Napoléon (Jacques Bainville)/CHAPITRE XIX

A. Fayard et Cie (p. 387-415).

CHAPITRE XIX

LE GENDRE DES CÉSARS


Sauf peut-être après Tilsit, toutes les rentrées de Bonaparte à Paris ont été soucieuses. Plus encore que les autres, le retour de Wagram est chargé de préoccupations. Rien n’est propre à satisfaire l’empereur, et ce qu’il a vu, ce qu’il apprend, ce que lui disent la raison et l’instinct, tout le confirme dans la pensée que s’il ne s’affermit pas, et cette fois fortement, il sera emporté à la première bourrasque, lui, sa couronne et son empire. Sur les hommes, sur leur fidélité, il n’a jamais eu d’illusions : « On s’est rallié à moi pour jouir en sécurité ; on me quitterait demain si tout rentrait en problème. » C’est le moment de son mot célèbre, le mot d’un homme qui a le sentiment brutal du réel. Il demandait à Ségur ce qu’on penserait s’il venait à mourir, et l’autre se confondait en phrases de courtisan : « Point du tout, répondit l’empereur : on dira « Ouf ! » Il sait que déjà il est supporté plus qu’aimé, que ceux dont il a fait la fortune la sépareraient vite de la sienne si l’adversité survenait et qu’il en trouverait peu pour partager jusqu’au bout les risques qu’il court. Ceux qui l’observent distinguent chez lui, contre tout le monde, « on ne sait quelle amertume cachée », et tandis que sa mère hoche toujours la tête en doutant que cela dure, il avise aux moyens de durer parce qu’il a senti le sol trembler sous ses pas, entrevu le commencement de la fin.

Devant Cambacérès, le premier qu’il appelle dès qu’il est revenu à Fontainebleau, il parle plus librement qu’à tout autre. Il lui dit ses intentions, une partie de ses inquiétudes. L’agression de l’Autriche, compliquée de l’insurrection d’Espagne, a été un coup dangereux. À Essling, le désastre a été esquivé de bien près. L’alliance russe est fêlée. Le monde allemand fermente et Staaps a produit des effets que ce jeune fanatique ne soupçonne même pas. Ce ne sont plus seulement la balle perdue, le boulet tiré au hasard qui menacent la vie de l’empereur. On le sait et il y a des hommes qui veulent avoir tout prévu. À Paris on fait des plans. Après Murat, c’est à Eugène que l’on pense comme au successeur possible. Eugène serait encore le moins mauvais. Quels titres a-t-il ? Par qui serait‑il accepté ? Napoléon, jetant « sur les misères de sa famille un regard triste et profond », ne voyait aucun de ses frères qui fût capable de le remplacer. Il savait que, lui mort, ils disputeraient le trône à l’héritier qu’il aurait désigné. Attendent-ils seulement que Napoléon soit mort ? À Madrid, l’entourage de Joseph parle de la succession impériale comme si elle était ouverte. On ne réussit pas à gouverner l’Espagne et l’on a un programme de gouvernement pour la France. Joseph rêve autour du pot au lait. En idée, le voici empereur. Bien vu du Sénat, il fera l’Empire libéral. Il saura être sage, prudent, rendre les conquêtes superflues, contenter l’Angleterre, conclure la paix. C’est déjà un lieu commun et l’histoire le répétera interminablement, qu’avec un peu de modération tout s’arrangerait, comme s’il dépendait de Napoléon d’être modéré.

Il sent « l’Empire ébranlé ». Justifiant le divorce, devenu « chose indispensable », depuis longtemps méditée, désormais arrêtée dans son esprit, il dira à Hortense : « L’opinion s’égarait. » Pour se séparer de Joséphine, l’empereur a deux raisons, l’une et l’autre puissantes, qui tendent toutes deux à sa propre conservation.

« Un fils de moi peut seul mettre tout d’accord. » Il a l’illusion qu’en assurant sa descendance il assurera son trône. Il sent maintenant le besoin d’un héritier de son sang et de sa chair, et Joséphine l’a compris depuis longtemps puisque, pour ne pas être répudiée comme une femme stérile, elle lui a, dit‑on, glissé à l’oreille l’idée absurde d’un enfant supposé.

Cinq ans plus tôt, le droit d’hérédité, ajouté à ses pouvoirs, lui avait été importun. Maintenant, ne s’exagère-t-il pas les vertus du principe héréditaire ? Et de même il a résisté longtemps au divorce que désiraient, où le poussaient tous ceux qui avaient le souci de la continuité. Sans parler de ses proches, qui n’ont pour mobile, dans leur esprit étroit, que leur haine jalouse des Beauharnais, il y a les têtes politiques qui ont voulu une dynastie pour « ôter aux Bourbons tout espoir de retour ». Les pensées de 1804 renaissent devant l’ébranlement encore léger du système napoléonien. Qu’est‑ce qu’une dynastie sans héritier direct ? Une grande raison d’État avait présidé à la fondation de l’Empire et à l’institution de l’hérédité impériale. Aucune satisfaction ne lui était donnée. L’adoption ? Elle était oubliée, et nul n’en avait reparlé depuis que l’aîné de Louis et d’Hortense était mort. Les hommes sérieux regardaient comme une calamité que la couronne pût revenir à aucun des frères de l’empereur, « d’une incapacité révoltante ». Et Fouché traduisait tout lorsque au mois d’octobre 1807, songeant après Tilsit au mariage russe, il avait écrit à Napoléon que « les Anglais étaient encouragés dans leurs entreprises contre l’empereur comme dans leur refus de faire la paix par la seule pensée qu’étant sans enfant, et par conséquent sans successeur, l’empereur entraînerait dans sa mort, toujours possible, le gouvernement tout entier ». Autant que sa mort était crainte, celle de Joséphine était souhaitée par les froids calculateurs : « Cela lèverait bien des difficultés. Tôt ou tard, il faudra qu’il prenne une femme qui fasse des enfants. » Le divorce est désiré dans l’intérêt de tout ce qui s’est fait. Il n’y a plus un individu en France qui ne soit convaincu que la durée et la prospérité de la dynastie sont attachées à la fécondité du mariage de l’empereur. Depuis quatre ans, Fouché renouvelle ces propos. Il a même tenté de persuader Joséphine. Quelle belle page dans sa vie qu’un sacrifice volontaire au bien public ! Quand il comprend que l’empereur a décidé la séparation, Fouché se réjouit. Enfin nous allons « avoir une colonie de petits Napoléons ! » Il ajoutait avec cruauté qu’il n’y aurait pour blâmer le divorce, après les dévots et les frondeurs, « que les femmes de quarante à cinquante ans ».

