Napoléon le Petit/3
Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 63-89).


LIVRE TROISIÈME.
LE CRIME.


Mais ce gouvernement, ce gouvernement horrible, hypocrite et bête, ce gouvernement qui fait hésiter entre l’éclat de rire et le sanglot, cette constitution-gibet où pendent toutes nos libertés, ce gros suffrage universel et ce petit suffrage universel, le premier nommant le président, l’autre nommant les législateurs, le petit disant au gros : monseigneur, recevez ces millions, le gros disant au petit : reçois l’assurance de mes sentiments ; ce sénat, ce conseil d’État, d’où toutes ces choses sortent-elles ? Mon Dieu ! est-ce que nous en sommes déjà venus à ce point qu’il soit nécessaire de le rappeler ?

D’où sort ce gouvernement ? regardez ! cela coule encore, cela fume encore, c’est du sang.

Les morts sont loin, les morts sont morts.

Ah ! chose affreuse à penser et à dire, est-ce qu’on n’y songerait déjà plus ?

Est-ce que, parce qu’on boit et mange, parce que la carrosserie va, parce que toi, terrassier, tu as du travail au bois de Boulogne, parce que toi, maçon, tu gagnes quarante sous par jour au Louvre, parce que toi, banquier, tu as bonifié sur les métalliques de Vienne ou sur les obligations Hope et compagnie, parce que les titres de noblesse sont rétablis, parce qu’on peut s’appeler monsieur le comte et madame la duchesse, parce que les processions sortent à la Fête-Dieu, parce qu’on s’amuse, parce qu’on rit, parce que les murs de Paris sont couverts d’affiches de fêtes et de spectacles, est-ce qu’on oublierait qu’il y a des cadavres là-dessous ?

Est-ce que, parce qu’on a été au bal de l’École militaire, parce qu’on est rentrée les yeux éblouis, la tête fatiguée, la robe déchirée, le bouquet fané, et qu’on s’est jetée sur son lit et qu’on s’est endormie en songeant à quelque joli officier, est-ce qu’on ne se souviendrait plus qu’il y a là, sous l’herbe, dans une fosse obscure, dans un trou profond, dans l’ombre inexorable de la mort, une foule immobile, glacée et terrible, une multitude d’êtres humains déjà devenus informes, que les vers dévorent, que la désagrégation consume, qui commencent à se fondre avec la terre, qui existaient, qui travaillaient, qui pensaient, qui aimaient, et qui avaient le droit de vivre et qu’on a tués ! Ah ! si l’on ne s’en souvient plus, rappelons-le à ceux qui l’oublient ! Réveillez-vous, gens qui dormez ! les trépassés vont défiler devant vos yeux.


EXTRAIT D’UN LIVRE INÉDIT
INTITULÉ
LE CRIME DU 2 DÉCEMBRE *

* Par Victor Hugo. Ce livre sera publié prochainement. Ce sera une narration complète de l’infâme événement de 1851. Une grande partie est déjà écrite ; l’auteur recueille en ce moment des matériaux pour le reste.

Il croit à propos d’entrer dès à présent dans quelques détails au sujet de ce travail, qu’il s’est imposé comme un devoir.

L’auteur se rend cette justice qu’en écrivant cette narration, austère occupation de son exil, il a sans cesse présente à l’esprit la haute responsabilité de l’historien.

Quand elle paraîtra, cette narration soulèvera certainement de nombreuses et violentes réclamations ; l’auteur s’y attend ; on ne taille pas impunément dans la chair vive d’un crime contemporain, et à l’heure qu’il est tout-puissant. Quoi qu’il en soit, quelles que soient ces réclamations plus ou moins intéressées, et afin qu’on puisse en juger d’avance le mérite, l’auteur croit devoir expliquer ici de quelle façon, avec quel soin scrupuleux de la vérité cette histoire aura été écrite, ou, pour mieux dire, ce procès-verbal du crime aura été dressé.

Ce récit du 2 décembre contiendra, outre les faits généraux que personne n’ignore, un très grand nombre de faits inconnus qui y seront mis au jour pour la première fois. Plusieurs de ces faits, l’auteur les a vus, touchés, traversés ; de ceux-là il peut dire : quæque ipse vidi et quorum pars fui. Les membres de la gauche républicaine, dont la conduite a été si intrépide, ont vu ces faits comme lui, et leur témoignage ne lui manquera pas. Pour tout le reste, l’auteur a procédé à une véritable information judiciaire ; il s’est fait pour ainsi dire le juge d’instruction de l’histoire ; chaque acteur du drame, chaque combattant, chaque victime, chaque témoin, est venu déposer devant lui ; pour tous les faits douteux, il a confronté les dires et au besoin les personnes. En général, les historiens parlent aux faits morts ; ils les touchent dans la tombe de leurs verges de juges, les font lever et les interrogent. Lui, c’est aux faits vivants qu’il a parlé.

Tous les détails du 2 décembre ont de la sorte passé sous ses yeux ; il les a enregistrés tous, il les a pesés tous, aucun ne lui a échappé. L’histoire pourra compléter ce récit, mais non l’infirmer. Les magistrats manquant au devoir, il a fait leur office. Quand les témoignages directs et de vive voix lui faisaient défaut, il a envoyé sur les lieux ce qu’on pourrait appeler de réelles commissions rogatoires. Il pourrait citer tel fait pour lequel il a dressé de véritables questionnaires auxquels il a été minutieusement répondu.

Il le répète, il a soumis le 2 décembre à un long et sévère interrogatoire. Il a porté le flambeau aussi loin et aussi avant qu’il a pu. Il a, grâce à cette enquête, en sa possession près de deux cents dossiers dont ce livre sortira. Il n’est pas un fait de ce récit derrière lequel, quand l’ouvrage sera publié, l’auteur ne puisse mettre un nom. On comprendra qu’il s’en abstienne, on comprendra même qu’il substitue quelque- fois aux noms propres et même à de certaines indications de lieux des désignations aussi peu transparentes que possible, en présence des proscriptions pendantes. Il ne veut pas fournir une liste supplémentaire à M. Bonaparte.

Certes, pas plus dans ce récit du 2 décembre que dans le livre qu’il publie en ce moment, l’auteur n’est « impartial » comme on a l’habitude de dire quand on veut louer un historien. L’impartialité, étrange vertu que Tacite n’a pas. Malheur à qui resterait impartial devant les plaies saignantes de la liberté ! En présence du fait de décembre 1851, l’auteur sent toute la nature humaine se soulever en lui, il ne s’en cache point, et l’on doit s’en apercevoir en le lisant. Mais chez lui la passion pour la vente égale la passion pour le droit. L’homme indigné ne ment pas. Cette histoire du 2 décembre donc, il le déclare au moment d’en citer quelques pages, aura été écrite, on vient de voir comment, dans les conditions de la réalité la plus absolue.

