Napoléon III (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 767-805).
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NAPOLÉON III

I
CRÉATION ET PROCÉDÉS
DU GOUVERNEMENT IMPÉRIAL


I

« J’appartiens à la Révolution française et je ne veux rien avoir de commun avec une réaction d’ancien régime », n’avait cessé de répéter le prince Louis-Napoléon dans tous ses messages durant sa présidence. C’est l’affirmation renouvelée par lui au frontispice de la constitution que le peuple lui avait donné mandat de rédiger (14 janvier 1852) : « La Constitution reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789 et qui sont la base du droit public des Français. »

Chargé d’organiser un gouvernement républicain, il prend pour point de départ l’idée constante de la Révolution formulée par le vieux Carnot, celle aussi de Washington, que « la responsabilité est de droit naturel à l’égard de tous ceux qui sont chargés des affaires de l’État[1]. »

Le Président, nommé pour dix ans, est responsable ; les ministres ne sont que ses agens ; ils ne peuvent être députés. Par cela qu’il est responsable, le Président est investi des pouvoirs les plus amples ; il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, conclut les traités de paix, d’alliance, nomme à tous les emplois, édicté les règlemens et décrets nécessaires à l’exécution des lois ; la justice se rend en son nom ; il a seul l’initiative des lois, le droit de grâce ; il convoque, ajourne et dissout le Corps législatif. Tous les ans, il présente, par un message, l’état des affaires de la République. Il peut, par un acte secret et déposé aux archives du Sénat, désigner le nom du citoyen qu’il recommande, dans l’intérêt de la France, à la confiance du peuple et à ses suffrages.

Les constitutions révolutionnaires n’avaient pas établi deux Chambres participant à peu près dans la même mesure à l’exercice du pouvoir législatif : ou l’Assemblée des représentans avait été unique, ou la seconde Chambre avait reçu des attributions distinctes. Le Prince suivit ce précédent ; il ne conçut pas le Sénat comme une doublure du Corps législatif ; il le modela à peu près sur le Conseil des Anciens du Directoire et sur le Sénat de son oncle.

Le Corps législatif discute et vote les projets de loi et l’impôt. Aucune restriction ne limite son vote. Ses séances sont publiques, mais, pour éviter les amendemens introduits à l’improviste dans une discussion et qui bouleversent à l’étourdie l’économie d’une loi mûrement préparée, aucun amendement ne peut être adopté sans l’approbation du Conseil d’Etat. On coupe court aux comptes rendus fantaisistes, frauduleux ou partiaux des journaux : le compte rendu ne consistera que dans la reproduction du procès-verbal dressé à l’issue de chaque séance par le président.

Le Sénat ne soumet pas les lois à une nouvelle discussion ; il examine seulement si elles portent atteinte à la constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l’égalité des citoyens devant la loi, à l’inviolabilité de la propriété, au principe de l’inamovibilité de la magistrature ou si elles compromettent la défense du territoire. Dans ces cas, il s’oppose à leur promulgation.

Ainsi le Sénat est constitué le gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Comme gardien du pacte fondamental, il règle tout ce qui n’a pas été prévu par la constitution et ce qui est nécessaire à sa marche ; il fixe le sens des articles qui ont donné lieu à controverses ; il propose les modifications constitutionnelles. Comme gardien des libertés publiques, il annule tous les actes inconstitutionnels qui lui sont déférés par le gouvernement ou dénoncés par les pétitions des citoyens. Il jouit même du droit d’initiative refusé aux députés. Il peut, dans un rapport adressé au Président de la République, poser les bases des projets d’un grand intérêt national. Enfin, en cas de dissolution du Corps législatif, pendant les six mois accordés pour en faire élire un nouveau, il pourvoit, par des mesures d’urgence, à ce qui est nécessaire à la marche du gouvernement.

Le Sénat ne reçut pas l’attribution judiciaire de connaître des attentats ou complots contre la sûreté de l’État. Le Prince savait « que la défaveur atteint toujours les corps politiques lorsque le sanctuaire des législateurs devient un tribunal criminel ; que l’impartialité du juge est trop souvent mise en doute, qu’il perd son prestige, que l’opinion l’accuse d’être l’instrument de la passion ou de la haine. » Suivant en cela les précédens loyaux de la Révolution, il institua une Haute Cour composée de magistrats et de jurés. Les magistrats étaient des conseillers à la Cour de cassation choisis chaque année ; les jurés, pris parmi les conseillers généraux, étaient tirés au sort pour chaque affaire, en audience publique de la Cour d’appel.

Le mode de recrutement du Sénat et du Corps législatif différait autant que leurs attributions.

Le suffrage universel était maintenu pour l’élection des députés. Déjà à cette époque, on sentait les périls auxquels le suffrage universel anarchique de 1848 exposait une société, mais on n’avait pas réfléchi aux moyens d’y remédier sans toucher à l’universalité même du suffrage, impossible à détruire. L’idée à laquelle appartient l’avenir, — celle du vote par groupes professionnels ou spéciaux, — pointait à peine ; on n’avait pas encore étudié la conception si juste du vote multiple. Lamartine l’avait indiquée, mais on ne s’y était pas arrêté[2]. On croyait alors que tout le mal était dans le scrutin de liste, et qu’en rétablissant le scrutin uninominal on assagirait le suffrage universel. C’est ce que fit la constitution. Seulement, avec beaucoup de sagesse, ce n’est pas à l’arrondissement administratif qu’elle attribua un député, ce qui aurait eu le grave inconvénient de donner à de très petites agglomérations autant de droits qu’aux plus nombreuses et de créer de très choquantes inégalités dans la représentation ; la Constitution établit des circonscriptions électorales égales, de trente-cinq mille électeurs. Les députés étaient nommés pour six ans.

Il y eut deux espèces de sénateurs, les sénateurs de droit : cardinaux, maréchaux, amiraux ; et les sénateurs nommés par le Président ; les uns et les autres inamovibles et à vie, condition bien plus essentielle à la force d’un Sénat que le mode d’élection lui-même. « Ayez, disait Macdiiavel, un consiglio degli scelti, et qu’ils soient à vie stessino a vita. »

Les Présidens des deux corps étaient nommés annuellement par le chef de l’Etat.

Les fonctions des députés étaient gratuites ; celles des sénateurs l’étaient aussi en principe, sauf le droit du Président d’accorder des dotations individuelles de 30 000 francs. « Personne ne voudra accepter d’être sénateur doté ! » s’écria Montalembert lorsque Louis-Napoléon lui communiqua cette disposition. — « Vous croyez, monsieur de Montalembert ? » dit le Prince avec un imperceptible sourire, en caressant sa moustache.

Un Conseil d’Etat présidé par le Président de la République, et à son défaut par un vice-président, est chargé de préparer les projets de loi à soumettre au Corps législatif et d’en soutenir la discussion. C’est par ses orateurs que le gouvernement communiquait avec les deux corps délibérans. Les conseillers d’Etat, révocables, étaient nommés par le Président et recevaient un traitement de 25 000 francs.

De l’organisation administrative la constitution ne fixait qu’un point d’importance capitale : elle attribuait la nomination des maires au pouvoir exécutif avec faculté de les choisir en dehors du conseil municipal.

Les décrets rendus par le Président depuis le 2 décembre recevaient force de loi.

Changez quelques articles à cette constitution. Rendez au Sénat et au Corps législatif l’élection de leurs présidens ; en continuant à tenir les ministres éloignés du Parlement, autorisez-les à s’y rendre pour s’expliquer quand ils le jugeront utile ; supprimez la nomination des sénateurs parle chef de l’État ; élargissez la catégorie des sénateurs de droit ; mettez-y les anciens présidens de la république et des assemblées, les anciens ministres, les anciens ambassadeurs ou hauts fonctionnaires administratifs et judiciaires, les officiers supérieurs de terre et de mer en retraite, les députés après un certain nombre d’années de législature, etc., faites nommer les autres sénateurs, partie par le Sénat lui-même, partie par les collèges électoraux bien organisés, et vous aurez une constitution républicaine à peu près parfaite[3].


II

La constitution conçue par le Prince avait été rédigée par Rouher. Ce ministre allait la compléter par le décret réglementaire des élections et de la presse, lorsqu’une crise ministérielle lui fit tomber la plume des mains et la mit dans celles de Persigny. Le décret sur les biens d’Orléans avait été le motif déterminant de cette crise.

Les d’Orléans étaient exilés par une loi républicaine de 1848 dont Berryer avait empêché l’abrogation. Le Président, n’ayant pas à se montrer plus royaliste que le chef du parti royaliste, leur appliqua les rigueurs inventées par d’autres, et les obligea à vendre tous leurs immeubles situés en France. S’appropriant une proposition de Jules Favre à la Constituante, il prononça la nullité de la donation consentie à ses enfans par Louis-Philippe, la veille de l’acceptation de la couronne, pour éluder la dévolution de ses biens à l’État, exigée par l’ancien droit royal.

Ces décrets exaspérèrent les salons ; il y eut une pluie d’épigrammes : « C’est le premier vol de l’aigle », dit-on. Montalembert se retira indigné de la Commission consultative. La plupart des ministres, à antécédens orléanistes, opinèrent contre. La princesse Mathilde, en souvenir des bontés de Louis-Philippe, essaya par ses prières les plus suppliantes de les conjurer. La passion tenace de Persigny l’avait emporté. « On frappait à coups redoublés, disait-il, sur les ennemis d’en bas ; pourquoi ne prendrait-on pas des précautions contre ceux qui, en haut, ont été et resteront les ennemis irréconciliables ? » Le raisonnement n’était pas juste ; tout bien considéré, un gouvernement est bien plus maître des prétendans dont il tient sous la main la personne et les biens que de ceux auxquels l’exil assure la liberté des actes et des paroles.

Morny, Fould, Rouher, Magne, protestèrent par leur démission. Alors, pour la première fois, Persigny entra aux affaires, à l’Intérieur, bien qu’il eût convoité les Allaires étrangères, qu’on laissa à Turgot, Abbatucci, un ami fidèle du Prince, prit la Justice, Bineau, les Finances (22 janvier). Deux nouveaux ministères furent créés par réminiscence de l’Empire : le ministère d’Etat et le ministère de la Police.


III

Persigny inaugura son ministère par la rédaction des décrets réglementaires sur les élections et sur la presse.

Le décret électoral (2 février 1852) reproduisit les principales dispositions de la loi républicaine du 15 mars 1849, mais il en altéra inconsidérément une des meilleures. Conformément à l’usage anglais, la loi de 1840 n’admettait pas les scrutins de ballottage, qui prolongent l’agitation électorale et facilitent les coalitions subversives. L’élection se terminait au premier tour à la pluralité des voix, c’est-à-dire à la majorité relative, pourvu qu’un huitième des électeurs inscrits eût pris part au scrutin (Art. 63). Le décret exigea la majorité absolue. Si aucun des candidats ne l’a obtenue, l’élection est recommencée le deuxième dimanche qui suit la proclamation des résultats (Art. 36). On accordait ainsi aux deux minorités vaincues au premier tour le temps de se concerter pour devenir majorité au second, dans lequel, on se contentera, pour mieux faciliter la manœuvre, de la majorité relative. On autorisa également les candidatures multiples. Aucun gouvernement n’avait ainsi fabriqué contre lui-même une aussi sûre machine de destruction.

Le scrutin à majorité relative a produit l’assemblée conservatrice de 1849. Des scrutins de ballottage, rétablis en 1852, sont sortis les irréconciliables de la coalition républico-orléaniste de la fin de l’Empire. Des scrutins à majorité relative, rétablis par le gouvernement de la Défense nationale en 1871, est issue de nouveau une assemblée conservatrice. Les scrutins de ballottage, imprudemment rétablis par l’assemblée conservatrice de 1871, ont amené en 1885 une défaite des conservateurs, dont le scrutin à majorité relative eût fait une victoire.

