Napoléon III et Bismarck en Pologne

NAPOLÉON III ET BISMARCK
EN POLOGNE


I

Ils sont venus les vrais successeurs de Frédéric, les hommes de fer par lesquels la Prusse va conquérir l’Allemagne : Bismarck est la tête, le roi, Roon et Moltke, les bras. Ils constituent un tout indivisible, on ne peut les concevoir les uns sans les autres ; Guillaume n’aurait été qu’un inspecteur de troupes distingué s’il n’eût été porté à la victoire par son organisateur, son stratège et son diplomate. Sans le roi, sans Roon et Moltke, malgré son esprit, son audace et ses ressources, Bismarck ne serait qu’un nouvel Alberoni. Ce qui est grand, terrible ce n’est pas le soliste, c’est le quatuor lui-même. Windthorst le dit un jour : « M. le chancelier a derrière lui deux millions de soldats. Faire avec de telles forces de la politique étrangère n’est peut-être pas une œuvre d’art extraordinaire. » Bismarck ne le contesta pas. « Ici siège, dit-il en désignant Moltke, celui à qui nous devons, après Sa Majesté l’Empereur, l’unité de l’Empire allemand. Sans l’armée[1], l’Allemagne n’eût pas été. » Bismarck n’est donc pour nous que le nom de la raison sociale ; nous ne lui attribuons pas exclusivement les mérites et les méfaits de l’entreprise conquérante. Même lorsque nous le nommons seul, hrevitatis causa, il reste entendu que mentalement nous ne le séparons pas du roi, du ministre de la guerre, du stratège.

Du jour où ces redoutables personnages s’emparent de la scène du monde, un changement s’y opère presque aussitôt dans les sentimens et dans les idées. La diplomatie, s’élevant au-dessus des préjugés du chauvinisme, avait introduit quelque générosité dans les rapports internationaux. Elle se piquait de n’être pas un brocanteur ou un courtier, liardant et croquant, et se faisant payer le plus cher possible ; à l’occasion, elle supportait les frais de sa gloire est-elle prêtait sans intérêt ; mutuum date nihil inde sperantes. Les Prussiens, entendent la politique différemment : leur principe sera de ne jamais rien faire gratis[2] ; do ut des, donnant, donnant, selon le proverbe vulgaire ; toute politique de sentiment, soit active, soit passive, leur paraîtra une niaiserie[3] ; l’intérêt sera le seul poids normal qui doive entrer dans la balance[4].

Le changement dans les idées est encore plus considérable. Bismarck s’est toujours défendu, nous l’avons déjà rappelé, d’avoir dit en son nom et en celui de ses associés : la force prime le droit. Il a avec raison répudié cette antithèse vide renouvelée en sens inverse de la fameuse phrase de Mirabeau : « Mars est le tyran, mais le Droit est le souverain du monde. » Les philosophes devraient en prendre leur parti depuis tant de siècles qu’il en est ainsi : la force n’est pas distincte du droit, elle le crée. Aux yeux des peuples, les plus grands ont toujours été les héros de la force. Citez dans nos bourgades le nom de Platon, ils croiront que c’est quelque candidat au conseil général encore inconnu ; prononcez le nom de Napoléon, ils en ont entendu parler. Les faibles ne deviennent intéressans que lorsqu’on les a décapités ou brûlés ; alors, parfois, les peuples demandent qu’on les canonise, mais, en attendant, ils placent leurs bourreaux au Panthéon.

Cette divinisation de la force serait révoltante si elle n’exprimait que la supériorité des muscles ; la véritable force, virtus au sens antique, qu’a très bien rappelée Proudhon, est d’une essence immatérielle ; elle se compose d’intelligence, de travail, de patience, de sacrifice et aussi de devoirs : la première qualité des athlètes était la chasteté. Le triomphe sur le champ de bataille n’est pas dû uniquement au tirailleur qui vise juste, à l’artilleur qui pointe exactement, ou au cavalier qui charge furieusement, ni même au général qui a préparé l’action et exalté le moral de sa troupe ; il appartient encore au savant qui a inventé les engins perfectionnés, au poète qui a exalté les imaginations, à l’historien qui a raconté les gloires nationales, à l’artiste qui les a figurées sur la toile et dans le marbre, au philosophe qui a enseigné le mépris de la mort, à l’orateur qui a célébré le patriotisme, à l’homme d’Etat qui a préparé les alliances et l’opinion publique. Par malheur, si la force révèle et implique la supériorité de l’intelligence et du caractère, elle ne suppose pas au même degré la supériorité morale de la conscience. Non qu’elle n’ait accompli parfois des œuvres irréprochables, mais elle en a trop souvent réalisé de perverses. Pascal est admirable à entendre, lorsqu’il explique pourquoi les hommes ont néanmoins reconnu à la force l’attribut de créer le droit. « La justice sans la force est impuissante, la force dans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force. La justice est sujette à dispute ; la force est très reconnaissable et sans dispute : ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste lût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » De même, quoiqu’un trop grand nombre de décisions judiciaires soient erronées, on 1rs répute toutes vraies : res judicata pro veritate habetur. Le travail de la civilisation a consisté à réduire le plus possible l’écart entre la fiction et la réalité, à obtenir que le plus fort ne soit pas seulement réputé le plus juste, qu’il le soit en effet. Pour qu’il en fût ainsi, la France avait substitué au principe sauvage de la conquête le principe humain des nationalités. Les politiques et les soldats de Berlin vont élargir de nouveau l’écart et entre leurs mains la force cessera d’être identique à la Justice.

L’année 1863 ouvre véritablement l’ère bismarckienne : dès lors, nous retrouvons Bismarck dans tous les événemens pour les susciter, les dominer, ou en profiter. Voyons-le dans l’insurrection polonaise où il met pour la première fois sa main dans les affaires de l’Europe.


II

Pendant les années qui suivirent la répression de 1830, années de misère et de douleur, les émigrés polonais, au lieu de méditer sur l’événement cruel et d’en tirer quelque sagesse, s’enfoncèrent plus que jamais dans les chimères qui les avaient perdus. Adam Czartoryski, entraîné dans le mouvement, désavoua son passé de 1815, et devint le chef nominal des nobles, leur roi in partibus. Son ministre était un de ses neveux, le comte Ladislas Zaïnoyski, intelligent, énergique, d’infatigable activité, qui s’occupait à la fois de préparer un mouvement militaire et de constituer un gouvernement d’attente, une presse, un budget, un clergé, un ordre religieux, les Pères de la Résurrection, et surtout une diplomatie. Dans chaque centre européen, un agent polonais essaya de s’accréditer, de gagner des sympathies, de susciter un concours. Les deux centres principaux furent Paris et Rome.

Les révolutionnaires polonais ne se souciaient ni du pape ni des cours ; ils s’occupaient d’obtenir la sympathie des peuples ; ils s’alliaient aux révolutionnaires de tous les pays, Kossuth, Mazzini, Ledru-Rollin, et préparaient, dans le royaume aussi bien que dans les anciennes provinces polonaises, les élémens de la révolte future. Mierolawski, honnête homme, mais esprit violent, aussi peu militaire que possible, quoique s’intitulant général, les dirigeait. En dehors des politiques nobles et révolutionnaires, se formait dans l’émigration, sous l’action de trois poètes de génie, Mickiewicz[5], Slowacki, Brazinski et d’un illuminé, Towianski, le parti de la Transfiguration de la Pologne en Christ des nations : ses erreurs, ses légèretés, ses folies avaient été des vertus ; elle n’avait pas été seulement crucifiée comme le Christ pour ressusciter comme lui, elle était morte aussi volontairement pour racheter les péchés des autres nations, elle était morte pure de toute faute et de tout reproche. Elle devait renoncer aux conspirations, aux haines, aux vengeances, ne chercher la victoire que dans l’état de perfection que créent la souffrance et le sacrifice, défier le ciel par la foi qu’on a en lui et dans les grandes occasions témoigner de sa vie en recevant la mort sans la donner, en allant au supplice comme les premiers chrétiens, la croix en main, la confession sur les lèvres ; enfin s’en rapporter à Dieu seul pour le moment de la justice définitive sur la terre.

Pendant que les politiques s’agitaient et que les mystiques chantaient ou priaient, un homme supérieur, le marquis Alexandre Wielopolski, dans un coin de la Pologne méditait. Le travail avait été l’objet principal de sa vie, mais il ne se contenta pas de lire les historiens, les philosophes, les classiques, les livres sacrés, il regarda autour de lui. Il vit la dissolution sans cesse croissante, l’ignorance allant jusqu’à l’abrutissement dans les classes inférieures, la plus déplorable futilité dans la noblesse, le paysan, libre depuis le Code Napoléon, mais sans terre, et n’obtenant la jouissance personnelle de quelques parcelles que moyennant redevances et corvées, ce qui le rendait méfiant, aigri, avili ; aucune classe moyenne industrieuse ne reliant le noble au paysan. Une réforme sociale était donc le premier remède à apporter aux maux de la Pologne. Il fallait reconstituer les écoles, les Universités, rendre le paysan propriétaire, en substituant à la corvée une rente annuelle librement débattue et équitablement fixée, constituer une classe moyenne, par l’émancipation des juifs.

Il y en avait beaucoup en Pologne : ils étaient là, comme partout, intelligens, actifs, laborieux, étroitement unis les uns aux autres. Ils avaient conservé le vieux costume et le patois allemand, les grandes barbes, les boucles d’oreilles, les femmes mariées portant sur leurs têtes rasées des bonnets plus ou moins ornés de pierreries. Ils étaient de plus en plus maîtres et dispensateurs de l’argent, mais dans une situation légale abaissée, sans droits, au milieu du peuple dont ils dirigeaient les affaires. Ils payaient des taxes spéciales, notamment sur la viande préparée selon leurs rites. Il leur était interdit de sortir des quartiers dans lesquels on les parquait après le coucher du soleil ou pendant les offices religieux, d’acheter ni posséder des propriétés foncières, de s’établir le long de la frontière parce qu’on les supposait d’incorrigibles contrebandiers. Emanciper cette race méprisée, haïe et subie en lui donnant un état légal conforme à sa situation de fait, ce serait constituer la classe moyenne indispensable à l’équilibre social.

La nécessité de ces réformes bien entrée dans son esprit, Wielopolski vit clairement qu’elles ne pourraient s’accomplir que si la Pologne cessait d’être gouvernée et administrée de Pétersbourg, si elle retrouvait son autonomie et la Charte de 1815. Mais en même temps, il vit que cette résurrection d’une Pologne autonome, qui, de l’aveu de tout le monde, ne pourrait être opérée par une insurrection réduite à ses seules forces, ne le serait pas non plus par une intervention étrangère, qui, pour être efficace, devrait être armée. Il avait pu se convaincre, pendant une mission à Londres, que si toutes les nations étaient disposées à accorder à la Pologne des phrases, aucune ne l’était à lui expédier des soldats.

