Première livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 193-208).
Première livraison

Plage de la Marinella. — Dessin de Karl Girardet.


NAPLES ET LES NAPOLITAINS,

PAR M. MARC MONNIER.
1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




I


Les descriptions de Naples. — Ce qu’oublient les voyageurs. — Les Napolitains : la bourgeoisie, le peuple. — Les lazzarones : ceux d’autrefois et ceux d aujourd’hui. — Le vastaso. — Les inondations à Naples. — Le pauvre Bidera : sa chute dans la lave. — Le corricolo.


Naples, 20 janvier 1861.

On s’occupe beaucoup de Naples depuis deux ans : c’est une fièvre politique. Vous voulez bien, monsieur, vous en guérir avec moi pendant quelques jours, et vous m’autorisez à vous parler de ce pays sans vous raconter la légende garibaldienne et ses suites. Je suis tout à vos ordres, et point embarrassé du tout pour vous obéir. Cette ville en effet, si exploitée, n’est guère encore qu’effleurée par les impatientes relations des voyageurs de lettres. Plus je lis tout ce qui a été écrit en français sur elle, plus je trouve de choses à dire, ignorées ou négligées par les écrivains ambulants.

Ce qui demeure surtout dans l’ombre ou dans un faux jour, c’est le peuple napolitain, qui est pourtant le sujet le plus curieux d’observations et d’études. La ville même et les environs sont bientôt vus ; tout le monde sait, après huit jours de passage, que le taureau Farnèse, l’Hercule de Glicon, la Flore et l’Orateur, si admirés de Canova, sont au musée Bourbon (aujourd’hui musée National), que la cathédrale de Saint-Janvier a des mosaïques byzantines, et que Pompeïa est une ville morte couchée au pied du Vésuve qui l’a détruite et qui la menace toujours. Si je n’avais rien autre à vous raconter, monsieur, je m’en voudrais de dérober quelques pages de votre journal aux explorateurs au long cours qui vous donnent des renseignements si curieux et si neufs sur les régions les plus lointaines. Mais il y a sur la terre autre chose que les beautés de la nature et les chefs-d’œuvre de l’art.

Il y a les hommes.

Un de nos écrivains descriptifs les plus riches et les plus exactement minutieux écrivit un très-beau livre sur l’Espagne, où il peignait en détail et avec éclat l’aspect du pays, les villes, les musées, les palais, les masures même, et tout cet assemblage de descriptions composait un tableau splendide. « Il n’y manque qu’une chose, disait une femme d’esprit, ce sont des Espagnols. »

Je ne veux pas commettre une pareille faute, n’ayant d’ailleurs ni la palette ni le pinceau de l’écrivain qui la réparait si magnifiquement. Je m’occuperai donc surtout des Napolitains dans ces quelques lettres que vous voulez bien me demander sur Naples.

Et parmi les Napolitains, je choisirai les seuls intéressants ou du moins les seuls pittoresques, ceux de la rue, car les autres offrent moins de traits particuliers, nationaux. Naples surabonde en savants, en artistes, en lettrés qui sont des gloires italiennes, et quelques-uns même cosmopolites. Quant à l’aristocratie de naissance, ici comme partout elle règle ses horloges sur le méridien de Paris. La bourgeoisie affecte également nos mœurs et dîne à nos heures ; je ne vois plus de très-grande différence entre les négociants de la rue de Tolède et ceux de nos boulevards. Peut-être à Naples tient-on encore plus au paraître, à la figure, qu’on n’y tient en France, mais il me semble qu’en ceci les mœurs françaises vont se rapprochant chaque jour de celles des pays méridionaux. Ici tout boutiquier roule carrosse et veut avoir sa loge à un théâtre quelconque, et tel qui mange d’un seul plat, une seule fois par jour, charrie derrière lui des laquais en livrée. Ces choses-là nous étonnaient autrefois ; mais aujourd’hui, pour les voir, il n’y a plus besoin de venir à Naples.

Ce n’est pas qu’il n’y ait absolument rien de napolitain dans les classes moyennes et dans les classes supérieures. L’éducation dissimule certaines particularités locales qu’elle ne réussit pas à détruire tout à fait ; mais ici, comme partout, ces particularités sont beaucoup plus saillantes dans le peuple ; c’est donc dans le peuple, si vous le voulez bien, que nous allons les étudier. Seulement hâtons-nous, car tout cela s’efface. Voici la civilisation qui envahit cette plèbe étonnée et qui lui apporte, avec les libertés italiennes, les costumes et les opinions du nord. Le lazzarone, qu’on a tant chanté, disparaît peu à peu, — encore quelques jours et il deviendra citoyen. Alors Naples sera une ville comme toutes les autres.

Je l’ai vu encore, dans mon enfance et dans ses derniers beaux jours, ce poétique va-nu-pieds sur lequel on a tant écrit, depuis qu’on écrit sur Naples. Il ne marchait déjà plus dans les rues sans autre vêtement que la couleur de cuivre dont l’avait couvert le soleil. Il portait une chemise et un caleçon ; un bonnet phrygien lui pendait sur la tête. Il travaillait déjà, le matin, pour gagner les cinq sous qui suffisaient à sa subsistance. Il les volait quelquefois, mais presque honnêtement : il ne vendait jamais trop cher le mouchoir qu’il venait de busquer (c’était son mot) dans votre poche. Il se contentait du nécessaire, et ne faisait pas un geste pour avoir davantage, une fois qu’il avait mangé. Il s’étendait alors au soleil et dormait sa pleine journée. La nuit, il épelait son rosaire ou chantait.

Maintenant le lazzarone proprement dit n’existe plus. Le lazzarone a un domicile et un métier ; il se marie, il a des enfants, il est chef de famille. Le philosophe en guenilles qui vous refusait autrefois ses services — lui eussiez-vous offert un louis pour faire dix pas — pendant les heures sacrées de sa sieste — en vous repoussant d’un geste superbe qui voulait dire : je n’ai plus faim, adressez-vous ailleurs ! — ce Diogène illettré est maintenant officieux, serviable, empressé ; il compte son pourboire. Il est quelque chose, pêcheur ou batelier, commissionnaire, faquin de la douane. Il n’accepte plus ce nom de lazzarone qui lui avait été donné par les Espagnols, en souvenir du pauvre lépreux. Lazzarone est maintenant une injure qu’on jette aux manants et aux mal-appris. Le faquin de la douane réclame son ancien titre de vastaso (du grec, bastazó), qui veut dire porte-faix. Et non-seulement il est travailleur, mais il est honnête homme. Vous pouvez confier au vastaso votre fortune, il n’en détournera pas un sou. Il fait quelquefois de la contrebande : c’est là son plus grand péché ; mais il ne considère pas cela comme un vol, parce que le gouvernement qu’il trompe en cette occasion n’est pas une personne. Le gouvernement est pour lui une abstraction qui ne souffre pas du tort qu’on lui fait.

Aussi le vastaso pratique ou du moins pratiquait l’an passé la contrebande avec une probité remarquable. Vous débarquiez à Naples et vous lui montriez une caisse à porter chez vous sans la faire passer par la douane. Le vastaso comprenait et vous disait d’un clignement d’œil : « Soyez tranquille ! » Et vous pouviez être tranquille. Vous ne risquiez pas une épingle en vous fiant à cet homme qui violait en votre faveur les lois de son pays. Par ce moyen, j’ai fait entrer à Naples la marchandise la plus prohibée de toutes, sous le règne de Ferdinand II : des livres, et, parmi ces livres, une bible. Il y avait de quoi envoyer aux galères le portefaix excommunié. Et s’il m’avait dénoncé, il aurait gagné deux ou trois fois le prix de sa contrebande. Il n’en fit rien cependant, et m’apporta mes livres en plein jour.

