Napoléon et la conquête du monde/I/46

H.-L. Delloye (p. 214-218).

CHAPITRE XLVI.

MURAT. — § 4.



Il y avait, en effet, dans le cœur de Napoléon une lutte immense entre sa justice souveraine et sa vieille affection pour Murat, entre la nécessité politique et vingt années de souvenirs et de fraternité de gloire. Il n’y avait pas une victoire d’Europe et d’Égypte où ce sublime soldat n’eût été aux côtés de l’empereur, lui le génie du sabre, comme Napoléon était le génie de la guerre. Ils s’étaient aimés en frères, et Napoléon l’avait comblé de son amitié, en lui donnant sa sœur, des principautés et deux royaumes. Mais une telle révolte, une semblable audace semblaient avoir vaincu ces souvenirs.

Cependant, après la prononciation de l’arrêt, le roi Murat avait été conduit par une escorte imposante au palais du Luxembourg. Il y reçut sa famille éplorée. Les heures s’écoulèrent dans des scènes déchirantes ; la reine et ses enfants poussaient des cris de désespoir, et le couvraient de larmes et d’embrassements. Mais lui, avec la vigueur de son caractère, surmonta toutes ces douleurs, reçut leurs adieux, les embrassa mille fois, et affectant une extrême fatigue et le besoin de repos, il se sépara d’eux et demeura, vers dix heures du soir, seul dans le salon qui avait été destiné à cette dernière nuit de sa captivité et de sa vie.

La fatigue avait tellement dompté ses sens, qu’il ne put résister au sommeil, et quelques instants après le départ de sa famille, il se jeta dans un fauteuil, et s’endormit profondément.

Une heure s’était à peine écoulée, lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait l’éveilla en sursaut ; il se leva rapidement de son fauteuil, et vit en face de lui, à la clarté affaiblie d’une bougie, un homme seul, vêtu d’une redingote grise, la tête couverte de ce chapeau si connu… c’était Napoléon qui se tenait en silence à quelques pas, et les bras croisés.

À cette vue, le sang de Murat tourbillonna et roula dix fois, tour à tour ardent et glacé, dans ses veines ; les sentiments les plus violents l’agitaient, mais l’inattendu de cette apparition et l’incertitude de ce qui allait se passer le tinrent comme pétrifié et sans voix.

L’empereur avait suivi toutes ces convulsions de la pensée de Murat. Il s’avança de quelques pas et lui dit avec un accent d’affection :

— « Mon frère, c’est moi qui viens à vous. »

À ce nom de frère, Murat trembla et baissa la tête. Toute l’énergie de sa haine avait tombé devant ce mot prononcé dans ce lieu ; ses jambes fléchirent, et ce que n’aurait pu faire l’aspect des plus affreux supplices, il sentit son cœur ému, et retombant dans son fauteuil, il couvrit de ses deux mains sa figure abaissée.

Cette scène avait décidé de son sort.

Napoléon, vivement ému lui-même, s’approcha, lui prit la main avec chaleur et lui répéta d’une voix attendrie : — « Mon frère ! Murat ! que veux-tu qu’il te soit fait ? que demandes-tu ?

— « La mort ! s’écria Murat avec amertume, la mort ! et une mort prompte surtout, car depuis un instant, je sens qu’elle sera infâme, moi qui l’envisageais si noble et si fière.

— « Il faut que mon frère, que l’époux de ma sœur, que le père de mes neveux vive ! » dit Napoléon.

— « Eh bien ! dit Murat avec exaltation, puisque votre majesté… »

— « Tu parles à ton frère et non pas à l’empereur, » dit Napoléon en lui serrant la main.

— « Eh bien ! Napoléon, s’écria-t-il, je vivrai, mais dans ta garde, simple grenadier, comme je l’étais il y a trente ans, afin de reconquérir avec mon sabre et mon sang ton amitié et mon pardon.

— « Tu as raison ! tu es le premier soldat du monde, lui dit l’empereur ; la politique te sied mal, Murat, tu as trop de cœur pour elle : c’est la gloire qu’il te faut. Eh bien ! tu resteras soldat entre les rois et moi, et tu seras plus qu’eux ; mon lieutenant en Europe, et, si Dieu le veut, dans le monde.

— « Oh ! » dit Murat, et fondant en larmes, il se jetait à ses genoux, mais Napoléon ne lui en laissa pas le temps ; ils s’embrassèrent étroitement, leurs larmes se confondirent. Jamais peut-être plus de joie n’avait gonflé les cœurs de ces deux hommes, et de plus douces larmes n’avaient coulé sur de plus nobles têtes.

— « Écoute, dit Napoléon, ton fils ira s’asseoir sur ce trône qui t’éloignait trop de moi, et tu joindras au titre de roi celui de lieutenant de l’empire. »

Murat ne pouvait répondre, tant son cœur était plein de reconnaissance et de bonheur.

— « Mais nous ne pouvons rester ici, ajouta l’empereur, suis-moi. »

Ils sortirent et traversèrent les rangs des gardes, qui restaient stupéfaits sur leur passage.

De retour aux Tuileries, la reine de Suède et ses enfants, l’impératrice et la famille impériale furent aussitôt appelés, et un délire de joie succéda au délire de la douleur.

Le lendemain, on proclama de tous côtés à son de trompe la magnanime décision de l’empereur ; et il n’y eut que douze hommes qui se troublèrent à cette nouvelle, les douze rois qui, pendant cette nuit de miséricorde, n’avaient pu dormir.