En coûtait-il tellement à Bonaparte de répudier Joséphine ? Ce qui l’attachait, c’était l’habitude et, du moins on l’a dit, une superstition. Heureux tant qu’elle avait été avec lui, il perdrait en elle un porte-bonheur. Mais plutôt, il sentait le besoin d’un talisman plus sûr. La part faite du sentiment et du souvenir, la politique exigeait encore le divorce comme, au retour d’Égypte, elle lui avait conseillé le pardon. Peut‑être, ici, faut-il renverser les choses admises. Napoléon n’a pas eu le pressentiment que la fortune lui deviendrait infidèle quand il aurait répudié Joséphine. Il répudiait Joséphine parce qu’il sentait que la fortune allait l’abandonner. Il lui faut une alliance assez étroite, assez forte pour le mettre, en cas de revers et de péril, à l’abri d’une « ruine totale ». Seule une alliance à toute épreuve avec un des grands États du continent lui permettra de clore cette suite de guerres dont il veut « sortir à tout prix » parce qu’il sait qu’à la fin il ne manquerait pas de succomber. Et ce qu’il s’exagère maintenant, dans son besoin de se garantir, ce sont les vertus, la durée des pactes de famille. Le dépit trompait Joséphine, ou bien, dans sa tête d’oiseau des îles, elle ne comprenait pas la situation lorsqu’elle disait à Thibaudeau qui lui demandait si l’empereur ne songeait pas à quelque Allemande, fille d’un des princes confédérés : « Vous n’avez pas d’idée comme il méprise tout cela ; il en est au point de croire qu’il n’y a rien d’assez élevé pour lui. » En effet, pour que l’union qu’il désire soit utile, il faut qu’elle soit haute, et elle ne peut l’être trop. À Daru, qui lui conseille de choisir une Française, ce qui serait agréable à la nation, Bonaparte répond que les mariages des souverains ne sont pas affaire de sentiment mais de politique. « Le mien ne doit même pas être décidé par des motifs de politique intérieure. Il s’agit d’assurer mon influence extérieure et de l’agrandir par une alliance étroite avec un puissant voisin… Il faut que je rallie à ma couronne, au‑dedans et au-dehors, ceux qui n’y sont pas encore ralliés. Mon mariage m’en offre les moyens. » Point d’orgueil. Et pas de mystère. Si Napoléon se détermine à « rompre un lien auquel il était attaché depuis tant d’années », c’est « moins pour lui que pour intéresser un État puissant à l’ordre de choses établi en France ». Le mariage doit être une assurance, l’enfant un « bouclier » la femme un paratonnerre. Tels étaient ses motifs et telles les pensées avec lesquelles, le 27 octobre 1809, il rentrait à Fontainebleau.

Sur l’épisode du divorce, sur la mémoire de l’abandonnée, il flotte une mélancolie. La romance de Napoléon et de Joséphine devient complainte. Quand Bonaparte songe à prévenir la chute de ce qui va s’effondrer, quand il est au bord de la ruine, la légende verse déjà dans l’élégie. Au vrai, il cherche, lui, une garantie et un moyen de salut. Elle joue, quant à elle, sa dernière carte et la rouée se retrouve à cette dernière page de leur feuilleton. Le jour où Napoléon, à son retour d’Autriche, prit le parti de lui signifier la rupture, Joséphine tomba évanouie. Comme la syncope se prolongeait, l’empereur, pour éviter un esclandre, appela le chambellan de service et tous deux portèrent l’impératrice dans son appartement. Ayant fait un faux pas en descendant l’étroit escalier et s’étant raidi pour ne pas laisser échapper son fardeau, M. de Bausset eut la surprise d’entendre Joséphine qui lui disait tout bas : « Prenez garde, monsieur, vous me serrez trop fort. » Comme elle savait son métier de femme ! Que cet évanouissement était bien joué, aussi bien que la scène des pleurs derrière la porte fermée, rue Chantereine, et que la confession à Pie VII la veille du couronnement ! Le 15 décembre, à l’assemblée de famille devant laquelle les deux époux annoncent leur séparation par accord mutuel, elle s’arrête avec un art parfait au milieu de sa lecture, étouffée par les sanglots. Non que les larmes ne fussent naturelles. Après tant de luttes pour garder son mari, elle avait le droit d’être à bout de nerfs. Non qu’il faille exclure chez elle la sensibilité, les regrets et même l’humiliation de ce qui était une déchéance, pas plus que chez lui les souvenirs de sa jeunesse et de son ancien amour. Non que Joséphine espère non plus ébranler la résolution de son « petit Bonaparte ». Du moins pouvait-elle l’attendrir. Il fallait assurer l’avenir de ses enfants, sa situation de souveraine répudiée. Elle excella à mettre de son côté les sympathies, devant le public et devant l’histoire. Et c’était Napoléon, gauche, ému, contraint, qui avait la moins bonne contenance, tellement, dans la politique de la vie, la femme est supérieure à l’homme, si extraordinaire soit‑il. De la Malmaison, qui lui restait pour domaine, avec des honneurs royaux, Joséphine continuerait à être adroite, à servir. Ses goûts d’ancien régime la portent vers l’Autriche. Elle est avec Mme de Metternich en grande amitié. Et l’épouse séparée, se rendant encore utile, aidera au mariage autrichien.

Ce n’est pas celui qu’eût préféré Napoléon, mais c’est à celui-là qu’il songe en seconde ligne. L’idée qu’il médite depuis deux ans, c’est d’achever l’ouvrage de Tilsit, de resserrer l’alliance russe en épousant une sœur du tsar. Cependant un échec retentirait sur l’alliance elle-même, et rien n’est plus scabreux que la demande. À Erfurt, dans un épanchement qui effaçait beaucoup d’aigreurs, les deux empereurs avaient fait allusion à la chose, évitant l’un et l’autre de se compromettre. Napoléon craignait un refus. Alexandre craignait à la fois de le blesser et de s’engager lui-même. On était resté dans le vague. Du reste, Napoléon était encore marié et il fallait d’abord que le divorce eût lieu. Ensuite Alexandre se retranchait derrière sa mère, à qui le gouvernement de la famille appartenait. À ce moment, la grande-duchesse Catherine était d’âge. Celle-là, on s’était hâté de lui trouver un parti et de la marier à un Oldenburg, comme pour échapper à une demande en règle de l’empereur des Français. Ce n’était pas un bon signe des dispositions de la cour de Russie. Il ne restait plus que la grande‑duchesse Anne, encore enfant. Tout avait été remis à plus tard.

Maintenant, Napoléon ne peut plus attendre. En se séparant de Joséphine, il indique assez son intention. Le mariage de l’empereur, on ne parle pas d’autre chose en Europe et, si Alexandre le veut, il peut devenir le beau‑frère de celui qu’il appelle encore son allié. La petite Anne est sur le point d’avoir ses quinze ans, et, quoique la différence des âges soit forte, pour un mariage politique elle n’a rien de monstrueux. Pourvu que la future impératrice soit capable d’avoir des enfants, peu importe qu’elle soit belle ou laide et une enquête discrètement menée par l’ambassadeur Caulaincourt a fait savoir que la grande-duchesse Anne était bien faite et formée. Il n’est pas douteux que ce mariage est celui que désire Napoléon. L’alliance russe, l’union « invariable » avec le tsar, reste, malgré toutes les atteintes portées à sa confiance, l’élément fixe de sa politique. L’alliance, il est même nécessaire de la confirmer devant la France et devant l’Europe à qui les infidélités de la Russie pendant la campagne d’Autriche n’ont pas échappé. Le rêve de Napoléon, c’est qu’Alexandre vienne lui‑même à Paris, conduisant sa sœur, pour le « mariage de Charlemagne et d’Irène ». Alors, ce serait mieux qu’à Tilsit, mieux qu’à Erfurt, « l’alliance de cent millions d’hommes attestée ». Et rien ne coûte pour un si grand résultat. Caulaincourt est chargé de dire qu’« on n’attache aucune importance aux conditions, même à celle de la religion ». La future impératrice pourra garder la sienne. Une seule chose importe : « Partez du principe que ce sont des enfants qu’on veut. » La grande-duchesse est-elle capable d’en avoir ? Du moment qu’on le pense, rien, pour Napoléon, ne fait objection ni problème. La cour de Russie, l’ambassadeur Kourakine sont comblés d’égards. À Pétersbourg, un emprunt est souhaité, ce qui est assez dans les habitudes du pays. L’emprunt est accordé d’avance. Enfin il y a l’obstacle polonais. Le message du 13 décembre au Corps législatif déclare que « l’empereur n’a jamais eu en vue le rétablissement de la Pologne ». Et Caulaincourt se conforme à l’esprit de ses instructions lorsque, le 4 janvier suivant, il signe le nouveau traité avec la Russie, dont un article porte que le « royaume de Pologne ne sera jamais rétabli ». C’est ainsi qu’Alexandre conçoit l’amitié et la met en pratique. Il en tire tout ce qu’il peut, donne le moins possible, en tout cas ne donne pas sa sœur.

