Napoléon à Laffrey (7 mars 1815)

Napoléon à Laffrey (7 mars 1815)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 195-206).
NAPOLÉON Á LAFFREY
7 MARS 1815

L’été dernier, quelques jours avant la mobilisation, comme je descendais la route de La Mure à Vizille, je fis le projet de revenir sur les bords des lacs de Laffrey, en ce début de mars, exactement un siècle après Napoléon. L’étape décisive de ce voyage de l’île d’Elbe à Paris, qui m’a toujours paru merveilleux comme un conte de fées, évoque en moi l’heureux temps où j’allai passer à Grenoble mon baccalauréat. En déjeunant à l’hôtel des Trois-Dauphins, je lus, sur le mur de la salle à manger, l’inscription qui commémore le séjour de l’empereur. Pour la première fois, moi qui n’avais pas quitté ma petite ville des bords du Rhône, je me trouvais devant un souvenir historique… Certes, au lycée de Tournon, faisant sonner mon jeune pas dans les allées du parc séculaire qu’emplit aux jours d’été le cri des cigales, j’aimais à me dire que j’appartenais à l’illustre collège fondé par le cardinal de Tournon, sous François Ier. Mon imagination ne demandait qu’à s’exalter ; et quand j’apercevais, de l’autre côté du fleuve, le coteau de l’Hermitage tout doré dans la lumière du soir, je songeais que le vin fameux dont parle Boileau, était déjà, d’après Hugo, celui


… qu’aimait le grand Pompée
Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont.


Pourtant, au fond de moi, la voix de ce bon sens qui abandonne rarement les gens de la vallée du Rhône, raillait mon enthousiasme et me rappelait que le célèbre vignoble avait été planté par des moines qui se fixèrent dans le pays au milieu du XIIIe siècle. Le grand Pompée n’aimait l’Hermitage que pour rimer avec épée… Tandis qu’à Grenoble, j’étais dans l’hôtel même où logea Napoléon, — on me montra la chambre que garnissait encore le mobilier de l’époque, — je déjeunais dans la salle où il prit ses repas, en des circonstances mémorables, il y avait quatre-vingts ans : cela, c’était de l’histoire.

Lorsque je projetais une excursion à Laffrey, aux derniers jours de cet hiver, je ne prévoyais pas les événemens qui, si vite, allaient bouleverser le monde. Par une poignante coïncidence, nous assistons, pour le centenaire de 1815, à une lutte qui rassemble, contre un ennemi commun, presque tous les peuples de l’Europe qu’unit le même besoin de secouer une insupportable hégémonie ; et, par un de ces retours qu’aime l’ironique destin, une alliance franco-anglaise fête l’anniversaire de Waterloo. La guerre empêche mon pèlerinage guerrier. Comment voyager et goûter la joie des paysages changeans, alors que tant des nôtres sont immobiles dans les tranchées ? Attendons, pour recommencer à vivre, qu’ils soient sortis de leurs tombeaux.


La route de Laffrey s’élève au-dessus de Vizille, par une pente fort raide, sur le flanc du mont Connexe, et atteint rapidement le seuil de la Matheysine. Ce plateau, situé à près de mille mètres d’altitude, fermé à l’horizon par l’énorme pyramide de l’Obiou, encaissé entre une double muraille de sommets boisés, balayé par les vents qui déferlent des couloirs de la Romanche et du Drac, est un des plus rudes du Dauphiné. Des replis du sol y forment quatre lacs, d’un beau bleu foncé, qui, sauf pendant quelques semaines d’été, sont peu accueillans. Les longues chevelures des arbres et des roseaux fouettent l’onde que plissent et soulèvent les incessantes rafales. Comme autour de l’île où se bat Roland,


Le vent trempe en sifflant les brins d’herbe dans l’eau.


