Napoléon (Jacques Bainville)/CHAPITRE XVI

A. Fayard et Cie (p. 305-329).

CHAPITRE XVI

L’OUVRAGE DE TILSIT


Si jamais un homme put se flatter d’avoir forcé le destin et s’applaudir d’être exactement arrivé au résultat qu’il cherchait, ce fut Bonaparte au mois de juin 1807. Son zénith est à ce solstice d’été. Mélange profond, égal succès des combinaisons militaires et des combinaisons politiques, les armes au service d’une diplomatie raisonnée, un Mazarin qui serait son propre Condé et un Condé qui serait Mazarin, un grand capitaine qui ne dit plus seulement de son adversaire : « Je le battrai là », mais : « Nous nous embrasserons là », et qui le bat puis l’embrasse en effet. Rarement on a vu tant de calculs réussir à la fois. Et jamais, jusqu’à cette maturité du génie et de l’âge, — le voici à ses trente-huit ans, — il n’a eu ni donné ce sentiment de plénitude. C’est le moment où il écrit : « L’honnête homme combat toujours pour rester maître de lui. » Sa tragédie préférée ajoute « comme de l’univers ». On ne domine les événements et le monde que si l’on se domine d’abord soi-même, et Bonaparte se souvient de ses commencements prudents, des peines que le pouvoir lui a coûtées, de l’inconstance de la victoire. « S’il arrivait de grands revers et que la patrie fût en danger… » Cette phrase, qui rappelle les inquiétudes d’Eylau, précède de deux mois le double succès de Friedland et de Tilsit. Elle est témoin de sa lucidité, du sentiment exact qu’il a de la situation.

Son but est de se réconcilier avec la Russie. Il y pense depuis la mort de Paul Ier. Il y pensait en ménageant Alexandre après Austerlitz. C’est l’idée qui occupe son esprit pendant ce long séjour de Pologne où il se montre capable de tant de patience. Entre Eylau et Friedland, entre les deux batailles, il n’est pas de soin, de précaution qu’il ne prenne pour apparaître comme la victime des coalitions que fomente l’Angleterre et pour éviter le rôle de provocateur. L’Autriche manifeste l’intention d’intervenir pour la paix générale. Napoléon se garde de repousser l’idée d’un congrès afin de « ne pas donner de prétextes ». Et même il s’empresse : « Je désire beaucoup lier mon système avec celui de la Maison d’Autriche. » Il garde en réserve l’alliance autrichienne si l’alliance russe vient à manquer, de même que, le mariage russe manquant, il aura en réserve le mariage autrichien.

Il est vrai qu’il doit toujours se méfier, que l’agression de la Prusse a été une leçon, qu’il ne peut sans imprudence se dessaisir des gages qu’il a pris à cet État. Mais il est fort de tant de regrets d’avoir dû châtier et qu’il a exprimés à Frédéric-Guillaume. Est‑ce sa faute si ce roi s’obstine à lier sa cause à celle du tsar avec lequel, d’ailleurs, l’empereur ne demande qu’à traiter ? La Suède, qui a fait dans la coalition une entrée épisodique, propose un armistice. Napoléon saisit cette occasion de reprendre le thème qui a déjà servi avec les Prussiens. Pourquoi cette guerre ? À quoi bon s’entretuer quand les Français et les Suédois ont tant d’estime réciproque, tant de raisons d’être amis ?

Ainsi Napoléon se trouve en excellente posture pour tendre la main à Alexandre, recommandant surtout à Paris de « ne pas parler de l’indépendance de la Pologne » et de « supprimer tout ce qui tend à montrer l’empereur comme le libérateur ». Tout aura été préparé de loin, même la bataille, et il ne faut plus qu’une chose pour le coup de théâtre qui doit apporter le dénouement. C’est que, l’été rendant possible la reprise des opérations, les Russes eux-mêmes attaquent. Qu’ils se retirent au contraire, qu’ils laissent Napoléon devant le vide, qu’ils l’obligent soit à les poursuivre (et jusqu’où ?), soit à attendre (jusqu’à quand ?) et ce sera déjà tout 1812. Alors, chose essentielle pour comprendre ce qui se passera, 1807 est un 1812 qui réussit, qui amène la paix et l’alliance avec la Russie parce que les Russes, au lieu de rompre le contact, ont pris l’offensive, livré bataille, donnant à Napoléon le droit de dire, et il en triomphera autant que de sa victoire, que, sortis les premiers de leurs cantonnements, ils ont encore été les agresseurs, avec cette excuse d’avoir été poussés par l’Angleterre, éternelle « ennemie de la paix ».

Le 14 juin, anniversaire de Marengo, l’armée russe est complètement battue à Friedland, Alexandre avec elle et encore plus qu’elle. Il l’est dans son âme. Il semble admirer son vainqueur. Il l’admire peut-être vraiment. En tout cas, il cède à la pensée de s’entendre avec lui. On comprend tout de suite pourquoi Napoléon ira — c’est déjà dans cinq ans — jusqu’à Moscou, y perdra un temps précieux. C’est parce qu’il aura vu, après Friedland, Alexandre tomber dans ses bras. Il poursuivra, il attendra, pour sa ruine, une autre accolade de Tilsit.

Il avait, après sa victoire de Friedland, refoulé les débris de l’armée russe en retraite jusqu’au Niémen, limite de l’empire moscovite. Et qu’eût‑il fait si, à ce moment, et de l’autre côté du fleuve, Alexandre, comme fasciné, n’eût demandé un armistice, si le tsar eût écouté ceux qui lui conseillaient de laisser entrer Napoléon, comme Pierre le Grand après avoir perdu la bataille de Narva, avait laissé entrer Charles XII ? Alexandre ne vit pas à quel point Napoléon avait faim et soif de cette paix qu’il venait, le 22 juin, de promettre à ses soldats et à la France, la paix nécessaire au système, une paix « qui porte avec elle la garantie de sa durée », parce qu’« il est temps d’en finir et que notre patrie vive en repos à l’abri de la maligne influence de l’Angleterre ». En finir, c’était le besoin de Friedland et c’est l’illusion de Tilsit. Car Napoléon est prêt à beaucoup de choses pour obtenir l’alliance de la Russie. Mais lui‑même ne voit pas non plus qu’Alexandre ne sera qu’à moitié sincère parce qu’il a des raisons immédiates et impérieuses de conclure une paix qu’autour de lui on réclame très haut, dans un découragement et une débandade où s’abolit la discipline, où le tsar n’est peut‑être pas en sûreté et peut craindre, comme il arrivera cent dix ans plus tard à Nicolas II, l’abdication imposée, en pleine guerre, par le militaire en révolte.