Il n’y avait rien à espérer, par conséquent, en dehors d’un octroi volontaire du Tsar, tel que celui d’Alexandre en 1815. Pour l’obtenir, il fallait ne parler ni de la Lithuanie, ni de la Podolie, etc., renoncer aux déclamations vaines, cesser d’évoquer le souvenir de 1830, donner des preuves non suspectes de loyauté, enfin ne pas exiger tout ou rien, et, en réservant l’autonomie politique comme le but final, n’y pas prétendre du premier coup, et se contenter de ce qui y acheminerait, l’autonomie administrative. Ses études générales, ses observations pratiques ramenaient comme Deak, en Hongrie, Gioberti et Manin en Italie, à comprendre que la méthode révolutionnaire est stérile et que le salut est seulement dans la méthode constitutionnelle. Toutes ces convictions se résumèrent en cette formule : « Notre passé est réduit en cendres ; il faut en construire un autre avec les matériaux du temps présent. »

Les Polonais du royaume, pas plus que les exilés, ne consentirent à demander au Tsar autre chose que de s’en aller, et ils n’écoutèrent pas Wielopolski. Ils ne s’accommodaient pas de cette sagesse prévoyante. Ils voulaient recommencer la révolution de 1830. Hors d’état d’entamer la lutte armée, ils organisèrent une manœuvre géniale nouvelle dans l’histoire des conspirations. Sachant combien les Polonais sont prenables par l’imagination et le mystère, ils instituèrent un comité directeur anonyme : des noms eussent été discutés, critiqués, on s’inclina devant l’inconnu. Le seul signe du pouvoir occulte fut un sceau, imprimé sur les actes du Comité, qui donnait le commandement à la main innomée. Ils savaient aussi que l’imagination polonaise est surtout mystique et religieuse ; que le clergé séculier, indiscipliné par suite de la vacance prolongée d’un grand nombre de sièges, les moines exaltés par des sentimens d’indépendance, tous exaspérés de l’immixtion dans leurs affaires spirituelles d’un directeur des Cultes schismatique, étaient frémissans et faciles à entraîner ; et que, les prêtres et les moines en mouvement, les femmes suivraient. Jusque-là on avait déchaîné la révolution dans les rues, ils la commencèrent dans les églises ; jusque-là on avait élevé des barricades, ils firent des processions ; on avait jeté des pavés à la tête des oppresseurs, on leur jeta des hymnes pieux.

Le vieux général Gortschacof, bon homme qui avait été d’une superbe bravoure en Crimée, perd la tête sur ce champ de bataille nouveau. Un fonctionnaire éminent, Enoch, conseilla alors de recourir au marquis Wielopolski : « C’est le seul en Pologne, dit-il, qui ait la capacité et le courage de dominer la situation. » Gortschacof n’avait jamais entendu prononcer ce nom. Il appela Wielopolski. Celui-ci, avec une franchise qui gagna le cœur du vieux général, ne cacha pas son but d’obtenir l’autonomie et le retour à la Constitution de ! 8U> ; toutefois, il reconnut que dans l’état du pays, il était difficile de sauter de plain-pied 1815 ; cette solution et il consentit à restreindre provisoirement ses exigences à un certain nombre de réformes urgentes qui, sans restituer l’autonomie, y conduisaient et la supposaient admise en principe. Ce qu’il obtint ainsi n’était pas assurément tout ce qu’il désirait. Néanmoins ces conquêtes accomplissaient une révolution inespérée ; elles contenaient beaucoup et si on ne les retirait pas, il serait impossible de n’en pas laisser sortir ce qu’on retenait encore. Sûr de sa volonté, Wielopolski crut que son heure était venue et il accepta le ministère (27 mars 1862).

Il avait alors soixante ans. Grand, gros, portant des lunettes d’or, d’une démarche lente et pesante, sa personne n’annonçait pas la distinction supérieure de son esprit. Dans le cercle intime de la famille et de l’amitié, il s’abandonnait sans contrainte aux expansions d’un cœur chaud et d’une rare bonté ; il charmait pur l’entrain d’une causerie passionnée et nourrie. En public, son aspect devenait dur, renfermé, hérissé : plus aucune trace de bienveillance sur son visage hautain ; on n’y lisait que la force, la volonté, l’instinct dominateur. Il gardait habituellement le silence, ne discutant pas, n’exprimant son opinion qu’en paroles brèves et incisives ; ce qu’il ne disait pas le rendait plus imposant encore et même plus effrayant que ce qu’il disait. On l’accusait d’orgueil, reproche banal contre quiconque se sentant maître d’une pensée propre longuement mûrie, ne l’incline pas devant la contradiction du premier venant. Il passait plus justement pour être dédaigneux : habitué à juger les hommes et les choses tels qu’ils sont, il ne tenait nul compte du vulgaire sensible au fracas des phrases vides ; il ne se laissait pas plus pousser par les applaudissemens que retenir par les injures, et il avait le tort de trop le signifier par son maintien. Il y a dans une certaine affabilité polie plus de dédain que dans la hauteur, et le suprême du mépris est de juger les gens indignes même qu’on le leur témoigne. Du reste, eût-il été autre, tout sucre et tout miel, comme se montrait le général Gortschacof, il n’eût pas désarmé l’hostilité implacable de partis décidés à ne se contenter que de ce qu’il était impossible de leur accorder.

Une fois encore, il dépendit de la Pologne de s’assurer une destinée meilleure. Elle s’y refusa avec une étourderie affligeante ; aux réformes elle répondit par un redoublement de chants séditieux, par un deuil national, par des attentats. Plus Wielopolski apportait, plus la haine contre lui augmentait. Blancs et rouges, émigrés et résidons le couvrirent de calomnies : ses réformes n’étaient qu’une comédie ; si la Russie désirait se réconcilier avec la Pologne elle n’avait qu’à renvoyer le traître et à s’en aller avec lui, après quoi on lui donnerait quittance. L’insurrection se préparait presque ouvertement ; la date seule en était indéterminée. Wielopolski crut la déjouer en ordonnant un recrutement militaire selon la loi russe de 1815 : il en hâta l’explosion. Il réussit du moins en ceci, que celle insurrection mal préparée, sans armes, le premier mouvement de surprise dominé, fut facilement battue et réduite.

Si la Pologne et la Russie eussent été laissées tête à tête, Wielopolski aurait pu conduire à bonne lin son œuvre d’autonomie traversée par la révolte de la rue. Le langage et l’attitude du Tsar ne permettaient pas de douter de cette heureuse solution. Après une parade d’un régiment des gardes du corps Alexandre réunit les officiers, leur apprit le soulèvement et dit : « Je ne rends pas la nation polonaise responsable de ces événemens dans lesquels je vois l’action du parti révolutionnaire qui s’efforce de détruire partout l’ordre légal. » Gorstchacof disait : « Il est heureux que cet abcès soit mûr ; maintenant on pourra le percer et ensuite appliquer le régime deux et conciliant. » — « Lorsque le gouvernement, écrivait-il dans le Journal officiel, n’aura en présence que la population paisible des villes et des campagnes qui vit d’ordre et de travail, il ne demandera pas mieux que d’en revenir à l’ordre légal qu’il a lui-même inauguré. »

Ainsi la révolution toute seule n’aurait pas réussi à anéantir la Pologne une dernière fois : la diplomatie s’en chargea.


III

L’émigration avait travaillé à préparer l’intervention étrangère avec non moins d’activité que le Comité occulte à organiser l’insurrection. A l’aide d’agences, dont le siège principal était à Cracovie, elle répandit les fausses nouvelles, les calomnies altérant les faits les plus évidens, ne tenant aucun compte des rectifications reçues, et elle enveloppa l’Europe d’un épais nuage de mensonges. Ainsi elle raconta que, depuis sept ans, on fouettait les religieuses de Minsk afin de les contraindre à abandonner leur foi. Or, il n’y avait pas de couvent à Minsk. Elle contenait autant de fractions que de partis français à entraîner : Mierolawski agissait sur les révolutionnaires, Ladislas Czartoryski sur la Cour, Zamoyski sur le faubourg Saint-Germain, Branicki sur le prince Napoléon. Sous cette action incessante, opérant partout à la fois, se forma une espèce d’unanimité en faveur de la révolte. Les conservateurs la défendirent parce qu’elle était conduite par des nobles, les catholiques parce que des prêtres la favorisaient, les révolutionnaires pour la joie de faire du désordre quelque part ; Montalembert parlait avec la même exaltation que Garibaldi et Kossuth ; on entendait les mêmes vœux dans les salons et dans les cabarets, dans les sacristies et dans les sociétés secrètes. Ceux qui avaient maudit le mouvement italien parce qu’il était anticatholique s’unissaient à ceux qui exaltaient la révolte polonaise quoiqu’elle fût catholique : Dupanloup et Quinet se disputaient aigrement le droit exclusif d’être Polonais. Tous dénonçaient la tentative loyale de Wielopolski comme une machination traîtresse contre laquelle devaient se soulever les cœurs généreux.

A la Cour, même unanimité : le prince Napoléon et l’Impératrice se souriaient et se soutenaient ; Walewski avait pour le Comité occulte les bons vouloirs qu’il avait refusés à Cavour ; les belles dames montraient autant d’exaltation pour les assassins des dusses que pour les soldats qui allaient étouffer la liberté mexicaine ; les Czartoryski avaient leurs grandes entrées aux Affaires étrangères comme Branicki au Palais-Royal ; le peu sentimental Girardin lui-même adressait une lettre pathétique au Tsar le conjurant d’abandonner la Pologne. Seuls, la princesse Mathilde, Morny, Fould, Persigny combattaient l’entraînement universel. Personne n’éprouvait des sympathies plus ardentes que l’Empereur. Il disait à un de ses vieux amis suisses, l’ancien avoyer Tavel, de qui je le tiens : « J’ai changé ma manière de voir sur bien des points, mais, ajouta-t-il en élevant la voix, ce qui ne lui était pas habituel, je pense sur la Pologne comme en 1831. » Quoique son oncle n’eût pas voulu rétablir la Pologne[6], et qu’il se fût même défendu d’en être le don Quichotte, il considérait que la résurrection du malheureux pays était une tradition de sa race. Maître d’écouter son sentiment intime, il n’eût pas résisté un instant à la pression que l’emportement public, l’Impératrice, le prince Napoléon, Walewski, Czartoryski exerçaient sur lui. Mais il était gentilhomme, et il se considérait comme lié par les services reçus du Tsar, par ses propres assurances de loyale et fidèle amitié.