Caulaincourt, nouvellement duc de Vicence, devait mener sur place la négociation du mariage avec assez d’adresse pour épargner à l’empereur des Français la honte d’être éconduit. Le peu d’empressement d’Alexandre, son éternelle excuse que tout dépendait de sa mère, les lenteurs, les questions de la vieille impératrice, veuve de Paul Ier, notoirement hostile au Corse, à l’usurpateur, faisaient traîner les choses et douter que la cour de Russie y mît de la bonne foi. On « filait un refus ». Napoléon, sans abandonner son idée, pressant Caulaincourt de revenir à la charge, commençait à sentir le besoin d’un mariage de rechange. Il n’avait pas répudié Joséphine pour rien. Quand tout le monde parlait pour lui de la sœur d’Alexandre, il ne pouvait pas non plus se rabattre sur la fille du roi de Saxe, ne pas épouser mieux que les princesses allemandes de Jérôme et d’Eugène, se trouver au niveau de Berthier, devenu neveu du roi de Bavière, un de ces rois que l’empereur lui‑même avait faits. Sans compter que, le roi de Saxe étant grand-duc à Varsovie, le tsar, toujours méfiant quand il s’agissait de la Pologne, prendrait ombrage de cette union. Enfin l’empereur de Russie n’accordait pas sa sœur. L’empereur d’Autriche offrait presque sa fille. Quelques raisons qu’eût Bonaparte de préférer une alliance de famille avec Alexandre, pour compenser celle‑ci, celle-là venait à point.

Il fallait le besoin qu’il avait de contracter une union « élevée », il fallait que son illusion sur les services qu’il en attendait fût grande, pour qu’il ne fût pas mis en éveil par l’empressement avec lequel on lui proposait l’archiduchesse Marie-Louise, Iphigénie sacrifiée à la politique. C’était comme si, à Vienne, on eût craint d’arriver trop tard dans la course au mariage. Les insinuations se pressaient, on avait recours à des entremetteurs. Le soir où Joséphine présida pour la dernière fois le cercle de la cour, assistant « avec une grâce sans pareille aux funérailles de sa propre grandeur », un secrétaire de l’ambassade d’Autriche confiait dans l’escalier à Sémonville, homme répandu et bavard, que Napoléon n’avait qu’à faire sa demande, qu’il était certain d’être agréé. On allait jusqu’a faire valoir, avec la fraîcheur et la belle santé de Marie-Louise, la fécondité des femmes dans la maison de Habsbourg. Si Napoléon n’entrait pas dans la famille d’Alexandre, il pouvait entrer dans celle de Marie-Antoinette et de Louis XVI dont Marie-Louise, leur petite-nièce et leur filleule, portait les deux prénoms.

Cambacérès, hostile au mariage autrichien comme la plupart des hommes de la Révolution, disait, quand rien n’était encore décidé : « Je suis moralement sûr qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celle des deux maisons dont l’empereur n’aura pas épousé la fille. » Pour que la prédiction fût complète, Cambacérès aurait dû ajouter qu’avant quatre ans l’empereur serait aussi en guerre avec l’autre. Alexandre ne donne pas sa sœur parce qu’il ne veut ni resserrer l’alliance, ni la confirmer. Le moins fourbe, en somme, c’est lui. L’empereur François, par la diplomatie matrimoniale qui est de tradition à Vienne, veut se prémunir contre de nouveaux coups et manquer aux traités, préparer une revanche sans éveiller de soupçons. Metternich l’avouera, Marie-Louise était livrée à l’ogre pour obtenir « un temps d’arrêt qui nous permît de nous refaire ». De son côté, Napoléon, mettant en balance les avantages des deux unions, pense qu’un beau‑père vaut mieux qu’un beau-frère, que l’empereur autrichien sera plus intéressé à maintenir sa fille sur le trône de France que l’empereur russe à y maintenir sa sœur. François et Metternich le laissent penser. C’est lui, le politique réaliste, qui fait fond sur les principes, sur les sentiments de famille, comme s’il n’était pas éclairé par la sienne, et sur les raisons de cœur, comme s’il ne savait pas les refouler. Ne voit-il pas combien, auprès de Sa Majesté Apostolique, la condamnation du pape elle‑même compte peu puisqu’on n’hésite pas à accepter pour gendre un excommunié dont le divorce n’est peut-être pas tout à fait régulier ? Car, pour rompre le mariage religieux de Napoléon et de Joséphine, impossible de s’adresser à Rome, ou plutôt à l’exilé de Savone. C’est l’officialité de Paris qui prononce, par ordre, l’annulation. Et le comité ecclésiastique n’a pu, tout bien pesé, retenir d’autres motifs que l’absence de « propre prêtre », parce que c’est Fesch qui les a unis en secret, et le « défaut de consentement » de l’empereur, « moyen de nullité qui ne fut jamais utilement invoqué que par un mineur surpris et violenté », et qui rappelle la supercherie de Joséphine, la bénédiction secrète et in extremis, exigée par Pie VII, imposée au mari joué et furieux, la veille du couronnement.

Par le mariage autrichien, Napoléon sera dupe d’une ruse aulique. C’est un autre acte de l’« auguste comédie » des rois en lutte, non pas contre la France régicide, mais contre la France des limites naturelles. On endormira le lion amoureux, le héros flatté. Mais, dans son idée à lui, c’est encore une ancre qu’il jette, une carte qu’il ajoute à sa carte de guerre. L’Autriche, il s’est battu assez souvent avec elle pour savoir qu’elle est encore redoutable et pour ne pas la mépriser. Au grand conseil de famille et de gouvernement où l’empereur prit sur le mariage l’avis des dignitaires, Lacuée ayant dit : « L’Autriche n’est plus une grande puissance », il lui fut répondu avec vivacité : « On voit bien, monsieur, que vous n’étiez pas à Wagram. » Napoléon n’oubliait ni les semaines d’anxiété qu’il avait passées après l’échec d’Essling, ni sa crainte du soir d’Eylau (« si j’étais l’archiduc Charles »), ni ses appréhensions d’avant Austerlitz, lorsqu’il avait dû s’aventurer si loin, en Moravie, pour y battre les deux empereurs. Il voyait en outre l’influence, le prestige que lui vaudrait sur les peuples d’Allemagne une étroite parenté avec les Césars germaniques. S’attacher l’Autriche par un lien intime, tandis que l’alliance russe subsisterait au moins pour la forme, c’était la continuation, peut‑être l’achèvement de sa politique continentale. Depuis l’affaire espagnole, la propagande ennemie le représente comme un César démagogue, un Jacobin qui n’aspire qu’à renverser tous les trônes après ceux de Naples et d’Espagne. C’est une réputation qui fait un tort grave à son système de fédération générale du continent, le seul qui puisse lui permettre de vaincre l’Angleterre. Entré dans l’une des plus grandes maisons souveraines d’Europe, chez ces Habsbourg plus historiques que les Romanof, catholiques de surcroît, personne ne prétendra plus qu’il est l’homme des révolutions. En mêlant son sang à celui de la plus conservatrice des dynasties, il se rend légitime aux yeux de tous, il les associe à sa propre conservation, et c’est encore pour lui une manière, la plus haute, et qu’il croit définitive, de se donner de la stabilité.