L’inventeur des scrutins de ballottage, convaincu de son erreur, écrivait à l’Empereur, le 27 juin 1869 : « Il faudra supprimer le ballottage, qui favorise les coalitions, en s’en tenant, comme en Angleterre, à la majorité pure et simple du premier tour de scrutin. » Il condamnait également les candidatures multiples : « Il faudra interdire la présentation d’un même candidat dans plusieurs circonscriptions, ce qui ne peut profiter qu’aux ennemis de l’Etat. »

Ces hommes, qui redoutaient les agitations politiques, parurent n’avoir d’autre souci que de les prolonger : ils maintinrent les scrutins de deux jours. On dit, pour expliquer ce qui autrement eût paru une inconcevable impéritie, que c’était pour se donner la facilité d’altérer les bulletins pendant la nuit !

On ne se préoccupa point de tous ces inconvéniens ; on ne les aperçut même pas, tant on était convaincu d’avoir trouvé la panacée infaillible dans le système des candidatures officielles. Les gouvernemens parlementaires avaient plus ou moins ouvertement appuyé les candidats dévoués à leur politique ; le nouveau gouvernement résolut de faire de la désignation des candidats un acte de l’autorité publique. Auguste envoyait aux tribus l’ordre de nommer tel ou tel ; on ferait de même. Une affiche blanche notifierait aux électeurs le choix de l’Etat ; ceux qui résisteraient seraient traités en rebelles.

Le décret sur la presse (17 février 1852) ne se bornait pas à soumettre les écrits périodiques au timbre et au cautionnement, à déférer leurs délits aux tribunaux correctionnels, ce qui avait été fait maintes fois antérieurement, il instituait un système nouveau de discipline discrétionnaire. Un journal ne pouvait être publié sans autorisation préalable ; il pouvait être supprimé par un décret spécial du Président et suspendu par décision ministérielle pendant deux mois, après deux avertissemens motivés.

Le policier Maupas se pâme d’admiration devant ce décret : « Napoléon III n’aurait jamais dû en sortir, dit-il, sauf à en modérer les rigueurs et à en élargir les tolérances ! » Tel n’était pas l’avis de l’inventeur même du système : « En proposant, en 1852, le régime des avertissemens, j’étais loin de songer à supprimer le droit de discussion, j’étais loin surtout de proposer ce régime comme une institution durable. C’est qu’en effet, si je connais les dangers de la licence de la presse, je connais aussi les périls du pouvoir arbitraire sur elle, si ce pouvoir venait à tomber dans des mains vulgaires. »


IV

La constitution était dans ses principes essentiels une constitution républicaine excellente et qui pouvait être maintenue. Les décrets organiques avaient, au contraire, le caractère exceptionnel de la dictature ; ils étaient destinés à ne pas survivre aux circonstances qui les avaient justifiés. « Après une révolution, le seul moyen de sauver la liberté est de la restreindre[4]. » Béranger, toujours judicieux, exprimait cette idée dans une conversation humoristique avec son ami Lamartine : « Croyez-moi, si jamais vous ressuscitez sur cette pauvre terre et que la Providence vous rende un rôle semblable à celui qu’elle vous a donné en 1848, demandez pour vous ou pour tout autre une dictature de dix ans ou à vie, pour donner à la liberté le temps de devenir une habitude, refréner les factions et modérer les sectes qui perdent la liberté. » Mais la dictature, d’une durée plus ou moins longue, est une crise de la liberté, non son abolition. « Parfois elle est nécessaire dans les pays libres ou destinés à l’être[5]. » Quelques amis du Prince, ceux qui n’avaient cessé de le pousser au coup d’État, pensaient, le coup accompli, qu’une dictature serait insuffisante et l’excitaient à se faire de plain saut César. Depuis 1815, disaient-ils, tous les gouvernemens sont tombés. Comment expliquer cette succession non interrompue de chutes ? Les fautes ? Les malheurs ? D’autres nations ont eu des chefs inhabiles et malheureux sans être bouleversées par les révolutions. La véritable cause de nos subversions périodiques est qu’on ne nous a pas ramenés au césarisme, la forme naturelle d’une démocratie ingouvernable.

Le Prince ne pensa pas ainsi. Il ne voulut pas confondre la nation, forte, saine, économe, laborieuse, pleine de sève littéraire et artistique, avec quelques milliers de déclassés en quête de places, quelques centaines d’ambitieux ou de faméliques à la poursuite du pouvoir, de l’importance, de la fortune. Il ne crut pas ce peuple une proie déjà prête pour le despotisme et dont la seule ambition dût être de fournir à l’Europe des cuisiniers, des histrions, des courtisanes. Il comprit que si l’on profitait d’un épuisement momentané pour lui mettre aux mains les menottes, il les ferait voler en éclats aussitôt que le sang se serait refait dans ses veines. Il constitua beaucoup d’autorité dans son gouvernement, il n’y mit pas du despotisme.

Dès qu’il existe des députés élus, n’importe comment, même à prix d’argent comme en Angleterre, même délibérant à huis clos, dans une cave, comme cela fut longtemps aussi en Angleterre, dès que ces députés ont le plein pouvoir de refuser les subsides sans lesquels aucune guerre, aucune dépense quelconque ne peut être entreprise, dès que la véritable liberté, — la liberté sociale, civile, individuelle, — n’est pas atteinte, la nation n’est pas en servitude, elle est maîtresse de ses destinées, il n’y a pas de despotisme. République autoritaire (puisque le barbarisme est consacré), tel est le véritable nom du gouvernement institué par le prince Louis-Napoléon après le coup d’Etat.


V

Enfin, la session des deux Chambres s’ouvrit le 29 mars. Les élections avaient été fort calmes ; presque partout, les candidats officiels l’avaient emporté sans lutte. Néanmoins, même à ce premier moment, commença la résistance aux candidatures officielles. Dans un certain nombre de grandes villes et dans toutes les circonscriptions de Paris, les opposans obtinrent des minorités importantes ; à Lyon, Hénon, à Paris, Cavaignac et Carnot furent élus. Quoique le mot d’ordre envoyé par le comte de Chambord eût été de s’abstenir, quelques légitimistes, Audren de Kerdrel, Durfort de Civrac, Bouhier de Lescluse battirent, dans l’Ouest, les candidats officiels. Parmi ces derniers, on comptait des indépendans qui ne tarderaient guère à donner de l’embarras : Montalembert, Flavigny, Ancel, Chasseloup-Laubat, etc.

Le Président ne se rendit pas à la Chambre, selon l’usage parlementaire ; il convoqua les députés et les sénateurs chez lui, dans la salle des maréchaux. Il dit : « Depuis trop longtemps, la société ressemblait à une pyramide qu’on aurait retournée et voulu faire reposer sur son sommet ; je l’ai replacée sur sa base. » Il analyse sa constitution, la rattachant à celle de son oncle, quoiqu’en réalité elle se rapprochât beaucoup plus du système des États-Unis que de celui de l’an VIII. Il expliqua ses intentions d’avenir :

« Résolu aujourd’hui, comme avant, de faire tout pour la France, rien pour moi, je n’accepterais de modifications à l’état présent des choses que si j’y étais contraint par une nécessité évidente. D’où peut-elle naître ? Uniquement de la conduite des partis. S’ils se résignent, rien ne sera changé. Mais si, par leurs sourdes menées, ils cherchaient à saper les bases de mon gouvernement ; si, dans leur aveuglement, ils niaient la légitimité du résultat de l’élection populaire ; si, enfin, ils venaient sans cesse, par leurs attaques, mettre en question l’avenir du pays, alors, mais seulement alors, il pourrait être raisonnable de demander au peuple, au nom du repos de la France, un nouveau titre qui fixât irrévocablement sur ma tête le pouvoir dont il m’a revêtu. Mais ne nous préoccupons pas d’avance de difficultés qui n’ont sans doute rien de probable. Conservons la République, elle ne menace personne, elle peut rassurer tout le monde. Sous sa bannière, je veux inaugurer de nouveau une ère d’oubli et de conciliation, et j’appelle, sans distinction, tous ceux qui veulent franchement concourir avec moi au bien public. »

La promesse : Conservons la République, n’attendrit pas les quelques républicains élus ; ils refusèrent avec insulte le serment constitutionnel. « Nous n’admettons pas que nos électeurs aient voulu nous envoyer dans un Corps législatif dont les pouvoirs ne s’étendent pas jusqu’à réparer les violations du droit ; nous repoussons la doctrine immorale des réticences, des arrière-pensées ; nous refusons le serment exigé à l’entrée du Corps législatif. » Il est vrai qu’au moment où le Prince disait : Conservons la République, le renversement de cette république était prémédité dans ses conseils et dans son entourage.


VI

Monarchie ou république, dit-on. C’est mal poser la question. Monarchie, au sens propre du mot, signifie gouvernement d’un seul, rien de plus. Il y a bien des monarchies. Il y a la monarchie viagère comme celle du Pape, ou du doge de Venise, ou du gonfalonier perpétuel de Florence, ou du stathoudérat hollandais ; il y a la monarchie héréditaire. Cette hérédité elle-même est soumise à diverses modalités. A Constantinople, elle est au profit du parent le plus âgé et non du fils ; en Angleterre, les filles en bénéficient ; elles n’y sont pas admises en France. Dans les premiers temps de notre monarchie, l’élection et l’hérédité se combinaient : le roi était choisi par les notables dans la famille royale, En Russie, un ukase de Pierre le Grand attribuait au tsar régnant le choix de son successeur.

Les formes de la république elles-mêmes sont bien multiples. Qu’y a-t-il de commun, si ce n’est le nom, entre la république plébiscitaire de la Suisse, dans laquelle toutes les lois fondamentales sont soumises à la sanction du peuple, et la république démocratique des États-Unis, conduite par un président responsable, sans faste royal, mais investi d’un pouvoir considérable ; ou la république semi-monarchique de 1875, ayant à sa tête un chef sans pouvoir réel, mais se mouvant selon le protocole royal, escorté par des cuirassiers, reçu dans les villes par une armée et des coups de canon ?

Ce n’est pas tout. Certains peuples ne se sont pas laissé enserrer dans les deux termes du dilemme, ils les ont brisés et ont dit : Ni république, ni monarchie, mais un mélange, un gouvernement mixte. Les Vénitiens ont fait ainsi sous l’étiquette républicaine, et les Anglais sous l’étiquette monarchique. Le procédé anglais est surtout instructif. Partout ailleurs, les peuples n’avaient trouvé d’autre remède à l’absolutisme royal que l’abolition de la royauté. Les Anglais changèrent le roi, incorrigiblement absolu, et maintinrent la royauté sous un roi de leur choix. Mais cette nouvelle royauté devint une espèce de république. Le roi, en conservant toutes les prérogatives honorifiques et gouvernementales, perdit l’omnipotence : il fut assujetti à des ministres responsables devant le Parlement, juge et arbitre des affaires. On eut ainsi deux chefs : le roi, héréditaire et inamovible, le premier ministre, électif et temporaire ; à l’un l’éclat, à l’autre la force du pouvoir. Ainsi l’on jouit à la fois de la stabilité protectrice de la monarchie et des mobilités fécondes de la république.

Donc, dire monarchie ou république, c’est poser une interrogation complexe, à laquelle on ne peut faire qu’une réponse confuse ou ambiguë. La véritable manière de poser le problème est : Vaut-il mieux à la tête d’une nation un chef temporaire ou un chef permanent ?