Du bord septentrional du plateau, on a une vue magnifique sur les massifs de la Chartreuse et de Belledonne. Le village de Laffrey, à côté du plus grand des lacs, n’offre aucun intérêt. Modeste villégiature estivale, rendez-vous de patinage l’hiver, son nom serait presque inconnu s’il n’avait été, il y a cent ans, témoin d’un des épisodes les plus célèbres de l’histoire de Napoléon. C’est, en effet, après les dernières maisons du hameau, dans la direction de La Mure, qu’eut lieu la rencontre des troupes royales et de l’armée de l’île d’Elbe, rencontre qui aurait pu si profondément modifier notre histoire.

Certes, il est toujours un peu enfantin de dire : « Si tel événement s’était ou ne s’était pas produit, les choses eussent tourné autrement. » On sait que, plus court, le nez de Cléopâtre changeait la face du monde. Il n’est guère de rois dont l’hypothèse de la mort anticipée ne permette d’imaginer les plus étranges conséquences. A Laffrey, cependant, une supposition logiquement s’impose. C’est là que des soldats, venus pour arrêter Napoléon, l’ont mis en joue. Le commandement de : Feu ! leur a été fait : comment ne point penser qu’un coup aurait pu, aurait dû partir ? Je ne crois pas que l’histoire compte beaucoup de minutes où le destin ait été plus tragiquement en suspens.


On se rappelle la situation. Napoléon, ayant quitté l’île d’Elbe le soir du dimanche 26 février 1815, débarque le 1er mars au golfe Juan, avec un millier d’hommes environ. Se déliant des départemens royalistes de la Provence, il se décide à passer par les Alpes, malgré toutes les difficultés que présentait cette traversée hivernale. Les montagnards dauphinois, attachés aux principes de la Révolution qu’ils considéraient un peu comme leur œuvre, étaient hostiles au nouveau régime ; Napoléon savait, d’ailleurs, qu’il comptait parmi eux quelques chauds partisans. Son chirurgien Emery, qui l’avait accompagné en exil, était de Grenoble ; et l’un de ses compatriotes, le gantier Dumoulin, secrètement venu à Porto-Ferrajo, avait indiqué à l’empereur les dévouemens qui n’attendaient que son retour pour se manifester.

De Fréjus, Napoléon se dirige sur Grasse, où les habitans lui font un accueil empressé, apportant aux soldats du vin et des brassées de ces fleurs qui, au début du printemps provençal, tapissent champs et coteaux. La petite troupe s’engage ensuite dans les fort mauvais chemins qui reliaient alors le littoral aux Alpes. Jusqu’à Digne, l’étape est pénible par des sentiers couverts de neige. Napoléon passe à Sisteron le 5, et, le soir du même jour, entre dans Gap illuminée. Le préfet a vainement tenté d’organiser une résistance et s’est retiré à Embrun. Le voyage commence à tenir du miracle. C’est le début de la marche triomphale qu’a dépeinte Chateaubriand, avec cette magnificence de langage qui semble faite pour parler de Napoléon : « Il s’avance sans obstacle parmi ces habitans qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l’égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l’attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. »

Le 6 mars, la colonne impériale bivouaque à Corps, et, le lendemain, Napoléon marche sur Grenoble. Mais ici, les difficultés commencent.

La nouvelle du retour de l’empereur s’est répandue dans toute la France. La Cour a été avertie par un message au ministre de la Guerre, que le maréchal Masséna a envoyé de Marseille. Porté par un courrier jusqu’à Lyon, où s’arrête alors le télégraphe aérien, il ne parvint à Paris que le 5. L’émotion ne fut d’abord pas très grande, car on comptait que les troupes royales auraient facilement raison de l’aventurier. Le 7 mars, le jour même où Napoléon arrivait à Laffrey, Louis XVIII déclarait aux ambassadeurs : « Messieurs, je vous prie de mander à vos cours que vous m’avez vu n’étant nullement inquiet. Je suis persuadé que ceci n’altérera pas plus la tranquillité de l’Europe que celle de mon âme. » Par prudence pourtant, on charge le Comte d’Artois d’organiser la résistance à Lyon ; mais on ne doute pas que les garnisons de Gap et de Grenoble, qui ont dû être également prévenues, auront déjà pris les mesures nécessaires.