Le vastaso est le plébéien le plus probe et le plus fort de Naples. Aussi a-t-il une certaine notoriété dans son quartier. Il y exerce une autorité physique et morale ; il est le don Quichotte et le Sancho-Pança de la marine et du port. Les femmes du peuple disent avec orgueil : « Mon mari est faquin de la douane ! »

Telle est l’ascension suprême du lazzarone civilisé. Ailleurs, il n’est que dégénéré, il embrasse des professions subalternes. Il se fait marmiton, palefrenier, sous-domestique. Il est soudoyé par les cuisiniers, les cochers et les valets de chambre des bonnes maisons. Quelquefois ces quasi esclaves montent en grade et deviennent artisans, mais alors il ne leur reste plus rien du débraillé natif ; ils portent des pantalons qui leur tombent jusqu’aux pieds, ils chaussent des souliers, endossent une veste ou une redingote, se coiffent d’une casquette ou d’un chapeau de feutre ; ils ressemblent à des Européens mal vêtus. Ils travaillent alors autant et plus que nos ouvriers de France ; j’en appelle aux nombreux habitants de l’hôtel de Genève, le seul endroit central offert aux voyageurs. Ils sont réveillés dès l’aube par les marteaux réguliers et laborieux de tout un peuple de chaudronniers qui n’interrompent que dans la nuit leur tic tac implacablement monotone. Les soirs d’été, en rentrant à leur hôtel par la rue des Fiorentini, qui descend de la grande artère de Tolède, lesdits voyageurs passent entre deux files de cordonniers, assis en plein air devant les boutiques de leurs maîtres. Ces pauvres diables font des bottes et des souliers jusqu’à minuit, sous une sorte de veilleuse dont la mèche oscille et charbonne dans une huile verte et fétide. Leur journée commence à six heures du matin et ils ne s’interrompant que dans l’après midi, d’une heure à trois, pour leur unique repas et leur sieste estivale.

Tel est le farniente du Napolitain, quand il devient ambitieux et qu’il a sa famille à nourrir. Ces artisans laborieux sont chaque jour plus nombreux à Naples ; mais ils perdent peu à peu le type national. Ils apprennent à lire, ils ne vont plus à la messe et ne donnent plus de coups de couteau. Ils doutent du miracle de saint Janvier et ne vous prennent plus votre foulard. Ils ne pillent plus dans les émeutes et ils crient : « Vive Victor-Emmanuel ! » Ce sont des lazzarone dégénérés qui seraient peut-être capables d’aller se faire tuer en Vénétie.

Il en reste à la vérité quelques autres qui ressemblent assez à ceux d’autrefois, dont ils ont perdu cependant la poétique insouciance. Ce sont les va-nu-pieds sans feu ni lieu, sans profession déclarée, qui vivent au jour le jour, au hasard et à la diable. Il y en a qui changent dix fois de métier par jour, vendant tout ce qu’ils trouvent et tendant la main lorsqu’ils ne trouvent rien à vendre, sortant par groupes, par bandes, on ne sait d’où, partout où il y a quelques sous à prendre et quelque étranger à détrousser. Vous débarquez par exemple au port : une nuée de lazzarone vous assaillent et vous dévalisent. L’un prend votre malle, l’autre votre sac de nuit, un troisième votre paletot, un quatrième votre parapluie, et ils courent aussitôt devant vous ; suivez-les, rassemblez-les si vous pouvez, c’est votre affaire. Ils vous traînent chez un hôtelier quelconque et se font payer par vous et par lui. Mais ceci arrive partout, même hors d’Italie.

Voici qui est plus particulier à Naples. Vous a-t-on parlé de ces formidables ondées qui tombent sur la ville au printemps ou en automne, rarement en été, mais quelquefois même en hiver ? On dirait que le ciel fond en eau et s’écroule sur la terre inondée : c’est un déluge effrayant. Les terrasses supérieures des maisons sont des fontaines improvisées qui dégorgent dans les rues par des gouttières à la vieille mode, crachant des douches copieuses et violentes sur les passants. Vous voyez des cataractes qui roulent de partout avec une fureur et un fracas terribles. Toutes les rues sont de véritables torrents d’eaux bourbeuses qui tombent de toutes les ruelles montantes dans les grandes artères de la ville, d’où elles se précipitent dans les autres ruelles qui descendent à la mer : des lacs agités, avec de vraies vagues poussées par le vent, se forment sur les places et, dans ces moments d’inondation instantanée, Naples devient tout à coup une Venise, une ville amphibie, une poignée d’îles jetées pêle-mêle dans des flaques ou des torrents d’eau.

Certaines de ces rivières, formées tout à coup, sont si abondantes et si rapides qu’elles entraîneraient aisément les piétons. Il y en a qui ont entraîné des voitures. Celle du Largo delle Pigne surtout est fatale. Le Largo delle Pigne est une large rue, creuse au milieu, qui descend du musée à la route du champ de Mars. De distance en distance vous rencontrez des ponts en fer jetés en travers de cette rue, car les jours de fortes averses, un éléphant ne se risquerait pas dans la lave (c’est le nom qu’on donne à ces fleuves improvisés). Des Suisses ivres y entrèrent un jour, en riant des ponts et de la prudence vulgaire. En un clin d’œil ils furent renversés, emportés et tués.

Eh bien ! quand l’averse est passée et que le torrent diminué, ralenti, n’effraye plus que par son humidité et sa saleté les piétons qui voudraient bien traverser les rues, et que ces braves gens, sortant peu à peu des portes cochères qui leur servaient d’abri, s’arrêtent consternés devant cette boue liquide, — alors, tout à coup, des mille ruelles qui dégringolent du fort Saint-Elme ou qui montent du port arrivent par centaines des lazzarone à jambes nues, criant à tue-tête : Oh ! chi passa ? Oh ! chi passa ? (Qui veut passer ?) Rien n’est plus curieux que de les voir prendre dans leurs bras ou sur leurs épaules de gros hommes qui gardent leur parapluie ouvert et qui jettent les hauts cris, craignant de tomber dans la vase. Voilà encore un métier inconnu en France, et qui cependant y réussirait peut-être, grâce à l’admirable invention du macadam.

Le fort Saint-Elme, à Naples, vu de Largo di Palazzo. — Dessin de Karl Girardet.

Cependant ces trajets ne sont pas toujours heureux, j’en appelle à ce pauvre Bidera, avec lequel je vous demande la permission de faire ma promenade à Naples. Il est le guide le plus curieux, le plus érudit, le mieux informé qui ait jamais écrit sur l’Italie méridionale. Enfant de la Grande-Grèce, il savait toutes les origines et toute la généalogie de ces peuples qui, antérieurs aux Latins et peut-être même aux Grecs, occupent depuis les siècles fabuleux le midi de la péninsule. Il écrivit un livre plein de faits et d’idées pour consacrer les titres de noblesse et l’invraisemblable antiquité de son pays ; ce livre est intitulé : Quarante siècles de l’histoire de Naples. Nous avons tous connu cet excellent vieillard, plein de verdeur et de bonhomie ; il nous racontait Naples et nous l’expliquait, en nous faisant surtout remarquer les mœurs antiques de cette plèbe qui a gardé quelque chose des Grecs et même des Étrusques, ses aïeux. Il consigna sur ce sujet de précieuses observations dans un livre oublié à Naples et ignoré ailleurs : Passegiata per Napoli e contorni, — un livre que je sais par cœur et auquel je dois presque toute ma facile érudition napolitaine. Puis un jour, il disparut tout à coup de la rue de Tolède, où il passait sa vie, et l’on ne s’aperçut pas de sa fuite, parce qu’elle fut perdue dans la déroute universelle qui suivit la révolution de 1848. Vous savez sans doute qu’après cette année-là (ceci n’est plus de la politique, c’est de l’histoire) toute la partie intelligente de Naples fut comme balayée dans un moment et engloutie dans les prisons, — dans les bagnes, hélas ! — ou dans l’exil, ou tout au moins dans des retraites impénétrables. Ceux qui échappèrent à la proscription et aux galères durent se condamner à l’oubli. Bidera disparut ainsi, avec vingt mille autres. Et l’on n’a plus entendu parler de lui. Les uns me disent qu’il est mort de chagrin, en apprenant que son fils, prisonnier d’État et fou de rage, s’était jeté par la fenêtre d’un hospice. D’autres racontent que s’étant réfugié en Sicile où il ne put gagner sa vie, parce que, suspect à la police, il rendait suspects les autres et n’osait voir personne, il est mort de faim.