Nous jugeons utile d’en détacher dès à présent et d’en publier ici même un chapitre[1] qui, nous le pensons, frappera les esprits, en ce qu’il jette un jour nouveau sur le « succès » de M. Bonaparte. Grâce aux réticences des historiographes officiels du 2 décembre, on ne sait pas assez combien le coup d’État a été près de sa perte et on ignore tout à fait par quel moyen il s’est sauvé. Mettons ce fait spécial sous les yeux du lecteur.

JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE.

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LE COUP D’ÉTAT AUX ABOIS


i.

« La résistance avait pris des proportions inattendues.

« Le combat était devenu menaçant ; ce n’était plus un combat, c’était une bataille, et qui s’engageait de toutes parts. A l’Élysée et dans les ministères les gens pâlissaient ; on avait voulu des barricades, on en avait.

« Tout le centre de Paris se couvrait de redoutes improvisées ; les quartiers barricadés formaient une sorte d’immense trapèze compris entre les Halles et la rue Rambuteau d’une part et les boulevards de l’autre, et limité à l’est par la rue du Temple et à l’ouest par la rue Montmartre. Ce vaste réseau de rues, coupé en tous sens de redoutes et de retranchements, prenait d’heure en heure un aspect plus terrible et devenait une sorte de forteresse. Les combattants des barricades poussaient leurs grand’gardes jusque sur les quais. En dehors du trapèze que nous venons d’indiquer, les barricades montaient, nous l’avons dit, jusque dans le faubourg Saint-Martin et aux alentours du canal. Le quartier des écoles, où le comité de résistance avait envoyé le représentant de Flotte, était plus soulevé encore que la veille ; la banlieue prenait feu ; on battait le rappel aux Batignolles ; Madier de Montjau agitait Belleville ; trois barricades énormes se construisaient à la Chapelle-Saint-Denis. Dans les rues marchandes les bourgeois livraient leurs fusils, les femmes faisaient de la charpie. — Cela marche ! Paris est parti ! nous criait B***[2] entrant tout radieux au comité de résistance[3]. — D’instant en instant les nouvelles nous arrivaient ; toutes les permanences des divers quartiers se mettaient en communication avec nous. Les membres du comité délibéraient et lançaient les ordres et les instructions de combat de tout côté. La victoire semblait certaine. Il y eut un moment d’enthousiasme et de joie où ces hommes, encore placés entre la vie et la mort, s’embrassèrent. — Maintenant, s’écriait Jules Favre, qu’un régiment tourne ou qu’une légion sorte, Louis Bonaparte est perdu ! – Demain la République sera à l’Hôtel de Ville, disait Michel (de Bourges). Tout fermentait, tout bouillonnait ; dans les quartiers les plus paisibles, on déchirait les affiches, on démontait les ordonnances. Rue Beaubourg, pendant qu’on construisait une barricade, les femmes aux fenêtres criaient : courage ! L’agitation gagnait même le faubourg Saint-Germain. À l’hôtel de la rue de Jérusalem, centre de cette grande toile d’araignée que la police étend sur Paris, tout tremblait ; l’anxiété était profonde, on entrevoyait la République victorieuse ; dans les cours, dans les bureaux, dans les couloirs, entre commis et sergents de ville, on commençait à parler avec attendrissement de Caussidière.

« S’il faut en croire ce qui a transpiré de cette caverne, le préfet Maupas, si ardent la veille, et si odieusement lancé en avant, commençait à reculer et à défaillir. Il semblait prêter l’oreille avec terreur à ce bruit de marée montante que faisait l’insurrection — la sainte et légitime insurrection du droit ; — il bégayait, il balbutiait, le commandement s’évanouissait dans sa bouche. — Ce petit jeune homme a la colique, disait l’ancien préfet Carlier en le quittant. Dans cet effarement, Maupas se pendait à Morny. Le télégraphe électrique était en perpétuel dialogue de la préfecture de police au ministère de l’intérieur et du ministère de l’intérieur à la préfecture de police. Toutes les nouvelles les plus inquiétantes, tous les signes de panique et de désarroi arrivaient coup sur coup du préfet au ministre. Morny, moins effrayé, et homme d’esprit du moins, recevait toutes ces secousses dans son cabinet. On a raconté qu’à la première il avait dit : Maupas est malade, et à cette demande : que faut-il faire ? avait répondu par le télégraphe : couchez-vous ! à la seconde il répondit encore : couchez-vous ! — à la troisième, la patience lui échappant, il répondit : couchez-vous, j… f….. !

« Le zèle des agents lâchait prise et commençait à tourner casaque. Un homme intrépide, envoyé par le comité de résistance pour soulever le faubourg Saint-Marceau, est arrêté rue des Fossés-Saint-Victor, les poches pleines des proclamations et des décrets de la gauche. On le dirige vers la préfecture de police ; il s’attendait à être fusillé. Comme l’escouade qui l’emmenait passait devant la Morgue, quai Saint-Michel, des coups de fusil éclatent dans la Cité ; le sergent de ville qui conduisait l’escouade dit aux soldats : Regagnez votre poste, je me charge du prisonnier. Les soldats éloignés, il coupe les cordes qui liaient les poignets du prisonnier et lui dit : – Allez-vous-en, je vous sauve la vie, n’oubliez pas que c’est moi qui vous ai mis en liberté ! Regardez-moi bien pour me reconnaître.

« Les principaux complices militaires tenaient conseil ; on agitait la question de savoir s’il ne serait pas nécessaire que Louis Bonaparte quittât immédiatement le faubourg Saint-Honoré et se transportât soit aux Invalides, soit au palais du Luxembourg, deux points stratégiques plus faciles à défendre d’un coup de main que l’Élysée. Les uns opinaient pour les Invalides, les autres pour le Luxembourg. Une altercation éclata à ce sujet entre deux généraux.

« C’est dans ce moment-là que l’ancien roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, voyant le coup d’État chanceler et prenant quelque souci du lendemain, écrivit à son neveu cette lettre significative :


« Mon cher neveu,

«Le sang français a coulé, arrêtez-en l’effusion par un sérieux appel au peuple. Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation, dans laquelle vous parlez du plébiscite, est mal reçue du peuple, qui ne le considère pas comme le rétablissement du droit de suffrage. La liberté est sans garantie si une assemblée ne contribue pas à la constitution de la République. L’armée a la haute main. C’est le moment de compléter la victoire matérielle par une victoire morale, et ce qu’un gouvernement ne peut faire quand il est battu, il doit le faire quand il est victorieux. Apres avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple, proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie avec la plus grande liberté, nommera le président et l’Assemblée constituante pour sauver et restaurer la République.

« C’est au nom de la mémoire de mon frère et en partageant son horreur pour la guerre civile, que je vous écris ; croyez-en ma vieille expérience, et songez que la France, l’Europe et la postérité seront appelées à juger votre conduite.

