Napoléon et la conquête du monde/II/33

H.-L. Delloye (p. 425-431).

CHAPITRE XXXIII.

LE GÉNÉRAL OUDET.



Le soir même de la journée du 4 juillet, l’empereur apprit que le général Oudet sollicitait avec la plus grande vivacité une audience intime du monarque universel.

Ceux qui entouraient Napoléon se récrièrent à cette demande ; ils exposaient quelle imprudence il y aurait, à l’empereur, à recevoir seul le général Oudet ; déjà les plus animés murmuraient contre ce qu’ils appelaient une clémence dangereuse. « Oudet, disaient-ils, loin d’être nommé général et de commander les armées, aurait dû être jeté dans une prison d’état. » Quelques-uns, les plus lâches, parlaient d’exécution militaire, et rappelaient à l’envi les anecdotes déjà anciennes qui avaient signalé la haine du général Oudet contre l’empereur ; comment, en 1804, il était sorti des rangs et était venu insulter publiquement Napoléon ; comment, à Wagram, au milieu des cris de gloire, il avait fait entendre celui de : vive la liberté ! comment enfin il était soupçonné d’avoir fondé dans l’armée des sociétés secrètes conservant encore les dernières idées républicaines, et fomenté ainsi la haine des soldats contre l’empereur.

Ces murmures firent sourire Napoléon. « Ces histoires sont bien vieilles, dit-il ; il y a plus de vingt ans que j’ai oublié ces enfantillages. Depuis, j’ai fait Oudet général ; c’est un excellent militaire : sa conduite à Jérusalem a été admirable. Je le verrai. »

L’audience fut accordée pour le lendemain.

Napoléon travaillait dans son cabinet avec le ministre de la justice et le grand-maréchal du palais, lorsque le général Oudet entra.

— « Je suis charmé de vous voir, général, lui dit l’empereur, que me voulez-vous ?

— « J’avais espéré une audience, dit Oudet en promenant ses regards sur les deux ministres.

— « Je vous entends. Messieurs, dit l’empereur au ministre et au duc de Frioul, le général et moi avons besoin d’un tête-à-tête. »

Le grand-juge sortit, et Duroc, regardant d’un œil inquiet l’empereur et Oudet, sortit le dernier, comme à regret et en murmurant.

— « Nous voici seuls, dit Napoléon.

— « Oui ! seuls, dit Oudet avec chaleur, et je peux tout dire, et vous pouvez tout entendre ; nous voici seuls en présence, vous le despotisme incarné et au faîte de la puissance, moi la liberté mourante et vaincue.

— « Qu’est-ce que tout ceci, mon cher Oudet ? dit Napoléon avec un sourire moqueur.

— « C’est le dernier soupir de la liberté, la dernière parole d’un homme indépendant.

— « Que cela soit court, dit l’empereur en fronçant le sourcil.

— « Tant qu’il me plaira, car en ce moment solennel la parole et le temps sont à moi, et vous m’écouterez jusqu’au bout.

— « Insensé ! dit Napoléon, et il allait agiter une sonnette.

— « Attendez ! dit le général en saisissant d’une main le bras de l’empereur, et de l’autre il tirait de sa poitrine un pistolet.

— « Malheureux ! s’écria Napoléon. Eh quoi ! un crime, Oudet !

— « Un crime ! dit Oudet avec calme, tu ne me connais donc plus, Bonaparte ; un crime… Ce pistolet, c’est moi qu’il atteindra avant que je ne sorte d’ici, c’est ma liberté que la mort, mais avant j’ai voulu te faire entendre une dernière parole. »

En ce moment entra précipitamment le duc de Frioul qui avait entendu les exclamations de l’empereur.

— « Qu’on nous laisse donc seuls, » dit Napoléon avec fermeté.

Et Duroc sortit une seconde fois.

— « Oui, Bonaparte, il faut que je meure, je ne peux plus vivre au milieu de ton despotisme ; tu as renié ta mère, tu as étouffé la liberté sous des monceaux de gloire, et on a oublié jusqu’à son nom dans ton empire.

« Tu le sais, car ta police savait tout, et moi je n’ignorais pas ses démarches, j’avais dans ton armée galvanisé quelques cœurs pour les faire tressaillir en secret au nom de la liberté… eh bien ! tous se refroidissent en entendant ton nom, ils m’abandonnent, à peine me reste-t-il quelques fidèles amis ; mais rassure-toi, ils mourront tous avec moi, et alors, il n’y aura plus une pensée de liberté sur la terre.

« Mais j’ai voulu du moins qu’une protestation se fit entendre encore une fois au milieu de ta gloire.

« Dans la vieille Rome, tu n’aurais pas triomphé des peuples sans que l’outrage d’un citoyen n’eût précédé ton char.

« Eh bien ! c’est moi qui serai ici ton insulteur au milieu de cette grandeur surhumaine dont tu nous accables.

« Je te le dis, Napoléon ! tu n’es qu’un tyran, tu as tué la liberté. Honte à toi ! et que les hommes libres meurent ! »

Napoléon, calme mais pâle, écoutait avec sang-froid, et interrompant Oudet avec bonté il lui dit :

— « Je savais tout, Oudet, je connaissais tes conspirations, mais je t’estimais assez pour ne pas te punir, et pour t’élever dans les dignités selon ton mérite.

— « Reprends-les donc ces dignités pour que je meure sans reconnaissance et plus libre ! »

Et il arrachait ses épaulettes, déchirait son cordon rouge, et les jetait en débris aux pieds de l’empereur.

— « Eh bien ! que ne quittais-tu l’armée, pour aller vivre quelque part, libre et tranquille. »

À ces mots le général Oudet répondit avec la plus grande exaltation.

— « Vivre libre ! et où ? Tu ne sais donc pas toi-même, Napoléon, ce que c’est que ta monarchie universelle… Dis-moi donc un coin de la terre qui soit libre ? dis-moi le flot des océans qui ne soit point à toi ? dis-moi s’il y a une parcelle d’atmosphère et d’air qui ne soit empoisonnée par ton despotisme universel ? Et que sais-je, si, fouillant les entrailles de la terre pour y chercher une tombe, je ne trouverai pas encore ta monarchie universelle dans ses profondeurs ! »

L’empereur s’anima à ces paroles, mais c’était d’une joie intérieure ; il n’avait jamais mieux senti sa puissance que dans cette imprécation d’un ennemi, et un sourire forçant sa bouche vint s’y épanouir.

Alors Oudet :

— « Souris ! Napoléon ; triomphe ! triomphe ! car tu es le maître du monde, et tu as tué la liberté… et moi je meurs avec elle !… »

Il se tira le coup de son pistolet dans la bouche et tomba mort.

On accourut au bruit ; l’alarme était dans le palais. Napoléon fit enlever le corps, et dit : — « C’était un brave, mais un fou. »

Il fut enseveli le lendemain ; et le soir de ce jour, sur sa tombe encore fraîche, cinq hommes se suicidèrent, deux officiers, un sergent et deux soldats. C’était le reste de la phalange des hommes libres, et il n’y eut plus sur la terre ni homme ni mot pour exprimer l’idée de la liberté.