J’espère que ce n’est pas vrai ; j’affirme seulement que c’est très possible.

Mais n’attristons point ces pages, et reprenons notre promenade avec le guide que je viens de vous présenter. Nous parlions de Naples inondée et des trajets périlleux sur les épaules des lazzarone. « Je m’y risquai un jour, dit Bidera, et, pour votre règle, écoutez ce qui m’advint :

« La lave de Tolède courait former un lac devant le palais de la Foresteria-Reale, et une autre descendait de la Taverna-Penta pour aller à San-Giacomo. J’étais dans un angle du carrefour avec un grand nombre de servantes qui allaient au marché avec leurs paniers, caquetant entre elles et attendant de pouvoir traverser la mare. Un de ces bipèdes aquatiques s’approche de moi :

« — Hein, monsieur, passons-nous ? »

« Le voyant mal en jambes, je répondis que non ; mais le bandit traduisit ce non comme fait l’amant de celui de sa maîtresse, parce qu’il lisait dans mes yeux l’envie de passer, et il répéta :

« Hein, monsieur, passons-nous ?

« — Laisse donc, je suis très-lourd.

« — Vous ne pesez pas un brin de paille.

« — Quoi ! tu voudrais, avec ces jambes…

« — Nous allons voir… »

« Et je me vis suspendu entre ciel et terre.

« Ah ! que j’avais donc bien prévu ma chute ! Le pauvre diable ne peut tenir sous sa charge ; et les servantes malicieuses de s’écrier : « Hou ! hou ! le monsieur… le voilà qui va tomber !… le voilà qui tombe !… Hou ! le voilà tombé !… »

« Et de fait, au milieu de ces acclamations universelles, le balourd, en s’affaissant peu à peu, m’avait plongé dans l’eau courante. Il était resté sous moi ; et en sortant sa tête du liquide argileux, il me priait de me lever. Moi, pauvre vieux, avec une main embarrassée de mon parapluie ouvert, je ne pouvais me mettre en équilibre.

« — Hé, monsieur, me disait le pauvre homme, vous y avez pris goût ? »

« Et je répondais :

« — Laisse-moi donc trouver un point d’appui quelconque ! »

« Enfin je me levai comme il plut à Dieu. Et elles riaient de moi, les sournoises, en faisant semblant de me plaindre. Je payai par pitié mon obole à ce méchant Caron qui ne m’avait pas déposé sur l’autre rive, et je lui dis : « Tu vois si je ne pesais pas un brin de paille ? » Le lazzarone, comme extasié de ma générosité, répondit : « Vous avez raison, vous pesez beaucoup, parce que vous êtes un homme d’or ! »

Que dites-vous de cette réponse ? Vous en recevrez par jour mille pareilles, en vous promenant chez ce peuple paresseux mais alerte. Et maintenant, monsieur, que dans cette causerie préliminaire je vous ai fait connaître celui qui nous guide et ceux que nous allons visiter, nous pouvons nous mettre en marche. Je dis en marche, entendons-nous bien, et non pas en voiture ni à cheval. Je voudrais bien entrer dans le corricolo d’Alexandre Dumas et y trouver son esprit et sa plume. Par malheur, on ne s’est jamais promené en corricolo dans Naples, et ce rapide attelage ne roule plus que dans les campagnes la foule bariolée qu’un cheval de rien emporte si légèrement.

Le corricolo. — Dessin de Ferogio.

J’ai sous les yeux un dessin de ce véhicule, et, tout comique qu’il soit, ce n’est point une caricature. Ne sont-ils pas dix-sept entassés là pêle-mêle : quatre sur l’unique banc de la caisse : un gros prêtre, un vieux bonhomme et une femme entre eux avec son enfant sur les genoux ; trois autres, dont le cocher, sur le brancard (le cocher se met quelquefois derrière, à l’anglaise, tenant le fouet et les rênes par-dessus la tête de ses pratiques), puis deux femmes assises sur la banquette, cinq hommes debout devant elles, un autre homme assis sur un marchepied postérieur, et qui tient une malle sur ses genoux ; enfin un gamin dans le filet qui dandine sous la carriole si bien peuplée. J’ai vu de plus, quelquefois, un lazzarone ou deux courir derrière la voiture et s’y suspendre de temps en temps n’importe où, pour se reposer, s’attachant aux roues, aux parois ou à la limonière, par de vrais tours de force. Et tout cela, traîné par une seule rosse qui paraît tomber d’inanition, se précipite à fond de train dans des flots de poussière et franchit plusieurs milles au galop.

Par malheur, dis-je, on ne s’est jamais promené ici dans ce véhicule pittoresque. Autant vaudrait voyager dans Paris en patache : on serait moins remarqué. D’ailleurs le corricolo va trop vite et ne laisse pas le temps de regarder. Partons donc à pied, si vous le voulez bien, et entrons dans les quartiers populaires.


II


La rue de Tolède. — Les popolani libéraux. — Le vieux Naples. — L’histoire de Pinerol : l’horloge du menu peuple. — La rue du Port ; taverne en permanence — Les défis des mellonari. — Les maccaronari et leurs pratiques. — Les frangellini. — Le pizzaiolo. — Digression sur les vins de Naples. — La marchande de maïs.

Nous sortons de bonne heure ; la grande rue de Tolède est encore plongée dans un profond sommeil. Nous allons donc la quitter, si vous le voulez bien : elle n’offre d’ailleurs rien de remarquable. C’est une double file de maisons assez également alignées, et qui ressembleraient presque à nos maisons de Paris, si elles n’avaient pas un certain air d’ampleur qui manque aux nouvelles constructions parisiennes. Ici les étages sont moins rapprochés ; les croisées, plus hautes, donnent toutes ou presque toutes sur des balcons spacieux : chacune a le sien, qui peut contenir aisément six à sept personnes. Chaque maison ou palais, car c’est le nom ampoulé qu’on donne ici à la moindre bicoque, a sa porte cochère ouverte sur la rue ; les trottoirs s’abaissent assez ingénieusement pour permettre aux voitures de passer sous ces vastes arcades et de s’engager dans les cours intérieures, assez larges pour que l’attelage le plus lourd y tourne aisément. Entre ces portes cochères, dans la rue de Tolède, s’alignent des magasins pareils aux nôtres, et qui donnent à Naples un certain air de ville de province accoutrée à l’instar de Paris. Dans la journée, la rue est vivante et bruyante comme notre rue Saint-Denis ; il y a, de plus, entre les boutiques, des étalages de marchands ambulants qui ajoutent à tout ce bruit certaines intonations de musique foraine. C’est un lieu de promenade et un centre d’affaires ; les voitures s’y pressent à toute heure du jour, et toutes les voitures, hélas ! inventées pour écraser les passants, depuis la calèche des oisifs jusqu’aux grands chars de chanvre infect qui passent la nuit, tirant derrière eux une sorte de paillasson au bout d’une longue corde. Sur ce paillasson, qui traîne ainsi sur le pavé, est assis un enfant qui chante, ou plutôt qui pousse des cris aigus, répondant aux plaintes des lourdes roues.