Il découragea les espérances que les révolutionnaires de Pologne plaçaient en son intervention, par un désaveu formel inséré au Journal officiel (23 avril 1861). Il fit plus : il écrivit une lettre confidentielle au Tsar, lui exprimant ses regrets pour tout ce qui se passait à Varsovie, et le priant de ne pas croire aux perfides insinuations : l’alliance était trop préjudiciable à d’autres, pour qu’ils ne travaillassent pas à l’ébranler. Le Tsar manda Montebello (9 mai 1861). « J’ai lu la lettre de l’empereur Napoléon ; elle a produit sur mon esprit la meilleure impression, et j’y répondrai avec la franchise que mes sentimens à son égard me font regarder comme un devoir. J’ai été particulièrement sensible à la justice qu’il me rend, en me disant que depuis cinq années, j’ai été son allié le plus fidèle et le plus sincère. Dites-lui que je resterai ce que j’ai été en tant que cela dépendra de moi. Je suis convaincu qu’il est dans l’intérêt permanent de nos deux empires d’être étroitement unis, et pour ne pas rester fidèle à cette pensée, il faudrait que cela me devînt impossible. Le calme extérieur est rétabli en Pologne, mais l’agitation est toujours au fond des cœurs ; ma tâche est difficile. Cependant, je ne retirerai pas ce que j’ai donné ; je ferai exécuter les institutions que j’ai concédées, loyalement et, comme je l’ai promis, en toute vérité, pourvu que la Pologne ne rende pas mes intentions impossibles à réaliser. Mais, si elle a recours à des moyens révolutionnaires, je les réprimerai avec fermeté. » Napoléon III avait d’avance répondu aux vœux de son allié. Son ministre des Affaires étrangères, Thouvenel, avait mandé le prince Czartoryski, et lui avait déclaré que « l’Empereur le verrait avec un vif déplaisir s’occuper d’intrigues que sa raison et sa politique condamnaient, attendu que l’empereur de Russie était le souverain de l’Europe dont il avait reçu le plus de marques d’amitié, et avec lequel il désirait Je plus rester dans les termes d’une étroite intimité. »

D’autre part Wielopolski le faisait prier de n’intervenir d’aucune manière dans ses affaires et de le laisser seul conduire sa difficiles entreprise. Ce fut une raison de plus pour l’Empereur de ne pas sortir de son altitude amicale envers la Russie ; il y était d’autant plus disposé qu’il attribuait alors l’organisation du mouvement polonais à ce parti de conspirateurs cosmopolites dont les menées le visaient aussi bien que le Tsar. Cette attitude avait été si loyalement gardée que le Comité occulte de Varsovie s’en plaignit dans son manifeste. L’insurrection ne décida pas l’Empereur à sortir de sa réserve. Convaincu que cette levée révolutionnaire plus que nationale ne serait qu’une échauffourée vite réprimée, rassuré sur le lendemain de la défaite par les déclarations de Gortschacof à Montebello, il se réservait d’invoquer sa neutralité amicale pour réclamer l’exécution des promesses qu’on lui avait faites, si, dans l’enivrement du succès, on était tenté1 de les oublier.

Il n’existait du reste nulle part une puissance disposée à accorder à la malheureuse Pologne plus que des paroles vides. Les Anglais ne dissimulaient pas qu’ils n’auraient rien autre à son service. Russell l’avait annoncé l’année précédente : « Jamais aucun homme d’Etat Anglais, ayant rempli les fonctions de premier ministre, n’a eu dans l’idée de prêter une assistance matérielle aux Polonais ; jamais aucun ministre n’a pensé que le devoir de ce pays fût de s’interposer autrement que par l’expression de ses opinions (26 mars 1862). » Les Autrichiens, nonobstant leur mauvais vouloir envers le cabinet russe, n’étaient pas disposés à créera leurs portes une indépendance qui leur coûterait la Galicie, et serait un préliminaire à la perte de la Vénétie. Quant à la Prusse, le mouvement insurrectionnel y rencontrait une hostilité prononcée. Les rois et hommes d’Etat prussiens tenaient comme une maxime d’Etat que la Prusse avait encore plus d’intérêt que la Russie à ne pas souffrir l’existence d’une Pologne indépendante. Le célèbre Clausewitz en donne les motifs dans un mémoire resté classique : « Une Pologne indépendante supposait l’abandon par la Prusse du duché de Posen ; après quoi on ne tarderait pas à revendiquer la Prusse occidentale et Dantzig. Séparée des autres provinces de la monarchie, habitée en grande partie par une population que sa langue rattache au polonais et au lithuanien, enfin autrefois vassale de la Pologne, la vieille Prusse deviendrait d’une possession incertaine et chanceuse. Toute guerre avec la France aurait pour corollaire une guerre avec la Pologne. Quand même cette Pologne serait faible et menacée par la Russie, elle serait encore en état de gêner la liberté de nos mouvemens ; la Prusse, obligée de transporter sa ligne de défense derrière l’Oder, à une distance de douze lieues de sa capitale, se trouverait dans la position d’un guerrier mutilé qui, de son bras droit, aurait à faire une incursion en France et, de son bras gauche, à tenir son bouclier tout près de sa tête. » En conséquence, dès que le roi et Bismarck virent la Pologne russe en feu, ils garnirent leur frontière de troupes, soumirent Posen à l’état de siège et proposèrent au Tsar de conclure une convention militaire en vue de la protection réciproque des deux États.

Le Tsar fut touché de cette sollicitude et y vit un témoignage d’affection ; Gortschakof en fut choqué, blessé : il se demanda si la Prusse allait prendre le rôle que Nicolas avait joué jadis en Hongrie et si la Russie en était réduite à être ainsi protégée. Il eût volontiers refusé, mais le Tsar lui ordonna d’accepter et il dut obéir. Et, le 8 février 1863, fut signée une convention par laquelle il était dit qu’à la requête du commandant russe ou prussien, les chefs de troupes auraient le pouvoir de se prêter une aide réciproque en cas de nécessité et de franchir la frontière pour la poursuite des rebelles. Par un article secret, on s’engageait à s’instruire réciproquement des menées des insurgés. La convention n’était exécutoire qu’aussi longtemps que les parties le jugeraient nécessaire. Elle était conçue en des termes si vagues que, pour mieux en préciser la portée, il fut convenu que des instructions délibérées en commun par les deux gouvernemens seraient envoyées aux chefs de corps échelonnés sur la frontière.

Cette convention était l’application du droit naturel de police que tout État exerce entre voisins contre les perturbateurs. Mais Napoléon III, qui supportait impatiemment de rester inerte, vit dans ce pacte aussi légitime qu’inoffensif une occasion d’agir d’autant plus tentante qu’il ne s’adresserait pas à la Russie, son alliée, mais à la Prusse avec laquelle il n’en était qu’aux complimens de la coquetterie diplomatique. Il exprima d’abord son déplaisir à Goltz en termes attristés mais affectueux : « Si l’Autriche avait commis une faute pareille, cela lui eût été égal ; de la part de la Prusse il en éprouvait un véritable chagrin. » Drouyn de Lhuys haussa le ton, et fit coup sur coup deux démarches dont la seconde d’extrême gravité. . Il chargea Talleyrand de présenter à Bismarck des observations contre la convention « par laquelle la Prusse, non seulement acceptait la responsabilité des mesures répressives de la Russie, mais évoquait en quelque sorte la question polonaise et l’idée d’une solidarité entre les différentes populations de l’ancienne Pologne, comme pour inviter les membres séparés de cette nation à opposer leur union à celle des gouvernemens et à tenter une insurrection véritablement nationale (17 février). »

Bismarck trouva naturel que l’Empereur tînt grand compte des sympathies générales que la cause polonaise inspirait à la nation française, mais il le pria de trouver tout naturel aussi que la Prusse ne les partageât pas : la résurrection de la Pologne serait son arrêt de mort ; des trois puissances co-partageantes elle seule ne saurait à aucun prix abandonner le lot qui lui était échu. La perte de la Galicie n’entamerait pas virtuellement l’Autriche ; la Russie gagnerait plutôt à renoncer au royaume de Pologne et à mettre un terme aux embarras contre lesquels elle luth ; depuis tant d’années. Mais la perte de ses possessions polonaises équivaudrait pour la Prusse au morcellement, car des provinces importantes et qui sont le berceau de la monarchie se trouveraient ainsi séparées du centre du gouvernement. « Quant à moi, s’il fallait opter, je préférerais voir la France s’emparer de la Belgique, étendre même au-delà ses frontières, que la Prusse renoncer aux avantages territoriaux que lui a faits le partage de la Pologne. »

Talleyrand, écartant ces éventualités et revenant à la convention, dit : « Elle est inopportune, compromettante, et, pour le moins, inutile. — Inutile ! s’écria Bismarck, je n’en crois rien. L’effet moral que nous avons produit a été salutaire ; les insurgés, sachant l’accueil qui les attendait sur nos frontières, se ; sont éloignés et ont tourné leurs efforts vers la Galicie : les Russes, rassurés par notre attitude, les y ont poursuivis avec avantage ; en un mot nous avons découragé l’insurrection et encouragé la Russie dont je pouvais craindre les défaillances. — Comment pourrait-il en être ainsi ? fit Talleyrand. Je ne la crois pas plus disposée que la Prusse à abandonner la partie, et ce n’est pas la force matérielle qui lui manque pour la jouer avec avantage. — Détrompez-vous, il y a en Russie un parti libéral nombreux qui se prononce depuis longtemps pour l’abandon de la Pologne et qui voit avec regret les sacrifices d’hommes et d’argent que coûte cette possession. Le prince Orlof que vous connaissez bien en est un des plus fermes adhérens et, pour ma part, si j’étais Russe, je partagerais peut-être cette manière de voir. L’empereur Alexandre m’a dit une fois en propres termes : à J’ai cherché à gouverner la Pologne avec des Russes, je n’ai pas réussi… je vais essayer de la gouverner avec des Polonais. Si le succès ne couronne pas mon entreprise, je ne sais pas en vérité ce que je ferai du royaume. »

Bismarck tint le même langage à l’ambassadeur anglais Buchanan. « La Prusse ne pourrait jamais souffrir une Pologne indépendante à ses frontières. La répression de l’insurrection est une question de vie ou de mort. — Que feriez-vous si les Russes étaient battus ? — Nous devrions chercher à occuper nous-mêmes le royaume de Pologne pour empêcher qu’il s’y développe une puissance hostile à la nôtre. — L’Europe ne souffrira jamais cela. — Qui est l’Europe ? — Plusieurs grandes nations. — Sont-elles déjà d’accord là-dessus ? » Buchanan éluda et soutint que la France n’admettrait pas une nouvelle oppression de la Pologne. Bismarck mit fin à l’entretien en déclarant qu’il était inutile de discuter sur des éventualités futures (11 février 1863).