Sentimental et mystique, sujet aux revirements soudains, Alexandre calculait beaucoup. Autrement que Napoléon sans doute. Il se décidait pourtant comme lui et comme la plupart des hommes par les circonstances, ce qui fera qu’ensuite ils se traiteront réciproquement de fourbes. Novossilov souffle à l’oreille du tsar que, s’il s’allie avec la France, il devra craindre, en revenant à Saint-Pétersbourg, le sort de Paul Ier. Mais, dans le moment, l’armée russe est incapable de résistance et Alexandre reçoit des offres de paix inespérées. Alors tout ce que Napoléon a fait depuis des mois pour rendre la réconciliation passible porte son fruit. Dans les heures mêmes qui suivent Friedland, il laisse percer son désir de traiter à des conditions honorables. Et il se réserve d’éblouir Alexandre par des conditions qui seront généreuses et magnifiques.

Les deux empereurs se rencontrèrent à Tilsit dès le 25 juin. Et cette rencontre, avec son caractère de théâtre, produisait en faveur de Napoléon l’effet d’un immense succès moral. Il est l’homme vraiment extraordinaire qui réussit tout, à qui tout réussit, qui dispose de la paix comme de la guerre. Ce radeau au milieu d’un fleuve hyperboréen, où, sous les regards des deux armées rangées sur chaque rive, des souverains, non seulement puissants mais « amis des lumières », qui se battaient la veille, s’embrassent aujourd’hui, c’est une mise en scène où la main et le savoir-faire de Bonaparte se reconnaissent, avec cette « intelligence de l’imagination des peuples » qui est une de ses facultés maîtresses, une des grandes raisons de son pouvoir sur l’esprit des humains. On croit lire le poème philosophique qu’eût écrit Voltaire sur cette arche du Niémen, arche de concorde pour despotes éclairés.

Napoléon s’était promis de séduire Alexandre, sûr de ne pas être séduit lui-même. Il sortit de la première entrevue enchanté de ce « fort beau, bon et jeune empereur ». Il devait bientôt découvrir chez lui « un Grec du Bas-Empire  ». Il en était alors au sentiment naturel de jouir de sa conquête. Il avait le goût de plaire et il en avait le talent. Tous ceux qui l’ont approché ont parlé du charme, de la « puissance magique » qu’il savait donner à son regard, surtout à son sourire, de « l’âme » qu’il savait mettre sur ses lèvres et dans ses yeux. Alexandre voit le grand homme du siècle, le redoutable capitaine, aimable, caressant, magnanime, faisant oublier qu’il est le vainqueur, d’autant plus persuasif qu’il est plus sincère et il est sincère parce qu’il touche enfin au but de sa politique. D’un seul coup, un coup de foudre, admirablement préparé, comme un haut fait de séducteur, l’exploit d’un Valmont impérial, Alexandre est conquis. Il dira ce mot féminin et qui n’était pas tout à fait menteur : « Je n’ai rien aimé plus que cet homme. » C’est un épisode des Liaisons dangereuses pendant les nuits blanches des étés du septentrion.

Maintenant Napoléon et Alexandre ne se quittent plus, partagent les repas, les promenades, les pensées. Il n’y a qu’une ombre, un vague remords pour le tsar. Ce sont ses alliés, le roi et la reine de Prusse, qui ont tout perdu parce qu’ils ont cru en lui et qu’il abandonne. Napoléon lui réserve encore cette surprise, cette délicatesse du cœur, deviner les scrupules de son ami, prévenir les reproches de sa conscience, lui épargner les silences amers du triste Frédéric-Guillaume, les regards méprisants de la belle Louise. Tout de suite, Napoléon fait venir ces vaincus de leur lagune de Memel. Déjà il est résolu à leur rendre, en l’honneur d’Alexandre, une partie de leurs États. Ils seront aussi de la table impériale et il aura pour eux les égards dus au malheur, échappant au manège de la jolie femme, ne se laissant entraîner ni par la pitié ni par la galanterie au‑delà du dessein qu’il a arrêté pour la Prusse. Il faut se faire de Napoléon à Tilsit l’image contraire de celle d’un vainqueur brutal. S’il est enivré de quelque chose, ce n’est pas de ses victoires, c’est de ses succès diplomatiques et l’on peut dire mondains.

Il eût, au‑delà de toute mesure, été affranchi de la condition humaine, s’il n’avait goûté les heures où, à cette extrémité de l’Europe, il tenait sous son prestige l’héritier de la grande Catherine et l’héritier du grand Frédéric. Il y avait en lui un coin de parvenu, mais d’intellectuel parvenu. Il évoquait ce qu’avaient représenté pour lui‑même, jeune lecteur des philosophes de l’autre siècle, le fameux roi de Prusse et la Sémiramis du Nord. Mais surtout, à partir de ces heures‑là, comment n’eût-il pas été tenté de croire que rien ne lui était plus impossible, lorsque, sous la tente de Tilsit, tels des dieux, l’empereur des Français modelait l’Europe dans une causerie familière avec l’autocrate de toutes les Russies ?