« Votre oncle affectionné,
« Jérôme Bonaparte. »

« Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se rencontraient et s’abordaient Le général Fabvier faisait remarquer à son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride, quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de l’Élysée. — Est-ce que l’Élysée serait déjà sur la défensive ? disait le général. – Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution la façade du palais de l’Assemblée, répondait : – Général, demain nous serons là. – Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des écuries de l’Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et prêtes à partir.

« L’impulsion était donnée en effet, l’ébranlement de colère et de haine devenait universel, le coup d’État semblait perdu ; une secousse de plus, et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s’achevât comme elle avait commencé, et tout était dit. Le coup d’État touchait au désespoir. L’heure des résolutions suprêmes était venue. Qu’allait il faire ? Il fallait qu’il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup effroyable. Il était réduit à cette situation : périr ou se sauver affreusement.

« Louis Bonaparte n’avait pas quitté l’Élysée. Il se tenait dans un cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où, enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon. Il était là, seul ; l’ordre était donné de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui. De temps en temps la porte s’entre-bâillait et la tête grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n’était permis qu’au général Roguet d’ouvrir cette porte et d’entrer. Le général apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait fréquemment par ces mots : cela ne va pas, ou : cela va mal. Quand il avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots : — Qu’on exécute mes ordres ! – La dernière fois que le général Roguet entra de la sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d’une heure, – lui-même a ra conté depuis ces détails, à l’honneur de l’impassibilité de son maître, — il informa le prince que les barricades dans les rues du centre tenaient bon et se multipliaient ; que sur les boulevards les cris : à bas le dictateur ! — (il n’osa dire : à bas Soulouque !) — et les sifflets éclataient partout au passage des troupes ; que devant la galerie Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule, et qu’au coin du café Cardinal un capitaine d’état-major avait été précipité de son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit avec calme au général en le regardant fixement : — Eh bien ! qu’on dise à Saint-Arnaud d’exécuter mes ordres.

« Qu’était-ce que ces ordres ?

« On va le voir.

« Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte d’hésitation et d’angoisse. Nous abordons l’abominable péripétie de cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d’où est sorti tout sanglant le succès du coup d’État. Nous allons dévoiler la plus sinistre des préméditations de Louis Bonaparte ; nous allons révéler, dire, détailler, raconter ce que tous les historiographes du 2 décembre ont caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport, ce qu’à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se chuchoter à l’oreille. Nous entrons dans l’horrible.

« Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet, des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang.

« Nous allons entr’ouvrir ce cercueil. »

ii

« Dès le matin, car ici, insistons sur ce point, la préméditation est incontestable, dès le matin des affiches étranges avaient été collées à tous les coins de rue ; ces affiches, nous les avons transcrites, on se les rappelle. Depuis soixante ans que le canon des révolutions tonne à de certains jours dans Paris et qu’il arrive parfois au pouvoir menacé de recourir à des ressources désespérées, on n’avait encore rien vu de pareil. Ces affiches annonçaient aux citoyens que tous les attroupements, de quelque nature qu’ils fussent, seraient dispersés par la force sans sommation. À Paris, ville centrale de la civilisation, on croit difficilement qu’un homme aille à l’extrémité de son crime, et l’on n’avait vu dans ces affiches qu’un procédé d’intimidation hideux, sauvage, mais presque ridicule.

«On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis Bonaparte. Elles étaient sérieuses.

« Un mot sur ce qui va être le théâtre de l’acte inouï préparé et perpétré par l’homme de décembre.

« De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre ; depuis le théâtre du Gymnase jusqu’au théâtre de la porte Saint-Martin il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de Cléry, la rue de la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le boulevard redevenait libre jusqu’à la Bastille, à une barricade près, qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d’Eau. Entre les deux portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades enfermait la porte Saint-Denis. Celle de ces quatre barricades qui regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche appuyée à l’angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran. Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l’inspecteur des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du boulevard, les dalles de l’escalier de la rue de la Lune, la rampe de fer du trottoir arrachée tout entière et d’un seul effort par le formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit. Point de pavés à cause du macadam. La barricade n’atteignait même pas d’un bord à l’autre du boulevard et laissait un grand espace libre du côté de la rue Mazagran. Il y avait là une maison en construction. Voyant cette lacune, un jeune homme bien mis était monté sur l’échafaudage, et seul, sans se hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé toutes les cordes. Des fenêtres voisines on l’applaudissait en riant. Un moment après l’échafaudage tombait à grand bruit, tout d’une pièce, et cet écroulement complétait la barricade.

« Pendant que cette redoute s’achevait, une vingtaine d’hommes entraient au Gymnase par la porte des acteurs, et en sortaient quelques instants après avec des fusils et un tambour trouvés dans le magasin des costumes et qui faisaient partie de ce qu’on appelle, dans le langage des théâtres, « les accessoires ». Un d’eux prit le tambour et se mit à battre le rappel. Les autres, avec des vespasiennes jetées bas, des voitures couchées sur le flanc, des persiennes et des volets décrochés de leurs gonds et de vieux décors du théâtre, construisirent à la hauteur du poste Bonne-Nouvelle une petite barricade d’avant-poste ou plutôt une lunette qui observait les boulevards Poissonnière et Montmartre et la rue Hauteville. Les troupes avaient dès le matin évacué le corps de garde. On prit le drapeau de ce corps de garde, qu’on planta sur la barricade. C’est ce drapeau qui depuis a été déclaré par les journaux du coup d’État « drapeau rouge ».

Une quinzaine d’hommes s’installèrent dans ce poste avancé. Ils avaient des fusils, mais point ou peu de cartouches. Derrière eux, la grande barricade qui couvrait la porte Saint-Denis était occupée par une centaine de combattants au milieu desquels on remarquait deux femmes et un vieillard à cheveux blancs, appuyé de la main gauche sur une canne et tenant de la main droite un fusil. Une des deux femmes portait un sabre en bandoulière ; en aidant à arracher la rampe du trottoir, elle s’était coupé trois doigts de la main à l’angle d’un barreau de fer ; elle montrait sa blessure à la foule en criant : vive la République ! L’autre femme, montée au sommet de la barricade, appuyée à la hampe du drapeau, escortée de deux hommes en blouse armés de fusils et présentant les armes, lisait à haute voix l’appel aux armes des représentants de la gauche ; le peuple battait des mains.

« Tout ceci se faisait entre midi et une heure. Une population immense, en deçà des barricades, couvrait les trottoirs des deux côtés du boulevard, silencieuse sur quelques points, sur d’autres criant : à bas Soulouque ! à bas le traître !

« Par intervalle des convois lugubres traversaient cette multitude ; c’étaient des files de civières fermées, portées à bras par des infirmiers et des soldats. En tête marchaient des hommes tenant de longs bâtons auxquels pendaient des écriteaux bleus où l’on avait écrit en grosses lettres : Service des hôpitaux militaires. Sur les rideaux des civières on lisait : Blessés. Ambulances. Le temps était sombre et pluvieux.

