Napoléon et la conquête du monde/II/06

H.-L. Delloye (p. 274-283).

CHAPITRE VI.

DESTRUCTION DU MAHOMÉTISME.



Le soir même de la bataille, avant que l’armée eût pris du repos, l’empereur entra avec une grande pompe triomphale dans Jérusalem ; il était à la tête des rois et des généraux de son armée, un cortège immense l’accompagnait, dans lequel se confondaient, au milieu des militaires, le peuple, les prêtres et les religieux des couvents ; la ville, soudainement illuminée, retentissait des clameurs de victoire, des chants religieux, des cris de vengeance assouvie, des sons continuels et redoublés des cloches ; des feux étaient allumés sur les montagnes environnantes. Au milieu de ces témoignages et des acclamations Napoléon s’avança vers le saint sépulcre, où le clergé du couvent le reçut en chantant un Te Deum en action de grâces. Après l’avoir entendu, il fit quelques pas dans l’église, et arrivé en face du sépulcre il fit apporter un brasier ardent, et ayant lui-même rompu et déchiré l’étendard de Mahomet, il le jeta en débris au milieu des flammes. Les prêtres, qui n’étaient pas avertis de cette solennité subite, s’y mêlèrent avec enthousiasme ; les chants des psaumes, et les parfums des encensoirs accompagnèrent cet holocauste vengeur ; et quand tout fut consumé, Napoléon se retira au milieu des mêmes acclamations, et l’armée et le peuple s’écrièrent à la vue de ce sacrifice symbolique que la religion mahométane avait cessé d’exister sur la terre.

Elle avait en effet vécu, et sa fin ne surprit pas ses fils. La tradition mahométane annonçait depuis longues années l’arrivée d’un autre messie qui la frapperait à mort. Car les musulmans, malgré leur fanatisme, ne voyaient leur religion que comme une religion viagère et qui devait finir ; ils ne pouvaient douter de sa future disparition, et cette double et inexplicable conviction de sa vérité et de sa chute ne paraît pas la marque la moins certaine de leur aveuglement, et de leur fanatisme irréfléchi. Les événements qui venaient de les écraser leur apprirent que le temps était arrivé, et pour eux la grande victoire de Jérusalem était la destruction de leur croyance et l’accomplissement des prophéties.

Le lendemain, Napoléon retourna de grand matin sur le champ de la victoire ; d’une éminence voisine, il contempla silencieusement cette montagne de trois cent mille corps des vaincus, qui semblait un seul cadavre ; il fut ému, ce spectacle parut absorber son âme dans de profondes et singulières pensées. Devant ces débris du mahométisme il gémit presque sur la destruction de cette croyance à laquelle il venait de porter le dernier coup ; il n’avait pas de haine contre elle, c’était un sacrifice fait plutôt à sa politique qu’à son opinion. On croit même que cette religion avec son fanatisme, ses couleurs orientales, son enthousiasme, son énergie et son entière soumission au chef, plaisait à son esprit. Vingt années auparavant, il avait songé à ceindre le turban et à rejeter la France qui l’exilait dans ses conquêtes ; il hésitait alors si, à défaut d’elle, il ne se ferait pas une monarchie dans l’Orient. L’histoire a fait connaître avec quelle vénération à cette époque il avait protégé les croyances musulmanes, et avec quelle égalité, qui depuis lui a été si reprochée, il mêlait en Égypte les noms du Christ et de Mahomet, lorsque son génie balançait entre l’empire et le dieu de la France, et l’empire et le dieu de l’Asie.

Mais le monde avait éprouvé de grandes révolutions depuis la première campagne d’Égypte, et le dernier regret que Napoléon laissait tomber sur la fin de cette fausse croyance fit bientôt place à de plus hautes pensées. Cependant l’étrangeté de ce sentiment méritait d’être recueillie par l’histoire.

Pour rendre plus facile l’enlèvement de cette multitude de cadavres, l’empereur permit aux soldats de les dépouiller, en les enlevant du champ de bataille, des richesses incalculables dont ils étaient comme revêtus. Peu de jours n’étaient pas écoulés que tous ces corps avaient été transportés dans une autre plaine plus au nord de Jérusalem, où ils furent ensevelis ou brûlés. Ce fut un nouveau service rendu à la ville sainte qui commençait à redouter ce voisinage funeste, car la peste n’eût pas tardé à se lever du milieu de ces montagnes de morts.

Maître ainsi de toute la Syrie, l’empereur distribua ses troupes dans les diverses villes de la province. Le roi d’Espagne remonta vers Damas, qui ouvrit ses portes. Napoléon lui-même entra enfin dans Saint-Jean-d’Acre qui ne pouvait plus fermer les siennes. Le corps d’armée sous le commandement du roi de Westphalie fut dirigé vers Alep ; et, pendant quelque temps, l’armée se reposa ainsi dans ces provinces, occupées désormais sans obstacle.

Cependant le roi d’Italie, qui était demeuré à Jérusalem avec cinquante mille hommes, reçut bientôt l’ordre d’entrer en Arabie et de marcher directement sur Médine et la Mecque.

Dans ces villes étaient encore deux foyers de mahométisme que Napoléon résolut d’éteindre sans retard. Les plus grands pouvoirs furent attribués au roi Eugène. L’approbation de tous ses actes et de ceux de son armée lui était assurée d’avance, et ce n’était rien moins que permettre la barbarie et la destruction, deux moyens nécessaires en Orient, et qui sont comme le droit public du pays.