Se prononce-t-on pour le chef temporaire, l’élection s’impose, sauf à débattre le meilleur mode. Préfère-t-on un chef permanent, il y a lieu de se demander s’il sera institué par l’élection ou par l’hérédité, sauf à rechercher le meilleur système d’élection ou d’hérédité, et à corriger par des institutions les turbulences de l’une ou les hasards de l’autre. Proudhon, dans ses Contradictions économiques, a tour à tour attaqué et défendu la propriété, l’association, par des argumens tellement décisifs qu’en vérité, en fermant le livre, on ne sait plus pour quoi se prononcer. Le même livre serait encore plus facile à composer pour ou contre la monarchie, pour ou contre les diverses formes pratiquées ou praticables de la monarchie et de la république. Que d’excellentes raisons en faveur de l’hérédité dans une même famille I et comme il serait facile d’appuyer l’opinion de Renan que, « sans dynastie, on ne peut constituer de cerveau permanent à une nation ; qu’un pays qui n’a pas de dynastie unanimement acceptée est toujours, dans ses actions, un peu gauche et embarrassé[6] » ; et que les armées qui n’ont pas à leur tête ces drapeaux vivans qu’on appelle des princes manquent de consistance et d’unité !

Mais que de fortes raisons en sens contraire ne peut-on pas invoquer en faveur de la république ! Et comme on pourrait démontrer qu’une de ses premières qualités est précisément celle qu’on lui refuse, la stabilité ! « Car un peuple est plus susceptible qu’un individu de persévérer pendant des siècles dans le même sentiment[7]. » Et quelles facilités de gouvernement ne donne-t-elle pas ! Aux oreilles du peuple, il y a dans ce mot une musique d’indépendance qui ne résonne pas dans le mot de monarchie : toute sujétion lui paraît une liberté dès qu’elle s’intitule républicaine ; des fautes, des abus, des scandales auxquels aucune monarchie ne résisterait, n’ébranlent pas même une république ; elle secoue ses feuilles mortes et elle continue à reverdir. La sédition éclate-t-elle dans la rue, étant anonyme, et ne craignant pas d’être accusée de carnage dynastique, elle réprime et sévit sans miséricorde.

A quoi donc se résoudre ?

A ne pas trancher sur des questions aussi douteuses ; à ne pas mettre de la foi, c’est-à-dire de l’absolu, dans ce qui est essentiellement du relatif ; à ne pas convertir en principes des arrangemens inspirés par des circonstances variables. En pareille matière, une conviction est nécessairement provisoire, car tout est affaire d’opportunité, de temps et de lieux. La solution ne peut être la même dans un pays, pacifique par nécessité physique ou morale et dans un autre, obligé à un grand état militaire pour sauvegarder son existence nationale ; dans une nation où existe une seule famille royale généralement acceptée et dans celle où plusieurs prétendans se disputent le trône ; dans une société saine et unie et dans une autre corrompue et déchirée par les factions.

Des républicains tels que les deux premiers Carnot, Lafayette, Benjamin Constant, Manin se sont arrangés de la monarchie ; des monarchistes tels que Guizot et Victor de Broglie se sont défendus d’opposer un irrévocable veto à la république. Guizot, bien qu’aimant mieux la monarchie constitutionnelle, « savait que la république peut être un bon et beau gouvernement, dont, pour son compte, il s’arrangerait très bien[8]. » Victor de Broglie a fait mieux : il a esquissé l’organisation d’une république, qui est devenue celle de 1875.

Le seul principe certain, en une matière où il n’y a point de principes, est que nul n’a le droit d’imposer ou d’interdire la monarchie ou la république.

Les monarchistes ont les premiers tenté cette tyrannie au profit des anciens Bourbons, ces créateurs en France du despotisme sous toutes les formes, en soutenant que la monarchie est de droit divin. Les républicains ont riposté en plaçant la république au-dessus du suffrage universel.

Ces propositions sont également impertinentes. L’hypothèse d’une intervention divine, spéciale, au profit d’un gouvernement humain quelconque est une impiété ; la prétention de refuser à une nation le droit de se lier à une dynastie de son choix, une extravagance.

Un peuple ne rend pas innocent tout ce qu’il fait et légitime tout ce qu’il décrète ; ses scrutins n’ont pas d’autorité contre la justice et contre le droit ; mais dans la détermination des formes politiques de son existence nationale la souveraineté de sa volonté ne se heurte à aucune prohibition de la justice et du droit, et nul parti ne saurait prétendre à le soumettre de force à un gouvernement dont il ne veut pas.


VII

Après le coup d’État, toutes considérations théoriques écartées, le parti que les circonstances conseillaient au Prince était de maintenir la république et de n’accorder au désir de la stabilité que la transformation de sa présidence décennale en présidence viagère. Et il y avait de cela plusieurs raisons importantes.

La destruction du parlementarisme était une des tâches auxquelles Louis-Napoléon se croyait prédestiné.

Ce système, si beau en théorie, l’est moins dans la pratique, et malgré les services qu’il a rendus et que, faute de mieux, il rend encore, il est sujet à de bien sérieuses critiques. On n’est ni un imbécile, ni un cynique, ni un malfaiteur parce qu’on n’a pas la superstition d’un tel régime ou même parce qu’on projette de l’abolir ; mais on est tout à fait inexpérimenté si l’on ne sait pas que la seule manière efficace de s’en débarrasser est de le rendre inutile, et qu’il ne peut être rendu inutile que par des institutions véritablement républicaines. Sous la monarchie, il est la forme nécessaire, inévitable, de cette liberté politique dont les peuples modernes ne consentent pas longtemps à rester déshérités. Avec un chef d’État responsable, tel qu’il doit être dans une république, le système parlementaire n’est qu’une superfétation anarchique ; il est au contraire une nécessité de la civilisation et du progrès sous un chef d’État irresponsable.

Le parlementarisme avait été tué par la constitution républicaine du 14 janvier 1852 : il revivrait comme un idéal et bientôt comme une nécessité dès que l’Empire aurait été restauré. Le Prince, on le savait, annonçait l’intention, s’il se faisait héréditaire, de demeurer responsable. Précaution inutile, car hérédité et responsabilité sont deux termes inconciliables, à moins d’admettre les révolutions comme une institution normale. Un empereur peut s’offrir à la responsabilité ; constitutionnellement il lui échappe, et après un temps plus ou moins long, il est acculé à cette alternative : s’il refuse de couronner son édifice par la liberté, de franchir le pas périlleux qui sépare le régime autoritaire du despotisme ; s’il tient ses promesses libérales, de glisser insensiblement du pouvoir personnel au régime parlementaire. Voilà la première raison de ne pas renverser la république. Il en était une seconde encore plus sérieuse.

Certainement, depuis que la nation avait, par plusieurs actes solennels, prononcé la déchéance de la dynastie des Bourbons, les Napoléon avaient juridiquement le droit de se porter, au nom de la souveraineté nationale, comme les véritables représentans de l’hérédité monarchique, tel que le fut Hugues Capet en présence des derniers Carlovingiens répudiés. Mais non moins certainement encore, il existait un représentant de la dynastie à laquelle la France avait dû sa formation, réclamant son droit et appuyé par un noble et vigoureux parti. Les d’Orléans étaient en train de faire amende honorable de l’usurpation de 1830. Louis-Philippe lui-même la désavouait et se refusait à préparer des Cent jours orléanistes. « Mon petit-fils, disait-il, ne peut régner au même titre et aux mêmes conditions que moi, qui ai fini par échouer. Il ne peut être que roi légitime, soit par la mort, soit par l’abdication de Mgr le duc de Bordeaux[9], » L’orléanisme irrévocablement condamné par celui qui l’avait intronisé, les orléanistes n’avaient plus qu’à devenir républicains ou à redevenir légitimistes. Dès lors, en face de l’hérédité récente des Bonaparte se dressait fière et menaçante l’hérédité séculaire des Bourbons, soutenue par des princes jeunes, intelligens, patriotes, intrépides.

N’était-ce pas le cas de se rappeler l’enseignement de l’expérience, maintes fois donné dans les fréquentes révolutions des républiques italiennes et renouvelé en Angleterre par les Stuarts, que la domination d’un prince nouveau est sans cesse en péril tant que survivent les descendans de ceux dont il occupe le trône. Il est obligé, ce qui n’est accordé à aucun mortel, d’être toujours heureux ! Au moindre revers, les dépossédés qui le guettent reviennent et le culbutent. Un seul moyen sûr s’offrait au Prince d’échapper à cette menace et de s’assurer même contre la fortune adverse, c’était de se cantonner dans la République. Hérédité pour hérédité, celle des Bourbons était de meilleur aloi. Au contraire, il n’avait pas de compétition à redouter dès qu’il s’instituerait le représentant du système républicain contre l’ancien régime.

Un des plus sages conseillers de Napoléon Ier, Cambacérès, soutenu par Joseph, avait essayé d’éloigner par cette raison le grand homme de la tentation du trône. Il n’avait pas été écouté. « Malgré sa répugnance personnelle pour le système héréditaire auquel il préférait le système impérial électif, il se fit Empereur[10]. » L’intérêt de la Révolution, selon lui, l’exigeait : la France voulait absolument un roi ; à son défaut, elle ramènerait les Bourbons, ou bien l’armée (inaugurerait le règne des prétoriens en le proclamant dans les camps. Le prince Louis-Napoléon ne pouvait être entraîné par aucune des mauvaises raisons auxquelles son oncle avait eu le tort de céder. Il n’avait à redouter ni un rappel des Bourbons par la France républicaine, ni le pronunciamiento impérialiste d’une armée assouplie au respect du fait accompli, quel qu’il soit.

Au contraire, une troisième considération, plus forte encore que les précédentes, lui déconseillait le rétablissement de l’Empire : il rendrait sinon impossible, du moins très difficile l’accomplissement du programme d’action qu’il s’était tracé. Si, à l’intérieur, il se fût contenté, en s’appuyant sur un cléricalisme modéré, de comprimer toute idée, toute liberté politique et d’y suppléer par le développement des intérêts matériels ; si, à l’extérieur, il se fût tenu aux prétentions modestes et prudentes de la théorie de l’équilibre en renonçant à toute guerre d’honneur ou d’affranchissement ; s’il avait voulu la paix toujours et partout ; s’il n’avait pas projeté des réformes sociales, des lois démocratiques ; s’il ne s’était pas considéré au dedans et au dehors comme le tribun des peuples ; s’il avait été convaincu « qu’avec les masses lourdes, grossières, dominées par les plus superficiels des intérêts, auxquelles le gouvernement et le jugement des choses ont été transportés, avaient disparu les nobles soucis de la France d’autrefois, le patriotisme, l’enthousiasme du beau, l’amour de la gloire » ; s’il avait fondé l’éternité de sa dynastie « sur l’abaissement auquel arrive toute société qui renonce aux hautes visées », s’il avait, en vue de sa conservation personnelle, accepté pour le pays « la mort lente de ceux qui s’abandonnent au courant de la destinée sans jamais la contrarier »[11], la restauration de l’Empire n’aurait eu aucun inconvénient. Les dynasties anciennes, saluant son nouveau titre avec confiance, l’auraient admis à titre de frère dans le grand parti du repos, et le vieux Metternich l’aurait béni comme son successeur. A l’intérieur, la banque et le commerce l’auraient exalté, et il eût trouvé dans les transfuges, les fatigués, les désillusionnés des anciens partis, plus d’administrateurs, de ministres, de préfets, de diplomates qu’il n’en aurait voulu, pour appliquer avec conviction et succès cette politique d’ordre, de réaction, de paix à tout prix ou de piétinement sur place.