Ces pensées, qui étaient autant d’illusions, grandissaient en lui à mesure qu’il devenait plus évident que la cour de Russie se dérobait. Il ne s’agissait plus de préférence, et, malgré tout, Napoléon gardait ses raisons de préférer le mariage russe. L’alliance du tsar, quelque ébranlée qu’elle fût, restait la pièce maîtresse de sa politique, et justement un mariage eût été le moyen de la « cimenter ». Mais l’empereur des Français ne pouvait rester éternel prétendant à la main de la grande-duchesse. Un bourgeois de la rue Saint‑Denis n’eût pas souffert tant de réponses évasives et d’atermoiements. De dix jours en dix jours, délais successifs au bout desquels il était promis à Caulaincourt que la mère du tsar se serait prononcée, le mois de janvier 1810 touchait à son terme et la « nouvelle décisive » n’arrivait pas. On ne pouvait plus espérer qu’elle serait favorable. Lorsque Napoléon la reçut, il avait déjà pris son parti et il avait eu raison. C’était un refus à peine déguisé. La mère alléguait l’extrême jeunesse de sa fille et renvoyait l’affaire à deux ans. En somme, on s’est hâté de trouver un mari à Catherine, pour qui la question d’âge ne se posait pas, on lui a fait faire un « sot mariage ». Alexandre en convient, et, quant à la cadette, on découvre un peu tard qu’elle n’a que quinze ans. Napoléon a été, c’était le mot juste, « mené par le bout du nez ». Il a mis du temps à s’en apercevoir.

Maintenant, il risque d’être ridicule si, après avoir, sous les yeux du monde entier, aspiré à ce mariage, il n’en fait pas tout de suite un autre qui le vaille, qui soit même plus étonnant et plus flatteur. Alors il ne demande pas la main de Marie-Louise. Il ne s’engage pas dans de nouvelles négociations d’agence matrimoniale. C’est à Schwarzenberg qu’il s’adresse comme pour une affaire à prendre ou à laisser, lui accordant la journée pour dire oui ou non, un ultimatum qui ne donne pas le temps de consulter la cour de Vienne. L’ambassadeur d’Autriche consentit, disposa de la fille de son maître et ne fut pas désavoué. Il devait avoir des raisons de penser qu’il ne le serait pas. Dès que la réponse fut rendue, Napoléon fit dresser le contrat sur le modèle de celui qui avait servi pour Marie‑Antoinette et pour Louis XVI.

Une audace, ce mariage tambour battant qui ramenait une Autrichienne à Paris. Napoléon pourra dire : « Quand l’Impératrice est arrivée ici, elle a joué sa première partie de whist avec deux régicides, M. Cambacérès et M. Fouché. » Au conseil des grands de l’Empire, que Napoléon avait consulté pour la forme, car sa décision intime était déjà prise, quelques‑uns lui avaient représenté que le mariage autrichien serait un défi à la France de la Révolution. Murat, surtout, s’était emporté ; les sentiments révolutionnaires s’étaient ranimés chez le roi de Naples par la crainte des suites que pourrait avoir en Italie cette union avec les Habsbourg, proches parents des Bourbons napolitains. Talleyrand, lui, avait dit la pensée de l’empereur, ce que Napoléon aimait à entendre, lorsqu’il rappelait l’alliance de 1756 qui avait permis à la monarchie bourbonienne de tenir tête à l’Angleterre. Argument qui est dans le fil du règne, dans l’actualité et dans la logique, d’autant meilleur qu’il ne s’agit pas de « renverser » les alliances mais de les compléter. À celle du tsar, Napoléon attache tant de prix qu’il veille surtout à ne pas la rompre. Sans doute le sens du refus était clair. Est‑il possible que, si Alexandre l’avait voulu, il n’eût pas donné à son ami une de ses sœurs ? Autocrate dans son empire, conçoit-on qu’il soit gouverné par sa mère ? Entre la mère et le fils, le jeu a été concerté. Ce n’est même pas une hypothèse. Lue par surprise dans les papiers de Kourakine, la preuve est là. Mais pas d’orgueil froissé qui tienne, et, d’ailleurs, la main de Marie-Louise est pour Napoléon une satisfaction d’amour-propre suffisante. C’est l’amour-propre d’Alexandre qu’il ménage, affectant d’entrer dans les raisons d’âge, de santé, de religion qui lui ont été opposées, assurant que le choix qu’il a fait d’une autre princesse « ne changera rien à la politique ». Loin de nuire à l’amitié de Tilsit, le mariage autrichien doit rapprocher les trois empereurs, Vienne, désormais, réunissant Paris et Saint-Pétersbourg au lieu de les diviser. « Douceur, discrétion, prudence. Évitez tout ce qui pourrait blesser. » Ce sont, à ce moment, les instructions de Caulaincourt.

Pourtant, comme cette ligne de conduite raisonnable est difficile à tenir ! Manquée, l’alliance de la famille avec la Russie fait douter de l’alliance politique, ce qui commande des précautions. Si Napoléon n’est pas sur ses gardes, il risque d’être dupe et de compromettre sa sécurité. Après tant de signes d’une bonne foi si médiocre, qui peut dire de quoi est capable cet Alexandre trop byzantin ? Peut-être, devenu son beau-frère Napoléon eût-il ratifié le traité déjà signé par Caulaincourt et par lequel la France s’engageait à ne pas laisser rouvrir le tombeau de la Pologne, à ne pas souffrir que le nom en fût seulement prononcé. Mais si Cambacérès a vu juste, si dans deux ans, l’empereur doit être en guerre avec la Russie, il aura encore besoin des Polonais, et, en les humiliant, il les aura découragés, il se sera lui‑même déshonoré pour rien. Alors Napoléon, qui a réfléchi, veut bien promettre de ne jamais rétablir le royaume de Pologne, non de participer par les armes à la répression d’une révolte des Polonais. Il consent à ne reconnaître qu’un grand-duché de Varsovie, et non, comme le voudrait Alexandre, à garantir contre toutes les autres puissances les limites de l’État varsovien. Restrictions bien légères, d’ailleurs légitimes, adroites dans la forme, encore atténuées par un renouvellement de l’assurance que le mariage autrichien n’altère ni les sentiments ni les convictions de Napoléon, résolu à rester toujours un allié et un ami. Seulement il n’est pas possible que le tsar ne se dise pas que Napoléon est en éveil. La méfiance grandit des deux côtés. Il faudra pourtant, pour passer de l’alliance et de l’amitié à la guerre, quelque chose de plus grave que le cas polonais.

