. De grands rideaux de brume blonde, pénétrés de soleil, se levaient à la cime des monts, comme soulevés par une main invisible, et découvraient des coins de ciel profond, où montaient en chantant des alouettes.
Il avisa une auberge assise au bord de la route. Une branche de sapins poussiéreuse était pendue au-dessus de la porte et un rosier grimpant enguirlandait la fenêtre de fleurs éclatantes. La grange entr’ouverte laissait voir une cour encombrée de herses et d’un tas de fumier où picoraient des poules nombreuses. Un mâtin dormait le museau sur ses pattes et de grands rais de soleil, traversant la profondeur sombre des greniers, étaient pleins d’un poudroiement lumineux d’atomes.
M. Bourotte entra dans la cuisine. Il y trouva une vieille femme, au visage avenant, encadré d’un bonnet délicatement ruché. Des bassines de cuivre, accrochées au mur, jetaient un éclat ardent dans l’ombre. Affable, elle conduisit le professeur dans une grande salle donnant sur le jardin. Quand elle eut appris de M. Bourotte qu’il avait l’intention de déjeuner, elle commença par se récrier sur la disette des provisions, puis elle lui proposa un repas plantureux, que le professeur refusa, en protestant qu’il aimait les nourritures simples. Bientôt, tout était prêt. L’hôtesse servit l’omelette au jambon, la friture de perches, le plat de champignons récoltés le matin même dans les taillis. Et, pendant que le professeur faisait honneur à ces mets savoureux, familière et bienveillante, ravie de son appétit, qui louait ses mérites de cuisinière, elle vint s’accouder sur un coin de la table et elle lui parla comme si elle l’avait toujours connu.
Elle lui raconta les simples histoires qui forment la vie journalière des villages, les disputes de la boulangère avec la femme du charron, les mariages qui s’y préparaient. Elle blâma aussi la légèreté des jeunes filles qui abandonnaient la campagne pour épouser des commis et porter des chapeaux à la ville. Dans son jeune temps, tout allait mieux. Les paysannes se coiffaient de simples bonnets, chacun restait à sa place, et à livre de mouton se payait cinq sous.
M. Bourotte répondit à ces doléances :
— Vous étiez fraîche comme une pomme d’api à ce moment-là. Ces temps anciens vous paraissent heureux, parce que vous aviez seize ans !
Elle le regarda, décontenancée, puis, ayant souri, elle murmura :
— C’est vrai tout de même !
Il ajouta :
— Nous sommes ainsi faits ! Notre jeunesse est un astre qui embellit tout de ses rayons. Quand il s’est couché, nous sentons les ténèbres nous envahir et nous tendons des mains suppliantes vers les ombres du passé.
Elle dit :
— Mon bon monsieur, vous n’êtes pas gai.
Il répondit :
— Ce n’est pas moi qui manque de gaieté, c’est la vie.
Elle ne lui tint pas rancune de sa philosophie, mais, s’étant éloignée d’un pas encore alerte, elle reparut bientôt, tenant avec un air de respect une bouteille poussiéreuse. C’était un vin blanc d’Écrouves, dont il lui dirait des nouvelles... Et le professeur, ayant tendu son verre, avala de pleines rasades de ce vin délicatement rosé, clair comme une eau de source et dont la douceur couvrait une traîtrise. Elle voulut aussi lui servir avec le café une eau-de-vie de mirabelles vieille de dix ans. Il se laissa faire. Ayant allumé un cigare, renversé sur le dossier de sa chaise, il sentait sa philosophie morose s’évaporer doucement dans les spirales de fumée bleuâtre. Tout de même il y avait de bons moments dans la vie.
Autour de lui il sentait confusément cette lourde torpeur qui envahit les villages, quand le calme brûlant du soleil descend dans les rues et qu’on n’entend plus que le ruissellement de la fontaine sur la place, qui rafraîchit tout le silence. Dans le jardin, les abeilles, visitant les tournesols et les roses trémières, faisaient entendre une ronde ivre de lumière. Un coq, à la collerette verte, se percha sur la palissade et, ayant battu des ailes, il poussa un cocorico sonore.
M. Bourotte, ayant payé son déjeuner, se remit en route, accompagné des souhaits et des vœux de la vieille femme. Ayant cassé une badine dans la haie, il marcha vers la forêt qui, au sommet du coteau, l’attirait par sa lisière pleine d’ombre.
Autour de lui la vendange battait son plein. A chaque instant, il rencontrait des vignerons qui pliaient sous le poids des lourds tendelins. Il avait plaisir à échanger avec eux au passage un salut allègre. Des filles, courbées dans l’épaisseur des échalas, coupaient le raisin en chantant des rondes joyeuses. De petits ânes, attachés aux roues des charrettes, poussaient des braiments sonores qui étaient une musique de fête.
Au bout d’un sentier, M. Bourotte avisa un grand gaillard qui dansait dans une cuve en foulant le raisin. Des pulpes écrasées étaient collées à sa peau. La gesticulation du paysan avait la beauté d’une danse antique.
— Hé l’ami ! fit le professeur, on a du cœur à l’ouvrage cette fois.
— Vous avez raison. Je ne donnerais pas ma place pour un empire.