Le préfet de l’Isère, — qui n’est autre que le célèbre mathématicien Fourier, — et le lieutenant général comte Marchand, qui commande la 1re subdivision de la 7e division militaire, ont appris, en effet, l’approche de Napoléon. Bien qu’un peu gênés par les bienfaits dont celui-ci les a jadis tous deux comblés, ils se décident à faire leur devoir de fonctionnaires royaux. Marchand envoie contre lui les troupes dont il se croit le plus sûr : une compagnie du 3e génie et un bataillon du 5e de ligne, sous les ordres du commandant Delessart. Elles gagnent La Mure, avec la mission de faire sauter le pont de Ponthaut, à quelques kilomètres en avant du bourg, pour barrer la route à l’armée impériale. Mais, devant les objections du maire, le manque d’enthousiasme des soldats et l’annonce que l’avant-garde ennemie occupe déjà les lieux, Delessart juge prudent de replier ses troupes jusqu’à Laffrey et de les poster à l’endroit où le défilé est le plus facile à défendre.

Cambronne était arrivé à La Mure presque en même temps que Delessart ; et les gens du pays eurent, pendant un moment, le spectacle curieux des sous-officiers du roi préparant, à l’hôtel de ville, leurs billets de logement à côté des fourriers de l’empereur. Mais comme Cambronne n’avait avec lui que quelques hommes, il préféra ne pas coucher à La Mure et revenir sur ses pas jusqu’à Ponthaut, craignant que le départ du 5e de ligne ne masquât un mouvement tournant qui l’aurait coupé du gros de la colonne. Le lendemain matin, lorsqu’il apprend, au contraire, que les troupes de Grenoble se sont retirées vers Laffrey, il rentre à La Mure au milieu des acclamations. Quelques heures après, Napoléon paraît, entouré de son état-major et de grenadiers qu’escorte un peloton de chevau-légers polonais. L’enthousiasme déborde. Un piquet de soldats doit maintenir à distance les paysans. L’empereur s’entretient avec le maire et les notables qu’il n’a nulle peine à conquérir entièrement. Il s’enquiert des besoins de la commune et du canton, de leurs désirs personnels. Déjà il parle, il agit en souverain. Pourtant une inquiétude se trahit sur son visage. Le temps presse et il s’attarde. Quand il se décide à repartir, il fait mener son cheval à la main et monte en voiture. Sans doute veut-il se recueillir et se reposer : il sent qu’il va lui falloir toute son énergie. Après tant d’heures de captivité et de race impuissante, il commence à entrevoir la délivrance. Jusqu’ici, tout a réussi, mieux que ses plus optimistes pronostics ne lui permettaient de l’espérer ; mais les obstacles sérieux vont seulement se dresser. Si, ce soir, il était de nouveau prisonnier, ce serait l’écroulement final, irrémédiable, définitif… Avec quelle anxieuse avidité, il regarde le paysage sévère et triste qui l’environne ! Un soleil pâle luit dans les cieux froids. Les petits lacs de Pierre-Chàtel et de Pétichet ont un air hostile… Vivement, il se ressaisit. Ces montagnes, ce sont les Alpes d’où, jeune général en chef, il vola vers la victoire comme l’aigle vers la lumière ; elles ne pouvaient pas lui porter malheur aujourd’hui et ensevelir à jamais sa fortune. Les ovations des paysans, qui le suivent depuis La Mure, lui rendent confiance. Cette fois encore, il triompherait.

Sa rêverie est interrompue par le retour des lanciers polonais d’avant-garde qui viennent signaler que le bataillon de Grenoble est massé devant le village de Laffrey, appuyant sa droite à la montagne, sa gauche au ruisseau qui sort du lac : il est impossible de passer sans livrer bataille. Napoléon quitte sa voiture, monte à cheval et, suivi des grenadiers et des lanciers, se dirige vers l’ennemi. Arrivé à une portée de fusil environ, il fait entrer sa petite troupe dans la prairie et met pied à terre. Il examine à la lorgnette les soldats qui ont mission de le ramener mort ou vivant. Plusieurs témoins de la scène rapportent qu’il était très agité et fort indécis. Minutes angoissantes, s’il en fut jamais !