Mais il ne se sentait pas obligé, pour complaire au peuple, de renoncer aux nobles soucis d’autrefois : il croyait avoir reçu le mandat impératif de leur donner une glorieuse satisfaction. Il était convaincu comme tout le monde alors « que la France souffre tout excepté d’être médiocre »[12], qu’il perdrait son affection, sa confiance, s’il la réduisait à l’abaissement ou à l’insignifiance. Il eût craint que son oncle ne sortît de la tombe pour le maudire, s’il eût accepté qu’un Napoléon gouvernât, sans accomplir des actions d’éclat,

La poursuite de cette mission lui eût été difficile même dans la République : dans l’Empire et par l’Empire, elle lui devenait presque impossible. Dès qu’il aurait repris le titre de son oncle, quoi qu’il dît, personne ne douterait plus en Europe qu’il n’en eût repris aussi les ambitions. En sa bouche, le mot d’affranchissement signifierait toujours conquête, et celui de désintéressement, convoitise. Ceux-là mêmes au secours desquels il accourrait le suspecteraient ; l’invasion le menacerait sans cesse, l’obligerait à interrompre ses entreprises.

Et où trouverait-il les instrumens de sa politique ? Etait-il un conservateur même libéral, en France et en Europe, qui ne la considérât comme la chimère d’un cerveau mal équilibré ? Les républicains seuls la comprenaient, en partageaient les aspirations et eussent pu en devenir les auxiliaires. Par la proclamation de l’Empire, il allait convertir leur bouderie momentanée en un éloignement irréconciliable. Il allait se réduire à n’avoir pour ministres, pour diplomates, pour préfets, que d’anciens légitimistes, d’anciens orléanistes, d’anciens réactionnaires de la rue de Poitiers, hommes honorables, probes, distingués, quelques-uns éminens, fidèles à sa personne, mais en désaccord avec lui sur tous les sujets. Il allait se condamner à lutter contre des ennemis dont les idées étaient les siennes, avec le secours d’amis dont il détruisait les traditions et froissait les préjugés. Il allait poursuivre un idéal démocratique, appuyé sur des monarchistes auxquels la Démocratie était suspecte et odieuse, sous les coups de républicains démocrates comme lui.

Enfin, il existait contre l’Empire un argument tout personnel, un argument d’honneur. Pendant les trois années de sa présidence, le Prince n’avait cessé d’affirmer son dévouement à la République ; il avait donné pour but à son coup d’État « de la maintenir contre ceux qui voulaient la renverser ». Et il la renverserait lui-même ! Après avoir manqué une première fois à sa parole, par nécessité, il y manquerait encore, sans nécessité, à quelques mois de distance. N’était-ce pas rétroactivement jeter la suspicion sur son langage présidentiel et donner dans l’avenir le droit de n’attacher aucune importance à ses promesses ?


VIII

Ainsi sans nul doute lui eussent parlé les perspicaces Joseph et Lucien, s’ils eussent vécu, et le prince Napoléon, si sa malencontreuse opposition au coup d’État ne lui eût enlevé tout crédit ; ainsi lui parla son vieil ami, le loyal et clairvoyant Vieillard.

Mais ainsi ne pouvaient penser les ambitieux, les effarés, les intrigans groupés autour du neveu de l’Empereur dans l’attente de la curée. Qu’il fût grand, c’était le moindre de leurs soucis ; qu’il ne compromît pas son honneur devant la postérité, ils n’y pensaient guère ; il fallait qu’il les fît riches, puissans ; les uns rêvaient d’un habit rouge avec une clef dans le dos, d’autres d’être grand écuyer, grand veneur ; chacun se taillait un pourpoint dans la pourpre impériale.

Le Conservons la République les avait consternés et ils ne le dissimulèrent pas. « À quand la grande pièce ? » demandait Falloux à Persigny, dont il était resté l’ami. — « Ah ! oui, l’Empire, dit Persigny. Eh bien, pour vous dire la simple vérité, vous ne savez pas ce qui retarde l’Empire ? C’est l’Empereur, et l’Empereur tout seul. Un vertige de timidité l’a saisi après le 2 décembre. Il prend ses dix années au sérieux, et, sans vouloir les mener jusqu’au bout, il ne pense pas encore qu’il soit temps d’en sortir. Tous ceux qui l’entourent lui disent le contraire. Morny et moi, qui sommes rarement du même avis, sommes parfaitement d’accord là-dessus ; nous soutenons que l’Empire ressort naturellement du plébiscite, des élections et des vœux de la France ! Nous ne l’avons pas encore convaincu, mais nous ne nous découragerons pas, — Il va bientôt faire un voyage à travers la France, je le ferai assourdir de tels cris de : Vive l’Empereur ! qu’il lui faudra bien se rendre. »

Le dire de Persigny était vrai. Le Prince, inébranlablement certain qu’il gouvernerait la France, avait parfois annoncé jadis que ce serait en qualité d’Empereur ; au contact des choses, il était devenu moins affirmatif et s’était persuadé qu’il trouverait plus de force et de sécurité dans la République. La seule prise qu’on eût sur lui pour l’amener à changer d’avis était d’évoquer le fantôme du peuple. Il avait la superstition de la souveraineté nationale et il se croyait tenu de lui obéir toujours, même contre son propre sentiment. Il avait voué aux volontés du peuple une soumission égale à celle du parlementaire aux décisions de son parti.

La tactique de Persigny consista donc à provoquer autour du Président de bruyantes manifestations impérialistes. Dans un certain monde, cela n’était pas difficile. Au Théâtre-Français, le 23 octobre, le Prince assistait en grande loge à la représentation de Cinna. Dès la rue Saint-Honoré, son arrivée fut saluée par une foule des plus compactes, criant : Vive l’Empereur ! A son entrée dans la salle, ces mêmes cris étaient poussés par toute l’assistance debout. La majorité du pays n’était pas à ce diapason. Satisfaite de la déroute des rouges, elle goûtait tranquillement le bien-être de la délivrance ; elle en savait gré au libérateur et était prête à le lui témoigner, comme il le souhaiterait, même en rétablissant l’Empire. Elle n’aimait pas beaucoup cette présidence décennale, à la fin de laquelle elle entrevoyait de nouvelles agitations, mais elle se fût contentée de sa transformation en présidence viagère. La passion du rétablissement de l’hérédité la hantait d’autant moins qu’elle eût alors profité au fils du prince Jérôme, que ses opinions, surtout religieuses, et ce qu’on racontait à tort ou à raison de la liberté de ses manières, rendaient suspect.

Dans deux occasions, l’opinion véritable du pays se manifesta clairement. Les Conseils généraux, récemment élus, se réunirent : la question de l’Empire s’y posa : neuf seulement le demandèrent formellement ; quarante-neuf se bornèrent à souhaiter que le pouvoir fût consolidé et perpétué ; vingt-sept à signer des adresses de félicitations. Ce n’était plus l’unanimité pressante qui, en 1851, avait réclamé la révision.

En juillet, le Président alla en compagnie de Saint-Arnaud inaugurer à Strasbourg le chemin de fer. Aucune organisation officielle de l’enthousiasme n’avait été ordonnée par Persigny ; les populations étaient livrées à elles-mêmes. « Le voyage se fit au milieu des acclamations et d’une mitraille de bouquets et de fleurs[13]. » Le Président, en entrant dans la ville, debout dans sa voiture, la tête découverte, répondait à l’enthousiasme de la foule. Ce spectacle avait pour témoin un homme destiné à un grand rôle, observateur froid et désintéressé, le colonel Roon, venu à la suite du général Hirschfeld pour complimenter le Président. Il remarque d’abord que les ovations ne changeaient pas sa manière tranquille et amicale, puis il note le sentiment de la foule : « La population le saluait partout avec entrain, criant la plupart du temps : Vive Napoléon ! plus rarement : Vive le Président ! ou Vive l’Empereur[14] ! »

Persigny, lui-même, n’ignorait pas les véritables dispositions du pays : « Depuis le coup d’État, la République n’existait plus que de nom, mais le passage de la forme républicaine à la forme monarchique, désiré par les uns, redouté par les autres, apparaissait encore si difficile à réaliser que personne n’eût osé s’en déclarer publiquement partisan. Obéissant comme à un sentiment de pudeur, la nation semblait écarter de son esprit la nécessité d’une autre transformation. Elle avait acclamé la République depuis si peu de temps qu’il lui répugnait de songer à une nouvelle évolution… Chaque jour, la situation devenait plus calme, plus régulière, et chaque jour paraissait reculer le moment de la résolution suprême[15]. »

Persigny eût voulu commencer la pression sur la volonté du rince par une manifestation du conseil des ministres, dans lequel Fould venait de prendre la place de Casabianca au ministère d’Etat, et Drouyn de Lhuys, celle de Turgot aux Affaires étrangères. Le Président avait décidé un voyage dans les départemens du Midi : « Quelle attitude recommanderai-je aux préfets dans le cas où les populations crieraient : Vive l’Empereur ? » demanda Persigny. À cette interrogation, dont chacun comprit l’arrière-pensée, les membres du Conseil se lèvent, quittent leurs places, criant, gesticulant, se groupant dans les embrasures des fenêtres, puis reviennent vers Persigny comme des furieux, lui demandant s’il voulait la guerre civile. L’émotion calmée, le Président lui reproche ses insinuations, blâme toute idée de changement et toute tentative de manifestations inconstitutionnelles. « Je ne veux pas, dit-il, que le pays soit guidé ; je veux qu’on le laisse libre d’exprimer comme il l’entend les sentimens qu’il éprouve. Mon voyage est une interrogation, je ne veux pas qu’on prépare la réponse, je la désire dans toute sa spontanéité. »


IX

Persigny n’était pas d’humeur à se troubler de ce mécompte. Le voyage devait commencer par Orléans, continuer par Nevers, Bourges et Moulins. Il n’appelle pas le préfet d’Orléans, qui, ami intime d’Abbatucci, l’un des ministres, eût tout dénoncé. Il mande les préfets du Cher, de la Nièvre et de l’Allier, et leur dit : « Convoquez toutes vos municipalités, distribuez-leur des drapeaux sur lesquels sera écrit d’un côté : Vive l’Empereur ! de l’autre : Vive Napoléon III ! sur les arcs de triomphe faites mettre les mêmes inscriptions en grandes lettres et laissez crier. » Il crut inutile de communiquer aux préfets des autres départemens des instructions semblables, assuré que, quand ils sauraient ce qui se passait ailleurs, ils se hâteraient de l’imiter. De son côté, Maupas, convaincu que le général qui commandait à Bourges, Mortemart, légitimiste rallié, ne crierait pas : Vive l’Empereur ! engagea le général Delanoue à suppléer au silence de son chef, et à vociférer ce que l’autre ne dirait pas.

Le Prince se met en route le 14 septembre. A Orléans, où aucun ordre n’avait été donné, il est reçu comme il l’avait été à Strasbourg, aux cris enthousiastes de : Vive Napoléon ! mais aucun cri de : Vive l’Empereur[16] ! A Bourges, où la consigne n’avait pas manqué, tout s’enflamme : armée, municipalité, badauds rivalisent à crier : Vive l’Empereur ! Des dépêches télégraphiques affichées dans toutes les communes annoncent la manifestation en la grossissant. Le mouton de Panurge national se précipite à la file. De Bourges jusqu’à Bordeaux, en passant par Lyon, Marseille, Toulon, Toulouse, tous ceux qui ont l’habitude de manifester pour n’importe qui et pour n’importe quoi crient : Vive Napoléon III ! vive l’Empereur ! Le tour était joué.