« En ce moment-là il y avait foule à la Bourse ; des afficheurs y collaient sur tous les murs des dépêches annonçant les adhésions des départements au coup d’État. Les agents de change, tout en poussant à la hausse, riaient et levaient les épaules devant ces placards. Tout à coup un spéculateur très connu, et grand applaudisseur du coup d’État depuis deux jours, survient tout pâle et haletant comme quelqu’un qui s’enfuit, et dit : on mitraille sur les boulevards.

« Voici ce qui se passait :

iii

« Un peu après une heure, un quart d’heure après le dernier ordre donné par Louis Bonaparte au général Roguet, les boulevards, dans toute leur longueur depuis la Madeleine, s’étaient subitement couverts de cavalerie et d’infanterie. La division Carrelet, presque entière, composée des cinq brigades de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reibell, et présentant un effectif de seize mille quatre cent dix hommes, avait prit position et s’était échelonnée depuis la rue de la Paix jusqu’au faubourg Poissonnière. Chaque brigade avait avec elle sa batterie. Rien que sur le boulevard Poissonnière on comptait onze pièces de canon. Deux qui se tournaient le dos avaient été braquées, l’une à l’entrée de la rue Montmartre, l’autre à l’entrée du faubourg Montmartre, sans qu’on pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n’offrant même pas l’apparence d’une barricade. Les curieux, entassés sur les trottoirs et aux fenêtres, considéraient avec stupeur cet encombrement d’affûts, de sabres et de bayonnettes.

« Les troupes riaient et causaient », dit un témoin ; un autre témoin dit : « Les soldats avaient un air étrange. » La plupart, la crosse en terre, s’appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de lassitude, ou d’autre chose. Un de ces vieux officiers qui ont l’habitude de regarder dans le fond des yeux des soldats, le général L***, dit en passant devant le café Frascati : « Ils sont ivres. »

« Des symptômes se manifestaient.

« À un moment où la foule criait à la troupe : vive la République ! à bas Louis Bonaparte ! on entendit un officier dire à demi-voix : Ceci va tourner à la charcuterie.

« Un bataillon d’infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café Cardinal il est accueilli par un cri unanime de : vive la République ! Un écrivain qui était là, rédacteur d’un journal conservateur, ajoute : À bas Soulouque ! L’officier d’état-major qui conduisait le détachement lui assène un coup de sabre qui, esquivé par l’écrivain, coupe un des petits arbres du boulevard.

« Comme le 1er de lanciers, commandé par le colonel Rochefort, arrivait à la hauteur de la rue Taitbout, un groupe nombreux couvrait l’asphalte du boulevard. C’étaient des habitants du quartier, des négociants, des artistes, des journalistes, et parmi eux quelques femmes tenant de jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous crient : vive la Constitution ! vive la loi ! vive la République ! Le colonel Rochefort – le même qui avait présidé, le 31 octobre 1851, à l’École militaire, le banquet donné par le 1er lanciers au 7e, et qui, dans ce banquet, avait prononcé ce toast : « Au prince Napoléon, au chef de l’État ; il est la personnification de l’ordre dont nous sommes les défenseurs », – ce colonel, au cri tout légal poussé par la foule, lance son cheval au milieu du groupe, à travers les chaises du trottoir ; les lanciers se ruent à sa suite, et hommes, femmes, enfants, tout est sabré. « Bon nombre d’entre eux restèrent sur place », dit un apologiste du coup d’État, lequel ajoute : « Ce fut l’affaire d’un instant.[4] »

« Ce n’était là que le début.

« Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l’extrémité du boulevard Poissonière, à cent cinquante pas de la petite barricade-lunette du poste Bonne-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie, les soldats du train, peu accoutumés pourtant aux fausses manœuvres, brisèrent le timon d’un caisson. — Vous voyez bien qu’ils sont soûls ! cria un homme du peuple.

« À deux heures et demie, car il faut suivre minute à minute et pas à pas ce drame hideux, le feu s’ouvrit devant la barricade, mollement, et comme avec distraction. Il semblait que les chefs militaires eussent l’esprit à tout autre chose qu’à un combat. En effet, on va voir à quoi ils songeaient.

« Le premier coup de canon, mal ajusté, passa pardessus toutes les barricades. Le projectile alla tuer au Château-d’Eau un jeune garçon qui puisait de l’eau dans le bassin.

« Les boutiques s’étaient fermées, et presque toutes les fenêtres. Une croisée pourtant était restée ouverte à un étage supérieur de la maison qui fait l’angle du boulevard et de la rue du Sentier. Les curieux continuaient d’affluer principalement sur le trottoir méridional. C’était de la foule, et rien de plus, hommes, femmes, enfants et vieillards, à laquelle la barricade, peu attaquée, peu défendue, faisait l’effet de la petite guerre.

« Cette barricade était un spectacle en attendant qu’elle devint un prétexte. »

iv.

« Il y avait un quart d’heure environ que la troupe tiraillait et que la barricade ripostait sans qu’il y eût un blessé de part ni d’autre, quand tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement extraordinaire et terrible se fit dans l’infanterie d’abord, puis dans la cavalerie. La troupe changea subitement de front.

« Les historiographes du coup d’État ont raconté qu’un coup de feu, dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au coin de la rue du Sentier. D’autres ont dit du faîte de la maison qui fait l’angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue Poissonnière. Selon d’autres, le coup serait un coup de pistolet et aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c’est que pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n’est peut-être autre chose qu’une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant la maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil venant d’une des maisons du boulevard a-t-il été entendu ? est-ce vrai ? est-ce faux ? une foule de témoins nient.

« Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question : a-t-il été une cause ? ou a-t-il été un signal ?

Quoi qu’il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la cavalerie, l’infanterie, l’artillerie, firent front à la foule massée sur les trottoirs, et, sans qu’on pût deviner pourquoi, brusquement, sans motif, « sans sommation », comme l’avaient déclaré les infâmes affiches du matin, du Gymnase jusqu’aux Bains chinois, c’est-à-dire dans toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus joyeux de Paris, une tuerie commença.

«L’armée se mit à fusiller le peuple à bout portant.

« Ce fut un moment sinistre et inexprimable : les cris, les bras levés au ciel, la surprise, l’épouvante, la foule fuyait dans toutes les directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés jusqu’aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu’on leur voulait, des coups de fusil tirés par les soupiraux des caves et tuant n’importe qui, le bazar criblé d’obus et de boulets, l’hôtel Sallandrouze bombardé, la Maison d’Or mitraillée, Tortoni pris d’assaut, des centaines de cadavres sur le boulevard, un ruisseau de sang rue Richelieu.

« Qu’il soit encore ici permis au narrateur de s’interrompre.

« En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le déclare, je suis un greffier, j’enregistre le crime, j’appelle la cause. Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud, Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reibell, ses complices, je cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms, je cite les bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds, les sabres fumants, l’ivresse des soldats, le deuil des familles, les mourants, les morts, l’horreur, le sang et les larmes à la barre du monde civilisé.