Le véritable sens de la Convention est celui donné par Bismarck. Drouyn de Lhuys n’était pas dans le vrai en y signalant une provocation au réveil de la nationalité polonaise, déjà suffisamment réveillée depuis deux ans ; Sybel n’y a pas été davantage en la présentant comme une profonde combinaison de Bismarck, qui, n’étant pas sûr de la France, se préparait un allié pour son futur conflit avec l’Autriche. Certainement Bismarck était capable d’un calcul d’une longue portée ; mais ce n’est pas ce qui l’a décidé en cette circonstance : il n’avait pas à s’acquérir une amitié dont il était assuré ; il n’a obéi qu’à une préoccupation de Prussien, veillant sur son bien qu’il craignait de voir menacé.


IV

On pressait les Cinq de déposer un amendement sur la Pologne. Henri Martin m’écrivait : « Je crois que ce serait un grand coup pour la cause que de proposer un amendement en faveur de la nationalité polonaise et de réclamer ainsi le rétablissement du fameux paragraphe qui réservait le droit même aux jours des plus tristes faits. Vous placerez ainsi le gouvernement entre ses connivences russes et la honte de refuser ce que Louis-Philippe lui-même acceptait. Jamais l’opposition n’a eu un si beau champ. Ces gens-là feront tout pour étouffer la discussion ; mais nous comptons sur vous autres, pauci sed validi. » Nous ne proposâmes pas un amendement à cause de l’incertitude où nous étions sur l’état véritable des choses. Il fut entendu que Jules Favre poserait une interrogation ; un député gouvernemental de Paris, îuyard-Delalain, le devança : il flétrit les procédés du gouvernement russe et supplia l’Empereur de dire : « Plus de sang, plus de proscription, plus de confiscation ; la constitution d’Alexandre. »

Jules Favre interrogea d’abord avec une modération relative : « Alors que la primitive Eglise avait une influence que lui assurait la foi des populations, c’était à elle qu’appartenait le rôle glorieux de protéger les faibles et de lutter contre les forts. L’Eglise alliée à César a perdu le privilège de ce haut patronage et c’est à la France qu’il est échu. Ce génie de la France est représenté par les organes du gouvernement. Un mot prononcé par eux peut, sinon faire cesser, au moins singulièrement adoucir cette grande infortune. N’oubliez pas ceux qui tendent vers vous leurs bras ensanglantés ; vous êtes leur espérance ; je vous en supplie, ne les trompez pas de nouveau. »

Billault ne tergiversa pas : « La France n’a perdu aucune de ses vieilles sympathies pour la Pologne, mais elle pense, et le gouvernement pense avec elle, que l’autonomie de ce royaume aurait plus à attendre des sentimens généreux et libéraux de l’empereur de Russie, que d’une tentative insurrectionnelle dont les efforts ne feront qu’appeler de nouveaux désastres sur ce malheureux pays. » — Jules Favre : « C’est la contre-partie du mot fameux « l’ordre règne à Varsovie. » L’histoire jugera les paroles du ministre et ce qu’elles ont de fâcheux. » — Billault : « Ce qu’il y a de plus fâcheux, ce sont des excitations trompeuses à des sentimens de patriotisme dont les efforts impuissans ne peuvent amener que de nouveaux malheurs. (Assentiment.) Le gouvernement de l’Empereur est trop sensé pour donner par de vaines paroles un aliment trompeur à des passions insurrectionnelles et il est trop jaloux de sa dignité, de celle de la France, pour laisser répéter pendant quinze ans, dans une Adresse, des paroles inutiles et des protestations vaines (Très bien ! Très bien ! )[7]. » Montalembert, enchérissant au dehors sur Jules Favre, déclara que « les fameuses paroles de Sebastiani furent moins douloureuses et moins inexcusables que celles de Billault. L’Empereur a une puissance que n’a jamais eue avant lui aucun gouvernement, cela lui crée des obligations aussi redoutables que sa puissance. Il ne peut pas s’abriter, comme ses prédécesseurs, dans l’inaction et dans une réserve plus ou moins sympathique. Sire, marchez hardiment, le sentiment national vous portera jusqu’aux extrémités du monde sur des ailes de flamme. Vos plus opiniâtres adversaires béniront vos armes et pleureront de joie sur vos triomphes ! » Seulement Montalembert ne veut pas qu’on croie que ces paroles d’excitation portent la guerre dans leur flanc. Il se prétend convaincu « que dans le désarroi actuel de la vieille Europe du Congrès de Vienne, et après les preuves d’irrésistible énergie et d’incontestable supériorité militaire que la France a données en Crimée et en Lombardie, l’intervention purement morale de son gouvernement produirait un effet suffisant et prodigieux[8]. »

L’Empereur marqua d’une manière significative son approbation du discours de son ministre. Il chargea l’ambassadeur russe, Budberg, d’informer Gortschacof que, quoique restant toujours étranger aux débats des Chambres, il avait fait savoir à Guyard-Delalain le déplaisir que lui causerait son interpellation. Le Tsar exprima à son tour à notre ambassadeur combien il avait été sensible à celle intervention et il loua beaucoup aussi le langage de Billault.


V

Les représentations individuelles des gouvernemens auprès du cabinet de Pétersbourg avaient été successivement rejetées. Russell, avec une audace qui eût été de l’impudence si notre crédulité n’en avait fait une habileté, proposa d’adopter contre la Russie le système de la démarche identique refusée par lui quand nous la lui avions demandée contre la Prusse.

La réponse de Drouyn de Lhuys était facile. Il n’y avait qu’à lui rétorquer ses propres argumens : Nous avons fait et nous ferons nos observations, mais une démarche collective, de quelque courtoisie qu’elle soit enveloppée, constituerait une menace que nous ne nous croyons pas autorisés à adresser à un loyal allié. — Dans tous les cas, une interrogation préalable s’imposait : « Si la Russie répond aux remontrances collectives par un refus semblable à celui que nous avons déjà l’un et l’autre reçu séparément, que ferons-nous ? Nous contenterons-nous de gémir ou agirons-nous ? Si nous nous en tenons à gémir, je n’en suis pas ; nous avons trop reproché à Louis-Philippe d’avoir su mieux parler qu’agir, nous nous sommes trop vantés d’être jaloux plus qu’aucun de l’honneur national pour nous en tenir à des manifestations de paroles sans résultats. Agirons-nous ? Où ? Comment ? Quel sera notre rôle ? Quel sera le vôtre ? »

Drouyn de Lhuys ne demande rien, ne précise rien, il accepte immédiatement avec bonheur. « Le gouvernement français n’oppose aucune objection, répond-il, à l’initiative anglaise et si les puissances y adhèrent, nous serons prêts nous-mêmes à donner notre assentiment à une démarche collective (7 mars). » Il chargea nos ambassadeurs d’instruire les cours étrangères de nos intentions (16 mars). Or, quelles étaient les dispositions connues des puissances, au commencement de mars, quand il donna ce consentement empressé à l’action combinée, sinon collective ? On savait que l’Angleterre accorderait à la. Pologne autant, de dépêches qu’on le voudrait, mais pas la moindre assistance matérielle ; que la Prusse, plutôt que de consentir à la constitution d’une Pologne indépendante, prendrait les armes en compagnie de la Russie ; que l’Autriche, quelque mauvaises que fussent ses dispositions envers sa voisine, répugnait à une démarche hostile. On savait enfin que le Tsar ne céderait pas, car il serait couvert lin mépris public si, après l’ingratitude agressive des Polonais envers ses réformes et ses amnisties, il leur accordait, quoi que ce soit sous la menace de l’Europe, après l’avoir refusé aux instances confidentielles et amicales d’un allié.

Il était donc absolument certain, d’une certitude en quelque sorte mathématique, que la démarche collective aurait un échec encore plus indubitable que les démarches individuelles et que, dès lors, on serait acculé à cette impasse de subir une humiliation pire que celle de Louis-Philippe, parce qu’on l’avait fait précéder de plus de fanfares, ou de relever le dédain des refus par la guerre, guerre dans laquelle on serait seul, certainement, contre la Russie et la Prusse et peut-être contre l’Autriche.

Etait-on prêt à accepter cette éventualité, se prêter à la démonstration collective ne présentait aucun inconvénient. N’était-on pas disposé à aller jusqu’à la guerre, consentir au pas qui y conduisait était une grave erreur. Il n’y avait qu’à se cramponner inébranlablement à la politique suivie depuis 1861 et, si fermement affirmée au Corps législatif par Billault : n’envoyer aucun encouragement diplomatique à l’insurrection, qui tomberait dès qu’elle ! serait certaine d’être abandonnée à elle-même, laisser Russel et Palmerston déclamer, s’en rapporter à l’humanité du Tsar et au bon vouloir de son ministre, d’autant plus disposés à accorder qu’on les en aurait moins sommés. Sans doute l’opinion publique bruyante eut été mécontente. MM. Havin et Guéroult eussent gémi, le prince Napoléon eût tempêté ; Montalembert, qui maintenant parlait le langage de Guéroult, d’Havin et du prince Napoléon, eût levé les bras au ciel, mais l’Empereur ne se fût pas porté, lui-même, en plein cœur, la première blessure inguérissable.

La Pologne, elle aussi, eût profité autant que nous de cette sagesse. Elle n’aurait pas obtenu ce que Dieu même n’a pas voulu lui rendre, l’indépendance de 1772 ; mais, devenue le foyer libre et heureux d’une vie nationale qu’elle aurait pu étendre, elle ne serait pas sur le lit d’esclavage où elle gît depuis tant d’années.