Je me trompais, tout à l’heure, en vous disant que la rue de Tolède n’offre rien de curieux ; je voulais dire seulement qu’elle est la moins curieuse des rues napolitaines. Mais la moins curieuse des rues napolitaines, celle qui ressemble le plus aux rues des deux mondes, a encore son caractère, son individualité marquée, ses libertés surtout, qu’elle perdra bientôt sans doute, mais qu’elle n’a pas encore perdues tout à fait. Ainsi l’édilité italienne, qui vient de succéder au syndicat indifférent des Bourbons, n’a pas encore obtenu des porchers l’engagement formel de ne plus faire passer leurs animaux dans la plus belle rue de la ville. On y rencontre encore assez souvent, sur les trottoirs trop étroits et sur les larges dalles où roulent les voitures, entre les jambes des chevaux ou des passants, les groins intempestifs de ces pachydermes. Je ne parle pas des troupeaux de chèvres et de moutons, ni des vaches qui vont le matin, de porte en porte, distribuer leur lait qu’on trait sur place pour la sécurité des consommateurs ; ni des poules et des coqs qui descendent quelquefois familièrement des ruelles voisines où ils ont leurs basses-cours autorisées, ni des ânes chargés d’immondices ou de comestibles, ou montés par des cavaliers sans prétention, ni des bœufs traînant des chariots, ni des mendiants à moitié nus, étalant des plaies hideuses pour soulever les cœurs qu’ils ne savent plus toucher autrement : on voit tout cela dans la rue de Tolède. J’insiste seulement sur les sangliers peu sauvages qui font une si étrange figure entre ces boutiques prétentieuses et ces palais historiés d’écussons.

Mendiantes dans la rue de Tolède, à Naples. — Dessin de Ferogio.

Cependant, à l’aube (et nous venons de sortir à l’aube), la noble rue est vide encore, inerte et endormie. C’est à peine si l’on voit passer, avec son âne, le balayeur privé, qui recueille son fumier avant que les balayeurs officiels soient éveillés encore. Ceux-ci le laissent faire, parce qu’il leur épargne de la besogne, en emportant à la campagne ce qu’ils seraient forcés, eux, de jeter dans les égouts ou à la mer.

Mais, dans les quartiers populaires où nous entrons, tout s’éveille, et nous pouvons déjà, dès les premières heures du jour, découvrir tout ce qu’il y a de misère et d’incurie chez cette plèbe presque sans besoins et qui se laisse vivre.

Je ne parle pas des hauts quartiers, ceux qui montent de la rue de Tolède au nouveau cours Victor-Emmanuel, admirable promenade en construction, qui enlace à mi-côte les pittoresques hauteurs où Naples est adossé. Ces hauts quartiers sont habités par les popolani libéraux, ceux qui ne veulent pas être appelés lazzarones. Ils ont leurs cercles politiques, leurs chefs officiels ; ils ont même leurs journaux, et comprennent fort bien ce que veut dire Italie une. Leur geste habituel consiste à lever l’index de la main droite à la hauteur de leurs yeux : c’est leur manière d’indiquer qu’ils sont pour l’unité de l’Italie… Mais j’allais causer politique : on y incline toujours, quoi qu’on fasse, en parlant de Naples par le temps qui court. Laissons ces questions brûlantes, et constatons seulement que les lazzarones des hauts quartiers ne sont plus du tout lazzarones. Ils ont adopté des opinions presque voltairiennes ; ils ont rabattu leurs pantalons jusque sur les souliers, dans lesquels ils marchent bourgeoisement ; ils louent des chambres où ils dorment sur des lits à eux ; ils roulent les macaronis nationaux autour de fourchettes d’étain au lieu de les porter avec leurs doigts dans leur bouche. Ils ne volent plus, ils nient les miracles, ils travaillent. Rien ne les distingue plus de nos ouvriers du faubourg Saint-Antoine, si ce n’est qu’ils endossent la jaquette au lieu de la blouse bleue, et qu’on ne les rencontre jamais ivres par les grands chemins.

Ils habitent cependant un quartier qui n’a pas toujours été si honorable. Il fut un temps où les rues de Monte Calvario, qui sont maintenant les plus civilisées, formaient une sorte de banlieue très-mal hantée et assez pareille au fouillis de maisons que la civilisation a reléguées et murées hors de la porte de Capoue : triste refuge du vice indigent. Autrefois, quand on disait d’une femme : « Elle demeure dans les hauts quartiers, » autant valait dire : « C’est une malhonnête femme. » Il en était ainsi du Cavone, rue percée dans les anciennes carrières qui creusaient la colline où rampe à présent l’Infrascata, d’où son nom de Cavone, et le surnom de cavajola, qui est la plus grosse injure qu’un Napolitain puisse jeter à une femme. Tous ces quartiers suspects sont aujourd’hui les mieux habités.

En revanche, si vous descendez au bord de la mer, dans la vieille ville, dans les ruelles des marchands, autour de la place du Marché, qui vit décapiter Conradin et assassiner Masaniello, vous verrez dans toute sa pittoresque laideur le vieux Naples. Des sentiers tortueux, où deux moines un peu corpulents ne passeraient pas de front, rampent et rôdent entre des maisons borgnes, louches, que n’éclairent pas de pauvres lucarnes percées au hasard. Une porte vermoulue donne seule un peu de jour et d’air à ces habitations invraisemblables, et si elle s’entrouvre quand vous passez, elle vous montre des cours fétides et dont les pourceaux de nos pays civilisés ne voudraient pas, ou des sous-sols humides, boueux, suintant des traînées d’eau saumâtre, et meublés de paille pourrie, où des familles entières vivent pêle-mêle, dans une malpropreté qui ferait horreur si elle ne faisait pas pitié.

C’est de là que sort toute cette population sans foi ni loi qui peuple encore les rues de Naples, et que nous voyons dès l’aube, dans notre promenade matinale, se répandre à flots par la ville pour chanter dans les rues, demander l’aumône, vendre des journaux ou des poumons pour les chats et voler des mouchoirs de poche.

Ceux-ci croient au miracle de saint Janvier.

Les marchand du matin. — Dessins de Ferogio.

Ces familles sauvages sont réveillées le matin par le marchand d’eau-de-vie, qui, en criant : Centerbe ! Centerbe ! dès que l’aube blanchit derrière le Vésuve, tire du sommeil et met sur pied toute la partie vicieuse des bas quartiers. Le peuple a ainsi le passage de certains marchands qui lui marquent les heures, comme le passage de certains oiseaux marque les saisons. Si vous voulez vous renseigner complétement là-dessus et entrer en plein, de prime-saut, dans les mœurs populaires, il faut prier Bidera de vous raconter l’une de ses plus curieuses histoires, celle de Pinerol.

Pinerol ou Pennerol est le fils d’un sergent de marine qui se battit pour ou contre nous, du temps de Championnet et de Murat, selon les circonstances, et qui finit par mourir à l’hôpital. La veuve hérita de toute la discipline militaire, et son horloge était précisément le passage des vendeurs ambulants. Elle se réveillait le matin à la voix du marchand d’eau-de-vie ; elle faisait alors le signe de croix, murmurait ses prières et se mettait au travail. Son métier consistait à faire des quinzagli pour les cochers.

Mais elle songeait d’abord à éveiller son fils Pinerol, qui dormait du sommeil du juste. Pinerol se soulevait sur son séant et retombait aussitôt comme un pantin dont on lâche les fils. Sa mère le rappelait, mais il ne l’entendait pas ; sa mère le secouait, mais il ne bougeait guère ; sa mère le menaçait, mais il dormait profondément. Puis tout à coup il sautait à bas du lit, enfilait ses pantalons et se précipitait vers la porte. C’est que la marchande de marrons bouillis passait dans la rue en criant : Allesse cause ! Et cette marchande était le réveille-matin de Pinerol.

Après déjeuner, Pinerol sortait pour acheter le charbon de sa mère. Il faisait naturellement l’école buissonnière, en gamin de Naples, qui rendrait des points au gamin de Paris. Il jetait sa monnaie par les rues comme s’il jouait a lo masto, c’est-à-dire au palet ; il s’arrêtait avec ses camarades à baguenauder en chemin ; et pendant ce temps sa mère, en voyant passer les fromages blancs (les ricottellos) et le lait caillé, comptait les minutes. Par le passage des crémières, elle savait, à quelques secondes près, le temps perdu par Pinerol. Enfin, le marmot arrivait en chantonnant le couplet à la mode :

Je connais une fillette
Qui s’appelle Caroline ;
Belle, fraîche et si caline :
Elle est toute sucre et miel !