Et il reprit sa danse, pareil à ces satyres que M. Bourotte avait vus vendanger les vignes de Lemnos, dans les reproductions de canthares et de vases grecs.
lie professeur se remit en marche. Le soleil tombait d’aplomb sur sa tête. Les fumées du vin blanc lui montèrent au cerveau, si bien qu’en proie à l’enthousiasme il s’écria :
— Simplicité digne de l’âge d’or, jours trois fois heureux où des fontaines de miel coulaient du tronc des yeuses, il me semble que je suis transporté au temps du roi Kronos, au temps où les Athéniens attachaient leurs cheveux avec des cigales d’or. En vain l’homme a cru renouveler le monde et changer la face de la terre, en vain il a découvert les secrets de la matière et commandé aux forces qui régissent l’univers : il n’a pu changer les humbles gestes qui donnent à l’humanité le blé et le vin.
— Il me plaît de contempler ces aspects de la vie rustique, car derrière ces paysans, mon imagination évoque leurs ancêtres, sculptés sur les sarcophages ou peints sur l’atrium des maisons latines. Je revis les jours des grandes Lénéennes, alors que l’ivresse du vin nouveau embrumait les yeux clairs d’Athéna et que des hommes, barbouillés de lie, montés sur des chariots et faisant assaut d’injures, inventaient la comédie. Je revis les vendanges du Latium, alors que le fermier scellait de poix les amphores et les marquait du nom d’un consul.
Tout en prononçant ces paroles, M. Bourotte était arrivé à la lisière du bois, il s’engagea dans une sente couverte de hautes graminées. A sa droite, une ombre humide descendait sur le sol ; mais le côté exposé au midi était inondé d’une averse de soleil. Un gros bourdon bleu, pénétrant dans une campanule, inclinait la fleur sous son poids. Et le petit homme, à cette vue, soulevé par un accès de poésie et de lyrisme, se prenait à adorer ces manifestations de la vie universelle.
— O grand être, murmura-t-il, quelles paroles pourraient atteindre à ta majesté ? Le silence seul est capable de te louer dignement.
Il avançait ainsi sans se rendre compte du chemin parcouru, possédé par le désir de voir tous les aspects de la Haye, profonde comme une mer. Tantôt il s’arrêtait devant un bouquet de bouleaux, frissonnant de toutes leurs feuilles ; tantôt il marchait plus vite, les poumons dilatés par le souffle résineux des grands sapins. Il finit par se laisser tomber au pied d’un chêne qui emplissait l’espace d’une rumeur ineffable. Ayant épongé la sueur qui coulait de son front, il respira fortement, pencha sa tête et regarda une fleur d’ancolie que le vent balançait dans le sentier.
Soudain, il lui parut que la fleur magique grandissait démesurément, et sous les pétales lilas délicatement fripés apparut une tête futée, aux yeux brillants comme des yeux d’écureuil, qui doucement lui souriait. Ayant mis le doigt sur ses lèvres, la mignonne apparition, sans doute une des fées de la Haye, commanda au professeur de le suivre. Il obéit et s’élança sur ses pas. Mais des obstacles de toute sorte le retardaient : parfois de gros arbres, tombés en travers du chemin, lui imposaient d’audacieuses escalades, et d’autrefois il entrait dans des couloirs de rochers où il ne pouvait avancer qu’en rampant sur le ventre durant des minutes mortelles. Les bêtes de la forêt, perchées sur les branches ou blottis au cœur des fourrés, le suivaient d’un regard moqueur. Un renard s’élança sur lui en glapissant et en découvrant des dents blanches et pointues. L’ombre s’épaissit sur sa tête. Une roche dressa devant lui sa muraille impénétrable. Ayant découvert une fissure, M. Bourotte engagea sa tête, ses épaules, son corps ; il poussa vigoureusement, et il eut la joie de déboucher dans un vaste espace libre. C’était une plage de sable, baignée de soleil, rafraîchit par un vent fort qui soufflait de la mer. Ayant tourné la tête, il aperçut un fleuve aux eaux rapides, bordé de grandes pierres, formant des cuves, où des femmes aux longs voiles foulaient de leurs pieds nus des vêtements de toile. Une d’elles vint à sa rencontre. Il reconnut, à sa voix harmonieuse, Nausicaa, la fille du roi Alcinoos…
M. Bourotte se réveilla. Il se frotta les yeux. Sans doute il dormait depuis longtemps. Le soleil était rouge derrière les arbres. Le moment était venu de songer au retour. S’étant donc dressé sur ses pieds, il tenta de s’orienter. Mais les cimes des arbres lui cachaient le ciel. Il se rappela avoir lu dans un livre que la mousse sur les troncs était plus épaisse du côté du Nord ; il tâta avec ses doigts : la mousse était également drue dans toutes les directions. Le conseil ne valait rien. Il se décida à marcher au hasard, se fiant à sa bonne étoile. Il marcha longtemps ; il traversa des coupes où les chênes abattus semblaient des géants vaincus et des taillis où le chemin disparaissait sous les herbes. Une inquiétude grandissant en lui l’avertissait qu’il était complètement fourvoyé. Vint un moment où il se trouva au sommet d’une pente escarpée. Il s’y engagea : de grosses pierres roulèrent à ses pieds avec un bruit d’avalanche. Il glissa dans la terre grasse, tenta de se retenir à une branche qui cassa, et dégringolant dans sa chute, il traversa un buisson de coudriers, comme une écuyère crève un cerceau de papier, et vint s’étaler dans une prairie.