L’opinion publique est un mot bien élastique, et chacun la fait comme il l’entend, au gré de ses passions ou de ses caprices. Il était dans la démocratie elle-même plus d’un réfractaire à l’emballement polonais. Proudhon, avec sa vigueur de pensée et son courage habituels, reprenait contre la Pologne les accusations qui avaient rendu les philosophes du XVIIIe siècle insensibles à son démembrement. Il allait plus loin. Il se déclarait sans pitié pour cette « aristocratie orgueilleuse, pourrie dès le XIIe siècle, assassine de la plèbe dès le XIe et que le seul tort des puissances partageantes est de n’avoir pas traitée, en 1772 et en 1796, selon ses mérites, en la dépossédant de ses biens et en la mettant nue comme ver[9]. » Si, au lieu de flatter les ignorances de la foule, on les eût éclairées, si on eût expliqué que les Polonais avaient obtenu les libertés réclamées pour eux et qu’ils n’avaient pas voulu en faire usage ; si on eût démontré la haute valeur de la tentative de Wielopolski ; si on eût fait toucher du doigt combien l’insurrection actuelle était, plus encore que les précédentes, indigne de tout intérêt, folle et criminelle ; si, en même temps, on n’avait pas caché l’impossibilité de lui envoyer plus que des mots, et de traverser seuls l’Allemagne pour atteindre une Russie inaccessible ; si on eut fait entrevoir les effroyables sacrifices d’hommes et d’argent qu’eût exigés cette tentative sans espoir ; si on avait fait remarquer que cette guerre serait un si terrible inconnu, que ceux mêmes qui s’efforçaient de la rendre inévitable n’osaient prendre la responsabilité de la conseiller formellement ; si on lui eût prouvé qu’on n’avait pas le pouvoir de réaliser la délivrance dont on avait le désir, l’opinion se serait calmée, puis retournée. Et se fût-elle entêtée, on l’aurait laissée crier jusqu’à ce qu’elle eût recommencé à s’occuper d’autre chose. Les souverains viagers ou héréditaires sont institués pour résister aux entraînemens passagers des peuples, ce qui, à moins d’un héroïsme exceptionnel, n’est à espérer de personne dans une République où tous les pouvoirs relèvent de l’élection et n’ont qu’une durée limitée.

Morny, voyant ce que le vulgaire n’apercevait pas, s’épuisa à démontrer qu’à suivre le flot on allait à un commencement de suicide ; au contraire, en résistant à l’entraînement public, l’Empereur gagnerait à jamais le cœur et la reconnaissance d’Alexandre II, sur lequel les sentimens étaient tout-puissans, et assurerait à la France, avec cet appui de la Russie, la prépondérance tranquille sur l’Europe occidentale. Ses efforts furent vains. Malgré lui, on accepta la proposition de l’Angleterre d’une action collective. Marquons d’un caillou noir ce jour néfaste.


VI

Billault, qui avait si fermement maintenu la politique raisonnable, accepta de faire pressentir la transition à la politique insensée. Ce fut au Sénat, à l’occasion de pétitions en faveur de la Pologne.

Après une homélie historique gémissante et sans conclusion de Bonjean et un discours excellent de La Rochejaquelein, irrésistible de vérité et de logique, le prince Napoléon se déchaîna dans une diatribe d’insurgé polonais, ne ménageant aucune convenance, ne gardant aucune mesure. Il ne se contenta pas d’altérer les faits ou de supprimer ceux qui le gênaient, d’étaler les représailles russes en taisant les atrocités insurrectionnelles, il traîna dans la boue le généreux Wielopolski : « Oui, cet homme a été jaloux… de la gloire de qui ?… Il a été jaloux de la gloire de Hudson Lowe, ce tourmenteur d’un grand homme, et du général Haynau, ce fouetteur de femmes. Il les a dépassés tous deux, non dans le mal qu’ils ont fait, c’était impossible, mais comme tous les renégats et tous les traîtres, il a été encore plus loin que les autres. » Il n’épargne pas le Tsar quoiqu’on termes moins brutaux : « Si nous comparons la conduite des deux empereurs Nicolas et Alexandre II, je trouve sous Nicolas persécutions sauvages, mais franches ; sous Alexandre II, je vois d’excellentes intentions, beaucoup de promesses, mais des faits aussi déplorables pour ne pas dire pires. » On n’est tenu à rien envers lui pour l’assistance prêtée dans les affaires italiennes : « Quand on me rend un service et qu’en même temps on s’en rend un plus grand à soi-même, je n’en sais aucun gré. La Russie se rendait à elle-même un service plus grand qu’à nous : son but était de nous brouiller avec l’Angleterre pour que nous ne nous rencontrions pas avec cette puissance en Orient, et tout cela pour qu’elle-même fît plus facilement ses a flaires. » La Prusse n’est pas non plus épargnée pour sa convention avec la Russie : « C’est un acte de légèreté d’une imprudence inqualifiable, ou une connivence coupable ayant pour but de débarrasser les soldats russes des Polonais opprimés et de frapper sur les paysans russes mécontens de la manière dont était faite l’émancipation. » C’est à l’Autriche, pour la première et dernière fois de sa vie, qu’il adresse une parole quasi aimable : « Sa politique l’étonne, mais le satisfait jusqu’à un certain point. » Il essaie de mettre l’Empereur en contradiction avec lui-même. Il cite des fragmens de ses œuvres, rapporte qu’en 1831, il partit sur un appel des insurgés et s’arrêta aux frontières on apprenant le sac de Varsovie. « Il faut faire quelque chose. Si on dit que c’est impossible, je soutiens qu’il y a quelque chose de plus impossible encore, c’est de ne rien faire. On a dit : Pour un grand pays, parler sans agir, c’est mauvais. Nous sommes d’accord, c’est très mauvais et ce n’est pas digne. Mais il y aurait quelque chose de pire, c’est, quand on n’agit pas, de ne pas parler non plus. Mais je n’admets pas qu’on ne fasse rien. Je le répète à satiété : j’ai confiance dans le gouvernement de l’Empereur, il fera ce qu’il pourra et devra faire. Mais faire quoi ? Invoquer les traités de 1815 comme Russell ? Non, on ne doit parler de ces traités à la tribune française que pour les maudire. » Il n’ajoutait pas, ce qui résultait clairement de ses explications, que le traité de 1815, c’était la Petite Pologne, et que ce qu’il fallait reconstituer, c’était la grande Pologne de 1772. Mais la grande Pologne, comment la reconstituer sans la guerre ? Il n’ose pas plus en convenir que Montalembert auquel il venait d’adresser des complimens ; cependant il se montre moins confiant dans l’efficacité de l’intervention morale, il s’en tire par une ambiguïté : « Non, ce n’est pas la guerre, mais ce n’est pas la paix. »

Billault sur-le-champ proteste contre ce qu’il « y a de fâcheux, de nuisible à nos intérêts politiques dans les paroles imprudentes qui ont été dites. » Et il y revient le lendemain, dans un long discours. Il fit ressortir l’efficacité du concours que le Tsar nous avait prêté pendant la guerre italienne, admonesta l’orateur césarien : » Il ne faut pas, de gaieté de cœur, jeter à la face d’un grand souverain de ces paroles amères, difficiles à oublier. Il n’est pas politique de prendre des apparences révolutionnaires, une altitude menaçante et agressive faisant appel à toutes les passions, de se livrer à des emportemens qui blessent les sympathies et aliènent les concours. » — Le prince perdit patience quand le ministre dit que le pouvoir de Napoléon III était né de la lassitude éprouvée par la France des convulsions et des impuissances révolutionnaires ; il l’interrompit : « C’est pour cela que vous avez voté contre lui quand je votais pour lui. (Agitation.) — Oui, vous avez voté pour le général Cavaignac. — Billault : Oui, le fait est vrai ; mais depuis dix ans, l’ayant vu à l’œuvre, je le sers avec fidélité et honneur. (Vive approbation.) »

Billault avait admonesté comme il le devait les imprudences du prince, mais sous ses formes habiles, prudentes et intentionnellement fuyantes, son discours était peut-être plus imprudent encore. Il reconnaît qu’aujourd’hui le mouvement est national et non pas Mazzinien ou Garibaldien ; il ajoute que les « essais successifs faits par le gouvernement russe sont restés inefficaces, que cette inefficacité est dans la nature des choses et qu’elle se renouvellera tant qu’on s’en tiendra (c’est pourtant ce que demandait le gouvernement anglais) à la combinaison de 1815. Si le gouvernement donne peu à cette nationalité souffrante, elle se tiendra pour opprimée et restera profondément agitée, mécontente ; s’il lui concède beaucoup, elle usera de ce qui lui aura été donné pour reconquérir ce qui lui manquera encore. Les traités de 1815 ont placé sous le même sceptre des hommes connaissant la liberté et la voulant, et des hommes qui l’ignoraient et ne la désiraient pas encore ; ils ont mis tout un peuple dans la nécessité de s’insurger si les concessions promises étaient faibles, et, si elles étaient larges, d’en tirer parti pour s’insurger encore. » Il fallait modifier profondément cet état. Or, il n’y avait qu’une manière de le modifier : rétablir l’ancienne Pologne. C’est la solution du prince Napoléon. Comme le prince, Billault jette imprudemment la pierre aux gouvernemens précédrns, « à cette politique de beaucoup de paroles et de très peu d’action, excitante pour le malheureux peuple qu’elle ramène toujours à l’espérance, irritante pour son souverain qui ne supporte pas les représentations, et impuissante à obtenir quoi que ce soit. » Si on ne veut ni des phrases ni de la guerre, que fera-t-on ? Ici Billault découvre la combinaison qui se prépare. « On fera, dit-il, l’action collective avec les puissances. » La politique constante de l’Empereur avait été de n’agir jamais seul, de rechercher les puissances ayant des intérêts similaires à ceux de la France et de ne s’engager qu’avec elles. La seule affaire dans laquelle il fut resté seul, l’affaire du Mexique, n’avait été entamée qu’avec le concours de l’Espagne et de l’Angleterre. Il voulait plus que jamais se conformer à cette règle de conduite ; ne pas prendre le fardeau à soi tout seul. La question polonaise était européenne et c’est avec le concours de l’Europe qu’il entendait la résoudre. Mais l’action collective serait fatalement la politique de beaucoup de paroles et de peu d’actes si, en cas d’échec, l’on ne voulait pas se résoudre à une guerre isolée ; ce serait la reculade au milieu de la risée publique. Billault, sentant l’objection, reprenait l’espérance de Montalembert : « Le Tsar ne résisterait pas à la pression morale de l’Europe à laquelle se joindraient les inspirations magnanimes de son cœur. » Et il insinuait, sans le dire, que l’Angleterre serait, comme lors de la guerre de Crimée, entraînée plus loin qu’elle n’avait projeté. Etant données les dispositions du Tsar et de Gortschacof, de Palmerston et de Russell, de Bismarck et de Rechberg, sur lesquelles il n’était pas permis de se méprendre, ce programme était moins compromettant que celui du prince Napoléon, mais plus chimérique.