« Le narrateur seul, quel qu’il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Ecoutons les témoignages. »

v

« Nous n’imprimerons pas les noms des témoins, nous avons dit pourquoi, mais on reconnaîtra l’accent sincère et poignant de la réalité.

« Un témoin dit :[5]

« … Je n’avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui défilait s’arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le midi, abattit ses armes et fit feu sur la foule éperdue par un mouvement instantané.

« Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de temps en temps par quelques coups de canon.

« Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile sur le trottoir jusqu’à la première porte entr’ouverte que je pus rencontrer.

« C’était la boutique d’un marchand de vins, située au n° 180, à côté du bazar de l’Industrie. J’entrai le dernier. La fusillade continuait toujours.

« Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux étaient entrés blessés, deux moururent au bout d’un quart d’heure d’horribles souffrances ; le troisième vivait encore quand je sortis de cette boutique à quatre heures ; il ne survécut pas du reste à sa blessure, ainsi que je l’ai appris plus tard.

« Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes réunies dans cette boutique.

« Quelques femmes, dont deux venaient d’acheter dans le quartier les provisions de leur dîner ; un petit clerc d’huissier envoyé en course par son patron ; deux ou trois coulissiers de la Bourse ; deux ou trois propriétaires ; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des malheureux réfugiés dans cette boutique m’a produit une vive impression : c’était un homme d’une trentaine d’années, blond, vêtu d’un paletot gris ; il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge, sa femme et lui tombèrent ; il se releva, fut entraîné dans la boutique du marchand de vins, mais il n’avait plus sa femme à son bras, et son désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j’appris que sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité Bergère. Quinze jours plus tard, j’appris que ce malheureux, ayant menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vins appartenaient aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu’un ancien compositeur de la Réforme, du nom de Meunier, et l’un de ses amis, qui s’avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette boutique. »

« Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la rue Mazagran, ajoute[6] :

« Ce coup de feu, c’est pour la troupe le signal d’une fusillade dirigée sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis jusqu’au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la mousqueterie. »

« Un témoin dit[7] :

« … À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément un changement de front, s’appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la maison du Pont-de-Fer, l’hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant s’exécute sur les maisons et sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent pour couvrir les trottoirs de cadavres ; les maisons sont criblées de balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts d’heure. »

« Un témoin dit[8] :

« … Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son fusil. »

« Un témoin dit[9] :

« Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d’un fait aussi inqualifiable. »

« Un témoin dit[10] :

« Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c’est inappréciable[11], par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout. »

« Un témoin dit :

« Lorsque l’agitation était très grande sur le boulevard, la ligne, suivie de l’artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu’il avait été tiré en l’air, par la fumée qui s’élevait perpendiculairement. Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la bayonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a suivi. »

« Un témoin raconte [12]:

«… Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis le magasin du Prophète jusqu’à la rue Montmartre. Du boulevard Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecoq, car elle a été atteinte à l’angle du mur du côté d’Aubusson, et le boulet, après avoir percé le mur, a pénétré dans l’intérieur. »

« Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit[13] :

«On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir ce bruit, j’affirme que les décharges ont été instantanées de la porte Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu’il n’y a pas eu, avant la décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit par la troupe, du faubourg Saint-Denis au boulevard des Italiens. »

« Un autre, qui n’a pas non plus entendu le coup de feu, dit[14] :

« Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j’étais depuis vingt minutes environ, lorsque, avant qu’aucun bruit de coup de feu soit arrivé à nous, elles s’ébranlent ; la cavalerie prend le galop, l’infanterie le pas de course. Tout d’un coup nous voyons venir du côté du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s’étend et gagne rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu’aucune explosion n’avait précédé, que pas un coup de fusil n’était parti des maisons depuis le café Frascati jusqu’à l’endroit où je me tenais. Enfin, nous voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous s’abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me cachais sous la porte cochère. Il n’y avait là, je peux le jurer, ni barricade ni insurgés ; il y avait des chasseurs, et du gibier qui fuyait, voilà tout. »

« Cette image « chasseurs et gibier » est celle qui vient tout d’abord à l’esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons l’image dans les paroles d’un autre témoin[15] :

«… On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais qu’il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se tenant eux-mêmes dans la position du chasseur qui attend le départ du gibier, c’est-à-dire le fusil près de l’épaule pour être plus prompt à ajuster et tirer.

« Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes s’ouvrir, un bras s’allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou le moribond que les balles lui disputaient encore. »

« Un autre témoin rencontre encore la même image[16] :

»Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au passage comme des chasseurs guettant leur gibier, et, à mesure qu’ils les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux comme sur une cible. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du Sentier, rue Rougemont et rue et Faubourg-Poissonnière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur demandaient protection. A cette parole ceux-ci s’éloignaient bien vite et avec confiance ; mais ce n’était là qu’un mot d’ordre qui signifiait : mort, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils tombaient à la renverse. »

« Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin[17], un libraire voisin de la maison des tapis s’empressait de fermer sa devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d’avoir fait feu sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire veut faire des observations ; il est seul amené devant sa porte, et sa femme et sa fille n’ont que le temps de se jeter entre lui et les soldats qu’il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m’a-t-on dit, est devenue folle depuis. »

« Un autre témoin dit[18] :

«… Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la maison du Prophète et celle de M. Sallandrouze. Les meurtres commis sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres personnes le furent dans les magasins. »

« Terminons par ces trois extraits, qu’on ne peut transcrire sans frissonner :

« Dans le premier quart d’heure de cette horreur, dit un témoin, le feu, un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n’étaient que blessés qu’ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le Prophète, deux se soulevèrent. L’un prit la fuite par la rue du Sentier dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce ; mais il tomba à l’instant même fusillé. Le lendemain on pouvait remarquer, à côté du perron du Prophète, une place, à peine large de quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté.[19] »

« Un autre dit[20] :

« À l’entrée de la rue Montmartre jusqu’à la fontaine, l’espace de soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames, enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées en face sur l’autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s’affaissait pour ne plus se relever. Un jeune homme s’était réfugié dans le cadre d’une porte cochère et s’abritait sous la saillie du mur du côté des boulevards. Il servait de cible aux soldats. Après dix minutes de coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s’amincir en s’élevant, et on le vit s’affaisser aussi pour ne plus se relever. »

« Un autre[21] :

«… Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s’y étaient sauvées inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c’était comme cela. Cela dura plus d’une heure. »

vi.

« Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre. C’est assez pour les preuves.

« L’exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre 1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but d’intimidation, et qu’il n’y a pas d’autre sens à donner au mot mystérieux de M. Bonaparte :

« Qu’on exécute mes ordres. »

« Cette exécution dura jusqu’à la nuit tombante. Pendant plus d’une heure ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d’artillerie. La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard ; à un certain moment, les soldats s’entre-tuaient. La batterie du 6e régiment d’artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée ; les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins d’une minute, il ne resta qu’une seule pièce qui pût rouler. Un escadron entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances, soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agitait les bras comme pour les retenir ; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par des soldats qu’il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui arrêtait le bras : Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n’avaient plus conscience d’eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu’on leur faisait commettre. Il vient un moment où l’abomination même de ce que vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin horrible ; le massacre enivre.