Et la mère de lui crier : « Pendu ! (Mpiso : c’est une des injures populaires). Il te faut une heure pour acheter trois quarts de sou de charbon. — Hé, maman, que dites-vous ? une heure ? — N’entends-tu pas les chèvres qui passent ? (Or, les chèvres et les vaches passent à sept heures du matin.) — Les chèvres, ce matin, objecte Pinerol, se sont levées de bonne heure. — Vite donc : n’entends-tu pas la clochette de la vache ? » Et le pauvre Pinerol reçoit un revers de main sonore, et il pleure en disant : « Y en a-t-il de ces diables de bêtes qui passent par Naples pour me faire rouer de coups ! »

La mère allume le feu. Passent les marchands de viande et de légumes pour la soupe : il est huit heures. Les belles vendeuses d’œufs, qui ne se mettent pas en route avant neuf heures, indiquent à Pinerol qu’il est temps de balayer la maison ; mais lorsqu’il entend la voix rauque du marinaro qui arrive de Sorrente et qui crie son beurre (le beurre de Sorrente est exquis), Pinerol court vers sa mère et la presse de mettre la soupe dans le pot-au-feu, parce qu’il est dix heures.

À onze heures passent les recuites (ricotte) de Castellamare, et Pinerol met la table en chantant ; puis tout à coup un chœur discordant s’élève de partout ; les vendeurs crient tous à la fois, et Pinerol éclate en transports d’allégresse. Il est midi, l’heure où l’on mange ! « À manger, mère, à manger ! » (Ohi mà, a magnà ! )

Dessins de Ferogio.

Arrivent après les marchands de radis et de raiponces : il est une heure.

La mère et le fils remercient Dieu et se lèvent de table ; elle se remet à l’ouvrage et il lave les plats. Passent les châtaignes rôties : deux heures. À trois heures, la vendeuse d’eau soufrée (nous la retrouverons plus tard) apporte, comme d’habitude, son verre plein à la veuve. À quatre heures, les vaches sortent, et Pinerol a la permission d’aller jouer, mais jusqu’à cinq heures seulement, l’heure où les vaches rentrent. Jusqu’à présent, les bruits de la rue ont marqué le temps sans discontinuer.

Ici cependant il y a une lacune, à moins que le marchand de poissons ne vienne annoncer six heures ; mais il est irrégulier et quinteux comme les hasards de la pêche et les caprices de la mer. Au défaut de rumeurs périodiques supplée le soleil qui décline et le jour qui meurt. La nuit tombe, et Pinerol allume la lampe ; les vendeurs nocturnes reprennent la tâche interrompue et remplacent la sonnerie des horloges qui n’existent pas. Passent les olives : neuf heures ; la veuve et Pinerol se mettent à souper tête à tête ou, comme on dit ici, cœur à cœur. Revient le marchand de marrons : dix heures. Arrive une heure après le marchand de lapins, dont la voix sinistre annonce qu’il est temps de s’aller coucher. Pinerol, à qui sa mère racontait en ce moment le Cunto de la cunti (le Conte des contes), récit populaire qui défie toutes les imaginations de l’Arioste et d’Alexandre Dumas, Pinerol envoie le marchand de lapins à tous les diables. Mais il le faut ! On dit son rosaire et l’on se couche. Les cloches sonnent ; c’est minuit ; et comme les montres des sonneurs des trois cent soixante-dix églises de Naples ne sont pas d’accord, le tocsin continue pendant un bon quart d’heure. Enfin la dernière vibration du dernier clocher en retard s’éteint dans le silence. Et Pinerol dort… jusqu’au passage des marrons bouillis.

C’est ainsi qu’on vit dans les bas quartiers de Naples, et vous voilà déjà initié à quelques-uns des petits métiers ambulants qui font vivre ce peuple qui vit de si peu. Mais il y a mille et un autres métiers qui méritent votre attention et la réclament. Voulez-vous, monsieur, venir avec moi dans la rue du Port, un soir d’hiver ou un soir d’été, n’importe, c’est toujours le même mouvement et le même bruit. Figurez-vous entre deux rangées de maisons ; deux lignes de comptoirs mobiles et chargés de comestibles, suivant la saison. Avant l’occupation des Français, ce n’étaient pas seulement des comptoirs, mais des baraques qui servaient le jour de taverne et la nuit d’auberge à tout un peuple déguenillé. Ces baraques s’appelaient des bancs, et ceux qui y couchaient des banquiers : ils étaient là pêle-mêle, avec des façons débraillées qui offusquaient même les soldats de notre première République. Une charge de cavalerie balaya la rue, et les baraques furent brûlées dans une nuit. Depuis lors l’auberge a disparu, mais la taverne est restée.

Rien n’est plus étrange que ces comptoirs ornés de tentes ou de baldaquins qui les protégent contre le soleil et la pluie. Le soir, elles sont éclairées de veilleuses ou de lanternes protégées le plus souvent par des cornets de papier. La rue est ainsi coupée en trois, comme nos boulevards dans la dernière semaine de l’année. Dans ces trois nefs circule ou plutôt se presse une foule houleuse. Tout ce monde, à peine vêtu, souvent bras nus et nu-pieds, en manches de chemise ou même en chemise, et plus pittoresque que jamais, maintenant que les garibaldiens parsèment de vermillon, d’amarante et d’écarlate cette fourmilière déjà si bariolée, tout ce monde va et vient, se coudoie, se tutoie, tempête et vacarme surtout avec un fracas presque furieux. Tout s’exagère dans ce pays exorbitant : on ne marchande rien sans disputer, et les disputes s’irritent avec rage. Il y a souvent des couteaux tirés pour un quart de sou. Figurez-vous donc le bruit : les injures, les imprécations et les vociférations pleuvent, roulent, grondent, mugissent, éclatent d’un bout à l’autre de la rue. Les marchands qui ne se disputent pas crient leurs marchandises d’une voix tonnante qui couvre tout.

C’est là que, selon la saison, vous verrez le castagnano dénoncer ses marrons rôtis d’une voix caverneuse, ou les marchands de pastèques (melons d’eau) lutter entre eux de forfanterie et d’hyperboles. L’un fait peindre sur sa boutique Polichinelle et don Nicolas (nous retrouverons ces deux personnages), qui scient un melon démesuré. L’autre, un gigantesque canon crachant des éclats de pastèques. Ailleurs, c’est une éruption de concombres sortant d’un cratère enflammé. Et devant ce marchand il y a foule. Vous ne sauriez croire à quel point le fruit qu’il débite est populaire. Il faut voir les gamins de Naples plonger leur tête entière dans d’énormes tranches rouges de ce melon, qui leur coûte si peu. Et ils disent en riant que pour un sou (ce qui est vrai) ils mangent, boivent et se lavent la figure.

Et il faut entendre les marchands, les mellonari, se défier entre eux d’un bout à l’autre de la rue, et renchérir l’un sur l’autre pour faire valoir leurs friandises populaires. L’un crie d’une voix de stentor : « Castellamare, quelle merveille ! ils sont de Castellamare. » Et le second : « Ils sont venus de la fonte des neiges et ils sont de feu ! » Alors ils fendent en deux un melon intact et battent leur comptoir de leur coutelas. Et, comme s’ils avaient trouvé un trésor, crient au miracle : « Oh ! quelle beauté ! quelle splendeur ! C’est le soleil qui se lève ! » L’autre prend alors son melon partagé dans ses deux mains, et faisant une croix de ses bras les tend au peuple en criant comme un désespéré : « Le soleil, le voici ; l’autre, c’est la lune ! À huit sous le soleil, à quatre sous la moitié, et même trois, si on la mange ici ! » Le combat est ouvert. Un petit lazzarone est amené avec une énorme pastèque sur la tête, et sur la tête de l’enfant le mellonaro fend la pastèque en deux avec la périlleuse adresse de Guillaume Tell. Le coup fait, le marchand démène ses bras, sa tête, son corps entier comme s’il nageait dans l’air. Et il exclame avec rage : « Oh ! la huitième merveille du monde ! Du feu, du feu ! » L’adversaire répond encore plus haut : « Le Vésuve, le Vésuve ! » Et l’autre hurle aussitôt, avec une énergie croissante : « Etna et Montgibel ! › » Il semble alors qu’on soit à bout d’hyperboles, mais rien n’arrête le peuple napolitain. Le mellonaro qu’on croyait vaincu se redresse et crie d’une voix tonnante : « C’est l’enfer avec tous ses diables ! » Puis se tournant vers son confrère, il lui jette ce mot méprisant : « Voyons ce que tu peux dire de plus fort. »

Et pendant la discussion, tout le peuple rit, siffle, bat des mains, et, dégarnissant les comptoirs des deux marchands, mange, boit et se lave.