Après avoir dépouillé d’abondans documens et, notamment, aux archives du ministère de la Guerre, les pièces des procès intentés, sous Louis XVIII, aux officiers qui trahirent la monarchie pour Napoléon, Henry Houssaye a écrit un récit détaillé de la rencontre de Laffrey. Il a également utilisé la plupart des nombreuses brochures locales qui racontent cette journée du mardi 7 mars 1815. Je me suis amusé à en parcourir quelques-unes, entre autres celle de Berriat-Saint-Prix. L’auteur, qui fut ensuite doyen de la faculté de droit de Paris et membre de l’Institut, était alors jeune professeur à Grenoble ; il eut l’honneur d’avoir, à l’hôtel des Trois-Dauphins, une audience de Napoléon qui l’éblouit, — le mot n’est pas trop fort, — par ses connaissances de la procédure civile. « L’appréciation de cette matière ingrate et obscure, dit l’éditeur de la brochure, au cours d’une entreprise si aventureuse et avec une si grande liberté d’esprit, l’avait pénétré d’admiration. Au bout de trente ans, il en parlait encore avec enthousiasme. » Berriat-Saint-Prix rédigea aussitôt une histoire du passage de Napoléon à Laffrey et à Grenoble ; mais, mise de côté au moment de ; Waterloo, elle ne fut publiée qu’après sa mort, en 1861. L’exorde pompeux est tel qu’on l’attend d’un professeur de droit au début du siècle dernier : « Il est des journées que les historiens se sont attachés à raconter dans leurs moindres circonstances, à cause de leur influence sur les destinées des peuples. Telles sont les journées qui firent passer l’empire romain des mains de Pompée en celles de César, des mains d’Antoine en celles d’Auguste. Cet exemple nous a paru mériter d’être suivi pour le 7 mars 1815 : si, par les événemens dont elle fut remplie, cette journée ne peut être comparée à la bataille de Pharsale ou à celle d’Actium, elle n’en eut pas moins, pendant quelque temps, le même résultat pour l’empire français. »

Je m’étais toujours étonné qu’Henry Houssaye ne mentionnât point la relation, moins solennelle mais combien vivante, que Stendhal a donnée de la rencontre de Laffrey. Je sais aujourd’hui, par un de ses confrères de l’Académie qui lui fit la même observation, qu’il ne la connaissait pas. Sans doute n’eut-il pas l’idée d’aller chercher dans les Mémoires d’un Touriste des pages qui, en effet, sembleraient mieux à leur place dans la Vie de Napoléon. C’est dommage ; car elles donnent une vive impression de réalité. Stendhal, avec cette curiosité d’esprit qui le rend si moderne, agit comme un reporter d’aujourd’hui et reconstitue sur place la scène historique. Par l’intermédiaire d’un de ses amis, il convoque des gens du pays et va avec eux sur le terrain même où, vingt ans plus tôt, ils avaient été témoins de la rencontre. Il n’a rien oublié pour délier la langue des paysans et les mettre en opposition, quand il veut éclaircir ou préciser un détail. « J’avais fait apporter trois ou quatre bouteilles de vin, et nous nous sommes assis plusieurs fois ; j’avais soin d’être altéré quand je voyais quelque point douteux. » Lorsqu’il arrive à l’endroit où se décida, suivant sa propre expression, le sort de l’entreprise la plus romanesque et la plus belle des temps modernes, il est vivement troublé. « J’avouerai mon enfantillage, mon cœur battait avec violence, j’étais fort ému ; mais les trois paysans n’ont pu deviner mon émotion. » Ces derniers marquent, avec des rameaux de saule fichés en terre, la position des troupes de Grenoble. Et comme il indique de même la place où Napoléon se tenait dans le pré, à une portée de fusil, l’un des paysans lui reproche de représenter aussi mesquinement l’empereur. « Ses yeux brillaient ; et il est allé couper sur un vieux saule une grande branche de plus de douze pieds de hauteur qu’il a plantée au lieu précis où Napoléon s’arrêta. Un jour, il y aura dans cet endroit une statue pédestre de quinze ou vingt pieds de proportion, précisément avec l’habillement que Napoléon portait ce jour-là. »