Il tâta ses membres pour voir s’il ne s’était rien cassé dans sa chute. Il était indemne. Il tenta de se mettre debout, mais une douleur aigüe dans la cheville lui arracha un cri et il retomba sur l’herbe. Il jeta les yeux autour de lui. La prairie occupait le fond d’un val solitaire, aux pentes couvertes de bois. Pas une maison. Dans le grand ciel vide, une buse dans son vol planant décrivait un grand cercle. Alors une détresse aiguë, affolante, s’empara du pauvre homme. Il craignit de mourir là, sans secours, après avoir souffert épouvantablement de la faim et de la soif, et il eut la vision atroce de son corps, immobile et gisant parmi les herbes. Il se traîna sur l’herbe humide parmi les taupinières, dont la terre molle souillait ses mains.
À ce moment il entendit une voix de femme, qui, derrière un bouquet de saules, chantait cette vieille chanson :
O Trimâzo ! c’est le mai, joli mai,
C’est le joli mois de mai.
En revenant à travers champs,
Nous avons vu les blés si grands,
Les aubépines verdissant,
O Trimâzo !
La voix montait pure et si ample qu’elle paraissait atteindre le ciel balayé par les souffles frais du soir.
M. Bourotte se traîna jusqu’aux saules et il aperçut une jeune fille qui fanait du foin dans la prairie. Elle pouvait avoir dix-sept ans. De son visage dissimule dans l’ombre d’une coiffe blanche, qu’on appelle au pays lorrain une balette, il n’apercevait que deux yeux lumineux, un nez fin, un petit menton volontaire. Elle secouait les herbes odorantes avec une agilité joyeuse. Elle rappelait étrangement à M. Bourotte les bergeronnettes qui sautillent sur les galets de la rivière.
Tout à coup un vieux texte se prit à revivre dans sa mémoire érudite, et il entendit une voix qui murmurait des paroles immortelles : « Or, le héros délibéra s’il implorerait la vierge en embrassant ses genoux, ou si de loin il la supplierait doucement de lui montrer la ville. Ce dernier parti lui sembla préférable. Aussitôt il prononça des paroles artificieuses : « O Reine ! je t’implore. Es-tu une déesse ou une mortelle ? Si tu es une des divinités qui habitent le vaste Olympe, à ta beauté, à ta taille, je te compare à Diane, la fille du grand Zeus. Si tu es une des mortelles qui habitent la terre, trois fois heureux ton père et la mère vénérables, trois fois heureux tes frères. Certes leur cœur bondit de joie à cause de toi, quand ils voient un tel rejeton entrer dans le chœur des danses. »
À mesure que M. Bourotte se rappelait les vers du poème antique, il apercevait mieux la ressemblance qui rapprochait sa situation du sort d’Odusseus, jeté par la tempête sur le rivage des Phéaciens ; suppliant comme lui, il devait tendre les mains vers la vierge inconnue. Mais le temps n’était plus où les Dieux descendaient sur la terre pour se mêler aux mortels ; il convenait d’interpeller la jeune fille avec moins de solennité :
— Hé, mademoiselle, fit-il, mademoiselle !
Elle leva la tête, interdite et l’ayant aperçu, marcha résolument sur lui. Elle enleva sa coiffe : il vit des yeux bleus, étonnamment purs, un front lisse que bordaient des bandeaux de cheveux châtains, finement ondulés. Elle le regardait en face, attendant qu’il parlât.
Il s’expliqua :
— Je viens de faire une chute en descendant la côte... Je crains d’avoir une entorse... Suis-je loin du village de la Treiche, où je dois prendre le train ?
— Vous en êtes à trois bonnes lieues...,
— Je me suis donc perdu dans la forêt ?
— Il faut croire. Ici, c’est le Val Dormant. Le village le plus rapproché se nomme Thuilly-aux-Groseilles, où habite mon père, François Maîtrepierre, bien connu dans le pays.
— J’ai soif.
— Donnez-moi la main ! Appuyez-vous sur mon épaule... Pouvez-vous marcher ?
Le professeur s’avança clopin-clopant...
— Vous n’avez pas d’entorse, seulement quelques chairs luxées... Un peu d’eau froide et il n’y paraîtra plus... Tâchez de marcher jusqu’à ce bouquet de bouleaux et, si vous souffrez trop, reposez-vous autant que la chose sera nécessaire...
Souriante, marchant à son côté, sans plier sous sa main, pareille à quelque Antigone qui aurait guidé les pas d’un Œdipe, affligé de claudication en plus de sa cécité par le courroux des Dieux, elle le conduisit à une source qui dormait au creux d’une roche sur un lit de cailloux qu’on eût dit enchâssés d’argent. Il étancha d’abord sa soif ardente, puis, ayant défait sa chaussure, il plongea son pied dans le ruisselet qui courait parmi les joncs.
— C’est la Deuille, dit la jeune fille, une bonne source, qui ne tarit jamais, même par les années les plus sèches. Les faucheurs y puisent de l’eau et le bétail y vient boire.
— La Deuille, le Val Dormant ! dit le professeur qui vivait une aventure délicieuse.
Assise à son côté, la jeune fille occupait ses doigts à tresser des brins de jonc.
— Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-elle.
— Toute douleur a disparu. Vraiment, cette eau est miraculeuse et vous êtes la bonne fée, dont les pâtres croient entrevoir la robe flottant parmi les bruines d’octobre. J’ai peur à chaque moment de vous voir reprendre le chemin des airs, après m’avoir fait une révérence cérémonieuse.
Elle eut un rire clair :
— Vous êtes drôle. Tout à l’heure, on aurait dit que vous alliez rendre l’âme, et maintenant votre langue tourne aussi vite que la roue d’un moulin.