« L’homme qu’on entoure de cette ovation continue, toujours calme sans être insensible, ne s’enivre pas ; il reste dans son imperturbable sang-froid. Bien des têtes partiraient[17]. » Cette imperturbabilité lui permet de pénétrer ce qui se mêle d’officiel à la spontanéité incontestable. Il devine ou apprend la manœuvre du ministre ; il a une révolte honnête. A Lyon, il rédige un discours dans lequel il refuse nettement l’Empire ; il le fait imprimer, et il ferme sa porte à Persigny. Celui-ci la force et, soutenu par Mocquard et Saint-Arnaud, le conjure de ne pas se dérober au vœu public. — Ces cris de : Vive Napoléon III ! et de : Vive l’Empereur ! dont il est assourdi depuis Bourges ne sont pas le résultat d’un mot d’ordre ; quel mot d’ordre aurait pu produire une si foudroyante explosion ? ils s’échappent naturellement du cœur populaire. Ils sont la confirmation ou plutôt le commentaire des votes de décembre, affirmation consciente et deux fois répétée de l’hérédité. Il a été élu pour débarrasser à jamais le pays d’une république dont on a horreur et non pour la consolider. Par son histoire, par sa constitution géographique et morale, la France est monarchique : elle veut une dynastie. Celle du passé est morte, elle acclame une dynastie nouvelle. Le voulût-il, il ne peut rester Président de la République ; le mouvement qui a envahi le pays entier ne va cesser de s’accentuer jusqu’à ce qu’il lui ait répondu en ceignant la couronne impériale. L’armée est aussi unanime que le peuple. Il lui doit une satisfaction. Laquelle sera plus éclatante que de déchirer les traités de 1815 en replaçant sur le trône la dynastie que l’invasion a renversée et proscrite ?

Persigny insiste, il prie, il conjure, il invective les conseillers pusillanimes, il dit et l’ait tant et si bien, qu’à la fin le Président, dont les instincts refoulés se réveillent, se laisse faire violence. Il déchire son discours républicain et en prépare un dans lequel il se montre, non sans tristesse[18], résigné à s’accommoder de l’Empire. — « Nous sortons à peine de ces momens de crise où les notions du bien et du mal étaient confondues, les meilleurs esprits se sont pervertis ; la prudence et le patriotisme exigent qu’en de semblables momens la nation se recueille avant de fixer ses destinées, et il est encore difficile pour moi de savoir sous quel titre je puis rendre le plus de services. Si le titre modeste de Président pouvait faciliter la mission qui m’est confiée et devant laquelle je n’ai pas reculé, ce n’est pas moi qui, par intérêt personnel, désirerais changer ce titre contre celui d’Empereur[19]. »

A Bordeaux, le scénario officiel, dressé de main de maître par l’habile préfet Haussmann, triompha des dernières hésitations du Président. Quelle foule ! lui dit-on en lui montrant la multitude acclamante. Cromwell à une pareille exclamation répliqua : « Il y en aurait bien plus pour me voir pendre. » Le Président grisé, entraîné malgré son flegme, jette au vent son Conservons la République de la veille, et quoique les partis n’aient noué aucune menée menaçante, il annonce l’Empire : « Je le dis avec une franchise aussi éloignée de l’orgueil que d’une fausse modestie, jamais le peuple n’a témoigné d’une manière plus directe, plus spontanée, plus unanime, la volonté de s’affranchir des préoccupations de l’avenir, en consolidant dans une même main un pouvoir qui lui est sympathique. La France semble vouloir revenir à l’Empire. »

Sa résolution ainsi manifestée, il ressent le contre-coup de l’appréhension que ce mot d’Empire va apporter aux rois et aux peuples, et il essaie de la calmer : « Par esprit de défiance, certaines personnes disent : L’Empire, c’est la guerre ; moi je dis : L’Empire, c’est la paix. — C’est la paix, car la France la désire, et, lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille. La gloire se lègue à titre d’héritage, mais non la guerre. Est-ce que les princes qui s’honoraient justement d’être les petits-fils de Louis XIV ont recommencé ses luttes ? La guerre ne se fait point par plaisir, elle se fait par nécessité ; et, à ces époques de transition où partout, à côté de tant d’élémens de prospérité, germent tant de causes de mort, on peut dire avec vérité : Malheur à celui qui, le premier, donnerait en Europe le signal d’une collision, dont les conséquences seraient incalculables ! » Par ces mots compromettans, vagues, qui promettaient plus qu’il ne pourrait tenir, il se flatta d’avoir dissipé les alarmes ; il n’avait fait que les constater.

Il restait à régulariser l’Empire. Cela ne prit pas beaucoup de temps. Le 7 novembre 1852, le Sénat consulté décida que le plébiscite suivant serait proposé au suffrage universel : « Le peuple veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe, légitime et adoptive, et lui donne le droit de régler l’ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte ainsi qu’il est prévu par le Sénatus-Consulte du 7 novembre 1852. »

Le résultat du vote n’était pas douteux, car la nation, qui se fût certainement contentée d’une présidence républicaine viagère, était résolue à ne rien refuser au Prince qui venait de la sauver. Pour bien établir que le vote était éclairé, le Moniteur publia une diatribe furibonde de Victor Hugo et de ses amis et une protestation méprisante du comte de Chambord. Il y eut 7 824 129 oui, contre 253 145 non. Malgré la désapprobation générale qui, au dire des hommes de parti, avait accueilli certains décrets dictatoriaux, le Prince gagnait près de 400 000 voix. — « Un jour, a dit Jules Ferry, les masses agricoles montrèrent qu’elles pouvaient vouloir. Le paysan voulut couronner sa, légende, et d’un mot fit l’Empire. Ce mot-là fut passionné, libre, sincère. Il le répéta trois fois[20]. »

L’Empereur se contentait de la liste civile de 12 millions, fixée par ses ministres. « La simplicité de ses goûts lui faisait redouter plus que désirer les facilités d’un luxe royal : il ne lui déplaisait peut-être pas, tout en satisfaisant son goût personnel, de se donner, par sa modération, le caractère d’un Washington couronné[21]. » Mais Persigny voulait un Empereur luxueux et prodigue, la main ouverte aux malheureux et à ses amis, éblouissant la multitude par son faste. Comment y arriver avec une liste civile moindre que celle de Louis-Philippe et que celle des Bourbons ? Il fallait au moins 20 millions. Il les proposa sans succès au Conseil, auquel assistait Troplong, président du Sénat, rapporteur du Sénatus-Consulte. Au sortir du Conseil, Persigny se lamentait avec celui-ci de sa déconvenue : — Je suis de votre avis et pour vos raisons, fait Troplong. — Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? Mais il reste un moyen de réparer le mal. Vous êtes tout-puissant dans la commission, obtenez d’elle le chiffre de 25 millions. — Je ne demanderais pas mieux, si j’étais certain de répondre au désir secret de l’Empereur. Retournez auprès de lui et rapportez-moi sa véritable volonté. — Persigny court chez l’Empereur. — Vous êtes un obstiné, lui répond celui-ci ; c’est décidé, et je ne puis vous entendre plus longtemps, je suis obligé de sortir.

Persigny ne se déconcerte pas. Il s’élance vers le Luxembourg, rejoint Troplong au seuil même de la Commission : « Vos raisons ont fait merveille sur l’esprit de l’empereur, il se range à votre avis. » — Troplong rentre dans la Commission, propose les 25 millions, les obtient, les fait voter en séance publique. Il apporte en triomphe au Conseil des ministres le Sénatus-Consulte ainsi amendé et il explique doctement les raisons de la modification. Surprise générale ! Persigny reste coi. Le Conseil terminé, Troplong l’aborde, lui dit à voix haute : « Il n’était que temps que vous arriviez, un instant plus tard le projet de 12 millions était voté. » L’Empereur regarde Persigny, comprend, reste imperturbable, et même quand ils se retrouvent seuls, ne lui dit pas un mot de l’incident. Dix ans plus tard, se plaignant avec lui des charges énormes auxquelles il ne savait comment suffire, il lui échappa alors d’ajouter : « Et que serait-ce si vous n’aviez pas fait changer le chiffre de la liste civile ? »


X

Les arrangemens législatifs et financiers terminés, on s’amusa, on fit des fêtes ; on gratta partout le mot de république ; on affubla le nouvel établissement d’une constitution qui n’était point accommodée à sa taille : préparée pour une république, elle se trouva très malséante à un Empire ; enfin on serra les lisières du Corps législatif, le seul lieu d’où vint un petit murmure de mécontentement.

Les parlementaires élus par la grâce de la candidature officielle avaient eu l’inopportune idée de reprendre les pratiques de l’assemblée qu’ils avaient aidé le Président à renverser. Groupés au nombre d’une cinquantaine autour de Montalembert, Flavigny, Kerdrel, Chasseloup-Laubat, Ancel, Louvet, ils avaient tenté une révolte en discours contre la constitution nouvelle, contre les pouvoirs et les actes du Président.

Ils blâmèrent la transformation de Paris, qui commençait, proposant l’ajournement jusqu’à concurrence de 2 millions des travaux du Louvre et le rejet provisoire d’un crédit pour les édifices publics. Ils se prononcèrent contre le ministère de la haute police en refusant le traitement des inspecteurs généraux et en supprimant les fonds secrets du ministère de l’intérieur. Ils désapprouvèrent le principe des traitemens sénatoriaux, en refusant de rattacher ceux déjà accordés au chapitre de la dette publique. Ils protestèrent contre le rôle attribué au Conseil d’État, par le maintien de leurs amendemens repoussés. Ils déclarèrent que le gouvernement n’était pas suffisamment contrôlé dans l’usage des finances tant que les députés de la nation seraient asservis au veto de fonctionnaires révocables, les conseillers d’État. Ils prétendirent que la partie douanière des traités conclus par le Président fût soumise au contrôle législatif. Ils condamnèrent le coup d’État dont ils avaient accepté d’être les candidats à propos d’une loi sur l’interdiction de séjour à Paris et dans l’agglomération lyonnaise. Ils se récrièrent contre l’avancement accordé pour action d’éclat au colonel Espinasse, l’envahisseur de l’Assemblée législative.

Montalembert était l’âme de cette campagne. Emporté par une passion qui, en changeant d’objet, ne changeait pas d’impétuosité, après n’avoir vu dans le Prince que le défenseur de la société et de la religion, il découvrait en lui le novateur révolutionnaire. Il s’était élancé confiant vers l’un ; il se retira scandalisé de l’autre, aussi sincère et aussi désintéressé dans les deux conduites. Les salons et l’Académie l’avaient boudé quand il s’était rapproché, ils l’exaltèrent quand il se sépara. Dès lors, il ne songea plus qu’à effacer, par l’âpreté de son attaque, la véhémence de son adhésion. Il en vint à rougir de ses discours les plus méritoires : il avait été dupe et non complice. Complice ! non, mais pas davantage dupe. On ne l’avait pas trompé, il s’était trompé lui-même. Avec un peu de sang-froid, il eût découvert dans le Président avant le coup d’État ce qui se montra après.

Il résuma tous les griefs du monde politique battu le 2 décembre, dans un superbe discours, dont la portée fut d’autant plus certaine que le Président était venu assister à la séance. Le sachant présent, il le cribla d’allusions mordantes, de comparaisons favorables aux gouvernemens parlementaires passés, d’ironies légères et impitoyables, de coups de boutoir directement portés : « Nous sommes une espèce de conseil général à la merci du conseil de préfecture que voilà (il montrait le banc du Conseil d’État). » Il n’était pas logique, après avoir accordé le coup d’État, de contester les restrictions constitutionnelles sans lesquelles il n’eût été qu’une duperie ou une témérité. Les libéraux les plus autorisés ne les eussent pas refusées au comte de Chambord[22].