VII

George Sand écrivait au prince : « Vous seul êtes grand et généreux, et brave ! Vous aimez le vrai pour lui-même. Je vous estime et vous aime de plus en plus, cher noble cœur, flamme brillante au sein de ce banc de houille qu’on appelle le Sénat. Ah, c’est un monde de glace et de ténèbres ! Ils votent la mort des peuples comme la chose la plus simple et la plus sage, puisqu’ils se sentent morts eux-mêmes. » Mérimée était moins enthousiaste : « Rien de plus éloquent, de plus incisif et de plus spirituel que son discours, mais en même temps rien de moins politique et de moins princier. Il a une absence de tact incroyable dans un homme d’esprit. Le résultat a été de faire perdre aux Polonais une quarantaine de voix. » L’Empereur fut encore moins satisfait. Il fit insérer au Journal Officiel la lettre suivante : « Mon cher monsieur Billault, je viens de lire votre discours et, comme toujours, j’ai été heureux de trouver en vous un interprète si fidèle et si éloquent de ma politique. Vous avez su concilier l’expression de nos sympathies pour une cause chère à la France avec les égards dus à des souverains et à des gouvernemens étrangers. Vos paroles ont été sur tous les points conformes à ma pensée, et je repousse toute autre interprétation de mes sentimens. Croyez à ma sincère amitié (21 mars 1863). » Le même jour, Drouyn de Lhuys télégraphia à Montebello : « Dites que la pensée du gouvernement est tout entière dans les documens publics et dans les discours de M. Billault et qu’il ne faut pas la chercher ailleurs. »

Le prince se crut obligé de se plaindre de cette lettre à Billault. « Sire, personnellement j’ai été aussi maltraité que possible par Votre Majesté et publiquement et en particulier. Cette conduite doit-elle m’imposer un silence respectueux et complet ? Oui, si je ne consulte que mes goûts et mon intérêt ; non, si je crois avoir une bonne idée à vous soumettre et pouvoir servir la cause de l’Empire et des nationalités et de la liberté en Europe. L’Empereur appréciera ; si je suis blànié sans retour, vous ne me répondrez pas et je comprendrai. Si, tout en me blâmant, vous ne me réprouviez pas tout à fait, vous me ferez venir et vous m’écouterez. Vous m’avez donné une grande preuve de mépris en ne tenant aucun compte de mon silence dans la discussion de l’Adresse et en disant que le Sénat avait voté à l’unanimité malgré mon vote, qui a cependant peut-être autant de poids et de valeur que ceux de MM. Boissy, La Rochejaquelein et compagnie. Vous avez donné raison à ceux qui voulaient une discussion sur la Pologne au Sénat, contre moi qui désirais le silence, ayant confiance en vous. Vous n’avez pas voulu me recevoir après la discussion, ni me permettre de vous expliquer ce qui s’était passé. Moi, le parent, l’ami de vos temps d’exil et de malheur, je n’ai pu même me disculper en face des ennemis de la veille, serviteurs dévoués du lendemain, c’est-à-dire depuis que vous êtes le plus fort ! Enfin, une lettre publiée est venue m’infliger un blâme public et approuver M. Billault qui a été d’accord avec M. de La Rochejaquelein, qui a fait l’éloge de la Russie, qui a dit que ceux qui voteraient l’ordre du jour étaient vos ennemis. Tout cela m’a profondément blessé, mais non découragé. Que m’importe ma personne et qu’est-elle en face des grands intérêts en cause ! Malgré tout, les souvenirs de mon cousin Louis, d’Arenenberg, de Londres, dominent dans mon cœur ceux de l’Empereur, aux Tuileries, qui a peut-être des devoirs pour agir ainsi qu’il l’a fait. J’ai donc continué à étudier, à réfléchir, et j’ai fait un projet politique et militaire adapté aux circonstances actuelles qui ne sont plus celles d’il y a un mois. Ce projet vaut la peine que vous perdiez une heure à l’écouter. Je le crois puisque je l’ai fait. Reste à savoir si l’Empereur est de mon avis ou si son mécontentement contre mes paroles domine tout, Veuillez agréer, Sire, l’hommage de profond et respectueux attachement avec lequel je suis, de Votre Majesté ? , le très dévoué cousin. 26 mars 1863. »

Voici le projet qui était annexé à cette lettre :

« Toutes les apparences sont pacifiques aujourd’hui. Les négociations à la suite de la réponse de la Russie traîneront des semaines, peut-être des mois, rien ne pourra se faire cette année et encore moins l’année prochaine puisque la Pologne sera dévastée, écrasée, et la Russie beaucoup plus forte dans quelques mois. L’Empereur n’ayant pas cru devoir suivre une conduite qui devait amener la guerre seul avec la Russie, cette année il n’y a plus de question polonaise ; l’altitude et les paroles des membres du gouvernement, notamment de MM. Morny, Persigny et Billault sont formelles ; ils disent que l’Empereur s’est engagé à ne rien faire sans l’Angleterre et l’Autriche, que ces deux puissances n’iront jamais à la guerre, que la paix est donc assurée. Malgré ces certitudes, le prince Napoléon s’imagine que peut-être l’Empereur regrette cette situation d’impuissance ; il y a encore une hypothèse, c’est que l’Empereur veuille exciter la Russie à faire un acte qui forcerait la France à recourir aux arums, comme l’ultimatum autrichien envers le Piémont en 1859. Si cela est, comment obtenir ce résultat ? La Russie est prudente et ne fera rien aujourd’hui contre la Suède avant d’avoir tué la Pologne. Un acte pourrait peut-être l’irriter beaucoup et la porter à attaquer la Suède : ce serait si l’Empereur nommait son cousin, le prince Napoléon, ambassadeur en Suède aujourd’hui. Le prince accepterait avec empressement. Il aurait pour instruction de pousser la Suède à forcer la Russie à l’attaquer sans sortir, elle, des limites du droit des gens ; la Suède attaquée demandera le secours de la France qui, préparée dès aujourd’hui, lui donnera son aide. Si l’Empereur approuvait l’idée de ce projet, le prince le développerait à Sa Majesté. »

L’Empereur répondit : « Mon cher cousin, j’ai tardé à répondre à ta lettre, car il me peine d’entamer une discussion qui ne peut amener que des récriminations sur le passé. J’ai été surpris, je l’avoue, de voir combien tu rendais peu justice à ma conduite envers toi depuis douze ans et combien tu t’abusais sur la tienne. Les souvenirs de notre enfance me sont aussi chers qu’à toi, mais ils n’ont rien à faire avec les questions qui nous occupent aujourd’hui. Depuis le lendemain du jour où je fus élu Président de la République, tu n’as jamais cessé d’être, par tes paroles et par tes actions, hostile à ma politique, soit pendant la Présidence, soit au 2 décembre, soit depuis l’Empire. Comment me suis-je vengé de cette conduite ? En cherchant toutes les occasions de te mettre en avant, de te faire une position digne de ton rang et d’ouvrir une arène à tes brillantes qualités. Ton commandement en Crimée, ton mariage, ta dotation, ton ministère de l’Algérie, ton corps d’armée en Italie, ton entrée au Sénat et au Conseil d’Etat sont des preuves évidentes de mon amitié pour toi. Ai-je besoin de rappeler comment tu y as répondu ! En Orient, ton découragement t’a fait perdre le fruit d’une campagne bien commencée. Ton mariage a manqué nuire gravement à l’indépendance de ma politique eu tendant à faire croire à M. de Cavour (ce qui était complètement opposé à mon intention) que ton union avec la fille du roi de Sardaigne était une condition sine qua non de mon traité avec lui. Ta dotation ? On a droit de s’étonner que jamais tu ne reçoives et que jamais ton nom ne paraisse dans aucun acte de charité. Ton portefeuille de l’Algérie ? Tu me l’as un beau jour renvoyé à cause d’un article du Moniteur. Quant à tes discours au Sénat, ils n’ont jamais été pour mon gouvernement qu’un sérieux embarras… et tu te plains de ma conduite à ton égard ! On s’étonne bien plutôt que je tolère si longtemps dans un membre de ma famille une opposition qui alarme et jette l’hésitation parmi les partisans d’une même cause. Le Times disait naguère en parlant de toi que si un prince anglais suivait en Angleterre la même ligne de conduite que toi, il serait désavoué par l’opinion publique ; crois bien qu’en France, il en est de même, et que, sauf quelques flatteurs sans portéé, on désapprouve une attitude qui a tous les dehors de la rivalité. Ai-je cependant la prétention d’exiger que tes paroles soient l’écho fidèle de mes intentions et de mes pensées ? Non, mais ce que j’ai le droit d’exiger d’un prince de ma famille, c’est qu’en parlant devant le premier Corps de l’Etat, il cache, du moins quand cela existe, la divergence d’opinions sous la convenance des formes. Je n’admettrai jamais comme utile pour personne qu’on parle au Sénat comme dans un club, jetant l’injure à la tête de tout le monde et s’exprimant sans réserves comme si votre passé était irréprochable et comme si votre avenir ne commandait aucun ménagement. Dans ton dernier discours, tu as blessé toutes les bienséances. En citant mes écrits, tu as l’air de vouloir mettre mes actions en contradiction avec mes paroles ; en attaquant l’Empereur de Russie, même pour ses prévenances vis-à-vis de moi, tu m’as mis dans la position que si demain l’ambassadeur de Russie te faisait une impolitesse, je n’aurais aucun droit de m’en plaindre à son gouvernement ; en attaquant enfin personnellement mon ministre, tu as montré un manque de tact et une animosité qu’il est difficile d’excuser. Et après cela, tu trouves que ma lettre à Billault était un affront pour toi ! C’était bien cependant la réplique la plus douce et la plus honnête qu’on pût choisir. Maintenant que je t’ai dit ce que je pensais, il n’y a plus pour toi que deux lignes de conduite à suivre. Ou être ce que tu dois être, un soutien et un appui pour mon gouvernement, et alors je serai heureux de continuer à te donner des témoignages de mon ancienne amitié, ou bien faire cause à part en laissant un libre cours à la violence de tes opinions et, alors, il faudra que ma conduite envers toi témoigne publiquement de mon mécontentement, car il est impossible qu’on comprenne que je reçoive le soir en ami celui qui m’a attaqué le matin. C’est à toi de choisir ; je regretterais vivement que ton bon sens et ton bon cœur ne l’emportassent pas sur la fougue de ton esprit. Reçois l’assurance de ma sincère amitié (29 mars 1863). »