— Je souffrais tout à l’heure et maintenant je suis délivré de ma souffrance. C’est le secret de bien des joies humaines. Mais comment vous appelle-t-on ?
— Marthe Maîtrepierre.
— Et moi, je suis Jean Bourotte, professeur au collège de Toul.
Le visage de la jeune fille prit une expression de vivacité joyeuse.
— Mais nous vous connaissons bien. Vous avez été le maître de mon frère Paul. Il ne vous faisait guère honneur. Il passait son temps au collège à regretter la maison et les bois. Les livres n’étaient pas son fort. Il savait bien mieux tendre des nasses ou des lacets à prendre les grives que feuilleter les pages de son dictionnaire. C’est vous qui lui avez donné le conseil de renoncer aux examens, et mon père vous en garde de la reconnaissance.
— La chose est possible... Paul Maîtrepierre... Je me rappelle bien. Il me faisait pitié comme les pauvres linots qui sommeillent dans une cage et chantent une chanson bien triste, en songeant aux grands arbres.
— C’était cela même. Mon père l’a mis chez mon oncle qui exploite une grande scierie dans les Vosges. Il vit avec les segards, il est heureux. Mais puisque je vous ai rencontré, monsieur le professeur, il faut que je vous ramène à la maison. Mes parents ne me pardonneraient pas de vous avoir ainsi abandonné dans les bois, d’autant que le soir tombe, que votre pied n’est pas solide, et que vous arriverez à la Treiche, quand le dernier train sera passé. Acceptez mon invitation. Vous prendrez place à notre table de famille et vous verrez un joyeux repas de vendange, car la récolte est bonne et nos gens sont satisfaits. Mon père sera heureux de vous connaître.
M. Bourotte lui coupa la parole, et il dit, perdu dans un rêve :
— Et il me donnera un vaisseau et des rameurs pour me reconduire dans ma patrie...
Elle fronça les sourcils :
— Que voulez-vous dire avec vos rameurs ? Il y a des moments où on ne vous comprend pas.
Il sourit malicieusement :
— Je pensais à de vieilles choses.
— Je n’aime pas beaucoup qu’on ne suive pas les conversations. Ma grand’maman Amélie avait l’habitude, quand on lui parlait, de raconter des choses étranges, mais elle avait quatre-vingts ans et sa tête tremblait comme la feuille...
— Pardonnez-moi, mademoiselle. Mais je suis aussi très vieux. Depuis ce matin, il me semble que j’ai au moins trois mille ans.
— Vous moquez-vous ? Allons retrouver le garçon de labour qui charge son chariot de sainfoin derrière cette colline. Votre pied ne vous fait plus mal ? N’ayez pas peur de vous appuyer sur mon bras...
Un quart d’heure après, assis sur le tas d’herbe fleurie, au trot d’un bon cheval, ils redescendaient vers le village à travers les vignobles, croisant des chariots de vendange, dont l’essieu gémissait. Le soleil s’était couché. Les monts lointains, revêtus d’une teinte violette, reposaient dans une poussière d’or. Au-dessus des toits du village, des fumées montant dans l’air calme se confondaient en un grand lac d’opale. Et M. Bourotle se sentait vaguement attendri par la paix profonde qui émanait de ces choses.
La maison de François Maîtrepierre était bâtie à l’extrémité du village. L’ampleur des dépendances, l’étendue des greniers, la grange au cintre arrondi révélaient la richesse du maitre. A droite, le visiteur apercevait un grand pré, clos de barrières soigneusement entretenues où des pommiers étendaient leurs branches ployant sous les fruits. A gauche s’ouvrait le potager : les carrés de choux et de salades étaient encadrés de dahlias et de reines marguerites. Des poiriers en quenouille dressaient leurs pyramides vertes tachées d’or. Au fond du jardin, une cit rouille géante trônant dans une plate-bande de navets, semblait un légume géant, tombé d’une planète où toutes choses sont plus grandes que sur cette terre.
Sur le seuil de la grange, un pressoir était installé. Deux vignerons le manœuvraient. Un ruisseau de vin trouble coulait dans la cuve, plus fort chaque fois que les deux hommes s’arc-boutant faisaient faire un tout à la machine. Marthe précéda M. Bourotte dans le couloir retetissant, paré de larges dalles, où flottait cette odeur de moût, qui semble l’âme de ces logis en automne. Ayant pénétré dans une grande cuisine, qui servait aussi de salle à manger, M. Bourotte aperçut une femme d’une cinquantaine d’années aux yeux vifs, au teint clair, qui, assise sur un fauteuil de paille, tricotait une paire de bas. C’était Mme Jeannette Maîtrepierre, la maîtresse de la maison. Elle se leva avec empressement, ayant deviné une personne d’importance à la mise soignée du visiteur.
Mais déjà Marthe prévenait ses questions :
— Maman, monsieur est l’ancien professeur de Paul, M. Bourotte, tu sais bien. Je l’ai trouvé dans le pré du Val-Dormant. Il avait glissé en descendant la côte, et s’était presque démis le pied. Si je n’avais eu pitié de lui, les loups de la Haye l’auraient mangé cette nuit.
Le professeur s’inclina :
— Madame, je vous fais mes compliments. Votre fille a autant d’esprit qu’elle est belle.
La mère sourit, intérieurement flattée.
— Monsieur, dit-elle, nous n’avons rien ménagé pour son éducation. Et les sœurs de la Doctrine où elle a été en pension pendant six ans sont des femmes bien distinguées.