En concluant ce traité de paix et d’amitié avec Alexandre, il est au sommet de ses vœux. Sans doute, il sera la dupe de Tilsit. Mais que d’autres avec lui ! « C’est bien fini des guerres, maintenant », répète-t-on dans les rangs de la Grande Armée et les beaux jours de Tilsit laisseront autant de regrets, une trace aussi brillante que ceux d’Amiens, ils feront oublier les combats sanglants, les misères, ils serviront encore à la magie du règne. Pourtant, rien n’est fini et Napoléon le sait. Que cherche-t-il ? Que veut-il ? Associer à la lutte contre l’Angleterre la Russie qui devient la pièce maîtresse du « système ». En donnant l’ordre à Fouché de veiller pour que, dans les journaux de Paris, il ne soit plus dit de « sottises » sur les vaincus de Friedland et leur empereur, il ajoute : « Tout porte à penser que notre système va se lier avec cette puissance d’une manière stable. » Le système, c’est le blocus continental. Trois jours plus tard, il rédige à l’usage d’Alexandre, un exposé sur « la conduite que nous avons à tenir pour contraindre l’Angleterre à la paix ». Désormais Napoléon considère que la guerre est finie sur le continent. Il ne reste plus à terminer que la guerre maritime. Alexandre offrira sa médiation à Londres pour la paix générale. Si l’Angleterre refuse, « elle verra la crise qui se prépare pour lui fermer tout le continent ». Il s’agit que le décret de Berlin ne soit plus un vain mot. La Prusse étant à demi occupée, à demi soumise, la Russie consentante, le commerce des Anglais, exclu d’Europe, étouffera encore davantage. Si l’Angleterre s’obstine, l’escadre du tsar s’unira aux flottes de la France et de ses alliés pour reprendre les hostilités sur les mers. Et que faut‑il pour décider Alexandre ? Renoncer à la résurrection d’une grande Pologne, ce n’est pas assez, Napoléon ne l’ignore pas. Alors, à ses yeux éblouis, il déroule, la carte sur la table, un projet de partage plus grandiose que tous ceux du siècle passé, la question d’Orient résolue au profit de la Russie, le « grand projet ». Sans doute, il faut sacrifier, avec les Polonais, les Turcs qui sont aussi les alliés de la France, qui, durant cette campagne de Friedland, opéraient une diversion utile contre le tsar, qui ont résisté dans le Bosphore, avec l’aide de Sébastiani et d’une mission française, à une attaque des Anglais. Il serait fâcheux de trahir aussi ouvertement ces Turcs amis. Juste à ce moment une révolution de palais renverse le sultan Sélim, délie Napoléon de cette alliance. Les provinces danubiennes, dépouilles de Sélim, la Finlande, dépouille de la Suède, telle est la part que reçoit la Russie quelques jours après une sanglante défaite, comme si, dit Thiers, et ce n’est pas mal dit, « l’honneur d’être vaincu par Napoléon équivalait à une victoire ».

Le traité de paix fut signé à Tilsit, le 8 juillet, trois semaines après Friedland, toujours avec cette rapidité qui improvisait les plus vastes remaniements de souverainetés et de territoires. Traité brillant, plein de contradictions, de transactions et de faiblesses comme ils le sont tous et que Bonaparte eût critiqué le premier s’il en avait subordonné les détails — et les découpages de provinces, les créations d’États n’étaient plus que des détails — à l’idée centrale qui était de fédérer le continent contre l’Angleterre.

Il est facile de dire que la Prusse devait être ou bien tout à fait anéantie ou restaurée tout à fait, mais on ne pouvait la supprimer et détrôner son roi sans déshonorer Alexandre. D’autre part, elle avait prouvé, dix mois plus tôt, qu’elle était dangereuse avec toutes ses forces et tout son territoire. Il eût été imprudent de la laisser intacte et de la remettre dans son ancien état de puissance. Il est facile de dire encore que le duché de Varsovie, simulacre d’indépendance de la Pologne, c’était, pareillement, à la fois trop et pas assez. Napoléon se félicitait de la création de cet État varsovien comme d’une solution modérée, prudente, bien calculée, qui tenait compte de tout. Il faisait tout de même quelque chose pour les Polonais, ménageait ces utiles, ces sincères amis de la France dans l’Europe de l’Est, les constituait en État‑tampon, suffisant pour mettre une distance entre la Russie et l’Allemagne, trop faible pour porter ombrage au tsar. Du moins, Napoléon le supposait, à tort. Le tsar s’était résigné, assez mal, et parce qu’il n’avait pu faire autrement, à cette résurrection d’un fragment de Pologne. Elle serait, à Pétersbourg, un grief permanent contre l’alliance française et le choix même du roi de Saxe, d’une espèce de neutre, pour gouverner le duché varsovien n’était pas assez pour calmer les craintes des Russes.

Pourtant Napoléon n’avait pas voulu que son frère Jérôme régnât à Varsovie. Pour celui-là, encore sans emploi et qui devait servir comme les autres ou disparaître, l’empereur créait un nouveau royaume feudataire. Et ce royaume de Westphalie n’était pas un caprice. Il rentrait dans la grande pensée, continuer, toujours selon le « système » le royaume de Hollande, compléter la Confédération du Rhin, employer les restes de la Prusse, toujours pour soustraire plus de littoral, d’estuaires, de ports et de débouchés au commerce anglais. Et puis Jérôme, le nouveau roi, épousant Catherine de Wurtemberg, devient parent du tsar qui a feint ne pas comprendre — c’est, pour Napoléon, la déception de Tilsit — les allusions à l’autre idée de mariage et qui, de son illustre et nouvel ami, du grand homme admiré, du héros chéri, ne semble pas pressé de faire un beau‑frère. Avec la Finlande et les provinces danubiennes arrachées à la Turquie, donne‑t‑on même assez à la Russie pour répondre qu’elle restera fidèle à l’alliance ? Mais lui offrir d’emblée Constantinople, ce serait la rendre si puissante, bouleverser à ce point tout équilibre, que jamais l’histoire n’eût pardonné à Bonaparte d’être allé si loin. Sans compter la tentation naturelle que pouvait avoir déjà la Russie de faire garantir ses acquisitions de Tilsit par l’Angleterre après les avoir obtenues de la France. Telles furent les réflexions et les raisons par lesquelles, en concluant cette paix, se détermina l’empereur.