Entre les deux empereurs, les relations officielles sont toujours dans la même harmonie, Kourakine est aux honneurs le jour où le mariage triomphal est célébré. Et si l’on pouvait voir Marie‑Louise avec les mêmes yeux que Napoléon ! Il a sans doute l’orgueil de mettre dans son lit la fille de ces hautains Habsbourg. Quel homme, encore plus extraordinaire que celui‑là, n’eût senti ce que cette union avait d’unique dans l’histoire ? Il a la satisfaction d’être traité en souverain de vieille race, de rattacher sa dynastie à celle qui a été renversée, de marier dans sa personne la révolution et la légitimité, d’achever sa grande idée de la fusion. Avec le goût qu’il a toujours eu pour les femmes, il est sensible aux dix-huit ans, à la fraîcheur de cette bonne Allemande, de cette « belle génisse », une rose d’un incarnat à peine vulgaire, fille‑fleur appétissante, docile, ce qui, pour elle, est la même chose que d’être facile, elle le montrera avec Neipperg. Elle a pour Napoléon un autre attrait, quelque chose, en beaucoup mieux, de ce qui l’avait séduit jadis chez Joséphine, le port, la marche, l’inimitable simplicité d’une princesse, « la première princesse du monde », toute dressée à son rôle d’impératrice par l’éducation de la Hofburg, si parfaite en tout qu’elle ne manquera pas de donner un fils au mari que la politique lui a choisi et un héritier à l’Empire sur lequel elle vient régner. Pour le cadet-gentilhomme, c’est un peu le rêve du pauvre Mesmour dans les bras de la sultane, un rêve de plus d’une nuit, mais non pas d’un si grand nombre de nuits. Et il plaît à voir lorsque, passant, dans sa galante impatience, par-dessus le cérémonial et l’étiquette, il court sur la route de Soissons au‑devant de sa femme, entre dans sa voiture, l’enlève à la hussarde. Il plaît encore, mari amoureux et qui, pour cette jeune femme, veut un jour savoir danser.

Il voit surtout les grands aspects de ce mariage, non seulement la promesse d’un successeur, mais l’accomplissement de sa pensée constante, l’Europe unie, le continent fédéré. Ce qui se noue avec l’Autriche, moins le mot, c’est une alliance. Les fêtes du mariage sont déjà presque un autre Tilsit. Français et Autrichiens fraternisent, leurs drapeaux se mêlent, les soldats qui se sont battus à Wagram choquent leurs verres. Berthier, venu à Vienne pour conclure le mariage par procuration, a été reçu avec un empressement particulier par les militaires, lui‑même apportant à l’archiduc Charles, l’adversaire de tant de rencontres, la croix de la Légion d’honneur, celle que porte l’empereur, la croix du soldat, la même que, devant le radeau du Niémen, Napoléon avait donnée de ses mains au plus brave des grenadiers d’Alexandre. À Vienne, tout est pour la France, comme tout pour l’Autriche à Paris. Mêmes effusions, mêmes gestes, même théâtre qu’à Erfurt. L’enthousiasme, Metternich le joue admirablement. C’est lui qui représente l’empereur François aux cérémonies et aux fêtes qui répètent les fastes du mariage de Louis XVI, à cette bénédiction nuptiale entourée de toute la pompe monarchique, bien qu’il y manque, à la grande colère de Napoléon, treize des cardinaux qu’il a réunis à Paris et dont l’absence évoque l’excommunication. Une autre image du sacre, cette messe du 2 avril 1810 dans le salon carré du Louvre, où officie encore l’oncle Fesch. Pendant le déjeuner, Metternich se montre à la fenêtre et crie à la foule, en levant son verre : « Au roi de Rome ! » On aura donc vu tous les miracles ! L’empereur d’Autriche a déjà renoncé au Saint‑Empire. Il abandonne encore à la France le vieux titre des futurs Césars germaniques, celui de roi des Romains.

Ce Paris qui se presse pour voir Napoléon et Marie‑Louise dans leur carrosse de cristal, c’est le même qui avait applaudi à l’exécution de Marie‑Antoinette. Que sont les opinions ? Des vêtements de rechange. Comme l’a dit, en diplomate flatteur, le comte Tolstoï au moment où l’on croyait encore au mariage russe, l’impossible, en ce siècle, est souvent ce qu’il y a de plus vraisemblable. Le mot s’applique encore mieux au mariage autrichien. Les hommes acceptent toutes les idées tour à tour, et toutes les métamorphoses. Combien de personnages Napoléon lui‑même n’a‑t‑il pas déjà faits, sans compter ceux qu’il lui reste à faire encore ? Il y a en lui un philosophe amer qui connaît l’inconstance des foules, égale à celle des choses. « Comme il eût été taxé de folie, celui qui eût osé prédire alors tout ce que l’on a vu depuis ! » Et l’on redira toujours que c’est la plus belle époque du règne, parce que la France croit que, cette fois, c’en est bien fini des guerres, oubliant celle qui continue avec Albion. Cette Autrichienne‑là, elle est populaire parce qu’elle semble « un gage de paix ». Alors Bonaparte, assis sur le trône de Louis XVI, semble l’avoir relevé. C’est le moment où on le voit, où il se sent le plus monarchique. Non qu’il oublie d’où il sort, ni sa grande idée de réconcilier les Français. « Toujours attentif à ne point offenser les souvenirs de la Révolution », il ménage, dans la circonstance, les sentiments des conventionnels, des vieux républicains. « J’ai pris soin, disait-il, de rassurer et de satisfaire ceux que ce mariage pouvait inquiéter. » Et il interdira le discours de Chateaubriand à l’Académie, cette « diatribe » contre la Révolution. Il y a les mots et il y a les choses. Napoléon connaît assez les hommes pour s’apercevoir que la nouvelle noblesse a le sentiment de gagner quelque chose par l’accession de l’Empire à la légitimité. Duchés et comtés deviennent « une véritable aristocratie », tandis que, libérés de leurs derniers scrupules, et, d’autre part, mieux vus que jamais, les anciens émigrés, les royalistes « envahissent » les Tuileries, les assemblées, les préfectures, les états-majors. La consigne pour le Sénat est que « l’empereur veut de l’aristocratie et surtout pas d’avocats  ». C’est la « réaction de 1810 » qui, au-dedans, répond aux alliances politiques et aux alliances de famille du dehors, puisque maintenant, par Marie‑Louise, l’empereur cousine avec presque toutes les têtes couronnées. La conservation sociale et dynastique suit son admission au grand cercle des souverains, qu’il prend trop pour un syndicat de défense mutuelle. Et puis l’Europe qu’il a besoin de fédérer est une Europe de rois. Pour mieux l’unir, il adopte ses façons de penser, il se royalise. Est-ce que d’ailleurs tout ne va pas dans ce sens ? La race des Vasa se meurt. Au mois d’août de cette année de magnificence, Charles XIII adopte pour successeur et la Suède élit pour prince royal Bernadotte, le beau-frère de Joseph. Napoléon approuve. Presque partout sur le continent il a des rois pour alliés, des rois pour parents, et, du moins l’entend‑il ainsi, des rois pour le servir.