Le roi d’Italie emmena seulement avec lui 25,000 hommes de troupes choisies de son armée ; il entra en Arabie et arriva à marches forcées devant Médine. À son approche, quelques troupes musulmanes, restées fidèles dans ce sanctuaire de leur foi, essayèrent une vaine résistance ; elles furent exterminées. L’armée française entra sur-le-champ dans la ville, drapeaux tricolores et étendards au signe de la croix déployés, et ne fit halte que devant la mosquée célèbre où sont les trois tombeaux de Mahomet, d’Omar et d’Abubeker. Le roi les fit immédiatement détruire sous ses yeux ; le marbre blanc du tombeau du prophète fut pulvérisé, et ces débris, ainsi que quelques restes informes trouvés dans les tombeaux, furent profanés et jetés dans le temple avec les ornements du culte déchirés et détruits. Après l’accomplissement de ces saintes profanations, le roi d’Italie fit fermer les portes de l’édifice, et malgré les cris des habitants, y fit mettre de toutes parts l’incendie, qui, protégé par les troupes, fut cependant cinq jours à consumer cette mosquée immense. Le roi dédaigna de conserver quelques-unes des richesses innombrables qui s’y trouvaient ; il voulut que tout fut anéanti par les flammes, et quelques insensés, qui, dans un désespoir fanatique, voulaient encore s’opposer à ce qu’ils appelaient un sacrilège, furent eux-mêmes précipités au milieu du feu, pour y périr avec leur foi, leur temple et le tombeau de leur prophète.

Le roi Eugène, après l’épuisement de l’incendie, fit déblayer par ses troupes les ruines calcinées, et fit apporter une énorme quantité de terre qu’on répandit sur la place même où avait été la mosquée. Il ordonna que ce terrain nouveau fut labouré par la charrue et que du maïs y fût semé, afin de faire disparaître les vestiges mêmes du lieu où avait été le tombeau de Mahomet.

Quand cela fut achevé, il quitta Médine et s’avança vers la Mecque. Ce berceau du prophète eut encore plus à souffrir de la conquête que sa ville funéraire. La Mecque, cette mère des villes, comme la nomment les mahométans, cette métropole de leur foi, située au milieu d’une terre ingrate et de montagnes stériles, ne vivait, pour ainsi dire, que d’une vie factice et comme religieuse. La fécondité des autres pays était apportée dans son sein par les caravanes et les pèlerinages, et renverser la superbe mosquée El Hamran, était détruire ces sources de son existence et anéantir la cité elle-même.

Cette pensée, loin d’arrêter le roi d’Italie, l’excitait encore ; la sienne était la destruction des infidèles et de leur religion. La patrie de Mahomet lui semblait une ville immonde ; car les émotions religieuses de Jérusalem avaient exalté dans son esprit un fanatisme implacable, et l’empereur le savait lorsqu’il le choisissait pour cette expédition.

Le roi Eugène fit saccager et piller le temple, il ne respecta pas même cette antique kâaba qu’on dit avoir été bâtie par Abraham. Il enleva de l’encadrement d’argent dans lequel elle était enchaînée depuis tant de siècles, la fameuse pierre noire, que Mahomet lui-même avait respectée, et que la tradition des Arabes, entre autres fables qu’elle lui rattachait, révérait comme tombée du ciel dès le temps d’Adam. Ce fut le seul trophée qu’il conserva au milieu de cette destruction, et il l’adressa au Musée impérial de Paris, où on le voit encore ; puis il fit à la fois mettre le feu et la mine à cette magnifique mosquée, qui s’écroula et disparut dans ce double incendie extérieur et souterrain.

Plus puissante et plus irritée que Médine, parce que cette destruction était pour elle un arrêt de mort, la ville de La Mecque opposa des soulèvements et une assez énergique résistance aux troupes françaises ; mais cette manifestation lui fut aussi plus fatale. L’incendie ne se borna pas au temple ; le roi d’Italie, pour la châtier, laissa les flammes s’étendre et se propager. Bientôt elles inondèrent de tous côtés cette ville qui, après avoir donné la vie à Mahomet, semblait alors rendre son dernier soupir.

Durant un mois, les flammes, qui n’éprouvaient plus d’obstacle, formèrent comme un océan de feu, dans lequel se fondait de plus en plus la grande ville ; mais cette destruction flamboyante qui satisfaisait la pieuse vengeance du roi d’Italie était plus terrible qu’utile. Privée de sa mosquée et de ses pèlerinages, ville découronnée de sa religion et de son prophète, au milieu de ce pays inculte et désert, La Mecque eût péri plus lentement peut-être, mais sans retour. Cependant cette destruction plus rapide anéantissait cette religion qui ne sut plus désormais où retrouver le lieu de la naissance et la place du tombeau de son prophète.

Ainsi fut porté le dernier coup au mahométisme, et il ne se releva plus.

Après une campagne de trois mois dans laquelle il eut à combattre quelques tribus de Wahabites qui bientôt vinrent faire leur soumission, le roi Eugène ramena ses forces en Syrie. Il apprit que l’empereur venait de quitter cette province, et il le rejoignit sur les bords de l’Euphrate. L’empereur l’accueillit lui et son armée avec de grands éloges, et les détails de cette expédition furent solennellement proclamés au milieu des troupes françaises.

Si j’ai consacré de longues pages à cette destruction de la religion de Mahomet, c’est que cet événement fut le plus considérable dans les expéditions et les conquêtes de l’empereur ; le mahométisme était la seule force qui pût lutter au monde contre la sienne : elle brisée, Napoléon était bientôt le maître de la terre.