Ces constructions hâtives, ces espèces de baraquements politiques que Bonaparte élève après chacune de ses courses victorieuses à travers l’Europe et qui étendent toujours, selon les mêmes données, les annexes dont la Révolution avait déjà flanqué ses propres conquêtes, ce sont des châteaux dans les nuages. Et tout cela, qui est démesuré, ne paraît absurde que si l’on oublie l’absurdité essentielle, foncière, d’une situation qui durait déjà depuis près de quinze ans, la loi d’une entreprise qui consistait à faire, sans marine, la guerre aux Anglais, à conquérir la mer par la terre. Mais les Anglais étaient moins disposés qu’ils ne l’avaient jamais été à faire la paix et à reconnaître à la France la possession de la Belgique, alors que, pour garder la Belgique, la France, de proche en proche, était entraînée à dominer le continent.

Quand on énumère les agitations de Bonaparte, quand on regarde, en se disant qu’il est inévitable que l’édifice s’écroule, l’entassement de ses alliances, de ses traités, de ses annexions, de ses victoires même, on oublie ce qui commandait sa position. Il ne l’oubliait pas. La guerre avec les Anglais avait recommencé depuis le mois de mai 1803, un an avant la proclamation de l’Empire, cet état de guerre devait durer jusqu’à la chute de Napoléon, et personne n’a jamais dit comment il aurait pu en sortir. Condamner les moyens qu’il a employés revient à reconnaître qu’ils ont été inutiles comme la tentative elle‑même, car personne n’en a jamais indiqué de meilleurs. Ou plutôt, un seul eût été vraiment efficace. C’eût été d’évacuer tout de suite la Belgique, chose à laquelle Napoléon pouvait penser moins qu’un autre puisqu’on était allé jusqu’à lui décerner le pouvoir suprême pour qu’il conservât à la France cette conquête fondamentale de la Révolution.

La trêve d’Amiens s’était rompue sur le prétexte de Malte. À Tilsit, Napoléon et Alexandre conviennent de laisser Malte à l’Angleterre, qui ne daigna être fléchie pour si peu puisque l’île n’avait pas cessé d’être en sa possession. Ainsi du petit au grand. Rien ne sera fait tant que l’Angleterre ne sera pas vaincue, et tout, dans la politique napoléonienne, est destiné à produire la défaite ou la capitulation de l’Angleterre comme tout, dans la politique du cabinet de Londres, est destiné à produire la renonciation de la France aux conquêtes qui ont été, dès 1793, frappées d’interdit par le gouvernement anglais. Alors, il faut que le blocus continental qui est, contre l’Angleterre, l’arme unique de Napoléon, devienne complet, hermétique. C’est à cela que Tilsit doit servir comme l’alliance russe doit servir à imposer la fermeture des ports dans les États réfractaires ou récalcitrants. Cette paix précise et agrandit le « qui n’est pas pour moi est contre moi » en vigueur des deux côtés de la Manche, et qui provoque sans arrêt les coalitions et les contre‑coalitions.

Pas un instant Napoléon ne perd de vue son objet. Sur le chemin du retour en France, de Dresde, le 19 juillet, il donne à Talleyrand ses instructions, déduites du traité qui vient d’être signé onze jours plus tôt au bord du Niémen.

Partout où le blocus continental a des fissures, les boucher. « Monsieur le prince de Bénévent, il faut s’occuper sans retard de faire fermer tous les ports du Portugal à l’Angleterre. » Si le Portugal refuse, on lui déclarera la guerre conjointement avec le roi d’Espagne qui, étant l’allié de la France, doit comprendre l’urgence de cette mesure. Prenons note ; c’est l’amorce de la plus funeste des entreprises. Mais la logique le veut, et la nécessité. Dans le même esprit, le 28 août, Napoléon écrit à son autre grand allié, celui de Pétersbourg, afin qu’il agisse aussi à Vienne, d’accord avec la France, pour que l’Autriche, à son tour, ferme ses ports aux Anglais. Il est vrai qu’Alexandre n’a pas tout à fait fermé les siens et c’est par là que viendront la brouille et la rupture. Il restera les États du pape et les États scandinaves, la Suède, le Danemark, qui devront aussi refuser d’acheter et de vendre aux Anglais. À cela doit encore servir l’alliance russe. Alors la tunique sans couture du blocus sera passée sur le continent.

« L’ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde. » Il y avait l’ouvrage de Tilsit, l’amitié de Tilsit et même le style de Tilsit, celui dans lequel s’étaient épanchés, cœur à cœur, les deux souverains. Il y eut aussi, et chez Napoléon seul, l’enivrement de Tilsit. Il avait trop l’expérience de la guerre pour ne pas savoir à quoi les victoires peuvent tenir. Malgré sa connaissance, son mépris des hommes, il n’avait pas assez l’expérience de la diplomatie pour apprécier exactement le fond qu’il pouvait faire sur l’alliance russe. Il s’en exagéra la valeur, la portée, la solidité, parce qu’elle devenait la base de sa politique tandis qu’Alexandre murmurait à l’oreille d’un Prussien : « Avec les circonstances, la politique pourra changer. » Mais il semble à Napoléon qu’il lui suffira d’être, pendant quelques années seulement, l’allié de la plus grande puissance du continent pour que rien ne puisse lui résister. Le principe de ses fautes les plus graves est là. Il fut victime du mirage russe. Il n’était pas le premier et il ne devait pas être le dernier.

À partir de Tilsit, Napoléon ne ménage plus rien. C’est le mot, l’aveu naïf, la clef que Champagny, parlant au ministre de Portugal, livre à l’histoire : « D’accord avec la Russie, il ne craint plus personne. » Il en oublie toute prudence et les erreurs qu’on lui reproche le plus, affaires de Rome et d’Espagne, datent également de la période qui suit les effusions théâtrales sur le radeau du Niémen.

Cependant si les violences s’aggravèrent, Napoléon ne fut pas seul coupable. La réponse de l’Angleterre à l’alliance franco‑russe avait été rude. Le 2 septembre, après une sommation au Danemark, elle a bombardé et à peu près détruit Copenhague afin de terroriser les neutres et faire craindre aux rivages de Russie le même sort. Le 11 novembre, un décret du cabinet de Londres oblige les navires des pays non-belligérants à passer par les ports anglais pour y payer une taxe ou pour y prendre des marchandises sous peine d’être déclarés de bonne prise. Arbitraire évident des « tyrans des mers ». Il n’est que juste de dire que « Napoléon se crut tout permis puisque l’Angleterre se permettait tout à elle‑même ». La riposte au décret de Londres fut, le 17 décembre, le décret de Milan, qui renforçait les règles du blocus continental et exposait à la saisie les bâtiments, quels qu’ils fussent, qui auraient touché en Angleterre.