Dès que l’Empire eut été rétabli, le Sénatus-Consulte du 25 décembre 1852 répondit au discours de Montalembert et coupa court aux velléités des députés insoumis.

Ils avaient condamné le traitement viager octroyé à quelques sénateurs, on en accorda un de trente mille francs à tous. Ils avaient opposé l’indépendance d’une Chambre non payée à la servilité d’un sénat appointé, on alloua une indemnité mensuelle de deux mille cinq cents francs par mois à chaque député. Ils avaient rejeté certains travaux publics, désormais les travaux d’utilité publique et toutes les entreprises d’intérêt général seraient autorisés ou ordonnés par décret de l’Empereur. Ils avaient jugé insuffisant le contrôle du Corps législatif sur les dépenses de l’Etat ; le budget, quoique présenté avec ses subdivisions administratives par chapitre et par article, ne serait plus voté que par ministère. La répartition par chapitre serait réglée par décret de l’Empereur rendu en Conseil d’Etat, et des décrets spéciaux pourraient autoriser dans la même forme des viremens d’un chapitre à l’autre. Ils avaient réclamé le contrôle législatif des tarifs douaniers ; désormais, ceux qui sont stipulés dans les traités de commerce auraient force de loi, par la seule autorité de l’Empereur. Ils avaient crié contre la subordination du Corps législatif au Conseil d’État, le président même de ce conseil, M. Baroche, fut chargé de soutenir la discussion devant le Corps législatif et de la contenir dans les limites réglementaires.

Le public trouva naturel que ceux qui avaient appelé la dictature en subissent les effets. Le moment des défenseurs efficaces de la liberté n’était point encore venu. L’opposition inconséquente des anciens parlementaires, candidats officiels en révolte, dernier clapotis des vagues que la tempête ne soulevait plus, n’eut pour résultat que de hâter la constitution de l’Empire autoritaire.

Cet empire existe à partir du Sénatus-Consulte du 25 décembre 1852 avec tous ses organes essentiels. A la base, un suffrage universel soumis et, si ce n’est dans une imperceptible minorité, satisfait de l’être, considérant les candidatures officielles comme un service qu’on lui rend, non comme une oppression qu’on lui impose. Au sommet, un Empereur omnipotent, mais l’oreille toujours tendue à ce qui se remue dans les profondeurs d’où son pouvoir a surgi, et décidé à être le serviteur de ceux qui l’ont choisi pour maître. Entre les deux, un corps législatif docile, mais éclairé et honnête, un sénat indépendant, puisqu’il était inamovible, et investi d’une autorité considérable. Une armée fidèle, fière d’avoir retrouvé ses aigles, vaillante et désireuse de nouvelles gloires. Dans nos campagnes et dans nos villes, un peuple de travailleurs, jouissant du bonheur de ne plus trembler et de vivre sûr de son lendemain.


XI

Il manquait à l’Empire une Impératrice. Les conseillers de l’Empereur, tourmentés de la crainte que la courtisane anglaise d’une merveilleuse beauté, miss Howard, venue de Londres pour s’associer aux hasards du Prince, ne se fît épouser, s’empressaient à chercher partout une femme. Qui pensait à une princesse Wasa ; qui à une nièce de la reine Victoria. Pendant qu’ils s’agitaient, le Prince, sans les consulter, choisissait la comtesse de Montijo.

Le père de Mlle de Montijo, comte de Teba, frère cadet du comte de Montijo, colonel d’artillerie au service de la France, avait perdu un œil à la bataille de Salamanque ; en 1814, à la défense de Paris, il commanda avec honneur les élèves de l’École polytechnique. Il épousa Mlle Marie Manuela de Kirkpatrick, qu’il avait rencontrée à Paris chez Mathieu de Lesseps. La comtesse de Teba étonnait et charmait par sa grâce, l’activité de son esprit, la vivacité de sa conversation, l’étendue de ses connaissances. Son esprit ouvert, curieux, comprenait tout et s’intéressait à tout[23]. Elle eut deux filles : la seconde, Eugénia, naquit le 5 mai 1826, à Grenade, pendant un tremblement de terre. Son père l’éleva fortement, l’endurcissant aux fatigues, aux privations, à la sobriété, comme si elle devait être pauvre. Elle le fut en effet jusqu’en 1834, où son père hérita du nom, du titre et des richesses, notamment de plusieurs milliers d’hectares de terre, du chef de la famille, le comte de Montijo, mort sans enfant.

En 1849, elle vint à Paris. Dans les salons aristocratiques, comme à l’Elysée, sa beauté à la fois imposante et gracieuse, son esprit, la noblesse de ses manières, firent sensation. Le Président la distingua, l’admira, l’aima, et le déguisa si peu qu’on s’en entretint. Elle fut invitée successivement à Fontainebleau avant l’Empire et à Compiègne après. Là, elle trôna en déesse. Cela déplut à beaucoup. La femme d’un ministre, particulièrement offusquée du pas pris sur elle en se rendant à table, dit des impertinences. Elle s’en plaignit et parla de repartir. — Restez, lui dit l’Empereur. Le lendemain il fit demander officiellement sa main. Sachant que sa résolution suscitait des étonnemens, il l’annonça à ses ministres en termes qui n’admettaient pas de discussion. « Je ne vous demande pas de conseil, leur dit-il, je vous fais une notification. »

Le 22 janvier, il réunit autour de lui les grands corps de l’Etat et leur dit : « Je me rends au vœu si souvent manifesté par le pays, en venant vous annoncer mon mariage. L’union que je contracte n’est pas d’accord avec les traditions de l’ancienne politique ; c’est là son avantage. Quand, en face de la vieille Europe, on est porté par la force d’un nouveau principe à la hauteur des anciennes dynasties, ce n’est pas en vieillissant son blason, et en cherchant à s’introduire à tout prix dans la famille des rois, qu’on se fait accepter. C’est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre, et en prenant franchement devant l’Europe la position de parvenu, titre glorieux lorsqu’on parvient par le libre suffrage d’un grand peuple. — Ainsi, obligé de m’écarter des précédens suivis jusqu’à ce jour, mon mariage n’était plus qu’une affaire privée. Il restait seulement le choix de la personne. Celle qui est devenue l’objet de ma préférence est d’une naissance élevée. Française par le cœur, par l’éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l’Empire, elle a, comme Espagnole, l’avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités. Douée de toutes les qualités de l’âme, elle sera l’ornement du trône, comme au jour du danger elle deviendrait un de ses courageux appuis. »

Ce touchant langage était celui d’un Président de République plus que celui d’un Empereur. Et ce fut l’objection que certains amis du Prince, Persigny, Troplong, Abbatucci, Drouyn de Lhuys opposaient au mariage lui-même. Le fondateur d’une dynastie ne fait pas des coups de cœur, disaient-ils ; il épouse une Marie-Louise, non une Joséphine.

Le coup de cœur attendrit le peuple ; le jour du mariage, il ratifia par ses acclamations le choix de son Prince. On avait redoré en vue de cette solennité le carrosse qui porta Marie-Louise. Quand le somptueux véhicule était sorti, le 2 avril 1810, de la voûte des Tuileries, la couronne impériale qui le surmontait s’était détachée et brisée. Elle se détacha et se brisa aussi le 30 janvier 1853, quand il sortit, portant Napoléon III et sa belle épouse.


XII


L’édifice de l’Empire autoritaire est maintenant achevé, et son chef peut se mettre librement à l’œuvre. La cruelle maladie qui le terrassera et le rendra un autre homme ne l’a pas encore atteint ; il est vraiment, avant la pierre, tout à fait lui-même, comme l’était Louis XIV avant la fistule[24].

Personne ne le gêne : le prince Napoléon, quoique réconcilié, appelé éventuellement à la succession, fait général de division, n’est pas admis aux conseils. Morny reste à l’écart depuis sa démission ; Persigny se repose de ses supercheries et de ses manœuvres dans les joies d’un récent mariage ; l’Impératrice heureuse, adulée, toute à l’heure présente, ne s’occupe pas encore des affaires. L’Empereur agit seul, il règne et il gouverne seul. Quoique simple en ses goûts, sobre, n’aimant ni le luxe ni l’ostentation, il s’entoure des splendeurs royales et il règle sa cour, selon les précédens de l’étiquette du premier Empire. Il a une maison civile et une maison militaire, des aides de camp et des officiers d’ordonnance, des chambellans, des écuyers, des veneurs, des cent-gardes ; quand il se montre officiellement, il porte le costume de général de division, et une brillante escorte l’accompagne[25]. Tel se manifeste son règne.

Il gouverne à l’aide d’un cabinet privé et de ministres. Le cabinet privé représente la partie immuable et intime de son gouvernement ; les ministres en sont les agens extérieurs et variables.

Le chef du cabinet était Mocquard, et le sous-chef Franceschini-Pietri.

Mocquard était né à Bordeaux[26]. Un portrait de son ami Géricault nous le montre en sa beauté grave et charmante. Après une courte tentative de carrière diplomatique, il avait débuté au barreau de Paris, en même temps que Berryer et Dupin, dont il était l’ami. Élevé dans les idées de Destutt de Tracy et La Romiguière, il était libéral, peu favorable à l’Empire. C’est dans des procès politiques, celui de l’Épingle, de la souscription nationale, des sergens de la Rochelle, qu’il révéla une éloquence destinée à l’élever au premier rang du barreau. Vers 1817, ayant perdu une personne aimée, il en conçut un tel chagrin qu’il quitta la France et vint passer quelque temps à Leipzig. A son retour, il s’arrête à Augsbourg. Dans les rues de la ville, il rencontre Mlle Cochelet, une de ses connaissances, alors lectrice de la reine Hortense. Surprise réciproque. — Que faites-vous ici ? lui demande Mlle Cochelet. — Il lui conte comment et pourquoi il se trouve en Allemagne. — Venez donc rendre visite à la Reine, lui dit-elle, elle est si heureuse de recevoir des Français et d’entendre la langue natale ! — Je ne le puis, répond Mocquard, je n’appartiens pas à son parti : je suis libéral. — Si vous êtes libéral, c’est parce que vous avez du cœur ; vous ne pouvez pas refuser un témoignage d’intérêt et de respect à une exilée. — Mocquard se rendit dans le salon de la reine. Deux dames étaient assises à ses côtés : la beauté de l’une lui rappelant celle qu’il pleurait, il ne peut retenir un vif mouvement d’émotion. La reine s’en aperçoit et croit qu’elle a causé ce trouble. Elle lui dit : — Peut-être me trouvez-vous quelque ressemblance avec une personne chère ? — Il était malaisé de répondre non. La reine attendrie le consola, et si bien qu’il quitta Augsbourg bonapartiste pour toujours.

En 1826, une maladie de la gorge l’obligea de renoncer à une carrière pleine de promesses. Il resta, après 1830, sous-préfet à Bigorre jusqu’en 1839. Il avait conservé ses relations affectueuses avec la reine Hortense ; dès qu’il eut repris sa liberté, il devint un des visiteurs les plus assidus d’Arenenberg. Sous un nom d’emprunt, il rédigea, dans la Biographie universelle de Jouy, une vie remarquée de la reine, qu’on attribua à Norvins. Un hasard révéla la vérité à l’abbé Bertrand. Hortense, reconnaissante, le remercia en lui donnant la montre portée par Joséphine à sa mort.

Quoique ayant conservé un profond souvenir de sa femme, dont il célébrait sans cesse les vertus, dont il gardait des cheveux à l’épingle de sa cravate, il avait eu mainte aventure galante. Il lui en était resté l’indulgence facile pour celles des autres et le goût des propos salés. Sa conversation joviale, spirituelle, abondait en saillies souvent risquées. Il n’était léger qu’en cela. Dans son emploi, il se montrait sérieux, imperturbable, sans calcul, sans duplicité, sans embarras, et sans intrigues, ne cherchant pas à se mêler de ce qui ne le regardait pas, à se glisser ; d’une inviolable discrétion, n’abusant pas de ses commodités de confiance et d’accès.