Je ne sais si le monument prédit par Stendhal se dressera jamais dans la prairie de Lafifrey ; pour le moment, il n’y a qu’un petit tertre gazonné sur lequel sont entassés quelques rochers. Et, en 1843, peu de temps après que les cendres de Napoléon eurent été rapportées de Sainte-Hélène, sur une plaque de marbre noir encastrée dans le mur du cimetière, à deux cents mètres environ de la place où elles furent prononcées, on a gravé les paroles fameuses :


SOLDATS,
JE SUIS VOTRE EMPEREUR
NE ME RECONNAISSEZ-VOUS PAS ?
S’IL EN EST UN PARMI VOUS
QUI VEUILLE TUER SON GÉNÉRAL
ME VOILA !
7 MARS 1815.

Avant que Napoléon lançât cet audacieux appel, il s’établit, entre ses officiers et les troupes royales, de nombreux pourparlers sur lesquels les historiens passent trop rapidement. Il y eut, de part et d’autre, de longues hésitations sur la conduite à tenir. Au dire des paysans de Stendhal, les choses restèrent en l’état pendant un temps qu’ils évaluent à trois quarts d’heure environ. Ils assistèrent à toutes les péripéties et y prirent part. Les gens de La Mure, qui avaient suivi Napoléon, et auxquels s’étaient joints ceux des hameaux traversés et de Laffrey, se répandirent entre les deux armées et essayèrent d’entraîner la défection des soldats de Grenoble. Ils leur distribuèrent la proclamation que l’empereur avait rédigée avant de quitter l’île d’Elbe et dont il avait fait imprimer des exemplaires à Digne : « Soldats, venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que de la vôtre ; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres… La victoire marchera au pas de charge. L’aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. »

L’arrivée du capitaine Randon précipita les événemens. Ce jeune officier de vingt ans, neveu et aide de camp du général Marchand, qui devait plus tard être comblé d’honneurs par Napoléon III, pressa le chef de bataillon Delessart de faire son devoir et de commander le feu ; mais celui-ci, voyant l’émotion de ses hommes et, sans doute aussi, se rappelant qu’en Égypte il avait été décoré par Bonaparte, ne pouvait s’y décider. Devant ces hésitations, Napoléon pensa que le moment était venu de risquer le tout pour le tout. Il s’approcha à une portée de pistolet et, entr’ouvrant sa redingote, prononça les paroles qui sont gravées sur le mur de Laffrey.

Suivant Henry Houssaye, des cris de : Vive l’empereur ! poussés aussitôt par les soldats, mirent fin au drame. Napoléon donna l’accolade à Delessart : « Soldats, dit-il, en embrassant votre chef, je vous embrasse tous. » Puis, ayant fait former le carré, il ajouta : « Je viens avec une poignée de braves, parce que je compte sur le peuple et sur vous ; le trône des Bourbons est illégitime, parce qu’il n’a pas été élevé par la nation ; il est contraire à la volonté nationale, parce qu’il est contraire aux intérêts de votre pays et qu’il n’existe que dans l’intérêt de quelques familles. »

Ce récit supprime l’épisode le plus pathétique rapporté par Stendhal, d’après les paysans qui en furent témoins ; et la précision des détails, sur un point qui n’a pas en lui-même une importance particulière, semble eu garantir l’authenticité. Quand Napoléon eut offert sa poitrine aux fusils, le jeune Randon, ne pouvant se contenir, fit les commandemens de En joue et de Feu/ Un des soldats de l’avant-garde mit l’empereur en joue ; mais, au second ordre, il tourna la tête et dit :

— Est-ce mon chef de bataillon qui me commande de faire feu ?