Il faut voir ici les choses dans leur enchaînement et dans leur suite, le duel franco-anglais avec l’inégalité qui résultait pour la France du fait que l’Angleterre était, depuis Trafalgar, maîtresse incontestée de la mer, tandis que Napoléon ne serait jamais le maître complet du continent. Il s’épuiserait, n’ayant d’autre ressource, à la tâche impossible de rallier toutes les nations d’Europe, de les associer à une guerre dont l’enjeu, qui ne variait pas, était la Belgique et la rive gauche du Rhin. Il comptait, pour fédérer avec lui les peuples, sur la tyrannie maritime de l’Angleterre, ses exactions, ses attentats au droit des gens. Un seul pays, à la fin, s’insurgera, déclarera la guerre aux Anglais au nom de la liberté du commerce, mais pour son compte, sans la moindre liaison avec la France et sans moyens suffisants pour que son concours indirect soit utile. Ce seront les États-Unis d’Amérique qui n’étaient pas alors une grande puissance. Mais les nations européennes, convoquées à la lutte pour leur indépendance, éprouvent déjà beaucoup plus les effets du blocus terrestre que les effets du blocus maritime. L’Angleterre saisit des navires au loin. La France met ou fait mettre des douaniers partout, de sorte que la contrainte qu’elle impose est beaucoup plus visible, beaucoup plus sensible que la « tyrannie » des Anglais qui s’exerce entre le ciel et l’eau. L’empereur a beau s’excuser, reconnaître que les mesures arrêtées par les décrets de Berlin et de Milan sont « injustes, illégales et attentatoires à la souveraineté des peuples », que ce sont des mesures de circonstance auxquelles il est lui-même obligé, il a beau, en contrepartie, apporter aux gouvernements alliés des agrandissements de territoires, aux populations le progrès, la suppression des anciennes servitudes, une bonne administration. Il n’en est pas moins tenu de veiller à la stricte exécution de son blocus, de mettre des soldats derrière les douaniers, de continuer les douanes par la conquête et l’annexion, de sorte que la lutte pour l’indépendance contre l’Angleterre devient la domination de la France et que l’Europe, bientôt, appellera les Anglais comme des libérateurs.

C’est à partir de Tilsit que l’empereur applique, c’est‑à‑dire impose vraiment le système et l’on aperçoit aussitôt l’écheveau incroyablement embrouillé dans lequel il s’engage. Plus sont grands les moyens qu’il possède pour réaliser ce que la Convention a déjà conçu avant lui et plus il complique les affaires. On a l’impression d’une sorte de vertige, d’un délire de la puissance, d’un démiurge insensé qui brasserait sans arrêt le vieux monde, ôtant ici rois pour les mettre ailleurs, donnant aux uns ce qu’il reprend aux autres, remaniant, agglomérant, divisant, annexant et il est impossible de le suivre dans le détail sans donner au récit un caractère d’éparpillement et de papillotement insoutenables pour l’esprit. Cependant, si nous pouvons risquer cette comparaison, qui n’est pas noble mais parfaitement exacte, les actes les plus démentiels de Napoléon seront aussi raisonnables que les mouvements désordonnés d’un rat pris au piège. N’oublions pas que le sien s’était fermé à Trafalgar et qu’il faut maintenant courir, « depuis Gibraltar jusqu’au Texel », à toutes les issues par où peuvent entrer des marchandises anglaises, puisque c’est dans son commerce seul que la nouvelle Carthage peut être frappée.

Mais quelle tâche, qui est à recommencer toujours ! Alexandre, malgré le mécontentement de ses boïards et de ses marchands, le même mécontentement qui avait coûté la vie à Paul Ier, vient enfin, à force d’objurgations, de mettre l’embargo sur les navires anglais. Seulement il faut lui donner, aux dépens de la Turquie, les satisfactions promises, et alors ce sont les Turcs qui passent dans l’autre camp et qui rouvrent Constantinople à l’Angleterre. En Hollande, Louis n’arrive pas à faire respecter le blocus par ses propres sujets. Napoléon l’accable de conseils sur l’art de gouverner, le rappelle à ses devoirs, le réprimande, se fâche. La combinaison du royaume de Hollande n’est assurément pas la bonne ; il faudra songer à une autre. En Étrurie, il y a une reine, une Bourbon d’Espagne intronisée là naguère, au scandale des Jacobins de Paris, pour faire plaisir à la cour de Madrid. Cette reine laisse passer par Livourne trop de cotonnades, comme le pape en laisse trop passer à Ancône. Elle sera expédiée, dédommagée ailleurs. Il y a des plans sur le Portugal. Il faut en finir, toujours selon la logique du système, avec cette dépendance de la couronne britannique. Lisbonne et Oporto ne sont que des « comptoirs anglais ». Un tiers du territoire portugais sera donné à la reine d’Étrurie, un tiers au prince de la Paix, le dernier à Napoléon lui‑même qui, de là, surveillera le reste. C’est le traité de Fontainebleau, le traité de conquête et de partage franco‑espagnol, pour en finir avec la maison de Bragance, comme on en a fini avec les Bourbons de Naples, « vendus » eux aussi, à l’Angleterre. Et là non plus Napoléon n’innove pas. Quand il écrit au roi d’Espagne : « Je m’entendrai avec Votre Majesté pour faire de ce pays (le Portugal) ce qui lui conviendra », c’est encore un projet qu’il reprend au Comité de salut public, un projet qui date de 1795 et qu’il exécute parce qu’il croit, cette fois, en avoir les moyens. Mais, qu’on soit la République ou l’Empire, on ne peut mener ni même concevoir la guerre de représailles commerciales contre les Anglais si on leur laisse leur pied‑à‑terre du Portugal.