Le professeur s’assit sur la chaise qu’elle lui montra.
— Monsieur, continua-t-elle, nous habitons la campagne et nous ne connaissons pas les manières de la ville. Nous sommes simples et rustiques ; mais nous parlons sans détours et nos cœurs sont incapables de donner asile à l’ombre d’une arrière-pensée. Mettez-nous à l’aise en acceptant sans cérémonie l’hospitalité que nous vous offrons sans fâçons. J’ai ouï dire que nos mœurs campagnardes ne déplaisaient pas aux citadins, qui ont de l’esprit, et je me rappelle que, dans ma jeunesse, le juge Tranchau, qui venait dîner chez mon père, louait la saveur du pain bis, qui le changeait des brioches boulangées à la ville. Et mon père lui disait : « Prenez-nous comme nous sommes, monsieur le juge ; une pâte un peu épaisse, mais de pur froment. »
Elle reprit, après un silence :
— Et puis, je vous dois de la reconnaissance. Une année, à la fête patronale, j’avais préparé des gâteaux et des tartes, et je me réjouissais à l’idée de revoir mon fils. Mais il n’avait rien fait durant le trimestre, et le principal, homme sévère, ne voulait pas le laisser venir. Paul vous a confié sa peine, vous lui avez donné une sortie de faveur, et ainsi mon fils a pu manger mes friandises. Le soir de cette fête, avant de m’endormir, je vous ai fait une place dans ma prière du soir.
Puis, elle donna l’ordre à une servante d’apporter au visiteur de quoi se rafraîchir et elle sortit, accompagnée de sa fille, pour veiller aux soins qui la réclamaient dans la maison.
Resté seul, M. Bourotte se mit à examiner curieusement l’intérieur lorrain, la grande horloge au balancier de cuivre, les armoires ornées d’arabesques de métal, la maie où l’on pétrit le pain, les assiettes rangées sur le dressoir, ornées de fleurs et d’oiseaux dont les colorations éclatantes vibraient dans la lumière assombrie. Tous les vieux meubles, conservés à force de soins, avaient l’air de raconter des histoires du passé, vénérables et touchantes. Mais il aima surtout la grande cheminée au manteau de pierre, que surmontait un Christ de cuivre. Un grand feu de brindilles l’animait de sa vie crépitante. Les flammes léchaient de leurs langues de feu le ventre arrondi des marmites et des casseroles. Il tendit ses mains à la flamme et songea :
— J’ai fait souvent ce rêve modeste, quand j’aurais atteint ma retraite, d’habiter une vraie maison de paysans, avec un âtre tout pareil à celui-ci. Alors je pourrais m’offrir le luxe insensé, réservé aux seuls barons de la finance et aux magnats de l’industrie, de bercer ma songerie devant de magnifiques flambées par les soirs d’automne nostalgiques. Brûlant les fagots de mon boqueteau et les saules têtards de ma prairie, je pourrais récréer mon imagination par le spectacle magique des palais de flamme, où les Salamandres et les Lutins mènent leur danse infatigable. O plaisirs de la simplicité ! Aimables vertus rustiques ! Les raffinements de la civilisation nous ont interdit ces joies et nous ne contemplons plus que des flammes malodorantes, emprisonnées dans des grillages de fer et des barrières de mica !
Puis ses idées prirent un tour différent :
— Trésor de vérités contenues dans les poètes anciens ! Ceux-ci, ayant connu la nature et l’homme, les ont exprimés avec une profondeur que n’atteindront jamais les modernes, malgré qu’ils s’évertuent. Une soirée comme celle-ci m’apprend plus de choses sur l’Odyssée que les commentaires des philologues ! Cette femme qui tricote des bas est bien la même Arëté, assise dans le reflet de la flamme et tournant son fuseau chargé de laine pourprée. Cette dalle, qui est devant le feu, est bien la pierre du foyer, sur laquelle repose l’édifice patiemment élevé du bonheur familial. Ces marmites sont glorieuses, car elles contiennent la nourriture qui refera la force des hommes et leur permettra de reprendre demain le travail. Et voici justement le magnanime Alcinoos.
En effet, François Maîtrepierre apparaissait sur le seuil, suivi d’une douzaine de vendangeuses ébouriffées, qui se poussaient du coude en se montrant le citadin.
Il avait un grand nez en bec d’aigle sous un large feutre noir, comme en portent les bûcherons de la Haye. Sa femme lui avait annoncé la venue de l’hôte ; aussi il ne manifesta aucun étonnement. Il dit seulement, en lui tendant la main :
— Vous êtes ici comme chez vous, monsieur. Nos gens ont grand’faim. Si vous le permettez, nous ferons connaissance à table.
Et il montra à M. Bourotte la place d’honneur au haut bout.
Toute l’assistance prit place. La servante alluma la lampe de cuivre, et bientôt Marthe parut, portant une soupière ventrue d’où montait une vapeur légère. Elle échangea avec le professeur un sourire, comme pour lui montrer sa joie de le voir assis à la table familiale. Le maitre servit la soupe à la ronde. On n’entendit plus que le bruit des cuillers frappant les assiettes.