« Il semblait qu’une main aveugle lançât la mort du fond d’une nuée. Les soldats n’étaient plus que des projectiles.

« Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à outrance, à toute volée, à quelques mètres de distance, à bout portant. Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des coins de fer, s’ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas ; les soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait entendre. Tout à coup un officier d’artillerie arrive au galop et crie : arrêtez ! arrêtez ! La maison penchait en avant ; un boulet de plus, elle croulait sur les canons et sur les canonniers.

« Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu’ils faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard Poissonnière et du boulevard Montmartre ; les artilleurs, qui les entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient sur leurs chevaux ; les hommes du train se réfugiaient sous les caissons et derrière les fourgons ; on vit des soldats, laissant tomber leur képi, s’enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance ; des cavaliers perdant la tête tiraient leur carabine en l’air ; d’autres mettaient pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur.

« Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de Vincennes s’étaient établis sur une des barricades du boulevard qu’ils avaient prise à la bayonnette, et de là ils s’exerçaient au tir sur les passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues hideux : — Je gage que je descends celui-ci. — Je parie que non. — Je parie que si. — Et le coup partait. Quand l’homme tombait, cela se devinait à un éclat de rire. Lorsqu’une femme passait : — Tirez à la femme ! criaient les officiers ; tirez aux femmes !

« C’était là un des mots d’ordre ; sur le boulevard Montmartre, où l’on usait beaucoup de la bayonnette, un jeune capitaine d’état-major criait : Piquez les femmes !

« Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le bras ; un tirailleur l’abattit.

« Rue Jean-Jacques-Rousseau on n’allait pas jusque-là ; une femme cria : vive la République ! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais revenons au boulevard.

« Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les mains et sur les genoux en criant : grâce ! Il reçut treize autres balles dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure n’était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le tour du crâne sans le briser.

« Un vieillard de quatre-vingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut amené devant le perron du Prophète et fusillé. Il tomba. – Il ne se fera pas de bosse à la tête, dit un soldat. Le vieillard était tombé sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d’Issy, mariés depuis un mois et ayant épousé les deux sœurs, traversaient le boulevard, venant de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à genoux, ils criaient : nous avons épousé les deux sœurs ! On les tua. Un marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n° 97, s’enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua[22]. Un enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant le café Vachette ; on l’ajuste. Il pousse des cris désespérés ; il tenait à la main une bride de cheval ; il l’agitait en disant : je fais une commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des blessés que les soldats lardaient à coups de bayonnette et laissaient là sans même les achever.

« Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d’une association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l’argent, est tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n’avait plus sur lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d’argent qu’il rapportait.

« Sous prétexte de coups de fusils tirés sur la troupe, on entra dans dix ou douze maisons çà et là et l’on passa à la bayonnette tous ceux qu’on y trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s’ouvrait, ils entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de fonte un flot rouge et fumant. C’était du sang.

« Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats : Pas de quartier ! Un chef de bataillon vociférait : Entrez dans les maisons et tuez tout !

« On entendait des sergents dire : Tapez sur les bédouins, ferme sur les bédouins ! — « Du temps de l’oncle, raconte un témoin, les soldats appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins. Lorsque les soldats massacraient les habitants, c’était au cri de : Hardi sur les bédouins ! »

« Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de canonnade, et l’on ne pouvait croire qu’on tirât à balle. On riait et l’on disait : « C’est à poudre. Quelle mise en scène ! Quel comédien que ce Bonaparte-là ! » On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent, furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du danger qu’on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait : Nous croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie. Cependant, les soldats menaçant toujours, on finit par comprendre. – Tuons tout ! disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en empêcha. Pourtant un sergent disait : Lieutenant, f….. -nous la paix ; ce n’est pas votre affaire, c’est la nôtre.

« Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit : « On a fusillé dans les cours des maisons jusqu’aux chevaux, jusqu’aux chiens. »

« Dans la maison qui fait, avec Frascati, l’angle de la rue Richelieu, on voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants ; ils étaient déjà en tas pour cela en face d’un peloton quand un colonel survint ; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva. Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles, fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde, pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout ailleurs on tua au hasard.

« Le premier qui fut tué dans cette boucherie — l’histoire garde aussi le nom du premier massacré de la Saint-Barthélemy — s’appelait Théodore Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par laquelle le carnage commença.

vii

« La tuerie terminée — c’est-à-dire à la nuit noire, on avait commencé en plein jour — on n’enleva pas les cadavres ; ils étaient tellement pressés que rien que devant une seule boutique, la boutique de Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé dans l’asphalte au pied des arbres du boulevard était un réservoir de sang. « Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns sur les autres, vieillards, enfants, blouses et paletots réunis dans un indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes, confondus. »

« Un autre témoin décrit ainsi un groupe de trois individus : « Deux étaient renversés sur le dos ; un troisième, s’étant embarrassé dans leurs jambes, était tombé sur eux. » Les cadavres isolés étaient rares, on les remarquait plus que les autres. Un jeune homme bien vêtu était assis, adossé à un mur, les jambes écartées, les bras à demi croisés, un jonc de Verdier dans la main droite, et semblait regarder ; il était mort. Un peu plus loin les balles avaient cloué contre une boutique un adolescent en pantalon de velours de coton, qui tenait à la main des épreuves d’imprimerie. Le vent agitait ces feuilles sanglantes sur lesquelles le poignet du mort s’était crispé. Un pauvre vieux, à cheveux blancs, était étendu au milieu de la chaussée, avec son parapluie à côté de lui. Il touchait presque du coude un jeune homme en bottes vernies et en gants jaunes qui gisait ayant encore le lorgnon dans l’œil. A quelques pas était couchée, la tête sur le trottoir, les pieds sur le pavé, une femme du peuple qui s’enfuyait son enfant dans les bras. La mère et l’enfant étaient morts, mais la mère n’avait pas lâché l’enfant.

«Ah ! vous me direz, monsieur Bonaparte, que vous avez pas pu faire autrement, que vous en êtes bien fâché, mais que c’est un malheur ; qu’en présence de Paris prêt à se soulever il a bien fallu prendre un parti et que vous avez été acculé à cette nécessité ; et que, quant au coup d’État, vous aviez des dettes, que vos ministres avaient des dettes, que vos aides de camp avaient des dettes, que vos valets de pied avaient des dettes, que vous répondiez de tout, qu’on n’est pas prince, que diable ! pour ne pas manger de temps en temps quelques millions de trop ; qu’il faut bien s’amuser un peu et jouir de la vie ; que c’est la faute à l’Assemblée qui n’a pas su comprendre cela et qui voulait vous condamner a quelque chose comme deux maigres millions par an, et, qui plus est, vous forcer de quitter le pouvoir bout de vos quatre ans et d’exécuter la Constitution ; qu’on ne peut pas, après tout, sortir de l’Élysée pour entrer à Clichy ; que vous aviez en vain eu recours aux petits expédients prévus par l’article 405 ; que les scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l’affaire des lingots d’or allait éclater, que vous devez du respect au nom de Napoléon, et que, ma foi, n’ayant plus d’autre choix, plutôt que d’être un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des grands assassins de l’histoire !

« Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé. Fort bien.

« Je continue.

viii

« Quand ce fut fini, Paris vint voir ; la foule afflua dans ces lieux terribles ; on la laissa faire. C’était le but du massacreur. Louis Bonaparte n’avait pas fait cela pour le cacher.

« Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc comme s’il avait neigé ; les flaques de sang faisaient de larges taches noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n’évitait un cadavre que pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre ; certaines maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu’elles semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre. « La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd’hui étayée par de fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits[23]. » Un autre témoin dit : « Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu’à la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la Petite Jeannette en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa part. Il n’y avait pas une fenêtre qui n’eût la sienne. On respirait une atmosphère de salpêtre[24]. » Trente-sept cadavres étaient entassés dans la cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille. Une femme était arrêtée à l’angle de la rue Richelieu. Elle regardait. Tout à coup elle s’aperçoit qu’elle a les pieds mouillés : — Tiens, dit-elle, il a donc bien plu ; j’ai les pieds dans l’eau. — Non, madame, lui dit un passant, ce n’est pas de l’eau. – Elle avait les pieds dans une mare de sang.

« Rue Grange-Batelière on voyait dans un coin trois cadavres entièrement nus.

»Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin, « ce n’était rien comparé aux monceaux de morts qui couvraient le boulevard ».

« À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s’arrêtait devant une casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d’arbre.

« Un témoin dit : « Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un cadavre, la face contre terre ; je veux le relever, aidé de quelques personnes ; des soldats nous repoussent… Un peu plus loin il y avait deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier… » (nous abrégeons…) De la rue Montmartre à la rue du Sentier, on marchait littéralement dans le sang : il couvrait le trottoir dans certains endroits d’une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds. Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes forces ; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut accordé[25]. »

« Un témoin dit : « L’aspect du boulevard était horrible. Nous marchions dans le sang, à la lettre. Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou vingt-cinq pas. »

« Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit : « J’ai fait le trajet du boulevard du Temple chez moi ; je suis rentré avec un pouce de sang à mon pantalon. »

« Le représentant Versigny raconte : « Nous apercevions au loin, jusque près la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la troupe. C’était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui permît de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du jour n’était rien à côté de ces cadavres et de ce silence. R… et moi, nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer ; sur une de mes exclamations, il s’approcha, me prit la main et me dit : — Vous êtes républicain, moi j’étais ce qu’on appelait un ami de l’ordre, un réactionnaire ; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée ! Et il nous quitta en sanglotant. »

« Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l’honorable M. de Cherville, déclare : «… Le soir, j’ai voulu recommencer ces tristes investigations. Je rencontrai, rue Le Peletier, MM. Bouillon et Gervais (de Caen) ; nous fîmes quelques pas ensemble, et je glissai. Je me retins à M. Bouillon. Je regardai à mes pieds. J’avais marché dans une large flaque de sang. Alors M. Bouillon me raconta que le matin, étant à sa fenêtre, il avait vu le pharmacien dont il me montrait la boutique, occupé à en fermer la porte. Une femme tomba, le pharmacien se précipita pour la relever ; au même instant un soldat l’ajusta et le frappa à dix pas d’une balle dans la tête. M. Bouillon, indigné et oubliant son propre danger, cria aux passants qui étaient là : Vous témoignerez tous de ce qui vient de se passer. »

« Vers onze heures du soir, quand les bivouacs furent allumés partout, M. Bonaparte permit qu’on s’amusât. Il y eut sur le boulevard comme une fête de nuit. Les soldats riaient et chantaient en jetant au feu les débris des barricades, puis, comme à Strasbourg et à Boulogne, vinrent les distributions d’argent. Ecoutons ce que raconte un témoin : « J’ai vu, à la porte Saint-Denis, un officier d’état-major remettre deux cents francs au chef d’un détachement de vingt hommes en lui disant : — Le prince m’a chargé de vous remettre cet argent, pour être distribué à vos braves soldats. Il ne bornera pas là les témoignages de sa satisfaction. – Chaque soldat a reçu dix francs[26]. »

« Le soir d’Austerlitz, l’empereur disait : Soldats, je suis content de vous.

« Un autre ajoute : « Les soldats, le cigare à la bouche, narguaient les passants et faisaient sonner l’argent qu’ils avaient dans la poche. » Un autre dit : « Les officiers cassaient les rouleaux de louis comme des bâtons de chocolat. »

« Les sentinelles ne permettaient qu’aux femmes de passer ; si un homme se présentait, on lui criait : au large ! Des tables étaient dressées dans les bivouacs ; officiers et soldats y buvaient. La flamme des brasiers se reflétait sur tous ces visages joyeux. Les bouchons et les capsules blanches du vin de Champagne surnageaient sur les ruisseaux rouges de sang. De bivouac à bivouac on s’appelait avec de grands cris et des plaisanteries obscènes. On se saluait : vivent les gendarmes ! vivent les lanciers ! et tous ajoutaient : vive Louis-Napoléon ! On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisées. Ça et là, dans l’ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient parmi les cadavres, regardant l’une après l’autre ces faces pâles et cherchant celle-ci son fils, celle-ci son père, celle-là son mari. »

ix.

« Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails.

«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable.

« Un vaste espace, resté vague jusqu’à ce jour, fut utilisé pour l’inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on errait au milieu des sépultures, et par instants on sentait la terre plier sous soi ; on marchait sur le ventre d’un cadavre. On se retournait, on voyait sortir de terre des bottes, des sabots ou des brodequins de femme ; de l’autre côté était la tête que votre pression sur le corps faisait remuer.

« Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd’hui proscrit et errant hors de France, dit : « J’ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore vêtus de leurs habits ; on les avait placés à côté l’un de l’autre ; quelques pelletées de terre les cachaient jusqu’à la tête, qu’on avait laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si peu de terre qu’on voyait les pieds encore à découvert, et le public marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage ; au milieu était une pauvre femme, la domestique d’un boulanger, qui avait été tuée en portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin de pouvoir regarder de près les têtes. J’ai entendu un homme du peuple dire avec une expression d’horreur : On marche comme sur un tremplin. »

« La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient été déposées, notamment cité Bergère ; si bien que ce même jour, 5, comme la multitude croissait et devenait importune, et qu’il fallait éloigner les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l’entrée de la cité Bergère ces mots en lettres majuscules : Ici il n’y a plus de cadavres.

« Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que le 5 au soir.