Un peu plus loin, règne le maccaronaro, le marchand de macaroni, l’un des hommes les plus corpulents et les plus glorieux de la ville. Près de lui sa femme étale des formes copieuses qui réjouiraient les yeux de Rubens. Il crie, et les étrangers ne peuvent le comprendre : A vi ccà la cotta de li vierdi. Si je vous traduis ce patois, vous ne le comprendrez pas davantage. Il signifie : La voici, la cuite des verts ! Ces verts sont les macaronis tout verts, c’est-à-dire tout frais, point réchauffés ; le Napolitain ne parle jamais que par couleurs ou images. Et en criant ainsi, avec une dextérité merveilleuse, le maccaronaro plonge sa cuiller ou quelquefois ses mains dans la chaudière, en retire des poignées de longs tuyaux de pâte à peine cuite, qu’il sert dans vingt assiettes, sans poudre de cacio-cavallo (fromage de cheval), et distribue a vingt consommateurs en moins de temps qu’il ne vous en faut pour voir ce qu’il fait. Le consommateur prend son assiette d’une main, et de l’autre, avec les fourchettes du père Adam, lève en l’air, aussi haut qu’il peut la lever, une forte pincée de son mets favori ; alors, sa tête en arrière et ses yeux au ciel, il contemple la pitance avec béatitude. Il ouvre après la bouche, où dégoutte le jus de tomates ou tout simplement le beurre fondu ; il savoure dévotement les avant-goûts des joies complètes qui l’attendent, et happe enfin d’un trait la pâte, sans plus d’efforts qu’on n’en ferait chez nous pour lamper un verre de vin. Le lazzarone avale ainsi un kilogramme de macaroni en trois minutes. Il en avalera bien deux, si vous les lui payez.

Le marchand de macaroni. — Dessin de Ferogio.

Ailleurs, un autre industriel fabrique ses franfellicchi, encore un mets populaire, un composé de farine, de miel et d’œufs, si je ne me trompe, car je n’ai jamais eu le courage d’en goûter. Tout cela se pétrit ensemble et s’étire en longs rubans jaunâtres, élastiques, qui s’allongent indéfiniment ; puis on roule la composition à peu près comme nous roulons nos crêpes, et on l’offre à qui veut en prendre.

Il y a aussi le pizzaiolo, qui prépare en public sa cuisine appétissante : d’énormes mate-fain bien épais, bien graisseux et farcis d’ingrédients qu’il m’est impossible d’énumérer, d’autant plus qu’ils varient selon la saison et selon le caprice du cuisinier plein de fantaisie. Dans les pizza que j’ai là sous les yeux, il entre de l’aïl à allécher toute la Provence ; il entre des herbes, des sardines, du jambon, de la mazzarella (fromage gluant, filandreux, blanchâtre) et des épices dont je ne sais même pas les noms. Cette combinaison est un régal, et non pas seulement pour les gens du peuple. Il y a des pizzioli bourgeois dans la rue de Tolède, un entre autres dont l’arrière-boutique est hantée par des crinolines et des habits noirs. On y arrose ce qu’on mange de boissons aussi compliquées que les pizze mêmes : ces boissons, dont les étrangers se pâment à cause de leurs noms célèbres, s’appellent falerne, lachryma-christi, marsala, etc.

Incidemment, et pour l’édification des voyageurs, le lachryma-christi n’existe plus et je doute qu’il ait jamais existé ; le vin du Vésuve est du reste très-supérieur à la potion âpre ou sucrée (au choix) qu’on nous donnait et qu’on nous donne toujours pour les larmes du Christ. Par malheur le vin du Vésuve manque depuis longtemps, car aux années malades ont succédé des années indigentes. Quant au marsala, c’est une sorte de liqueur qui se fabrique un peu partout et à Marsala même. Je ne dis rien du capri, ni du falerne ; ce sont presque des produits chimiques préparés par un marchand ingénieux nommé Scala.

Si donc vous avez soif à Naples, tâchez de boire du vin de Gragnano, qui est très-bon quand il est pur, ou mieux encore du vin des Pouilles. Et si vous n’en trouvez pas, renoncez de bonne grâce à la couleur locale et buvez patriotiquement du vin de Bordeaux.

Je n’en finirais pas, si je voulais m’arrêter devant toutes les boutiques de cette foire permanente qui fait de la rue du Port une tumultueuse taverne en plein vent. Je ne veux cependant pas la quitter sans vous indiquer du doigt la marchande d’épis (la vendi-spighe) que vous trouvez là comme dans presque toutes les rues de Naples. Elle est accroupie à la turque sur ses jambes croisées ; elle a devant elle son foyer en terre et souffle sur les braises avec une sorte d’éventail en paille grossière, tressée à Ischia et ajustée au bout d’un morceau de bois. Et elle crie : « Dindonneaux tout tendres, tout chauds et tout beaux ! » Vous cherchez de tous vos yeux les dindonneaux qu’elle vous annonce. Hélas ! ce n’est qu’une hyperbole ou un euphémisme, comme presque tout ce qui se dit dans ce patois excessif et figuré. La pauvre femme vend de simples épis de maïs : c’est la nourriture des plus pauvres. On les mange tels quels, sans en mêler la farine avec du sucre et du lait pour en composer ces gaudes populaires qui sont le régal de la Franche-Comté et de la Bresse. Qu’importe, les lazzarones se jettent sur ces épis dorés, comme sur les morceaux de prince. Ils se contentent de rien, ces grands philosophes, et quand ils n’ont plus faim, ils sont heureux.

Cependant, tout en nous promenant dans les bas quartiers, nous avons déjà vu les petites industries qui font vivre le pauvre monde. Nous avons vu comment le peuple mange, et c’est déjà quelque chose, car le manger tient beaucoup de place dans l’existence des nécessiteux. Nous allons voir maintenant comment le peuple s’amuse.



III

Comment le peuple s’amuse. — Le carnaval. — La fête de Piedigrotta. — La villa Reale livrée à la plèbe — Les filles de province : leurs costumes. — Les cafone. — Les jeux populaires : la scopa, la cazetta, le tocco et la morra. — L’amprô genevois. — La tarentelle. — Les bacchanales sous la grotte du Pausilippe. — Le pèlerinage de Monte-Virgine. — Les canta-figliole. — Le retour de la madone de l’Arc. Les courses de voitures et leurs suites.

Comment le Napolitain s’amuse ? Voici, monsieur, une lettre qui est facile à faire, et nous n’avons qu’à regarder à la fenêtre pour voir ce peuple en joie et qui se réjouit en plein air. Car il y a des villes, et Naples est du nombre, où le monde aime le soleil, comme il y en a d’autres ou le monde aime la maison. Connaissez-vous Berlin ? Voilà le type de la cité abritant une population casanière. Sauf la grande et belle avenue des Tilleuls égayée par des étrangers, des soldats et des étudiants, c’est un filet de rues mortes. La vie est dans l’intérieur des maisons, la vie studieuse, intime, chrétienne. À Vienne, en revanche, les promenades surabondent : on sent une population qui n’aime pas à rester chez soi.