— Monsieur, dit le fermier, je vous connais de longue date. Une année, à la distribution des prix, — mon fils n’était pas souvent nommé à ces moments-là, — je vous ai entendu parler des travaux des champs et du retour à la terre en des termes qui m’ont été au cœur. Pour honorer la vie du laboureur, la vie du vigneron, qui lutte contre les mauvais vouloirs du ciel, vous avez trouvé des mots qui m’ont fait plaisir. Je me disais : Pour parler ainsi, cet homme doit aimer les champs, il doit les connaître. En tout cas il ne ressemble pas à ces parvenus, à ces fainéants, qui, ayant trouvé un petit emploi à la ville, rougissent de leurs parents, et renient la terre. Vous me croirez si vous voulez, ceux-là sont de vilains oiseaux !
M. Bourotte répondit :
— Mon père était médecin à Pont-à-Mousson, mais mon grand-père labourait la Woëvre dans les environs de Domèvre.
— Touchez là, dit le fermier, vous êtes mon homme. Que deviendraient les gens des villes si nous n’étions pas là pour faire pousser le blé ?
— Je crois fermement, dit le professeur, que la force d’un peuple repose sur le travail des champs.
— Monsieur, dit le charretier, qui se taillait dans la miche une large tranche de pain, j’aime vous entendre parler ainsi. Il parait que vous avez manqué de vous casser la jambe dans la côte du Val-Dormant. Le chemin est rude et nous avons bien du mal d’y charroyer les chênes, quand on exploite les coupes. Mais vous avez bien fait de glisser, car j’aime entendre bien parler. Et mademoiselle Marthe a eu une riche idée, d’aller vous chercher là-bas au milieu des sangliers et des loups.
La jeune fille rougit. Ses paupières battirent et le professeur admira cette ondée de vie, qui réchauffait la coloration mate de son teint.
— Monsieur, dit le fermier, qui remplit les verres de vin rosé, je bois à votre santé.
M. Bourotte s’inclina. Le charretier vida son verre d’un trait et le reposa sur la table, en disant :
— Encore un que les Prussiens n’auront pas !
Tout le monde partit d’un éclat de rire. Mais le professeur, après un silence, prit la parole :
— Vous me permettrez de ne pas partager votre hilarité devant ce propos de table. Je sais qu’il est répandu dans notre province, mais jamais je n’ai pu l’entendre sans éprouver un serrement de cœur. Il vient du passé profond, et, plus que les récits des chroniqueurs et les considérations de l’historien, il fait revivre à mes yeux la détresse de notre terre, toujours en proie aux violences du Germain. Encore un verre que les Prussiens n’auront pas ! Dans le lointain de l’histoire, ce lointain rougeoyant de la lueur des incendies, je vois notre ancêtre, le laboureur de la Woëvre, le vigneron de la côte Saint-Michel, serrant son quartaut de vin dans sa cave et cachant son lard derrière les fagots de son bûcher, dans la crainte du soudard, qui vient régulièrement s’abattre sur ce pays. Je vois un reitre aux lèvres épaisses, au dur regard bleu, coiffé d’un morion et les pistolets au poing, qui pousse de son pied la porte de la maison lorraine, et vole tout, avec un gros rire...
— Monsieur, dit le charretier, vous avez bien raison. En 1870, ils sont descendus dans la cave de mon père-Ils se sont soûlés comme des porcs, sauf le respect que je vous dois, et, n’ayant plus soif, ils ont lâché les futailles. Oui, monsieur, ils ronflaient, couchés dans une mare de vin.
— J’ai lu dans mon journal, dit le fermier, qu’on allait s’entendre avec eux. Il n’y aura plus de soldats ; on comblera les fossés des forts et on y plantera des pommes de terre. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que ce sont des rêveries, de nuageuses utopies, qui reviennent périodiquement déployer dans le ciel des peuples leurs colorations attirantes et trompeuses. Elles trouvent un accueil empressé chez les générations qui n’ont pas connu les larmes et le deuil de l’invasion, car l’homme est ainsi fait qu’il oublie promptement, et l’herbe qui pousse lui cache la terre où dorment les morts. Elles se répandent dans les contrées de la France où la mollesse du climat, les bienfaits inépuisables de la terre, la pratique d’une longue sécurité inclinent l’homme au pacifisme. Mais dans notre terre, tant de fois livrée aux assauts du barbare, je dis que ces théories sont un sacrilège et une profanation. Ici chaque motte de glèbe épie, chaque pli de terrain est aux écoutes, chaque arbre de la forêt est prêt à abriter un tirailleur. Notre province monte la garde... Allez parler de paix aux canons de Toul, d’Épinal, de Verdun, qui sont prêts à donner de la voix, comme une sombre meute, dès que le brigand voudra forcer le seuil !
— Nous aurons donc la guerre ? dit le fermier pensif.
— Oui, nous l’aurons ! Et elle sera inévitable, tant que notre terre produira le froment et la vigne, tant qu’elle sera une proie tentante pour le corbeau germain, qui croasse dans ses marécages. C’est une fatalité inéluctable, une loi du monde, comme celle qui soulève l’océan et guide les planètes dans leur course.
Tous se turent, sentant passer devant eux la vision épouvantable. Le charretier rompit le silence et frappa la table du poing :
— On fera donc son devoir. S’ils viennent ici, ils trouveront à qui parler, et, si on n’a pas de fusils, on prendra des faux et les coutres des charrues. En 1870, mon grand-père était en enfance. C’était un vieux bûcheron de la Haye. Les Prussiens arrivaient. On le cherchait partout. On le trouva derrière la maison, occupé à aiguiser sa grande serpe. Il fallut se fâcher pour la lui prendre.