— Feu ! répéta l’aide de camp. Le soldat répliqua :

— Je tirerai si mon chef de bataillon me l’ordonne.

Et comme celui-ci resta muet, le soldat releva son fusil. Le coup, qui devait sauver les Bourbons et aurait épargné Waterloo à la France, ne partit pas. Stendhal a bien raison de dire que ce fut le moment décisif. « Le chef de bataillon, ému par les paroles de l’empereur qui avait continué à parler et lui rappelait les batailles d’Égypte, ne s’opposa plus à ce qu’il s’approchât, et l’empereur, lui rappelant des circonstances personnelles à lui, chef de bataillon, l’embrassa. À ce moment, les soldats du bataillon de Grenoble, qui suivaient d’un œil avide tous les mouvemens de l’empereur, enchantés d’être délivrés de la discipline, se mirent à crier : Vive l’empereur ! Les paysans répéteront ce cri, et tout fut fini. Les larmes étaient dans tous les yeux. En un instant, l’enthousiasme n’eut plus de bornes. Les soldats embrassaient les paysans et s’embrassaient entre eux. »

Prestige incomparable de Napoléon ! Il n’avait qu’à paraître pour fasciner, qu’à parler pour ensorceler les plus hésitans. Ses rêves presque insensés se réalisaient comme par le caprice d’un magicien. Ce retour de l’île d’Elbe qui, pour tout autre, eût été la plus folle, la plus lamentable équipée, devenait un voyage triomphal. Quand il s’entendit acclamer par les soldats chargés de l’arrêter, il dut avoir la claire vision que, cette fois encore, il avait forcé le destin, et que, des hauteurs de la Matheysine, l’aigle impériale allait vraiment voler, de clocher en clocher, jusqu’aux tours de Notre-Dame.


Les pages de Stendhal furent analysées dans le feuilleton du 7 février 1839 du journal grenoblois le Courrier de l’Isère et, quelques jours après, le même journal publia le récit d’un de ses abonnés qui avait été témoin de la rencontre. Houssaye l’ignora certainement aussi. Les détails donnés sur la fin de la scène historique sont cependant assez curieux et valent d’être rapportés. Le narrateur se trouva, à la sortie de Laffrey, dans le peloton même qui entourait Napoléon. Ce peloton « était composé d’officiers de tous grades et de toutes armes, tant du 5e que de sa suite. Le mélange des uniformes, des décorations, des aigles et des fleurs de lys présentait un coup d’œil singulier ; si on avait cherché à reconnaître l’empereur à son costume, on aurait fort bien pu se tromper : la poussière dont il était couvert, ainsi que son cheval, ne permettait pas de distinguer la couleur verte de son uniforme de colonel de dragons ; son chapeau était devenu complètement gris, et les trois couleurs de sa cocarde recoquillée avaient disparu ; mais l’expression de sa figure et ses regards ne permettaient pas de se méprendre et de ne pas reconnaître au premier coup d’œil celui qui, trois ans avant, commandait à l’Europe. Il paraissait calme et tranquille ; sa physionomie annonçait la satisfaction ; impossible d’y apercevoir le moindre sentiment d’inquiétude ou d’émotion. Pendant ce temps, les soldats arrachaient et jetaient leurs cocardes blanches qui restaient dispersées et foulées aux pieds sur la route avec les décorations du lys. » Bonaparte donna l’ordre de former les pelotons et de marcher sur Grenoble. L’abonné du Courrier de l’Isère ne jugea pas utile d’accompagner plus loin l’empereur et préféra rentrer chez lui. « A quatre heures du soir, je pus reprendre la route de La Mure ; à peu de distance je rencontrai les équipages de Sa Majesté ; ils se composaient d’un méchant cabriolet, dans lequel Bonaparte avait constamment voyagé depuis son débarquement, et de deux charrettes attelées de deux mauvais chevaux ; la poussière dont le cabriolet était couvert tant en dedans qu’en dehors en masquait entièrement la couleur. Quant aux deux charrettes, elles étaient chargées de quelques bagages et de ballots de proclamations ; le reste de la suite de l’empereur était épars sur la route et n’acheva même de passer que le lendemain. »