Quelqu’un disait alors qu’il avait l’air de « se promener dans sa gloire ». Surtout il a pris de la confiance. Des ancres, il en a jeté de toutes parts. Il lui semble, chose essentielle, qu’il n’a plus de coalition à redouter. Maintenant qu’il a les mains libres, qu’il dispose de toutes ses forces, l’Espagne sera soumise. Ce n’est plus qu’une affaire de temps. Il recommence à croire à la paix générale par le désistement de l’Angleterre. Ne se convaincra‑t‑elle pas qu’un compromis serait profitable autant qu’est vaine la continuation de la lutte ? Dans la mesure où il le peut, puisque l’état de guerre dure toujours avec les Anglais, il donne des preuves de ce qui est, à ses propres yeux, esprit d’entente, bonne volonté, modération. Il retire des troupes d’Allemagne, n’y laissant que deux divisions, l’une pour occuper Brême, Hambourg, Lübeck, Dantzig, ce qui est indispensable au maintien du blocus continental, son arme essentielle ; l’autre, en Westphalie, pour surveiller la Prusse, la moins sûre des puissances, restée suspecte par son agression de 1806. Pourtant Napoléon ne veut pas qu’on lui prête l’idée absurde de garder toutes ses conquêtes. Ce sont des « effets négociables ». Il traitera avec sa carte de guerre, comme l’Angleterre avec la sienne, faite d’une grande rafle de colonies qui ne sont pas seulement celles de la France, mais d’autres pays, de la Hollande en particulier. Il renouvelle prudemment, sans papiers écrits qui pourraient tout gâter, des avances au gouvernement britannique. Le banquier Labouchère, intermédiaire souvent employé par Louis, est autorisé à « porter des paroles » à Londres. « Nul doute qu’aucune circonstance n’est plus favorable à la paix si l’Angleterre est le moindrement disposée à la faire sur le pied d’une parfaite égalité et indépendance. »

Voilà où on ne s’entend plus, où l’on ne s’entendra jamais. L’égalité, l’indépendance, c’est pour Napoléon le droit de laisser hors de la discussion ce qui, pour les Anglais, est l’objet même du conflit. À tout ce qu’eût rendu l’empereur « pour le rétablissement d’un équilibre », le principal eût encore manqué. Et le malheur, c’est que, pour les deux parties, le principal se trouve aux mêmes lieux. Vingt jours après le mariage, où Napoléon mène-t-il Marie‑Louise ? À Anvers. Presque tout le mois de mai, ils le passent en Belgique, comme pour y montrer aux Belges devenus Français la fille de leurs anciens souverains, attester le consentement de la maison d’Autriche à ce qui est pour la France une réunion définitive, une inaliénable partie d’elle-même. Dès lors, la mission de Labouchère ne peut que mal finir.

Et elle finit mal pour beaucoup de gens. À peine parle‑t‑on de paix (car il n’y en a qu’une, la paix avec l’Angleterre), que les intrigues foisonnent, tellement on est fatigué et si nombreux sont déjà ceux qui veulent avoir été de l’opération ! Cette porte entrebâillée, c’est à qui la poussera, Fouché qui s’en mêle, et avec lui le fameux Ouvrard, les gens d’affaires, les intrigants, qui entraîneraient Napoléon dans une négociation périlleuse où il serait en état d’infériorité, où il compromettrait ses alliances, puisqu’il serait amené à dire quelles sont les concessions qu’il ne peut pas faire, tandis qu’il sait bien celles que l’Angleterre exigerait. Ici encore, ce ne sont pas les partisans de la politique du possible, c’est lui qui a le coup d’œil le plus sûr. Il a voulu, rien de plus, sonder les Anglais. Son arme, contre les maîtres de la mer, c’est le blocus continental, il n’en a pas d’autre et il fait connaître qu’il la renforcera si l’Angleterre refuse de céder. Menace qui laisse l’Angleterre insensible. L’extension indéfinie de l’Empire ne l’effraie plus. Si, pour garder les conquêtes essentielles de la Révolution, pour traiter sur la base des limites naturelles, Napoléon doit subjuguer, occuper, annexer l’Europe entière, les Anglais n’en sont que plus sûrs qu’à la fin il devra rendre tout. Ainsi pas de paix possible, pas d’issue. Les plus chimériques sont ceux qui cherchent ce que la situation ne comporte pas, une solution modérée.

« Alors, c’est vous qui décidez de la guerre et de la paix ? » Pardonné une première fois, devenu presque inamovible, Fouché chancela sous ce mot. Il avait commis ce qui ne pouvait se tolérer, touché à la base de l’Empire. Son crime était moins d’avoir usurpé sur le maître que de l’avoir compromis, diminué devant l’Angleterre et devant l’Europe. La seule paix que pût signer Napoléon, c’était celle d’Amiens, et il cherchait à la rétablir avec autant de persévérance que les Anglais, n’en ayant plus voulu, en mettaient à la refuser, résolus plutôt à la guerre perpétuelle, comme ils l’avaient dit. Cela, le duc d’Otrante ne l’a pas compris mieux que le prince de Bénévent, et la disgrâce atteignait à son tour l’autre « prévoyant de l’avenir  ». Ainsi l’empereur est délivré de ceux qu’on a si souvent nommés ses mauvais génies. Plus encore que la suppression du Tribunat, c’est sa dernière rupture avec la République. Il n’en commettra ni plus ni moins de fautes pour n’avoir plus dans ses conseils les hommes de la Révolution. Légitimé par le mariage, sa nouvelle promotion, sa nouvelle incarnation laissent intacte la difficulté qu’il avait trouvée en prenant le pouvoir et qui l’y avait porté. La foule s’y trompe. Depuis que Marie‑Louise était impératrice, depuis que Napoléon était admis dans la famille des rois, gendre d’un empereur la veille ennemi, « il semblait à tout le monde que les idées de guerre allaient être abandonnées », tandis que la guerre que ne cessaient de rallumer les autres subsistait.

Rien n’est changé. Si peu changé que Napoléon reprend cette confiance qui l’avait déjà abusé après Tilsit. Comme alors, les mesures extrêmes que lui dictent ses raisonnements lui paraissent possibles et dénuées de péril. En politique comme sur le champ de bataille, il raisonne toujours, et ses opérations les plus audacieuses ont un but. En cette année 1810 qui va lui donner, après la haute satisfaction de son mariage, l’espoir de la survie par la paternité, on le voit chargé du souci de ses prochaines décisions, incliné aux plus graves par l’idée que son alliance de famille avec l’Autriche lui permet d’oser davantage. Il a plus d’illusion que d’enivrement. Mais il ne tend pas l’arc de gaieté de cœur. Cette Espagne, son souci, dont il aime si peu à parler, l’inquiète toujours. Joseph et ses lamentations lui pèsent. C’est une erreur d’avoir mis ses frères sur des trônes. Il ne se le dissimule plus. Et parfois la pensée lui vient que le meilleur moyen de liquider l’affaire espagnole serait de rétablir Ferdinand VII à Madrid avec la garantie d’une reine française. Nouvel essai de rapprochement avec Lucien, qui, lui, ne consent pas à son propre divorce, toujours exigé pour la dignité de la famille impériale. Nouveau déboire. Lucien, pendant ces tentatives de réconciliation, a consenti toutefois à envoyer à Paris, chez la grand-mère, sa fille Charlotte, celle qu’on avait destinée un moment au prince des Asturies, qu’on lui destine peut‑être encore. La princesse Lolotte arrive, se tient fort mal, écrit à son père des lettres, lues au cabinet noir, où elle se moque de l’oncle, de la tante, de toute la cour. Impossible de compter sur elle pour un mariage d’utilité politique. Il faut la rendre à Lucien, qui d’ailleurs n’a accepté pour lui-même aucune des conditions de l’empereur. Entre les deux frères, c’est la rupture, et Lucien s’embarque pour les États-Unis. En route, accident ridicule, il est arrêté par les Anglais, qui le conduisent à Plymouth, le reçoivent avec toutes sortes d’égards, comme un témoin de la tyrannie de Bonaparte, une victime qui n’a pu trouver que sur le sol de la libre Angleterre un asile et la liberté.