« On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le profit qu’il en voulait faire, le coup d’État ne chercha pas le moins du monde à cacher son crime ; la pudeur ne lui vint que plus tard ; le premier jour, bien au contraire, il l’étala. L’atrocité ne suffisait pas, il fallait le cynisme. Massacrer n’était que le moyen, terrifier était le but. »

x

« Ce but fut-il atteint ?

« Oui.

« Immédiatement, dès le soir du 4 décembre, le bouillonnement public tomba. La stupeur glaça Paris. L’indignation qui élevait la voix devant le coup d’État se tut subitement devant le carnage. Ceci ne ressemblait plus à rien de l’histoire. On sentit qu’on avait affaire à quelqu’un d’inconnu.

« Crassus a écrasé les gladiateurs ; Hérode a égorgé les enfants ; Charles IX a exterminé les huguenots, Pierre de Russie les strélitz, Méhémet-Ali les mameluks, Mahmoud les janissaires ; Danton a massacré les prisonniers. Louis Bonaparte venait d’inventer un massacre nouveau, le massacre des passants.

« Ce massacre termina la lutte. Il y a des heures où ce qui devrait exaspérer les peuples, les consterne. La population de Paris sentit qu’elle avait le pied d’un bandit sur la gorge. Elle ne se débattit plus. Ce même soir, Mathieu (de la Drôme) entra dans le lieu où siégeait le comité de résistance et nous dit : « Nous ne sommes plus à Paris, nous ne sommes plus sous la République ; nous sommes à Naples et chez le roi Bomba. »

« À partir de ce moment, quels que fussent les efforts du comité, des représentants républicains et de leurs courageux auxiliaires, il n’y eut plus, sur quelques points seulement, par exemple à cette barricade du Petit-Carreau où tomba si héroïquement Denis Dussoubs, le frère du représentant, qu’une résistance qui ressemblait moins à un combat qu’aux dernières convulsions du désespoir. Tout était fini. Louis Bonaparte avait noyé la République dans le sang de Paris.

« Le lendemain 5, les troupes victorieuses paradaient sur les boulevards. On vit un général montrer son sabre nu au peuple et crier : La République, la voilà !

« Ainsi un égorgement infâme, le massacre des passants, voilà ce que contenait, comme nécessité suprême, la « mesure » du 2 décembre. Pour l’entreprendre, il fallait être un traître ; pour la faire réussir, il fallait être un meurtrier.

« C’est par ce procédé que le coup d’État conquit la France et vainquit Paris. Oui, Paris ! On a besoin de se le répéter à soi-même, c’est à Paris que cela s’est passé !

« Grand Dieu ! les baskirs sont entrés dans Paris la lance haute en chantant leur chant sauvage, Moscou avait été brûlé ; les prussiens sont entrés dans Paris, on avait pris Berlin ; les autrichiens sont entrés dans Paris, on avait bombardé Vienne ; les anglais sont entrés dans Paris, le camp de Boulogne avait menacé Londres ; ils sont arrivés à nos barrières, ces hommes de tous les peuples, tambours battants, clairons en tête, drapeaux déployés, sabres nus, canons roulants, mèches allumées, ivres, ennemis, vainqueurs, vengeurs, criant avec rage devant les dômes de Paris les noms de leurs capitales, Londres, Berlin, Vienne, Moscou ! Eh bien ! dès qu’ils ont mis le pied sur le seuil de cette ville, dès que le sabot de leurs chevaux a sonné sur le pavé de nos rues, autrichiens, anglais, prussiens, russes, tous, en pénétrant dans Paris, ont entrevu dans ces murs, dans ces édifices, dans ce peuple, quelque chose de prédestiné, de vénérable et d’auguste ; tous ont senti la sainte horreur de la ville sacrée ; tous ont compris qu’ils avaient là, devant eux, non la ville d’un peuple, mais la ville du genre humain, tous ont baissé l’épée levée ! Oui, massacrer les parisiens, traiter Paris en place prise d’assaut, mettre à sac un quartier de Paris, violer la seconde Ville Eternelle, assassiner la civilisation dans son sanctuaire, mitrailler les vieillards, les enfants et les femmes dans cette grande enceinte, foyer du monde, ce que Wellington avait défendu à ses montagnards demi-nus, ce que Schwartzenberg avait interdit à ses Croates, ce que Blücher n’avait pas permis à sa landwehr, ce que Platow n’avait pas osé faire faire par ses cosaques, toi, tu l’as fait faire par des soldats français, misérable ! »


  1. L’auteur a voulu réserver uniquement au livre Napoléon-le-Petit ce chapitre, qui en fait partie intégrante. Il a donc récrit, pour l’Histoire d’un Crime, le récit de la Journée du 4 Décembre, avec de nouveaux faits, et à un autre point de vue.
  2. Bastide
  3. Un comité de résistance, chargé de centraliser l’action et de diriger le combat, avait été nommé le 2 décembre au soir par les membres de la gauche réunis en assemblée chez le représentant Lafon, quai Jemmapes, n° 2. Ce comité, qui dut changer vingt sept fois d’asile en quatre jours, et qui, siégeant en quelque sorte jour et nuit, ne cessa pas un seul instant d’agir pendant les crises diverses du coup d’État, était composé des représentants Carnot, de Flotte, Jules Favre, Madier de Monjau, Michel (de Bourges), Schœlcher et Victor Hugo.
  4. Le capitaine Mauduit. Révolution militaire du 2 décembre, p.217.
  5. Nous rétablissons les noms indiqués en marge du manuscrit ou retrouvés dans les dépositions des témoins. [Jules Gouache.]
  6. [Auguste Vié, rédacteur au Vote universel ]
  7. [Le baron de Coppens]
  8. [Auguste Vié]
  9. [Coppens]
  10. [Auguste Vié]
  11. Le témoin veut dire incalculable. Nous n'avons rien changé au texte.
  12. [Auguste Vié.]
  13. [Jules Gouache]
  14. [Gaspard de Cherville]
  15. [Auguste Vié]
  16. [H.Coste, rédacteur de l'Avènement du peuple]
  17. [Auguste Vié]
  18. [Coppens]
  19. [Coppens]
  20. [Auguste Vié.]
  21. [Coppens.]
  22. On peut nommer le témoin qui a vu ce fait. Il est proscrit. C’est le représentant du peuple Versigny. Il dit :

    « Je vois encore, à la hauteur de la rue du Croissant, un malheureux limonadier ambulant, sa fontaine en fer-blanc sur le dos, chanceler, puis s’affaisser sur lui-même et tomber mort contre une devanture de boutique. Lui seul, ayant pour toute arme sa sonnette, avait eu les honneurs d’un feu de peloton. »

    Le même témoin ajoute : « Les soldats balayaient à coups de fusil des rues où il n’y avait pas un pavé remué, pas un combattant. »

  23. Auguste Vié
  24. G. de Cherville
  25. G. de Cherville
  26. H. Coste