L’Empereur ne pouvait se donner un chef de cabinet plus sûr, plus attaché, plus intelligent. C’était un lettré érudit et fin, sachant par cœur Virgile, familiarisé avec Tacite et Bossuet. Il avait la plume, comme on disait dans l’ancienne monarchie, c’est-à-dire qu’il préparait toutes les lettres que l’Empereur devait écrire, avec cette différence, toutefois, que celui qui, dans l’ancienne monarchie, avait la plume, espèce de faussaire autorisé, s’appliquait à contrefaire l’écriture de son maître afin qu’on pût croire calligraphié par lui ce qui l’avait été par son secrétaire. On a raconté que Mocquard composait les proclamations du Président et de l’Empereur. Le Prince, écrivain original et exercé, aimant à écrire, n’en était pas réduit à ce qu’on écrivît pour lui. Le rôle de Mocquard se bornait à une révision littéraire et grammaticale à laquelle l’Empereur se montrait docile. Néanmoins, ses messages, après la mort de son secrétaire, ne sont pas inférieurs aux précédens.

Le sous-secrétaire Franceschini-Pietri, jeune Corse très distingué, était fin, sensé, aimable, scrupuleusement fidèle et secret. A le voir souriant, on n’aurait pas soupçonné qu’il savait et entendait tant de choses graves. L’Empereur l’appelait quand il voulait dicter. Il s’asseyait devant le bureau, en face de lui, et il écrivait de son écriture nette, rapide, élégante.

Autour du cabinet gravitaient dans la familiarité du Prince l’ancien valet de chambre, Thélin, et le docteur Conneau. Thélin, en général appelé Charles, habitait, au-dessus de l’appartement de l’Empereur, un entresol, d’où il descendait par un escalier dérobé. Conneau, médecin en titre, était surtout un ami et un garde-malade. Sa principale occupation était de collectionner de belles Bibles dans tous les idiomes ; il ne se mêlait de politique que lorsque l’Empereur lui donnait une mission confidentielle ; en voyage, il lui lisait ses dépêches. Charles et Conneau voyaient l’Empereur tous les matins à son lever : ils étaient chargés de ses innombrables charités.

L’huissier du cabinet, Félix, avait aussi son importance. De famille belge, il avait été séminariste, puis négociant à Amsterdam, cuisinier, courrier de la reine Hortense ; il parlait anglais, flamand, hollandais, pas mal l’allemand. Il avait la langue dénouée et la loquacité souvent fort critique.

Les ministres se réunissaient deux fois par semaine, à neuf heures du matin. Ils ne discutaient que les affaires sur lesquelles l’Empereur désirait être éclairé par une discussion contradictoire, surtout celles de l’administration, des finances, de la législation. L’Empereur réglait lui-même l’ordre du jour, et il n’aimait pas qu’on s’en écartât. Dans ces discussions régnait la plus entière liberté. Un ministre nouveau s’étant emporté en une vive sortie, l’Empereur craignit qu’il n’en eût regret ; il lui envoya Pietri pour l’engager à persévérer dans son véridique langage : « Cela lui plaisait beaucoup, c’était ce qu’il désirait. » Il ne se montrait mécontent que des personnalités. Il écoutait plus qu’il ne parlait, puis il congédiait le Conseil et décidait tout seul. Avant et après la réunion, chaque ministre demandait les signatures ; les questions d’importance se débattaient avec le ministre compétent, dans le cabinet de l’Empereur, sauf les cas d’urgence avant le Conseil, le plus souvent à la fin de la journée.

Si, après avoir assisté aux conseils de l’Elysée, vous aviez été admis à ceux des Tuileries, vous auriez trouvé le même prince, poli, réservé, modeste, bienveillant, ne disant ni de bien de soi, ni de mal d’autrui, sans aucun empressement à plaire, et cependant mettant très vite en confiance, en sympathie affectueuse et à l’aise. Le succès et la grandeur ne l’ont pas infatué, il n’a ni morgue, ni hauteur. En un point seulement il est autre : le masque de glace a fondu, il ne lâche pas la bride à ses sentimens intérieurs, mais il ne les refoule pas ; il les domine, ne les contraint plus ; avec quelque habitude on peut les lire sur son visage.

Il a aussi ses émotions vives et subites, ses furie, non toutefois à la façon de Cavour. Même en son plus violent accès de mécontentement, il ne sait pas se résoudre à décocher en face un reproche dur ou blessant ; il brave, heurte les choses, mais il n’a quelque courage contre les personnes que devant son papier ; alors il ne ménage rien. « Sa Majesté, écrivait le maréchal Vaillant, est rude dans sa correspondance ; l’extrême douceur, la patience de saint qu’elle a dans la conversation disparaît entièrement dans ses lettres. » — Le coup porté, à la première rencontre, il le cicatrisait. — « J’en ai reçu de bien rudes, disait encore Vaillant, dont on m’a toujours témoigné du regret avec un abandon et une grâce vraiment touchans. » — Randon aussi parle « de sa promptitude à exprimer des impressions et de sa facilité à revenir ». — Revenir n’est pas le mot exact. Il ne revenait pas : « Ce qui est écrit est écrit », disait-il ; il consolait de la dureté sans retirer l’avertissement ou la réprimande.


XIII

L’Empereur n’avait pas à redouter qu’on ignorât qu’il régnait ; il tenait à ce qu’on sût qu’il gouvernait. Peu de souverains ont été aussi impersonnels. Aucun de ses actes n’a été dicté par un intérêt égoïste ou de famille, il a toujours recherché le bien public, et n’a jamais songé qu’à rendre son peuple grand et prospère. Toutefois, il ne supportait pas de voir d’autres se parer d’une résolution qui, même conseillée par eux, n’existait que par sa volonté. Prêt à supporter la responsabilité du mal auquel il ne s’était pas opposé, il n’admettait pas qu’on lui dérobât le mérite du bien qu’il avait permis. En ce sens, il était personnel, ombrageux, jaloux de son pouvoir. Castellane lui raconte le passage de Saint-Arnaud à Lyon, c Ne s’est-il pas fait rendre plus d’honneurs qu’on ne lui en devait ? Les troupes n’ont-elles pas bordé la haie, ce qu’elles ne doivent faire que pour leur Empereur ? »

Dans une lettre à Vaillant, il exprime amplement ce qu’il ne veut pas tolérer de ses ministres[27]. — « J’ai été étonné de ce qu’en décidant une allocation de cent mille francs pour les victimes du tremblement de terre, comme en donnant au maréchal Randon des instructions importantes pour une expédition, vous ne fassiez intervenir mon nom en quoi que ce soit. Dans un gouvernement bien organisé, et même constitutionnel comme l’Angleterre, toute décision grave est prise au nom du souverain. Il a beau ne pas connaître les mesures adoptées, elles ont toujours l’air, aux yeux des agens subalternes comme à ceux du public, d’avoir été ordonnées par lui. Si cela est vrai pour un gouvernement constitutionnel, à plus forte raison pour un gouvernement comme le mien, où je veux et où je dois tout savoir, où la responsabilité des faits m’incombe seul. Autrement nous aurions tous les inconvéniens du système représentatif sans en avoir les avantages, car avec ce système, si les ministres étaient responsables de leurs actes, ils avaient le contrôle des Chambres. Mais aujourd’hui, si un ministre, de son plein mouvement et sans s’être concerté avec moi, arrête des mesures hors de la sphère commune de son activité, il se met en opposition directe avec l’esprit de la Constitution, et cela influe d’une manière fâcheuse sur l’administration entière. Ainsi, dans le rapport que vous a dernièrement adressé le général Rostolan à propos des établissemens créés pour recevoir des soldats malades, il y avait cette phrase inconvenante que j’ai modifiée : pour remplir vos intentions et celles de l’Empereur. Je me borne à ce seul exemple, quoiqu’il s’en présente souvent dans votre ministère comme dans celui de tous les autres. Mais pour le vôtre cela est plus sérieux, car le plus beau titre d’un souverain en Europe a toujours été celui de chef de l’armée. Aussi ont-ils voulu conserver dans leur cabinet et particulièrement sous leur main tout ce qui était relatif au personnel de l’armée. Il en est ainsi en Prusse, en Autriche, en Russie. On a tenté la même chose en France sous la Restauration par les pouvoirs donnés au duc d’Angoulême, et en Angleterre même elle existe à peu près par les pouvoirs donnés au duc de Cambridge. Partout on a craint de voir l’autorité absolue d’un ministre se placer entre le souverain et l’armée. Si je vous ai entretenu si longuement de ce sujet, c’est surtout à cause de la tendance des bureaux qui semblent en lutte perpétuelle avec l’initiative du chef de l’Etat. Ainsi je trouve très bien qu’il y ait des tableaux d’avancement pour que le ministre puisse désigner au Souverain les officiers capables, mais je ne puis admettre d’un autre côté que je n’aie pas le même droit qu’un inspecteur général et que je ne puisse avancer qui bon me semble, pourvu qu’il soit dans les conditions voulues. Encore si de cette manière le droit et la justice prévalaient mieux, mais il y a toujours une part pour la faveur ; seulement, au lieu d’être la faveur du souverain qui prévaut, c’est celle du général inspecteur, ou bien celle du général en chef, ou bien celle du ministre, ou enfin celle de n’importe qui. »

L’Empereur est tout entier dans cette intéressante lettre. Persigny et même Morny perdirent peu à peu leur crédit pour n’avoir pas assez tu leur part en certaines mesures. L’Empereur en vint à dire : « Je traîne deux boulets : Persigny et Morny. » Rouher se maintint par l’adresse avec laquelle il fit le maître sans le paraître. Au lendemain du jour où l’Empereur lui envoya publiquement une plaque de diamans, le prince Napoléon se récriait sur cette faveur exceptionnelle : « Ah ! s’il avait eu ton caractère, je ne la lui aurais pas envoyée, mais je suis sûr que lui ne me gênera pas. » Aussi ai-je porté un coup sensible au ministre tout-puissant lorsque, démasquant la réalité, je l’ai appelé dans l’un de mes discours : le Vice-Empereur.

Dans sa conception du pouvoir, l’Empereur ne s’était pas assez rendu compte qu’un souverain dont le temps est dévoré par les exigences de la représentation officielle, travaillât-il au-delà des forces humaines, ne saurait suffire seul à l’écrasante tâche de gouverner un État de premier ordre. Sans de grands ministres, il n’y a jamais eu de grand règne. Conçoit-on Henri IV sans Sully ? Tant que Louis XIV eut des Colbert, des Louvois, des Lionne, ses affaires prospérèrent ; elles déclinèrent dès qu’il fut réduit à lui-même ou à des créatures telles que Chamillart. Qu’aurait fait Guillaume de Prusse sans Bismarck et Roon ? et Victor-Emmanuel, sans d’Azeglio, La Marmora, Rattazzi et Cavour ? « Si le roi veut faire tout, écrivait Cavour, il périra[28]. « 


XIV

Dans ce gouvernement, où l’Empereur voulait faire tout, sa principale qualité était l’audace. « Qui ne risque rien n’a rien », m’a-t-il dit en une circonstance grave de sa politique intérieure. Au maréchal Vaillant qui lui représentait les périls de l’offensive, il répondait : « Si on ne veut pas s’exposer à être battu, il ne faut jamais livrer bataille. »

Son audace, comme celle des vaillans, était d’autant plus tranquille et ferme que les périls grossissaient : il la considérait alors comme étant la véritable prudence. Seulement sans réflexion l’audace n’est qu’une témérité, comme sans persistance elle n’est qu’une velléité. Avant de s’engager il pesait lentement, mûrement, le pour et le contre, embrassait les divers aspects de la situation, parfois passait, pour un instant, avant de se fixer, d’un parti à l’autre. C’est ce que les historiens « qui n’ont jamais mis le nez aux conseils » ont appelé ses hésitations.