Du décret de Berlin à l’alliance russe, de l’alliance russe au décret de Milan, du décret de Milan au traité de Fontainebleau, la suite des raisonnements et des actes est nette. Elle est naturelle. Mais ce développement en comporte d’autres qui auront le même caractère de nécessité et de fatalité. Napoléon s’engage dans une entreprise qui sort des précédentes, s’y rattache et, à son tour, en déterminera d’autres. Junot, avec une armée, franchit les Pyrénées pour marcher sur Lisbonne. C’est le commencement des affaires d’Espagne, alliance, coopération militaire au Portugal avec les Bourbons de Madrid, en attendant de les détrôner à leur tour, de simples gîtes d’étapes de la frontière française à la frontière portugaise, en attendant l’occupation de toute la péninsule. Dans un esprit puissamment déductif comme celui de Bonaparte, une idée se forme, engendre les suivantes. Que les événements le tentent, sa pensée fait un bond nouveau. Nous allons voir, en Espagne, par des circonstances que personne ne pouvait calculer, naître et grandir la funeste tentation.

En cet automne, si triomphant, de 1807, Napoléon ne veut plus se contenter de cette guerre immobile de la prohibition, de cette lutte d’usure qui use tout le monde, qui consiste à ruiner les Anglais, qui fait dire qu’ils sont aux abois quand ils trouvent toujours de nouvelles ressources. De nouveau, il pense à une attaque de l’Inde par la Perse. Il y pousse la Russie, qui reste sceptique. Il revient à l’idée du camp de Boulogne, à la descente possible en Angleterre, en tout cas à des opérations navales. Il ordonne que des vaisseaux soient mis en chantier en France, en Hollande, à Naples, à Ancône qu’il vient d’occuper, partout. Il veut effacer les conséquences de Trafalgar et, pour cette renaissance maritime, le concours actif de l’Espagne, son alliée, est nécessaire. Mais l’Espagne est-elle une alliée sûre ? Sans la victoire d’Iéna, elle allait le trahir, il en a eu la preuve et il s’en souvient. Et puis, dans quel état est‑elle ? Plus bas, de plus en plus bas, dans la décrépitude, menacée d’anarchie. « Il ne pouvait, dit Thiers, se défendre d’un sentiment de pitié, de colère, d’indignation, en songeant que l’Espagne n’était même pas en mesure d’armer une division navale. » Et « il se disait qu’il faudrait bien finir par lui demander, pour elle, pour ses alliés, de s’administrer autrement ». Vaguement encore il songe à rajeunir l’Espagne, à la moderniser, à la régénérer. Elle s’endort sous Charles IV, ce Sganarelle couronné qui n’a d’yeux, comme la reine, que pour Godoy, le « prince de la Paix », un ancien garde du corps, scandale de la cour et de la nation. « Un roi imbécile, une reine impudique », un prince héritier qui conspire contre ses parents et contre leur « abject favori », tel est le spectacle que donne le gouvernement espagnol. Comment se reposer sur lui alors que, sans la victoire d’Iéna, il se fût livré à l’Angleterre ? Ébauche de trahison qui a, pour la première fois, donné à Napoléon l’idée qu’il aurait « quelque chose à revoir dans ses affaires avec ce pays ». Pour le succès des choses entreprises en commun, il n’est pas nécessaire seulement que cet allié soit fidèle. Il est indispensable que ses forces soient tendues comme le sont celles de la France. Déjà des flatteurs, parmi lesquels Talleyrand, plus dangereux depuis qu’il est en demi-disgrâce, murmurent à l’oreille du maître que Napoléon devrait mettre à Madrid un roi de sa famille comme Louis XIV y avait mis le duc d’Anjou. Mais l’empereur n’en est pas encore au jour où il décidera que les Bourbons d’Espagne ont cessé de régner. S’il a renversé ceux de Naples, c’est parce qu’il les a toujours trouvés parmi ses ennemis. Il n’est pas dans sa politique de multiplier les révolutions puisque le résultat qu’il cherche, c’est de fédérer l’Europe, qu’il prend comme elle est et qui est monarchique. Il n’est pas de son intérêt de détrôner sans besoin des maisons régnantes. Et à quel moment ? Devenu l’allié du tsar, il se rapproche de l’Autriche, il cousine et fraternise avec les représentants des grandes royautés historiques, et, rien que pour expulser de Lisbonne les Bragance, il est obligé de prendre avec la cour de Vienne des précautions.

Il lui faudra même quelque temps pour qu’il en arrive à se convaincre que cette famille royale d’Espagne n’est que pourriture, que ses dissensions jetteront l’État espagnol dans le chaos, achèveront de le ruiner, en rendront l’alliance de nul prix, si elles ne le livrent pas aux Anglais. L’imitation de Louis XIV, avec un Philippe V tiré de la quatrième dynastie, cela ne se ferait pas non plus à volonté. Avant que le duc d’Anjou régnât en Espagne, il avait fallu le trône sans héritier et le testament qui désignait le petit‑fils du grand roi. Napoléon eût‑il désiré la couronne d’Espagne pour un de ses frères que le prétexte et l’occasion eussent manqué. Le sort voulut qu’un drame de famille à l’Escurial les apportât. Si l’on admet ( et comment ne pas l’admettre ?) que l’Espagne a été la fosse de l’empire napoléonien, on doit reconnaître aussi qu’un destin funeste y a poussé Bonaparte. Lui qui croyait à son étoile, il a eu là son astre noir. Il a fallu, pour l’introduire sans retour dans les affaires espagnole, des circonstances romanesques, un imbroglio dont les suites ne pouvaient être prévues.

Au mois d’octobre 1807, en même temps que l’armée franco-espagnole de Junot commence la marche sur Lisbonne, en exécution du traité de Fontainebleau, le scandale éclate à la cour de Madrid. Charles IV paraissant près de mourir, le favori Godoy, pour se maintenir au pouvoir, a cherché, d’accord avec la reine, à obtenir du vieux roi que le prince des Asturies, celui qui devait être Ferdinand VII, fût écarté de la succession au trône. Ferdinand, sur le conseil de son ancien précepteur, le chanoine Escoïquiz, sollicite la protection de l’empereur des Français et, de plus, étant veuf et ayant refusé d’épouser la belle-sœur de Godoy, il demande en mariage une princesse de la famille Bonaparte. D’autre part, il se disposait à éclairer son père sur les intrigues de Godoy, lorsque la reine et le favori le devancent et convainquent Charles IV que son fils conspire contre lui. Le roi lui-même signifie au prince des Asturies, après lui avoir fait rendre son épée, qu’il est prisonnier dans le palais et publie un décret qui le déclare indigne du trône, non sans informer aussitôt l’empereur de ces événements et de « l’attentat affreux » que préparait le prince héritier. Ainsi, Napoléon est constitué par le père et par le fils arbitre de leur abominable querelle. De ce jour, avec le dégoût que lui inspire cette famille, date la tentation.