Joseph continuera de régner dans un royaume qui l’ignore. Et les choses, dans la famille impériale, n’en vont pas mieux. Elle se disloque. Tandis que Lucien sera rayé de tout, Louis cesse d’être roi. Presque en même temps que Lucien quitte Civita-Vecchia, avec la complaisance de Murat, lui‑même plein d’amertume contre l’empereur et qui soutient la cause du « frère persécuté ». Louis s’enfuit d’Amsterdam, plante là sa femme et son trône. C’est la fin pitoyable d’une longue querelle où Napoléon a eu de la patience, où les torts ne sont pas de son côté. Louis, son préféré de toujours, qu’il appelle « presque son fils », qu’il a jadis, à Valence, élevé sur sa solde, avec qui il partageait son pain, n’a que l’excuse d’ « une lymphe âcre et viciée ». C’est un hypocondriaque, un malade, un malheureux qui fait le malheur des autres, d’Hortense surtout. Ainsi Napoléon n’a trouvé personne à ses côtés pour le comprendre ni pour le servir. À force d’énergie et de combinaisons, il se maintient et il maintient tout son monde avec lui à des hauteurs incroyables, vertigineuses. Ses frères jouent avec tout cela comme si tout cela était éternel. Le plus amer pour l’empereur n’est pas de sentir qu’on est ingrat. C’est de s’apercevoir qu’on est bête.

Louis a été mis en Hollande à un poste de douane, conformément au « système ». La raison d’être de sa royauté, c’est de veiller à l’application stricte du blocus dans un pays de commerce qui est une des grandes portes de l’Europe. Et cette royauté, comme le reste, ne peut durer que si l’Angleterre est vaincue par le blocus. Louis, qui n’y comprend rien, s’est laissé circonvenir par ses sujets. Il a fermé les yeux à la contrebande, il l’a protégée, et l’empereur, las de le rappeler à son devoir, de lui adresser des remontrances et des sommations, a dû agir, mettre des douaniers français dans les ports, puis protéger ces douaniers par des soldats. À la fin, il s’est trouvé dans la nécessité d’occuper militairement une partie des États qu’il a donnés en fief à son frère, et les gouverneurs de Bréda et de Berg-op-Zoom, d’ordre de Louis, ont fermé les portes de ces places à l’armée impériale. Voilà les Bonaparte couronnés presque en état de guerre, tandis que Louis se croit devenu roi de droit divin et demande M. de Bonald, théoricien de la légitimité, comme précepteur pour son fils. Pénibles, ridicules, ou les deux à la fois, les incidents se succèdent. Six mois durant, Napoléon, irrité et embarrassé, gronde et pardonne, adjure le « prince de son sang » qu’il a placé sur le trône de Hollande d’être « d’abord Français », menace d’« employer tous les moyens sans se laisser arrêter par aucune considération pour faire rentrer la Hollande dans le système du continent » et pour « arracher définitivement ses ports et côtes à l’administration » qui en fait les principaux entrepôts du commerce avec l’Angleterre, comme les négociants hollandais en sont pour la plupart des agents. Ces motifs étaient vrais et fondés.

Napoléon, dans une colère, avait annoncé qu’il « mangerait » la Hollande. Plus exactement, avec froideur, une des notes comminatoires qu’il avait dû envoyer à La Haye faisait prévoir qu’on reviendrait à l’état de choses qui avait existé « depuis la conquête faite par la France en 1794 jusqu’au moment où Sa Majesté Impériale espérait tout concilier en élevant le trône de Hollande ». L’abdication et l’évasion nocturne de Louis, le 2 juillet 1810, n’en mettaient pas moins l’empereur, à l’improviste, dans un cas difficile. Devant l’opinion d’abord. Après Lucien, c’est Louis qui porte contre le tyran de l’Europe l’accusation d’être en outre un tyran de famille. La mauvaise action de Louis, elle est là. De plus, il laisse à Napoléon un problème, un embarras nouveaux. Que faire maintenant de cette Hollande ? Lui rendre la liberté, il n’en est pas question. Ce serait la livrer aux Anglais, ouvrir une vaste brèche au blocus. Lui donner Hortense pour reine ou régente ? Le gouvernement des femmes, le matriarcat, n’est possible que par les temps calmes ; on est en guerre, et, après ce qui s’est passé avec Louis, que se passerait-il avec Hortense ? On peut remettre la Hollande en état de pays conquis, revenir au lendemain de la conquête par la République. Alors c’est l’occupation militaire en grand, qui exigera encore des troupes et il n’y en a plus à gaspiller. Autre raison (et c’est par ces raisons de fait, qui semblent oiseuses de loin et qui, sur le moment, sont d’un grand poids, que bien souvent Napoléon se décide), il y a des contingents hollandais qui combattent en Espagne. Si la Hollande est occupée comme un État ennemi, elle ne peut plus avoir d’armée. Que faire de ces troupes ? Comment et où renvoyer ces auxiliaires ? Tout bien pesé, la réunion à l’Empire est la solution la moins mauvaise. C’est la moins rigoureuse et la plus honorable pour les Hollandais qui, astreints au respect du blocus, le seront comme les Français eux-mêmes et ne pourront se plaindre d’être traités en peuple subjugué, étant admis dans l’Empire comme des égaux.

Les raisonnements de Napoléon sont toujours sérieux et forts. Quand on regarde les circonstances dans lesquelles il a pris ses décisions, les motifs pour lesquels il s’y est arrêté, on s’aperçoit que, parce que sa « situation forcée » ne lui laissait ni liberté ni choix. Bonnes ou mauvaises, ses raisons importaient peu ; le résultat était le même, visible pour tous. Le grand Empire s’étendait encore. Les annexions se succédaient. Où serait la limite ? Il ne restait plus qu’à annexer, qu’a « manger » tout le continent, à régner sur l’Europe, à faire la monarchie universelle. L’effet produit fut détestable, même en France. Où allait‑on ? Il n’y aurait donc plus un coin de libre ? La Hollande était une maison de banque pour tous les pays. C’était là que se réfugiait l’argent. Signal, contre le conquérant, d’une « nouvelle croisade », celle des capitalistes et des financiers.

