Napoléon et la conquête du monde/II/12

H.-L. Delloye (p. 321-326).

CHAPITRE XII.

SUITE DE L’EXPÉDITION D’ASIE.



Pendant cette campagne si longue, l’empereur répandit sur ses troupes assez de faveurs et d’avantages pour ne pas leur laisser le temps de regretter la patrie. Quoiqu’il se souciât peu d’imiter Alexandre dans ses grandes actions, il avait cependant étudié profondément son histoire, et surtout ses fautes ; mais il voulait par dessus tout être soi, original, Napoléon enfin, et non le reflet ou la copie d’un autre. Les sots louangeurs, qui s’avisaient de le comparer à d’autres grands hommes, étaient fort heureux quand ils en étaient quittes pour le mépris ou le sarcasme, et le roi d’Anam se trouva fort mal, comme on le verra plus bas, de son allusion historique. Napoléon ne voulait donc rappeler Alexandre que pour faire contraster sa haute sagesse avec l’imprudence du Macédonien. Les soldats européens avaient acquis, dans leurs campagnes, un immense butin ; il ne voulut pas qu’ils en restassent chargés dans leur marche, ou qu’il pût être forcé plus tard de faire brûler ces richesses, comme le fit Alexandre, lorsqu’il s’attirait ainsi l’animadversion de ses troupes. Napoléon avait ordonné, dans les villes où passait son armée, l’organisation de grands dépôts militaires ; les soldats y venaient apporter leurs richesses, et des administrateurs impériaux leur donnaient en échange des lettres de reconnaissance que chacun d’eux conservait sans en être chargé. Les choses déposées étaient, d’ailleurs, conservées religieusement, enregistrées avec soin, et devenaient la propriété des familles, en cas de mort des militaires. Sûres ainsi de la conservation de leur fortune, les troupes n’avaient plus qu’un désir : c’était de marcher en avant pour l’augmenter, et de tirer encore sur les conquêtes futures ces singulières lettres de change de la victoire.

Pendant la conquête de l’Afghanistan et à la même époque, le roi d’Espagne soumettait sans difficulté le Beloutchistan. Quoique courageux et énergiques, les habitants de ces contrées n’étaient cependant pas jaloux de leur indépendance, et ils s’accommodèrent facilement d’une conquête qui, sans blesser leur intérêt, les plaçait sous la domination de celui que la renommée leur peignait presque comme un dieu, avant que la victoire ne le leur donnât pour maître. Ces événements se passaient en juillet 1822.

Au mois de novembre suivant, Napoléon, avec vingt-cinq mille hommes, traversa les montagnes de la Perse et se porta vers la Tartarie ; il appelait cette expédition une invasion chez les barbares. C’était de ce pays qu’au Ve siècle étaient venus les Huns, les Alains et d’autres nations barbares qui avaient envahi l’Europe, et des rêveurs politiques assuraient que dans ces mêmes pays peu connus sourdait encore une immense population, un séminaire de peuple, comme on les appelait, tout prêt à déborder sur la civilisation européenne. L’empereur avait peu foi à ces prévisions, et il avait dit : « Le seul moyen de prévenir l’invasion, c’est de la faire. » Une seule bataille importante signala cette expédition ; le 23 décembre, l’armée nombreuse mais indisciplinée des Tartares fut anéantie sous les murs de Buckara. L’empereur s’empara de cette ville, traversa le désert jusqu’aux rives de la mer d’Aral, et trois mois après il était de retour à Samarcande où il demeura quelques jours. Il trouva en ruines cette capitale de l’immense empire de Tamerlan : elle était presque inhabitée. Il en était de même de la Tartarie entière ; ce pays, épuisé par ses émigrations du Ve siècle, n’avait pu reproduire sa population d’autrefois. Quelques millions d’hommes misérables étaient épars dans ces contrées étendues ; ils furent soumis après quelques combats, et l’empereur fit de la Tartarie un gouvernement militaire dont il plaça la capitale à Buckara.

En sortant de la Tartarie, l’empereur traversa les monts Belour, soumit en passant le petit Thibet, mais sans remonter vers le grand Thibet ; il entra dans l’Indoustan, qui à cette époque était entièrement une possession française ; il suivit la ligne des monts Himalaya au midi, traversa le Bengale, et se trouvait au mois de septembre 1823 dans l’Inde, au delà du Gange. Quelques mois suffirent, c’était le temps de la marche, pour conquérir les royaumes de cette péninsule : les Birmans firent seuls une courte et vaine résistance ; les royaumes de la Cochinchine, de Siam et d’Anam, allèrent au devant de la conquête, et la presqu’île de Malaga fût occupée sans coup-férir par le maréchal Gérard.

Dans tous ces pays, l’empereur persistait dans le même système de conquête politique et religieuse ; il anéantissait la trace de l’ancienne domination en faisant enlever et transporter en Europe les rois et les familles royales entières, et partout aussi, sur la crête des pagodes et des forteresses, il plantait la croix avec son drapeau tricolore.

Au moment d’être ainsi transporté sur un vaisseau français, le roi d’Anam fit demander une audience au conquérant. « Que me voulez-vous ? » lui dit Napoléon en entrant dans la salle de l’entrevue. Le roi d’Anam, sans se servir d’un interprète, se dressa avec fierté, et lui dit en mauvais français : « Que vous me traitiez en roi. » — « Vous avez lu l’histoire, » lui répondit l’empereur avec un sourire railleur ; et lui tournant le dos, il s’adressa à ses généraux et dit : « Cet imbécille croit que j’ai fait trois mille lieues pour jouer une parodie ! » Et il sortit sans parler davantage au malheureux prince, qui fut en effet traité comme le reste des rois vaincus, traîné à bord d’un vaisseau et conduit en Europe.

Napoléon étant à Ummerapoura, des Birmans lui amenèrent deux licornes vivantes ; cet animal extrêmement rare avait même été jusque-là considéré comme fabuleux. Les naturalistes l’étudièrent avec soin ; on reconnut qu’il n’était autre qu’une espèce d’antilope de la plus haute stature, et dont les deux cornes, très-droites, se contournaient ensemble, et, soudées en spirale, se dressaient au milieu du front et ne présentaient en effet qu’une seule corne apparente. Elles furent transportées en France dont le climat parut parfaitement convenir à la vie de ces quadrupèdes. Ils produisirent sur notre sol où la race s’en multiplia rapidement. Leurs mœurs sont douces, ils sont faciles à apprivoiser, et déjà l’on a vu appliquer à l’industrie et au luxe la force de cet animal gracieux, dont les proportions élégantes et élevées se rapprochent de celles du cheval, auquel, sous quelques rapports même, il est préférable.

Si nous reportons nos regards sur cette histoire, nous voyons qu’au commencement de l’année 1824 toute l’Asie était conquise, à l’exception de la Chine et des îles du Japon. Et à cette époque, l’empire de Napoléon dépassait en étendue et en puissance les célèbres et passagers empires de Tamerlan et de Gengis-Kan.