Son parti pris, il était imperturbable : « Uomo di tenacissimi propositi », a dit Cavour : — « Quand il a pris une résolution, disait le maréchal Castellane, rien ne l’en détourne. » — « Vous savez, écrivait Mérimée à Mme de Montijo, que vous avez un gendre qu’on ne fait point parler comme on veut. » — « Il est supérieur, écrivait La Marmora, par la capacité, la pénétration et la fermeté. » — « Le trait principal de sa nature, observait Malmesbury, est une obstination qui, soutenue par un caractère flegmatique, résiste à toutes les difficultés. »

Mais personne n’est seul dans ce monde. L’homme le plus décidé se trouve tout à coup aux prises soit avec des forces connues dont il a mal calculé la puissance, soit avec des forces imprévues qu’il ne soupçonnait pas. Alors persister serait de la folie. Lui, reculait sans craindre d’être accusé de versatilité ; il reculait comme la machine qui perce les rocs, pour reprendre l’impulsion et revenir plus vigoureusement en avant au moment propice. Il différait sans renoncer. C’est ce qu’on a appelé ses défaillances.

Pas plus que qui que ce soit, il n’a pu mener à bout tout ce que sa hardiesse tenace aurait voulu, ni surtout comme elle l’aurait voulu ; mais, suivi et d’accord avec soi-même, il n’a pas perdu de vue un instant, au milieu des atermoiemens inévitables, le but final.

Le bon sens et la mesure le distinguent autant que l’audace. La science de la vie, selon lui, était celle de la limite. Ce qui était excessif lui inspirait une aversion presque physique. Pour le convaincre, il fallait lui parler posément, sans brusquerie et surtout sans exagération. Persigny s’est discrédité par la forme emportée de ses conseils autant que par ses fanfaronnades d’influence. Les chimériques lui déplaisaient à l’égal des excessifs, car nul ne l’a été moins. Son esprit juste et net, quand il prenait la peine d’approfondir un sujet, allait droit aux solutions positives et pratiques. Lui expliquait-on une affaire ou une opinion, il écoutait attentivement ; s’il n’avait pas d’objection péremptoire à opposer, ne fût-il pas convaincu, il laissait aller, sauf à voiler son regard si cela devenait décidément trop long. Mais la dissertation se fût-elle prolongée longtemps, si on avait laissé échapper une contradiction ou un non-sens, il les relevait d’un mot décisif, et à l’occasion gai ou plaisant.

On ne conteste plus qu’il ne fût très bon, mais de toutes les qualités c’est la moins royale ; elle incline les souverains à la faiblesse ou à l’arbitraire. Selon le dicton du vieux Côme de Médicis, on ne conduit pas les États avec des pater noster. La qualité royale, c’est la justice ; elle est la véritable bonté des rois. L’Empereur la possédait à un haut degré ; cela corrigeait un peu l’excessif de sa bonté, sans cependant détruire assez ce qu’elle conserva d’inquiétant et parfois d’intempestif. Il en convenait à la fin de sa vie. Causant à Chislehurst avec une amie, il gémissait sur sa faiblesse d’autrefois envers ceux qui l’entouraient : « Croyez-vous que mon fils sera ainsi ? — Non, répondit-elle, car il a de la sévérité dans le visage. — Tant mieux ! S’il doit gouverner, il ne faut pas qu’il soit faible. »

Son infériorité était que, très instruit des théories de la guerre et de la diplomatie, très familier avec les idées générales de la politique et de l’histoire, il ignorait les détails et ne les aimait pas, sauf les détails militaires. « Gouverner c’est bien, disait-il tristement, mais il faut encore administrer. » Et il en était incapable. Il le sentait, cela le rendait défiant de lui-même, et donnait autorité sur son esprit à des hommes qui lui étaient inférieurs, mais qui, connaissant les routines de l’administration, des finances et de la législation, lui en imposaient ou l’embarrassaient par de prétendues impossibilités techniques auxquelles il ne savait rien opposer.

Les ministres en abusaient. Par courtisanerie, pour ne pas compromettre leur position, ils se donnaient rarement le courage et la peine de dire non ; mais ils agissaient comme s’ils l’avaient dit, suivant leurs volontés et non les siennes, ne les heurtant pas, les tournant. Pur un très petit exemple on jugera de leurs procédés. Un beau logement était vacant dans un des bâtimens de l’État : — Vous le donnerez, dit l’Empereur, à M. Guigniaut, un savant fort estimé. — Certainement, Sire, répond le ministre d’État. Mais celui-ci avait résolu de réserver l’appartement à un autre savant, son protégé, M. Beulé. Il découvre dans un coin de l’édifice quelques mauvaises chambres inhabitables, il les attribue à M. Guigniaut, qui ne peut les occuper, et installe M. Beulé dans le beau logement. — Avez-vous fait ce que je désire pour M. Guigniaut ? demande l’Empereur quelques jours après. — Certainement, Sire. — Il en allait ainsi dans les affaires plus importantes.

L’Empereur n’était pas sans s’en apercevoir parfois ; bien souvent aussi, il en était avisé par la dénonciation d’un rival aux aguets, par la lettre d’un informateur subalterne, par le propos d’une personne de la cour, par le hasard. Alors il gourmandait le ministre pris en faute ou dénoncé : — « Je suis responsable de fait et de droit de tout ce qui se passe, écrivait-il à Vaillant, et j’en ignore cependant une grande partie. Si j’envoie directement un officier prendre des informations sur les lieux, tous les agens se concertent pour les lui déguiser, et s’il signale un de ces mille abus inséparables de la nature des choses, on lui garde rancune au lieu de lui savoir gré. » (7 février 1856.) A Persigny, il écrivait : « Il faut bien que les ministres se pénètrent de l’esprit de la Constitution qui les rend responsables vis-à-vis de moi seulement, ce qui revient à me rendre responsable de leurs actes. Ils ne doivent donc rien faire d’important sans mon assentiment. » (9 février 1863.) Les ministres s’inclinaient, promettaient de ne plus recommencer, et recommençaient incontinent, sauf à prendre mieux leurs précautions afin de n’être pas surpris de nouveau.

« Gouverner par lui-même, a dit Saint-Simon de Louis XIV, fut la chose dont il se piqua le plus, dont on le loua et le flatta davantage et qu’il exécuta le moins. » Il serait injuste d’appliquer sans restriction un jugement pareil à Napoléon III. Surtout dans la première portion de son règne, il a réellement gouverné lui-même ; dans les hautes sphères, il a été vraiment le maître de sa politique. Mais même alors, et à plus forte raison plus tard, quand l’implacable maladie eut affaibli son activité, dans les détails de l’exécution, il n’a pas été plus obéi que Louis XIV, ni moins mal secondé.


EMILE OLLIVIER.

  1. Carnot au Comité de Salut public, 12 germinal an II.
  2. Conseiller du peuple, 6e série, p. 267 : « Un jour viendra, je n’en doute pas, où le père de famille aura autant de voix dans le suffrage qu’il y a de vieillards, de femmes et d’enfans à son foyer ; car, dans une société bien faite, ce n’est pas l’individu, c’est la famille qui est l’unité permanente. »
  3. D’après M. de Chaudordy, c’était aussi l’avis de Gambetta : « Il nous a dit souvent, raconte M. de Chaudordy, que la constitution qui convenait le mieux à notre pays et qui avait ses préférences était celle de la présidence du prince Louis-Napoléon. Elle a pour base essentielle, on le sait, l’exclusion des ministres de la Chambre et la responsabilité directe du chef de l’État. » (La France en 89, p. 100, en note.)
  4. Tocqueville, Souvenirs, p. 340. Voir aussi Falloux, Mémoires, t. II, p. 55.
  5. Thiers, le Consulat et l’Empire, t. III, p. 410.
  6. Discours en réponse à M. Claretie et à M. Cherbuliez. Voir aussi De la Monarchie constitutionnelle en France.
  7. Machiavelli, Dei discorsi, lib. I, ch. LVIII.
  8. A Piscatory, 8 juillet 1850.
  9. Guizot à Barante, 9 juillet 1850.
  10. Mémoires de Miol de Melilo, t. II, p. 162, 217, 242.
  11. Renan, la Réforme intellectuelle et morale, p. 17 et 35.
  12. Renan, ibid., p. 303. Renan, pas plus que Proudhon, ne recule devant les contradictions.
  13. Saint-Arnaud, Lettres.
  14. Roon, Mémoires, t. 1, p. 252.
  15. Mémoires, p. 171.
  16. Persigny, Mémoires, p. 181.
  17. Saint-Arnaud, Lettres, 17 septembre 1852.
  18. Persigny, qui constate cette tristesse, n’en comprend pas la cause ; il l’attribue « aux collisions dont sa personne pouvait être le sujet et au regret d’être surpris par un événement qu’il n’avait pas prévu » !
  19. Le maréchal de Castellane rapporte la violence des cris de : Vive l’Empereur ! qui accueillirent ce discours et se renouvelèrent partout durant le séjour à Lyon. L’Empire proclamé, il écrit dans son journal (5 décembre 1852) : — « Le soir, Lyon a été illuminé, mais médiocrement. Les Lyonnais ont peu crié : Vive l’Empereur ! quoique, au fond, ils soient contens. » Qu’en savait-on ? C’était le cas, cependant, de crier plus que jamais : « Vive Napoléon III, vive l’Empereur ! » Mais alors l’enthousiasme n’était plus embrigadé.
  20. La Lutte électorale en 1863, p. 11.
  21. Persigny.
  22. Au lendemain de l’événement, un groupe de libéraux fit parvenir au comte de Chambord une note rédigée par Tocqueville, dans laquelle il était dit :
    « Je suis porté à croire, quant à moi, qu’après l’anarchie qui a suivi 1848 et en sortant du despotisme que nous subissons, il sera nécessaire de grande prudence dans le rétablissement de la monarchie constitutionnelle, qu’il faudra d’abord assurer au pouvoir royal tous les droits compatibles avec la liberté et ne reconnaître, dans les premiers temps, à la liberté, que les droits indispensables sans lesquels elle ne pourrait exister. — Ainsi, un parlement où l’on discute librement et dont les discussions soient publiques me paraît une condition sine qua non de la monarchie constitutionnelle ; mais il ne s’ensuit pas nécessairement que le Parlement ne puisse être d’abord fort restreint dans ses attributions et resserré dans la durée de ses travaux. — La liberté de la presse me semble encore une des conditions nécessaires ; mais il n’en résulte pas qu’en dehors de la censure préalable, on ne puisse ni ne doive prendre toutes sortes de mesures contre cette liberté redoutable. » (Gazette de France du 23 novembre 1871.)
  23. Augustin Filon, Mérimée et ses amis.
  24. Voir Michelet.
  25. Sur la cour de Napoléon, voir le très agréable et intéressant ouvrage du duc de Conegliano : la Maison de l’Empereur.
  26. Le 11 novembre 1791.
  27. De Biarritz, 8 septembre 1856. — Je dois la communication de cette lettre intéressante, ainsi que toutes celles du maréchal Vaillant ou au maréchal Vaillant que j’ai déjà données ou que je donnerai bientôt, à M, Vernier, ancien conseiller d’État, légataire des papiers du Maréchal.
  28. Se il re vuol far tutto, andrà in rovina.