Napoléon se remit en marche, précédé par le bataillon du 5e de ligne et la compagnie du 3e génie, dont les hommes maintenant se seraient fait tuer jusqu’au dernier pour le défendre. En traversant le village de Laffrey, tandis que de chaque maison partaient des vivats, il goûta l’une des plus grandes joies de sa vie. Il sortait enfin de l’affreux cauchemar qui avait duré dix mois. Il n’était plus le souverain minuscule et ridicule dont l’Europe se riait. Comme l’écrit Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe, songeant sans doute à lui-même autant qu’à Napoléon, « ce n’est pas tout de naître, pour un grand homme : il faut mourir. » L’île d’Elbe n’était pas une fin pour lui ; il ne pouvait se contenter de la souveraineté d’un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone… Et voilà qu’il redevenait l’empereur des Français ! Il allait régner de nouveau sur cette terre de France dont il voyait à ses pieds l’une des plus nobles provinces. Comme l’air était délicieux à respirer ! Comme le paysage, les lacs, les cimes, tout à l’heure si sévères, lui paraissaient accueillans ! Le soleil déjà incliné à l’horizon semblait un astre éteint : qu’importe ! Celui d’Austerlitz n’était pas plus brillant !

Au bas de la rude descente, Vizille lui fit un accueil chaleureux ; les habitans, qui se rappelaient avec orgueil que la Révolution était née chez eux, ne doutaient pas que, chez eux encore, elle renaissait. Ils se joignirent en masse à la colonne. Un peu avant Eybens, entre Brié et Tavernolle, les soldats du 7e de ligne, que commandait La Bédoyère, accourus à marches forcées de Chambéry, sur l’appel du général Marchand, acclamèrent à leur tour, du plus loin qu’ils l’aperçurent, celui qu’ils avaient mission d’arrêter. La Bédoyère présenta à l’empereur, qui la baisa, l’ancienne aigle du régiment, précieusement conservée, que les soldats venaient de fixer à la hampe du drapeau, après en avoir arraché la pique et lacéré l’étoffe fleurdelisée.

A sept heures du soir, l’armée impériale, singulièrement grossie depuis le matin, arrivait devant Grenoble. La porte de Bonne était fermée et, sur les remparts, Marchand avait fait placer des canons chargés à mitraille ; mais les troupes, qui devaient défendre la porte et pointer les canons, ne songeaient qu’à voir Napoléon et à se ranger à ses côtés. Les hommes les plus agiles se laissaient glisser le long des talus et venaient embrasser ses vêtemens comme la relique d’un saint. Tous connaissaient la proclamation distribuée par le docteur Emery, qui avait devancé la colonne, muni d’un faux passeport. Vainement, Marchand essaya de trouver parmi eux un officier ou un soldat qui voulût tirer sur l’empereur ; il sentit que la partie était définitivement perdue et quitta Grenoble avant qu’on eût enfoncé la porte.

Napoléon entra dans la ville, à la lueur des torches, au milieu d’un enthousiasme délirant. Il vint coucher rue Montorge, à l’hôtel des Trois-Dauphins, que tenait alors un nommé Labarre, ancien soldat de l’armée d’Egypte. Pour la première fois, depuis de longs mois, il dut s’endormir, sinon tranquille, du moins heureux. Cette journée du 7 mars 1815 était l’une des plus enivrantes qu’il eût jamais vécues. Il le déclara souvent à Sainte-Hélène : « Jusqu’à Grenoble, j’étais aventurier ; à Grenoble, j’étais prince. »


GABRIEL FAURE.