On le sent encore mieux à Naples. Nous sommes en plein carnaval, le peuple s’égaye. On entend partout, particulièrement le soir et surtout le dimanche, une musique atroce, flageolée par une flûte ou un sifflet quelconque et accompagnée du ronflement désagréable qu’on produit en frottant des doigts une tige de roseau fichée dans une espèce de tambour. Cette musique annonce une mascarade. Autrefois les bandes masquées qui traversaient les rues avaient de curieuses traditions ; elles jouaient la comédie, et Bidera vous dira que c’était encore la comédie atellane. Notre guide a même prétendu que la Zeza, farce populaire et très-licencieuse que les franchises du lazzarone faisaient passer encore il y a trente ans, est antérieur au char de Thespis et à l’invention de la tragédie grecque. Je vous engage à n’en rien croire : l’idée fixe de Bidera était de démontrer que Naples existait avant la création du monde. Il le prouvait et il le croyait, ce qui est encore plus étonnant.

Maintenant la comédie en plein vent ne court plus la ville à la clarté des torches, promenant des scènes ambulantes que les multitudes plébéiennes suivaient des jambes, autant que des oreilles et des yeux. Les masques manquent d’imagination et de mémoire. Ce sont des Turcs dansant avec force grimaces, pour l’agrément des étrangers, ou Polichinelle chevauchant la vieille femme que nous avons vue partout, même en France. Ce sont des mascarades vénales qui tendent leurs chapeaux aux passants. On ne se grime plus pour s’amuser, mais pour gagner sa vie. Le carnaval n’existe plus.

On me dit qu’on veut le ressusciter maintenant et qu’après douze années de carême assombries par la vieillesse maussade et défiante du feu roi Ferdinand, nous allons revoir dans la rue de Tolède ces chars fantastiques et mythologiques d’où les masques déclaraient la guerre aux balcons, échangeant avec eux des grêles de dragées et des nuages de fleurs. Je doute que cette restauration du carnaval réussisse. Les traditions coupées ne se renouent plus. Nous vivons d’ailleurs dans un siècle trop sérieux pour qu’il reprenne goût à ces folies. La gaieté n’est plus de mode, elle disparaît de partout, et où elle existe encore, elle est fiévreuse, encanaillée, comme dans nos bals de l’Opéra.

Décidément non, ce n’est pas dans ces jours de joie officielle, convenue, qu’il faut voir le peuple. C’est dans ses fêtes à lui, dans ses fêtes religieuses surtout, car je vous parle d’un pays où la religion est gaie. N’avez-vous pas entendu parler, par exemple, de la fête de Piedigrotta ? C’était autrefois, à Naples, une sorte de procession militaire. Elle avait lieu le 8 septembre ; elle célébrait à la fois une des fêtes de la Vierge et une victoire de Charles III de Bourbon sur les Autrichiens. Vingt mille hommes pour le moins, choisis parmi les uniformes les plus éclatants, défilaient devant le palais du roi, puis se rangeaient en haie le long de Sainte-Lucie et de la Chiaia, jusqu’à une petite église élevée à l’entrée de la grotte de Pausilippe. Après le défilé des troupes, le roi montait dans son plus beau carrosse et chacun des princes le suivait dans une voiture de parade escortée de valets à pied en costume carnavalesque et roulée au pas par huit chevaux empanachés. Ce cortége traversait ainsi les quais et les promenades qui mènent du palais royal à l’église de Piedigrotta. Le roi mettait alors pied à terre et allait s’agenouiller avec son auguste famille devant la madone. Le sacristain de l’endroit présentait au souverain une image et un bouquet. Le souverain prenait le bouquet et baisait l’image.

L’an dernier, ce fut Garibaldi qui se rendit à la place du roi dans l’église de Piedigrotta. On lui présenta l’image et le bouquet ; il les reçut et fit même un petit discours assez ému. La madone était ornée de rubans tricolores.

Ce que je vous raconte là, n’est cependant que la partie officielle et vulgaire de la fête. Il y a partout des défilés de soldats et des voitures de parade. Mais ce qu’on ne voyait qu’à Naples, c’était le peuple qui donnait pleine carrière à sa gaieté tumultueuse et complétait le spectacle par les costumes autrement pittoresques que ceux des princes et ceux des soldats.

Vous connaissez, monsieur, les Tuileries de Naples, cette villa Reale qui longe la mer comme le jardin français longe la Seine. Les jours ordinaires, cette promenade n’offre rien de remarquable en fait de promeneurs ; les jours fériés, dans l’après-midi, elle est encombrée de bourgeois endimanchés qui la rendent insupportable. Mais la veille et la nuit de Piedigrotta, c’est l’endroit le plus étrange, le plus pittoresque et le plus vivant que j’aie jamais vu. Car en ce temps-là, les sentinelles ne repoussent pas brusquement tout ce qui n’est pas redingote ou crinoline. La promenade appartient au peuple et le peuple l’occupe tumultueusement.

Ce spectacle m’est resté dans les yeux, je le vois nettement sur la feuille de papier où court ma plume. Quelle foule ! que de couleurs ! que d’élégances inconnues sur nos boulevards où toutes les femmes portent la même robe ! Quelle diversité de types, de physionomie, de costumes, de richesses et de beautés ! C’est que dans ce jour-là les filles et les femmes accourront ici de tous les points de l’extrême péninsule, et avec un peu d’attention et d’érudition (Bidera met tout son savoir à votre service), vous pouvez étudier dans les costumes de ces belles provinciales l’histoire si accidentée et si bigarrée de ce beau pays.

Ouvrez les yeux et regardez bien : voici des Procidanes qui ont gardé leur simarre attique, le mouchoir négligent qui pend de leurs têtes et des profils classiques au nez droit. Voici les filles de la Grande-Grèce qui ont un diadème d’or et une ceinture d’argent, comme les épouses d’Homère. Plus loin la Capouane, enfant de la Campanie, plie sa magnosa sur sa tête à la façon des sibylles et des vestales que nous voyons sur les vases antiques. Les Samnites (que j’aime ces vieux noms !) n’ont rien de cousu sur leur corps, si ce n’est la chemise ; elles se drapent dans une étoffe tissée et teinte par elles-mêmes, et qui leur sert de jupe et de tablier. Leur corsage n’est qu’attaché sur leur poitrine ; les manches sont tenues avec des rubans : Telles sont les filles robustes et un peu farouches du Comté de Molise. D’autres, les Abruzzaises, ont des tresses relevées qui rappellent les coiffures des statues grecques. Leurs hommes s’affublent de peaux de mouton pendant l’hiver et marchent dans des sandales attachées avec des courroies de cuir, comme les anciens Lestrigons. Et c’est ainsi que les Étrusques, les Grecs, les Romains, même les Arabes et les Normands (dont le costume et l’accent se perpétuent chez les Pouzzolanes), ont laissé leur trace dans ce pays si curieusement mélangé.

Et maintenant que vous connaissez les femmes, avides de voir, parfois même d’être vues (telles sont les Cafone, provinciales, richement attifées de vestes en satin ou en velours broché d’or et portant dans l’épaisse chevelure qui, dénouée, leur tombe jusqu’aux pieds un stylet précieux qui est à la fois leur parure et leur défense), maintenant que vous connaissez les jeunes mariées des Pouilles ou des Calabres qui font ici leur voyage de noces, car il est convenu (quelquefois même stipulé par contrat) que le sposo conduira sa femme à Naples au 8 septembre, pour voir les merveilles de la capitale et les magnificences du cortége royal. Regardez aussi les paysans, les montagnards et les marins de ce beaux pays, les hommes. Depuis le simple appareil du pêcheur napolitain : la chemise et le caleçon en grosse toile, jusqu’aux costumes éclatants de certains endroits des Abruzzes, depuis le bonnet phrygien du lazzarone jusqu’au chapeau pointu du Calabrais, toutes les formes les plus bizarres et les plus riches couleurs s’entremêlent et s’entre-choquent devant vous dans un magnifique désordre. Remarquez surtout les Calabrais, sveltes, élancés, bronzés par le soleil ; et parmi les Calabrais, ceux de la Grande-Grèce : ils ressemblent aux cavaliers athéniens qui galopent sur la frise du Parthénon.