La partie mystérieuse de la pensée de Napoléon, la seule peut‑être qu’on n’arrive pas à déchiffrer, est ici. A-t-il cru, vraiment, que cet Empire démesuré il le garderait, qu’il pourrait le léguer à son successeur ? Bien plus, pour cet enfant dont Marie-Louise, avant la fin de l’été, lui donne la promesse et qui, son étoile aidant, sera un fils, a-t-il eu l’idée de préparer un héritage encore plus fabuleux ? Si cela était, c’est qu’il fût devenu complètement fou, d’une folie raisonnante qui l’eût laissé lucide par ailleurs. Et de son temps même, on ne manqua pas de se dire qu’il fallait que son esprit fût obscurci, dérangé. Il passa pour un dément. Mais lui-même n’a jamais expliqué, sinon à Sainte-Hélène, dans une espèce de métaphysique, par quel miracle, et, en outre, pourquoi il aurait gardé toutes ses conquêtes ajoutées à celles de la Révolution. Il n’a jamais dit sur quelles bases, à quelles conditions il eût conclu la paix avec l’Angleterre, en supposant que l’Angleterre voulût traiter. L’absurdité totale était d’imaginer Napoléon et ses successeurs dominant éternellement la terre, tandis que l’Anglais dominerait la mer. Si une pensée aussi extravagante avait occupé son esprit, Bonaparte eût donné d’autres signes d’aliénation mentale. On ne peut lui prêter qu’une idée, toujours la même, l’Angleterre mise à genoux par le blocus, demandant grâce, libérant les mers, restituant les colonies, acceptant une juste et honorable transaction.

Et l’on croyait toujours qu’elle était à la veille de succomber, qu’elle ne résisterait pas à l’immensité de ses pertes commerciales, de son endettement. On calculait le jour où elle serait à bout, comme les Allemands calculaient, cent et quelques années plus tard, qu’elle le serait par la guerre sous‑marine à outrance. Quand tout fut fini, on ne manqua même pas de prétendre que l’Angleterre n’en pouvait plus, qu’un peu de temps encore et elle eût renoncé. C’était, dit‑on, l’avis d’Alexandre en 1814, dans ses conversations de Paris, où il déclarait qu’à ses yeux le blocus était une arme terrible et admirable. Si terrible, en effet, qu’elle se retournait contre celui qui, l’ayant rendue presque parfaite, l’imposait à tous. Nul ne sait si elle aurait, à la fin, abattu l’Angleterre. La Russie, la première, n’y avait pas résisté.

On ne croira plus que la « primauté de l’économique » soit une chose de nos jours quand on observe que le blocus continental, n’ayant pas apporté la victoire à Napoléon, provoqua la chute de son Empire. « Projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible », disait le banquier Laffitte. Et il le démontrait. Mais si Bonaparte s’était rendu à cette démonstration, il n’avait plus qu’à renoncer à tout. Il faut le voir ici appliquant son esprit à des matières qu’il possède et qu’il domine aussi vite que les autres, penché sur les tableaux de douane comme sur ses états de situation. Qu’on est loin du héros des légendes, loin de l’image d’Épinal ! Le voici dans les statistiques, les tarifs, raisonnant des prix de revient. Il porte la lumière, trouve des solutions. Il n’en manque jamais. À Sainte-Hélène, il lui venait encore des idées de ce qu’il aurait pu faire. Son malheur est que, depuis longtemps, sa féconde intelligence ne travaille plus que contre lui-même. Le blocus continental le condamne déjà à des annexions, à des réunions, à une politique envahissante qui produit l’alarme et la haine. Pour le moment du moins, pas de remède à cela. Mais le blocus a d’autres inconvénients. Tandis qu’il est strictement appliqué dans les départements français, la contrebande, tolérée par les alliés et les neutres, ouvre mille fissures ailleurs. D’où il résulte que la vie est plus chère en France que dans le reste de l’Europe. Frappé de cette idée, Napoléon imagine d’autoriser l’importation de certaines denrées, surtout des matières premières nécessaires à l’industrie, moyennant une taxe équivalente à la prime que prélèvent les contrebandiers. Il institue le régime des licences, aussi fructueux pour le Trésor français que favorable à l’industrie française. Pas de combinaison que n’ait cherchée l’empereur, tel le remplacement de la canne à sucre par la betterave, pour que l’Europe puisse se passer de ce que vend et produit l’Angleterre, pour que, cependant, les manufactures de France travaillent à plein. Mais alors, si les effets du blocus deviennent moins durs dans les limites de l’Empire, ils le deviennent davantage pour le reste du continent, pour les pays amis, alliés, auxiliaires, où la rigueur de la prohibition a été jusqu’ici tempérée par la fraude. Les licences, destinées à rétablir l’égalité, donnent un privilège à la France. Plus manufacturière que les autres nations européennes, elle prend sur leurs marchés la place des Anglais, et qu’y perdent ceux-ci ? Le régime des licences leur permet de continuer le trafic des denrées coloniales, tandis que, maîtres de la mer, le reste du monde est ouvert à leur commerce qui s’empare d’un monopole. Il aurait fallu savoir si l’Angleterre ne compensait pas son exclusion d’Europe par l’Amérique, l’Afrique et l’Asie, ce qui rendait déjà douteuse l’efficacité du blocus.

La stratégie commerciale de Napoléon est encore plus gravement en défaut sur un autre point. Les autres pays du continent, expliquait très bien Laffitte, perdent sur leurs produits qu’ils ne vendent à personne ; ils perdent sur ceux qu’ils ne peuvent acheter que de la France. Or ces étrangers sont des alliés, des membres de la fédération antibritannique et le blocus pèse doublement sur eux pour une cause qui, somme toute, n’est pas la leur. Alors que doit-il arriver ? L’impatience, le mécontentement croîtront. La France froissera trop d’intérêts et tout ce qui est contraire aux intérêts l’est aux affections. « Nos alliés se rapprocheront de nos ennemis et de nouvelles guerres mettront peut‑être de nouveau notre avenir en question. »

Le premier des alliés par lequel s’accomplirait cette prophétie était celui de Tilsit. Le bois, le chanvre, la baisse du rouble frappé par l’arrêt du commerce russe ont détruit l’alliance plus sûrement que le refus de la grande‑duchesse et que le mariage d’Autriche. Menacé du même sort que Paul, Alexandre cède aux plaintes de ses boyards, de ses négociants ruinés. Le 31 décembre 1810, il rend l’ukase qui porte en lui la guerre. Lourdes taxes sur les importations françaises. Liberté du commerce des neutres dans les ports de Russie ; or, le pavillon des neutres, des Américains surtout, couvre des marchandises anglaises, tout le monde le sait, et que de notes le gouvernement français a échangées à ce propos avec les États-Unis ! Désormais, dans toute l’Europe centrale, jusqu’à Mayence, on vendra du sucre et du café introduits par Riga. C’est, avec Napoléon, l’inévitable conflit. Alexandre le sait si bien que, depuis six mois, il a commencé ses préparatifs militaires… L’alliance de Tilsit se brise sur le blocus continental. Les deux grandes idées de Napoléon ne se concilient pas. Il ne peut à la fois fédérer l’Europe et la contraindre aux restrictions.

Pourtant, à la fin de cette année, il semble toujours « se promener dans sa gloire ». Bientôt la succession sera assurée, l’héritier est attendu. Il n’est pas possible qu’on ne vienne pas entièrement à bout de cette Espagne. Là‑bas, à Vienne, le père de Marie‑Louise répond de l’amitié de tous les princes ou de leur soumission. Si Alexandre rompt le pacte, on recommencera Friedland, mais cette fois avec l’aide de l’Europe coalisée, pour recommencer Tilsit. L’excès de confiance que Tilsit avait déjà donné à Bonaparte, son mariage le lui inspire maintenant. Il dira : « On m’a reproché de m’être laissé enivrer par mon alliance avec la maison d’Autriche. » Et il le dira parce qu’il sentait que c’était vrai.