— J’étais encore bien jeune, dit M. Bourotte, mais les souvenirs de cette année néfaste ne s’effaceront jamais de ma mémoire. Notre petite ville de Toul résista vaillamment. Au milieu du flot grisâtre, qui déferlait autour de ses murailles et qui menaçait de submerger la France, elle tint bon, pareille à ces vieux vaisseaux de la Convention, qui, ayant cloué le drapeau à leur grand mât, faisaient feu de leurs sabords et préféraient couler plutôt que de se rendre. Les Allemands avaient dressé leurs batteries sur les collines avoisinantes et la trombe d’acier s’abattait sur notre ville, ouvrant dans la façade de nos édifices des plaies que nous avons mal refermées et qui restent comme de glorieuses cicatrices pour l’édification des races à venir. On avait préparé dans les rues de grandes cuves d’eau pour éteindre les incendies. Je passais mon temps au bastion, où mon oncle, maréchal des logis d’artillerie, commandait la manœuvre d’un grand canon de 7, une pièce de bronze du temps de l’Empire qui sonnait comme une cloche. On était une poignée. Dans le fossé des fortifications, Jean Leloup, le petit tambour de la garde mobile, se démenait et battait sa caisse à tous les échos pour donner à l’ennemi l’illusion d’une troupe nombreuse. Aussi ils se tenaient hors de portée. Grinçant des dents et blêmes de rage, ils devaient marquer le pas, et n’osaient se servir du chemin de fer que barrait le canon de la place. A la fin, quand les nôtres, écrasés sous la pluie de fer, furent contraints de se rendre, l’Allemand serra les poings, furieux de voir s’avancer le troupeau dérisoire qui l’avait tenu en échec. Mais le gouvernement déclara que « la ville de Toul avait bien mérité de la patrie. »
Ils devisèrent ainsi jusqu’au moment où l’on servit une grande tarte aux pommes et la corbeille de noix qui constituent le dessert ordinaire des repas de vendange. Puis les travailleurs allèrent dormir. Le fermier dit à sa fille :
— Tu devrais bien aller donner un coup d’œil au clos. Je crains qu’on n’ait oublié de remplir l’auge pour les vaches qui y pâturent.
Marthe se leva, et s’adressant au professeur :
— Voulez-vous m’accompagner, si toutefois votre pied ne vous fait plus mal ?
Il protesta que jamais il n’avait été plus ingambe.
Ils traversèrent le jardin et pénétrèrent dans l’enclos. C’était une de ces nuits transparentes d’automne qui semblent se hâter de répandre sur la terre les dernières séductions de l’été. La lune revêtait les gazons de clartés vaporeuses et de grandes ombres tremblantes, étrangement baignées de lumière, se creusaient dans le feuillage des pommiers.
Soudain on entendit des chants, des bruits de voix, et une galopade éperdue au fond de la nuit. Marthe dit :
— Ce sont les garçons du village : ils s’amusent, ils démontent les charrues pour mettre demain dans l’embarras les vendangeurs.
Puis le silence retomba comme une eau s’étale auprès la chute d’une pierre. Ils arrivèrent au fond de la prairie. Une grande auge moussue s’ouvrait près d’une source dont la nappe, ruisselant d’un tuyau de bois, mêlait son chant limpide aux harmonies innombrables de la nuit. Marthe remplit l’auge. Et soudain, comme à un signal, levant avec effort leurs échines lassées, les vaches arrivèrent du fond de la nuit vaporeuse, et, ayant bu à longs traits, elles tendaient leurs mufles puissants d’où ruisselaient des filets d’eau.
— Elles avaient soif, dit la jeune fille ; puis, regardant autour d’elle, elle ajouta machinalement : La belle nuit !
— La belle nuit en effet ! répéta M. Bourotte ; on respire dans l’air le parfum des pommes qui pourrissent et je crois encore reconnaître l’âpre senteur des herbes qu’on brûle dans les champs.
Elle dit :
— On allume de grands feux avec les tiges des pommes de terre.
Il reprit :
— La belle nuit I On craint d’élever la voix par peur de rompre le silence. On craint de faire un pas par peur de troubler un mystère. La lune blanche roule harmonieusement dans les vagues de l’éther ; l’herbe est diamantée de feux pâles. Jamais je n’ai compris mieux qu’en ce moment combien nous sommes fous de nous enfermer dans les villes, loin de ces splendeurs. De l’eau, de l’herbe, des arbres, cela suffit à la lune pour composer une féerie immortelle.
Elle lui répondit doucement :
— Si vous aimez tant la campagne, qui vous empêche d’y vivre ?
Il ne répondit pas, sentant son cœur battre plus fort.
Une éclaircie s’ouvrit entre les arbres. Au loin le Val-Dormant apparut vêtu jusque dans ses profondeurs de brumes blanches, qui s’étalaient comme un lac immobile de lumière, d’où émergeaient les têtes fines des peupliers.
Soudain la jeune fille frissonna :
— Rentrons, dit-elle.
Ils reprirent le chemin de la maison.