Il y eut pire encore, comme si le Malin lui‑même s’était chargé de la besogne. Dans leur haine de Godoy, les Espagnols avaient pris le parti de Ferdinand et, sachant que le prince persécuté s’était mis sous la protection de l’empereur, faisaient tout haut des vœux pour que l’armée française, alliée de l’Espagne contre le Portugal, vînt les délivrer du favori. Ils appelaient eux-mêmes les troupes que Napoléon massait à la frontière pour être prêt à porter secours à l’expédition de Portugal qui, très faiblement soutenue par les Espagnols, ne tournait pas bien, et pour être en mesure d’intervenir à Madrid si cette dynastie des Bourbons divisée contre elle‑même et son gouvernement en déliquescence s’effondraient. Précaution légitime puisque, pour expulser les Anglais de Lisbonne et d’Oporto, le corps de Junot est fort aventuré et serait pris entre deux feux au cas où le douteux Godoy viendrait à trahir l’alliance.

À ce moment‑là, Napoléon, devant les affaires d’Espagne, est méfiant et incertain. Il n’a pas donné suite à la demande du prince des Asturies lorsqu’un nouveau coup de théâtre se produit. Charles IV pardonne à Ferdinand qui, ayant peur de Godoy autant que Godoy a peur d’une révolution et de la France, a dénoncé ses propres conseillers. C’est maintenant le roi, le Bourbon, qui sollicite la main d’une Bonaparte pour ce fils qu’il maudissait quelques jours plus tôt. L’offre d’entrer dans une pareille famille n’était pas séduisante et l’on comprend que Napoléon ait exigé d’abord que Ferdinand fût solennellement relevé de la déclaration qui le déshonorait. Mais encore fallait‑il trouver une princesse dans la nouvelle « maison de France » et il n’y en avait plus à marier. L’empereur songeait à Charlotte, une fille du premier mariage de Lucien, bien qu’elle fût encore enfant. Il vit son frère en Italie, tenta une réconciliation pour que la jeune personne lui fût confiée. L’entrevue de Mantoue finit mal. L’empereur avait toujours la même exigence, refusait de reconnaître pour sa belle‑sœur la seconde femme de Lucien. Il fut impossible de s’entendre. Avec le mieux doué de ses frères, l’incompatibilité de Napoléon était complète. La petite Lolotte ne partit pas. On n’aura pas vu la fille de Lucien Bonaparte, petite‑fille, par sa mère, d’un aubergiste provençal, épouser un descendant de Louis XIV. L’idée de l’unir à Ferdinand, ce qui eût évité le détrônement des Bourbons d’Espagne et tant de malheurs, cet arrangement entrevu échouait. Néanmoins, Napoléon y tenait tant qu’il y reviendra. De Milan, le jour même du décret qui renforçait celui de Berlin, il avait écrit à Joseph, chargé d’envoyer à Paris la nièce : « Qu’elle parte sans délai… Il n’y a pas un moment à perdre, les événements se pressent et il faut que mes destinées s’accomplissent. » Toutes les destinées, en Espagne, devaient tourner contre lui, faire manquer jusqu’aux dernières combinaisons, rendre vaines les suprêmes retenues de la prudence.

Par ces origines de la plus ruineuse des entreprises de Bonaparte, on voit tout ce qui a échappé à sa volonté. Il a été, de même que les autres hommes, le jouet des hasards et, plus que les autres hommes, la propre victime de son esprit calculateur qui déduisait inexorablement les conséquences de principes une fois posés. Mais il savait assez ce qu’il avait pesé de pour et de contre pour ne regretter jamais rien. D’ici quelques mois, son pied aura glissé en Espagne. Il n’est déjà plus le maître d’éviter le glissement.

Pourtant nul ne semble mieux se dominer que lui‑même, à ces brillants lendemains de Tilsit, lorsqu’il reparaît, après sa longue absence, déjà un peu engraissé, avec un front qui se découvre sous un visage qui se remplit. Ce n’est plus le noir rapace, le Corse qui paraissait si brun parce qu’il collait ses cheveux, les enduisait de pommade. On lui voit la peau blanche, comme les dents très belles, les yeux bleus, un masque impérial, romain, avec la gravité mêlée de bonhomie d’un léger embonpoint qui va bien au succès. Il est détendu. Il n’est pas encore irritable. Sa pensée, toujours rapide dans l’action, a une sorte de sérénité olympienne lorsqu’il parle du gouvernement des peuples. C’est l’époque où il donne à ses frères des conseils sur l’art de régner et, au nom de son expérience, leur enseigne l’utilité de la patience et de la réflexion. « Il faut, entre méditer une chose et l’exécuter, mettre trois ans et vous ne mettez pas trois heures. » C’est ainsi qu’il est arrivé au pouvoir. C’est ainsi qu’il a obtenu ce qui était plus difficile, peut-être, cette alliance russe dont il s’enorgueillit comme du plus beau fruit de ses savantes préparations, qui est l’objet de tous ses soins, avec la paix continentale dont il est l’auteur et le protecteur. Il surveille les militaires, qui ne le comprennent pas toujours et le compromettent souvent, il les rabroue pour leurs écarts de langage, tel Davout, le vainqueur d’Auerstædt : « Les bruits de guerre avec l’Autriche sont absurdes. Vous devez tenir constamment le langage le plus pacifique ; le mot de guerre ne doit jamais sortir de votre bouche. » Qui penserait que cet empereur si sage dût commettre des folies ? Et, « maître ou ami de tous les rois du continent », allié à plusieurs par les mariages de ses proches, sûr de l’Europe par les garnisons qu’il a partout, par la Grande Armée, par les traités qu’il a signés, les territoires qu’il a répartis, quel péril le menace ? Après son retour de Tilsit, il s’était installé à Fontainebleau. Il y eut là deux mois d’une vie de cour brillante, dans une affluence de princes étrangers, quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis Louis XIV et les grands jours de Versailles.