Le prince se défendit comme il put : « Sire, le but de la lettre de Votre Majesté est trop clair pour que je ne le comprenne pas. A quoi me servirait de répondre longuement aux nombreux reproches que Votre Majesté me fait ? Je sens que ce serait inutile et sans influence sur votre esprit ; vous dire que vous m’avez frappé comme ambassadeur en 1849 par une lettre fort dure que rien dans ma conduite ne justifiait, qu’au 2 décembre, je ne sais pas ce que vous pouvez me reprocher ; surpris par cet événement, ne sachant rien de ce qui se faisait, j’ai eu une conduite tout à fait passive ; que le reproche au sujet de mon mariage pour le traité avec M. de Cavour, je ne le comprends même pas, tellement il me semble extraordinaire ; mon beau-père, le maréchal Niel, M. Nigra sont les témoins de ma conduite dans cette affaire que l’Empereur a toujours approuvée jusqu’ici. Pour mon premier discours au Sénat sur l’Italie, vous m’avez écrit en me félicitant ; M. de Persigny, votre ministre de l’Intérieur, en a été enthousiasmé beaucoup plus encore que mes amis. Quant à mon dernier discours, il a été précédé par la parole du ministre d’Etat, qui, lui-même, m’a félicité de ce que j’avais dit. Et Dieu sait que j’ai tout fait pour éviter une discussion. C’est M. Billault qui l’a voulu, se défiant de vous-même et voulant vous engager par ses paroles. Quant aux personnalités contre le ministre, c’est vrai, j’ai eu le tort de rappeler à M. Billault qu’il avait voté pour le général Cavaignac, que si tous les Français avaient suivi son exemple, vous ne seriez pas Empereur, qu’il vous servait avec honneur et fidélité depuis que vous étiez le plus fort. Mais ces interruptions, je les ai faites le lendemain de mon discours, et elles m’ont été arrachées par le ministre qui a dit que je semblais menacer l’Empire d’une révolution, qu’une manifestation se ferait dans la rue, que voter enfin contre l’ordre du jour, c’était se montrer ennemi de l’Empereur ! Je demande pardon à Votre Majesté de cette explication que je lui aurais donnée de vive voix si je l’avais vue. Maintenant vous voulez bien terminer votre lettre, Sire, par deux alternatives très vagues, non formulées, la première est un encouragement, la seconde une menace ; je crois aller au-devant de vos désirs en m’absentant. C’est le seul parti que j’aie à prendre. Je prouve ainsi que jamais je ne serai un obstacle ni un embarras pour vous et que je sais me sacrifier au besoin. Je viens donc demander à l’Empereur son agrément pour aller en Égypte avec ma femme. Si vous voulez. Sire, me donner votre consentement, notre départ sera très prochain, heureux si, par mon éloignement, je puis ôter tout prétexte aux récriminations, reproches et préventions que je soulève. Je ne dois pas faire d’allusions à la politique que Votre Majesté a évitée si soigneusement dans sa lettre. Vous comprendrez cependant, Sire, que sans vouloir deviner les secrets de votre politique à venir dans l’affaire de Pologne, je vienne vous exprimer un seul vœu, c’est que l’Empereur pense à me donner un commandement si la guerre a lieu, car en ne le faisant pas, ce serait me prouver qu’il n’y a plus de place pour moi dans l’Empire. Veuillez agréer, Sire, l’hommage du profond et respectueux attachement avec lequel je suis, de Votre Majesté, le très dévoué cousin (31 mars 1863). »

Si l’on avait connu cette correspondance, on n’eût plus douté dans les chancelleries de la sincérité de l’Empereur lorsqu’il affirmait que l’on ne devait pas juger sa politique sur les paroles de son cousin. Le vrai moyen de couper à court à cette fausse situation eût été d’interdire au prince, en vertu du pouvoir absolu d’un souverain sur les membres de sa famille, de prononcer des discours au Sénat ou ailleurs et de se mêler d’une façon quelconque des affaires de l’Etat, si ce n’est quand il en serait requis, et en des termes prescrits. Mais notre débonnaire Marc Aurèle n’était pas d’humeur à prendre ces mesures ; il se contenta d’approuver le départ pour l’Orient.


VIII


La démarche collective n’obtint pas plus de succès que n’en avaient eu les remontrances individuelles. Gortschacof l’amusa d’abord par des persiflages, finalement la déclina par un refus sec : « Une conférence entre les trois puissances co-partageantes pour assurer la sécurité de leurs possessions respectives, celle-là, la Russie l’acceptait : une conférence des huit puissances signataires du traité de Vienne pour dicter au Tsar les règles de son gouvernement en Pologne constituerait une immixtion dans ses affaires intérieures, celle-là elle la rejetait. » Elle repoussait encore plus nettement la proposition d’un armistice : un armistice se conclut entre belligérans ; en Pologne, il n’y a que des rebelles et un gouvernement légitime qui les réprime.

Au reçu de la réponse russe, Drouyn de Lhuys reprit la proposition d’une dépêche ou note identique. Le cabinet anglais s’y refusa : « Ce serait une menace pour la Russie, qui provoquerait un second refus d’où sortirait la guerre, et nous n’en voulons à aucun prix. » On convint donc qu’on ne modifierait pas la méthode adoptée et que chacun enverrait sa note séparée. Tout différait dans les trois dépêches. Celle de Russell, discutailleuse, mais très calme, entre les lignes de laquelle on pouvait lire : Après tout, ça m’est égal. Celle de l’Autriche grinchue de ce qu’on eût pu solliciter d’une aussi honnête personne de se dégager de ses liens avec les deux autres puissances pour négocier séparément avec la Russie et la Prusse. Celle de Drouyn de Lhuys, amère, irritée, provocante, reproduisant sous une forme à peine un peu éteinte les récriminations du prince Napoléon naguère désavouées : « Le soulèvement polonais répond à ce qu’il y a de plus élevé dans le cœur des hommes : idées de pairie et de religion. Il ne saurait souscrire ni aux conditions offertes par le cabinet de Pétersbourg ni aux considérations par lesquelles il les défend. En suivant les voies où elle est entrée, la Russie s’éloigne autant d’une sage politique que des stipulations des traités. Il lui a plu de repousser les ouvertures des gouvernemens et de contester leur compétence en revendiquant l’indépendance absolue de ses résolutions et le plein exercice de sa souveraineté. Elle nous rend l’entière liberté de nos mouvemens et nous ne pouvons moins faire que d’en prendre acte (31 août 1863). »

Ce langage sentait la poudre. Si la Russie répondait sur le même ton, et elle était parfaitement en droit de le faire, la guerre devenait inévitable. Le Tsar en eut la tentation : son armée était forte de plus de 400 000 hommes, elle allait s’accroître d’une nouvelle levée de 150 000 hommes ; mais l’attitude équivoque de l’Autriche lui rendait nécessaire l’alliance prussienne. Il la demanda par une lettre autographe au roi Guillaume.

Bismarck a expliqué plus tard son refus d’adhérer à la requête du Tsar par son dessein de résoudre la question allemande avec ses propres forces, sans aucun secours étranger et de vider un différend inarrangeable avec l’Autriche entre quatre yeux. Raison du lendemain, trouvée après coup. La véritable est que, dans la tension intérieure et extérieure de la politique prussienne, ayant à dos le Parlement, la Confédération et l’Autriche, sans autre soutien qu’une armée dont la transformation non achevée n’avait pas été éprouvée, il eût été de la dernière folie de se lancer sans nécessité, comme sans intérêt direct, dans la hasardeuse entreprise d’une guerre avec la France au moment même où arrivaient de Napoléon III les assurances les plus amicales.

Goltz écrivait à Bismarck : « Je ne fais qu’un cœur et qu’une âme avec César et il n’avait jamais encore été, même au début de ma mission, aussi aimable et communicatif qu’à présent. L’Autriche nous a rendu un grand service en ce qui concerne nos relations avec la France. « Cette malheureuse question polonaise, lui aurait dit l’Empereur, ne nous a pas mis en lutte, mais elle a refroidi nos relations ; c’est notre seul point de divergence et je donnerais beaucoup pour qu’on le fît disparaître : la Prusse serait en situation d’y travailler. » « Il a maintenant, ajoutait-il, des prétentions plus modestes que jamais ; il ne veut que sortir honorablement de l’affaire. » Drouyn de Lhuys, de son côté, déclarait que le vœu le plus vif de l’Empereur serait de faire quelque chose de commun avec la Prusse. On n’attaque pas à propos de rien des gens aussi empressés.


IX

Le Tsar s’était montré reconnaissant de l’offre d’un secours qu’il n’avait pas demandé ; toujours de facile composition, il ne se fâcha pas du refus de celui qu’il avait réclamé et il se résolut à la paix. Il prescrivit à son chancelier de donner à ses réponses un tour acceptable.

La réponse de Gortschacof à la note de la France n’eut donc aucun accent agressif, et tout en étant négative elle resta polie : « Après un mûr examen, nous n’avons pas trouvé de motifs pour nous écarter des points de vue de ma dépêche du 1-13 juillet ; nous croyons aller au-devant des vœux de M. le ministre des Affaires étrangères de France en nous abstenant de prolonger une discussion qui n’atteindrait pas le but de conciliation que nous poursuivons si elle n’avait d’autre résultat que de confirmer chacun des deux gouvernemens dans ses opinions sur une question où nous regrettons vivement de ne point nous trouver d’accord avec le gouvernement des Tuileries (20 août-7 septembre 1863) ».

L’Empereur n’en ressentit pas moins comme un camouflet ce refus de continuer l’entretien, et Drouyn de Lhuys ne le cacha pas aux cabinets de Londres et de Vienne : « L’empereur Alexandre ne relève que de Dieu et de sa conscience, pour l’accomplissement de ses devoirs à l’égard des peuples soumis à sa domination, et il n’a à rendre à l’Europe aucun compte de l’exercice qu’il fait de ses droits souverains. » Tel est le déclinatoire final adressé à ceux qui, au nom des intérêts généraux, et en vertu d’un titre conventionnel écrit, s’étaient crus fondés à réclamer une participation aux règlemens des affaires de Pologne (22 septembre 1863).