Confortablement assis dans un fauteuil, à la fenêtre de la belle chambre du rez-de-chaussée, donnant sur le jardin, M. Bourotte ne se décidait pas à aller dormir. Tous les incidents de la journée tournaient dans sa tête et, tandis que ses regards erraient sur les toits assoupis sous la lune éclatante, il songeait :
— Bourotte, mon ami, c’est le propre du sage de ne pas s’arrêter aux apparences des choses, mais d’en tirer une morale et un enseignement. Fais le compte des jours que tu as passés jusqu’ici. As-tu jamais vécu une journée aussi réconfortante et aussi pleine ? Il ne tient qu’à toi de prolonger ces heureux moments. Hé, hé, Bourotte, saisis le cheveu de l’occasion. Ce n’est pas sans la volonté des dieux que tu es venu ici. Remémore-toi ce concours merveilleux de circonstances : ta course errante dans la forêt, ta chute, la rencontre de la jeune fille, et, reconnaissant derrière ces hasards une volonté intelligente, admire les effets de la cause puissante qui régit l’univers. Bourotte, mon ami, cette douce Marthe ferait une femme excellente. Que de raison ! que de sagesse avisée et souriante ! Sans doute celle-ci n’est pas destinée à épouser un campagnard, quelque fils de fermier vain de ses richesses. Elle est trop fine pour ne pas souffrir parmi ces créatures épaisses. Crois-moi, Bourotte, elle doit rêver un mari qui saura l’aimer et la comprendre.
Ainsi roulant ces pensées, il enchantait son imagination par de brillants mirages. Il se voyait conduisant la jeune fille dans le vaste appartement de la place du Marché ; il jouissait de la déconvenue de Mme Badel, dépossédée du gouvernement de sa maison... Soudain il tressaillit : quelqu’un marchait dans le jardin. S’étant rejeté dans l’ombre, il regarda.
Un adolescent d’une vingtaine d’années se tenait dans l’allée, levé sur la pointe des pieds, prêt à prendre la fuite au moindre bruit. La lune donnait en plein sur son visage. M. Bourotte voyait nettement ses yeux brillants, ses cheveux drus en épis. Il y avait dans sa pose tant de sveltesse et tant de légèreté, que M. Bourotte songea à un chevreuil, suspendu à un rocher et guettant la rumeur des cors et les bruits de la chasse lointaine.
S’étant baissé, il prit une poignée de cailloux et la lança dans la fenêtre.
— Marthe, dit-il, dors-tu ?
M. Bourotte, caché dans l’ombre, toussa légèrement.
— Marthe, reprit l’adolescent, j’ai à t’annoncer une bonne nouvelle. Mon père a décidé de venir trouver tes parents demain matin, pour faire la demande en mariage.
Et il partit aussi légèrement qu’il était venu.
M. Bourotte supporta héroïquement sa déconvenue. Ayant allumé la bougie, il se regarda dans la glace qui surmontait la commode ventrue. Une lucidité impitoyable lui montra ses tempes grisonnantes et les rides qui se creusaient, légères mais si marquées au coin de son nez et de ses yeux. Il serra son foulard autour de sa tête et murmura dans un haussement d’épaules :
— Allons, vieux fou, va dormir.
L’aurore aux doigts de rose répandit sa clarté sur la terre, sur les toits miroitants de la rosée nocturne, sur les peupliers frémissants. Dans le village, les coqs chantèrent et le marteau du forgeron sonna joyeusement sur l’enclume.
M. Bourotte, se sentant l’âme légère, s’habilla et descendit dans la cuisine. Il y trouva la jeune fille qui, vêtue d’un tablier de toile bleue, s’empressa de lui servir une tasse de lait et une assiette où brillait un rayon de miel.
Il prit un air mystérieux pour lui dire :
— Ce jour marquera une date dans votre vie. Je suis un peu sorcier et je comprends le langage des oiseaux. Une pie, qui jacassait sur un poirier du jardin, m’a dit, comme j’ouvrais ma fenêtre, qu’on viendrait vous demander en mariage ce matin.
Elle se mit à trembler si fort qu’il dut lui prendre l’assiette des mains. Mais des pas retentirent dans le couloir. Et le fermier Maîtrepierre parut, accompagné de sa femme. Ils s’effacèrent pour laisser passer un gros homme rougeaud, chaussé de guêtres, vêtu d’une blouse luisante, dont le col et les poignets étaient ornés de dentelle.
Le fermier le présenta :
— Voici mon ami Sorlet, le propriétaire de Sainte-Anne.
— François, dit le nouveau venu cérémonieusement, je te demande la main de ta fille pour mon fils Théophile.
— J’accepte, si elle y consent.
Elle sauta au cou de son père. La mère, du coin de son tablier, s’essuyait les yeux.
— Monsieur, dit la femme, vous trouvez que nous allons bien vite en besogne. Mais les enfants s’aimaient et nous n’étions pas sans avoir causé de la chose. Ils sont jeunes, ils auront du bien. Et, pour vous dire le fin mot, nous ne sommes pas de ces gens avares et tâtillons qui, concluant un mariage, font le compte de chaque motte de terre. Il faudrait, comme on dit chez nous, une balance pour peser Madame et Monsieur. Les noces seront célébrées à la Saint-Martin et nous comptons bien que vous nous ferez le plaisir d’y assister.
M. Bourotte prit la main de la jeune fille et la serra avec ferveur :
— Je viendrai donc à vos noces. Et je sais bien que vous serez heureux, car avec la beauté qui passe, vous avez la sagesse et l’esprit qui vous conserveront aux yeux de votre époux des attraits impérissables. Je cite volontiers les vieux livres, car je vis au milieu d’eux. J’ai lu ceci dans le plus vénérable : « Rien n’est meilleur et plus heureux qu’une famille gouvernée par la concorde de l’homme et de la femme. C’est le désespoir des envieux, et la joie des cœurs bienveillants. Mais eux-mêmes surtout jouissent de leur félicité. »
EMILE MOSELLY