Mais c’est un peu comme Louis XIV s’était établi à Versailles qu’il est allé à Fontainebleau. Il se méfie de ce Paris qui a mauvaise langue, où l’opinion est insaisissable. Il pensera même à loger chez le grand roi, il fera réparer le château parce que, dit-il quelquefois, les Parisiens ne lui ont pas pardonné le 13 vendémiaire. Derrière ce masque impassible, sous ce front de Jupiter, domine l’idée secrète que l’Empire est fragile, qu’il reste toujours à l’affermir, l’idée que sa mère, la bonne ménagère d’Ajaccio, riche en prudents proverbes corses, étonnée de sa haute fortune, et qui entasse en vue des mauvais jours, traduit par un hochement de tête : « Pourvu que cela dure ! »

L’impression que l’empereur voudrait surtout effacer, c’est celle de tant de gens qui ne voient en lui qu’un joueur heureux et qui, au premier signe d’un retournement du sort, sont prêts à sauver leur mise. Il sait qu’au moment d’Eylau l’état des esprits était détestable, que Friedland et la paix n’ont pas effacé toutes les traces de l’inquiétude qui avait alors reparu, qu’un Regnaud de Saint-Jean-d’Angély exagère seulement la vérité quand il écrit « qu’il n’y a rien au fond des cœurs en faveur de l’administration et du gouvernement ». De ses bivouacs de Pologne, Napoléon a dirigé la France, tout surveillé, pensé à tout, réparé les « balourdises » de ses ministres, dont certaines l’ont effrayé. Les choses se sont bien passées, lui absent. Se passeraient-elles encore aussi bien s’il fallait qu’une autre fois il restât longtemps au loin ? « Rien que l’opinion que j’éprouverais en France la moindre contrariété ferait déclarer plusieurs puissances contre nous », avait-il mandé, de Finckenstein, à Cambacérès. La moindre contrariété, c’est-à-dire la moindre opposition. Où l’opposition pouvait-elle encore se manifester ? Au Tribunat, dont la tribune retentissait pourtant bien peu. Napoléon était revenu de Tilsit avec le parti arrêté de fermer cette maison, d’abolir dans la Constitution qu’il avait reçue des mains de Sieyès, le dernier vestige d’une assemblée dotée du droit de discussion, c’est-à-dire de critique et de remontrance. C’était, comme il le disait, « rompre ses derniers liens avec la République ». Déjà, aux renouvellements, il avait éliminé les mauvaises têtes, Benjamin Constant, Marie-Joseph Chénier, Daunou. Les tribuns faisaient encore trop d’opposition et Bonaparte s’était écrié publiquement : « Ils sont douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur mes habits… Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas. » Comme Louis XVI, non. Mais autrement.

La suppression du Tribunat s’accomplit sans bruit, implicitement, toujours par sénatus-consulte. Elle fut à peine remarquée. Contre le despotisme, il y a quelques voix éparses, il n’y a pas encore d’opinion. Elle ne se formera qu’avec les échecs pour grandir avec les désastres. Ceux que Bonaparte a le plus à craindre, ce sont les joueurs à la baisse, prêts à se couvrir quand il est, lui, obligé de maintenir, de développer, de reporter une vertigineuse position à la hausse. C’est Talleyrand, qu’il remplace alors aux Affaires étrangères par le terne et docile Champagny, parce qu’il a reçu des princes d’Allemagne des plaintes contre l’avidité de son ministre, mais aussi parce qu’il sait que le prince de Bénévent ne croit guère plus à l’Empire qu’à sa propre principauté, et, dans le conseil, trahit un pessimisme précoce. Ce que Napoléon a encore à craindre, c’est ce Corps législatif qui ne lui refuse aucune levée d’hommes, ce Sénat dont l’obéissance est exemplaire dans la prospérité, où, cependant, les anciens tribuns, qu’il loge presque tous dans ces enceintes muettes, ne seront pas, à l’heure de la débâcle, les premiers à donner le signal de la défection.

L’ennemi de Bonaparte, c’est le doute, et, en France, il sommeille, sauf dans un petit nombre de têtes. Mais il bourdonne aux oreilles d’Alexandre. En cette fin de l’année 1807, Napoléon ne cesse de tenir le tsar en haleine, de reprendre le style du radeau sur le Niémen : « Nous viendrons à bout de l’Angleterre, lui écrit-il de Venise ; nous pacifierons le monde, et la paix de Tilsit sera, je l’espère, une nouvelle époque dans les fastes du monde. » Cependant, à Saint-Pétersbourg, bien des voix demandent s’il sera possible de venir à bout de l’Angleterre, si Napoléon ne bâtit pas un roman en proposant une diversion du côté de l’Inde avec l’aide de la Perse. Et, tandis que Napoléon échauffe, en France, le zèle pour l’alliance russe, tient à faire savoir qu’il a « porté toute la journée le grand cordon de l’ordre de Saint-André » ; tandis qu’il annonce à Alexandre que la cour de Vienne « a pris le parti » de déclarer la guerre aux Anglais et que le roi de Suède l’imitera « quand Votre Majesté lui aura parlé un peu sérieusement », il y a, à Paris, un ambassadeur autrichien que l’on retrouvera et qui s’appelle Metternich. Il y a un secrétaire de l’ambassade de Russie qui s’appelle Nesselrode et que l’on retrouvera aussi. Et Metternich souffle au jeune diplomate russe, pour qu’il les répète à ses chefs et ses chefs à leur maître, des propos qui tous ont ce sens : « Napoléon est puissant, mais cette puissance est précaire. Vous et nous, sans être ses dupes, évitons de le heurter. Et préparons‑nous pour le grand jour qui verra le jugement de cette étonnante aventure. »