L’Empereur se demanda s’il s’en tiendrait à cette sommation de Drouyn de Lhuys à laquelle ni l’Angleterre, ni l’Autriche ne répondirent, ou s’il poserait un ultimatum à la Russie, prélude de la guerre. Guéroult et Havin, soufflés et inspirés par le prince Napoléon, et Henri Martin jetaient feu et flamme, et demandaient qu’on relevât le gant. « Garder sa part du soufflet de la Russie, accepter cette honte, cette lâcheté, ce serait la France se couchant dans la boue. » Toutes les femmes étaient pour la guerre. La France, journal modéré du sénateur La Guéronnière, repoussait la perspective d’une paix humiliée. Prevost-Paradol, au Courrier du Dimanche, persiflait en des termes sardoniques qui excitaient plus que les bravades. En voyant le Constitutionnel railler plus fort qu’à l’ordinaire le gouvernement de Juillet et la politique de 1840, il s’écrie : « C’est au moment de faire retraite que le feu redouble ; les canons ne tonnent jamais plus haut qu’un instant avant de reculer. Voilà le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui. La ligue des journaux officieux est tout en flammes et le gouvernement de Juillet va passer un bien mauvais quart d’heure puisqu’on a pris enfin le parti de l’imiter. L’imiter ! s’écrie déjà la presse officieuse, y songez-vous ? Quelle différence ! En effet, la différence est grande. Sachant qu’il ne pouvait qu’écrire en faveur des Polonais, le gouvernement de Juillet a su se borner au strict nécessaire et ne les a pas enivrés par l’ardeur de ses écritures. Et surtout il s’est gardé de témoigner un superbe dédain pour ceux qui parlent sans agir. On disait : Noblesse oblige ! On pourrait dire avec la même vérité : Mépris oblige ! C’est donc en spectateur ému et non en spectateur responsable que j’assiste aux laborieux efforts de ceux que cela regarde pour prendre en face de la Russie arrogante et tranquille une situation qui ne soit ni la paix ni la guerre, afin d’échapper en même temps au péril de la guerre et à l’humiliation de la paix. »

La passion religieuse se donnait carrière sur la Pologne. Les mandemens ordonnaient des prières pour les Polonais et imploraient sur leurs armes la bénédiction divine. Dans certaines maisons religieuses, les Dominicains de Vaugirard, on distribuait en prix des statuettes de paysans polonais armés de faux. Le Pape lui-même, malgré l’encyclique de Grégoire XVI contre la rébellion de 1830, se décida à une manifestation publique. A la demande d’un grand nombre d’évêques, il venait de rétablir une procession solennelle, qui avait lieu tous les ans aux siècles derniers et dans laquelle on transportait, de Saint-Jean-de-Latran à Sainte-Marie Majeure, l’image du Sauveur qui est vénérée dans le sanctuaire de la Scala Santa. Pie IX envoya au cardinal vicaire, à ajouter au rescrit annonçant la procession, un paragraphe rédigé par lui-même, qui appelait les prières des fidèles sur la cause de la Pologne « qui fut tant d’années le rempart de la chrétienté. » « C’est une satisfaction, dit-il à notre ambassadeur, que je donne aux instances qui me sont faites ; elle sera peut-être considérée comme peu dans les idées du monde, elle est beaucoup dans les idées de l’Eglise ; les prières sont ce qu’il y a de plus puissant ; elles valent toutes les autres armes. »

Un seul journaliste, Emile de Girardin, avec une vigueur admirable, défendait les circulaires de Gortschacof et conseillait à l’Empereur la résistance à des emportemens irréfléchis. Morny, Fould, dans les conseils, soutenaient cette politique. L’Empereur n’étant plus excité par le prince Napoléon, très opportunément en disgrâce, ne tarda pas, malgré ses sympathies polonaises, à se rendre compte de l’abîme où le poussaient des folliculaires sans responsabilité.

D’ailleurs, comment faire la guerre ? Par où aborderait-on la Pologne ? par Trieste en traversant l’Autriche ? François-Joseph ne le permettrait pas. Par le Rhin ou par la mer Baltique, ou du Nord ? la Prusse croiserait la baïonnette. Et on ne connaissait pas le moyen de faire tomber de ballons une année sur un territoire inaccessible de tous côtés. Aux objections on répondait par la maxime stéréotypée du temps : Rien n’est au-dessus des forces de l’armée française ! Vive la Pologne ! A Varsovie ! Et si, là-dessus, l’Empereur fût parti en guerre, les matamores, pour se faire pardonner leurs excitations, au jour certain de la déconfiture, eussent été les premiers à provoquer sa déchéance ou à y souscrire. Il le comprit, ne posa aucun ultimatum et, comme l’Autriche, ne répondit pas.


X

Le Tsar, convaincu qu’il n’avait rien à espérer, quoi qu’il fit, de la noblesse et du clergé, trouvant inepte d’accorder à ses révoltés des libertés politiques qu’il refusait à ses sujets fidèles, se résolut à abandonner le système Wielopolski et à russifier le pays. Il en chargea Milutine, l’un des auteurs de l’Emancipation des serfs russes. Milutine, devenu le directeur des affaires polonaises, attribua au paysan la terre dont il avait l’usufruit moyennant une annuité payée au propriétaire par le trésor, après estimation préalable. La publication de ces Ukases (19 février-2 mars 1864) atterra l’insurrection, à laquelle l’Autriche avait fermé sa frontière de Galicie. Partout elle déposa les armes : on mit la main sur les membres du comité occulte et on les pendit.

Le cri suprême du comité agonisant fut en 1864, comme en 1831, une malédiction contre les puissances qui avaient tant parlé pour ne rien faire : « L’intervention de l’Occident n’a fait qu’AGGRAVER les malheurs de la Pologne, au lieu de les atténuer ; elle irritait l’ennemi sans l’intimider, et le rendait seulement d’autant plus farouche contre sa victime… Dans les commencemens, la Pologne se trouvait seulement en face du Tsar et de son année ; le peuple russe restait d’abord indifférent à la lutte : mais à la suite d’une intervention de l’étranger, qui n’a fait qu’éveiller ses susceptibilités nationales, tout en la rassurant sur les suites politiques, c’est la Moscovie tout entière qui a fini par faire cause commune avec son gouvernement ; elle applaudissait désormais à l’œuvre d’extermination et s’enthousiasmait pour les bourreaux… A l’heure qu’il est, elle élève des églises orthodoxes grecques à Vilna en l’honneur de Mourawief. »

Wielopolski, relevé de ses fonctions, s’était d’abord retiré ; avec sa famille à Berlin. Il y vit, en juillet 1864, une dernière fois l’empereur Alexandre qui lui dit : « Nous avons été vaincus, marquis, nous avons été vaincus ; » et ce fut tout. Il vint ensuite s’établir à Dresde modestement, vivant dans la solitude, dans l’étude, ne voyant personne ; on le rencontrait le matin à la messe de l’église de la cour, un gros livre de prières devant lui. Tant d’émotions contenues finirent par le terrasser lui aussi. Privé de l’usage de ses membres par une attaque d’apoplexie, presque aveugle, il ne bougeait guère de son lit que pour se transporter sur une chaise longue où il restait des heures entières gémissant, sans proférer une parole. Il conservait toutes ses facultés intellectuelles, sa prodigieuse mémoire, son jugement lucide et même une ardeur de sentiment étonnante chez un homme qui paraissait à peine encore de ce monde. Il ne parlait jamais de son passé ; un sculpteur lui ayant demandé la permission de faire son buste : « Non, répondit-il, un capitaine qui a perdu sa campagne n’a pas le droit de transmettre ses traits à la postérité. » Il s’éteignit le 30 décembre 1877.

La Pologne ne se rachètera de son erreur de 1863 que quand elle aura élevé une statue à ce grand homme sur la plus belle place de Varsovie. Il était dans le vrai en considérant l’union avec la Russie comme l’unique garantie contre la germanisation, le péril véritable de la Pologne. Les Polonais qui se déclarent inconciliables avec la Russie commettent un véritable suicide national[10]. Pendant l’insurrection un certain nombre de femmes polonaises prirent part aux combats : une des plus renommées par son héroïsme finit par épouser un Russe. Dieu veuille que la Pologne fasse de même !

Les résultats de cette campagne mal engagée, mal conduite, mal finie, ne furent pas été moins malheureux pour Napoléon III. L’Angleterre avait rompu une fois de plus l’alliance de la France avec la Russie que le but constant de sa politique, dans tous les temps, a été d’empêcher. « Le Tsar Pierre, dit Saint-Simon, avait une passion extrême de s’unir avec la France ; il désirait nous déprendre peu à peu de notre abandon à l’Angleterre et ce fut l’Angleterre qui nous rendit sourds à ses invitations jusqu’à la messéance, lesquelles durèrent encore longtemps après son départ de Paris. On a eu lieu depuis d’un long repentir des funestes charmes de l’Angleterre et du fol mépris que nous avons fait de la Russie. » Durant toute la négociation polonaise, la seule préoccupation de l’Angleterre avait été de nous séparer de la Russie : dès qu’elle y fut parvenue, elle s’arrêta court et ne s’occupa plus de la Pologne. Cela ne nous valut pas même des relations plus étroites avec elle : elle se montra plus que jamais méfiante, et l’Empereur de plus en plus mécontent des insécurités d’une telle alliance.

La Pologne s’était mise entre la Russie et nous ; d’autre part, la Vénétie rendait impossible notre rapprochement avec l’Autriche, malgré la volonté sincère de son souverain de vivre en bonne intelligence avec l’Empire français. L’Empereur en était réduit à demeurer dans l’impuissance de l’isolement ou à rechercher l’alliance de la Prusse à laquelle il n’y avait plus d’obstacle, dès qu’il était disposé à prêter la main à ses agrandissemens en Allemagne sans exiger en retour une compensation sur le Rhin. C’est en effet le parti qu’il adopta. Goltz rapportait à sa cour que Drouyn de Lhuys lui aurait dit : « L’Angleterre aura à supporter la responsabilité des complications ultérieures. Si vous avez à nous dire quelque chose à l’oreille, soyez certain que nous vous écouterons avec attention. » L’Empereur aurait même été plus explicite : « Mon dessein, aurait-il dit, serait de m’entendre avec vous sur des choses importantes. Je n’ai rien que je puisse vous demander pour moi, mais vous ne pouvez pas vous dissimuler que votre situation actuelle est intolérable ; vous avez autour de vous une foule de petits États qui vous gênent et vous paralysent à chaque pas. J’ai pour devoir de m’occuper maintenant de former mon système d’alliances et je souhaiterais beaucoup d’y voir entrer la Prusse[11]. »

La guerre de Crimée avait noué l’alliance anglaise. De la guerre d’Italie était sortie l’entente russe. L’échec polonais inaugura l’amitié prussienne. Distincte des précédentes, elle s’en rapproche pourtant par l’identité de son but : c’était pour préparer l’affranchissement de l’Italie que l’Empereur avait établi de bons rapports d’abord avec l’Angleterre, puis avec la Russie ; c’est pour l’achever qu’il mit sa main dans la main de la Prusse bismarckienne.


EMILE OLLIVIER.

  1. 10 janvier 1885.
  2. Bismarck, discours du 24 mars 1852.
  3. Id., ibid., du 15 février 1852.
  4. Mémoires, 2 juin 1857.
  5. Voir Empire libéral, t. Ier, p. 403.
  6. Napoléon au roi de Wurtemberg, 11 avril 1811.
  7. 5 février 1863.
  8. L’Insurrection polonaise, mars 1863.
  9. Quelques diplomates. tels que le baron Menard, signalèrent le péril de la politique de Drouyn de Lbuys.
  10. Anatole Leroy-Beaulieu.
  11. Rapport de Goltz, du 23 novembre 1863.