Tels sont les personnages ; mais il faut les voir en mouvement ce jour-là, dans le jardin royal qui dépasse tous leurs rêves. Ils forment des groupes étonnants autour des fontaines, devant les statues, le long de la grille qui sépare le jardin de la rue ou sur les pelouses qui leur sont abandonnées. Tous les marchands ambulants que nous connaissons déjà circulent dans ces allées ordinairement interdites ; tous les jeux populaires y ont élu domicile, à la barbe ébouriffée des soldats et des jardiniers royaux. Ici c’est un gamin qui a parié de jeter en l’air un rotolo de figues (le rotolo pèse deux livres) et de les recevoir dans sa bouche une à une, sans en manquer une seule et sans reprendre haleine un moment. Ailleurs on joue à la scopa (c’est un jeu de cartes dont les figures et les couleurs sont celles du tarot) ou bien à la cazetta, qui est une récréation moins tranquille. Seize lazzarones montés les uns sur les autres s’érigent en pyramide et se mettent en marche en chantant un chœur alterné :

Chœur supérieur. — Ô gamin qui êtes dessous, prenez garde de ne pas tomber !

Chœur inférieur. — Ô gamin qui êtes dessus, soyez forts et tenez-vous bien !

Ensemble. — Qu’on pince ici ou qu’on pince là, nous devons passer par tout Caserte !

Et la marche continue jusqu’à ce qu’un faux pas ou un mouvement d’épaules ébranle et renverse tout cet échafaudage ambulant. Les lazzarones s’écroulent les uns sur les autres en se rouant de coups, puis s’en vont jouer à autre chose.

À la morra, par exemple, qui est aussi un jeu romain. Je vous envoie un dessin de cet amusement populaire. Les deux joueurs portent un poing fermé en l’air et le laissent retomber en dépliant un certain nombre de doigts (à leur caprice) et en criant un nombre quelconque. Le nombre crié par chacun d’eux doit répondre à la somme des doigts dépliés par l’un et l’autre. Si ce calcul de hasard se trouve juste (et si, par exemple, je lâche deux doigts en criant : Cinq, et mon adversaire en lâche trois), c’est un point de gagné. Les bras se lèvent et retombent ensemble, les deux nombres sont criés en même temps, et cela très-vite, en cadence, ce qui rend le jeu fort singulier pour l’étranger qui n’y comprend rien.

Le jeu de la morra. — Dessin de Bergue.

On se sert d’un système pareil pour tirer au sort dans les jeux d’enfants ou même dans des circonstances plus sérieuses. C’est ce qu’on nomme le tocco. La bande qui consulte ainsi le hasard se place en rond, tous les bras se lèvent et retombent en lâchant un certain nombre de doigts ; on les additionne et l’on compte alors un, deux, trois, à la ronde, en allant, à chaque nombre compté, d’un joueur à l’autre, après avoir désigné d’avance celui par lequel on devait commencer. On compte ainsi jusqu’à ce qu’on arrive au total de l’addition, et le joueur désigné par le sort est celui sur lequel retombe ce dernier nombre.

À Genève, les enfants ont une façon plus étrange encore de tirer au sort, dans leurs récréations de collége. C’est ce qu’ils appellent l’amprô, d’où vient le verbe amprôger. Cela consiste à réciter une kyrielle de mots bizarres ; il y en a dix-sept : Amprô, Giraud, Carin, Careau, Dupuis, Simon, Carcaille, Brifon, Piron, Labordon, Tan, Té, Feuille, Meuille, Tan, Té, Clu. C’est l’écolier sur qui tombe ce Clu qui doit sortir, ou jouer le premier, selon l’occurrence. Pardonnez-moi cette réminiscence. J’ai cette phrase dans l’oreille : elle me rappelle mes meilleurs jours.

Revenons à Naples, cependant, et bien vite, car dans cette villa Reale que j’ai quittée si brusquement, j’entends le tambourin qui bat le rappel, le tambourin et les castagnettes. Heureux et noble tambourin, aussi vieux que Cybèle, à ce que prétend Bidera, qui aime à vieillir toutes choses, aussi ancien en tout cas que les fresques d’Herculanum, où il est peint aux mains des sveltes Bacchantes qui le frappaient et l’agitaient de leurs doigts légers. Courons vers ce bruit, c’est la tarentelle !

La tarentelle. — Dessin de Bergue.

On se salue d’abord, on gambade timidement, on s’éloigne un peu, puis l’on revient, on ouvre les bras, puis l’on s’étourdit dans une ronde véhémente. Bientôt les danseurs se quittent et se tournent le dos comme dans la scène de Gros-René et de Marinette.

L’homme invite, et la fille a peur :
Elle est revêche, il est trompeur ;
Elle est jalouse ; on se querelle ;
Et puis à genoux, tour à tour,
On fait la paix, on fait l’amour
     En tarentelle.

J’aime le bruit du tambourin.
« Si j’étais fille de marin
Et toi pêcheur, me disait-elle,
Toutes les nuits joyeusement
Nous danserions, en nous aimant
     La tarentelle ! »

Voilà ce qu’on voit dans la villa Reale, la veille et le jour de Piedigrotta. Toutes ces fêtes durent pendant la nuit ; le jardin reste ouvert et sert de salle de danse ou de salle à manger, ou même de dortoir à ces familles venues des provinces. Elles dorment sous les étoiles, bercées par les chansons de ceux qui veillent ou par les molles cantilènes de la mer.

Cependant, un peu plus loin, sous la grotte de Pausilippe, appelée aussi grotte de Pouzzoles, tunnel antique admirable presque aussi haut que la colline, voûte immense,

Dont les césars romains mesuraient, orgueilleux,
La courbe colossale à leurs tailles de dieux,

(Henri de Lacretelle.)

sous cette grotte, les torches s’agitent en tous sens, laissant partout des traînées de résine, et la danse, le chant, l’orgie s’exaspèrent jusqu’à la fureur. Ce sont de vraies bacchanales antiques. Cette nuit-là, il n’y a plus de police, il n’y a plus de clergé : le peuple est souverain, et il lance à tous brins sa gaieté débridée. La fête souterraine a quelque chose de sauvage et de violent qui fait peur. C’est dans cette rage de plaisir que s’exaltent les poëtes et les musiciens populaires. C’est là qu’ils composent entre eux la chanson de l’année, celle qui fera demain le tour de Naples, et après-demain peut-être le tour du monde. Vous connaissez, n’est-ce pas, monsieur, Te voglio ben’assaie, Fenesta vascia, et toutes ces tendres paroles que nos jeunes Parisiennes ne dédaignent pas de roucouler ? Vous connaissez au moins ces airs que Rossini, Bellini, Donizzetti ont imités plus d’une fois, souvent même intercalés tels quels dans leurs scènes les plus pathétiques ? Vous ne vous doutez pas qu’ils sont nés dans la grotte de Pouzzoles, d’une assemblée de va-nu-pieds qui ne savaient ni la gamme ni l’alphabet.

Je voudrais vous parler longuement de ces chansons, mais je l’ai fait ailleurs[1], et j’ai ici trop à dire encore. Je voudrais vous montrer le peuple dans toutes ses fêtes, et notamment dans le pèlerinage de Monte-Vergine. Ce pèlerinage, qui se fait à la Pentecôte, est pour les Napolitaines ce que Piedigrotta est pour les Calabraises, leur voyage de noces, et une clause expresse de leur contrat. Comme Piedigrotta, Monte-Vergine est un but de dévotion : Les filles y portent-des vœux, les pécheresses y vont faire pénitence. C’est un sanctuaire élevé sur une des montagnes qui entourent Avellino. L’ascension se fait à pied, pendant la nuit, à la clarté des torches ; les groupes montent lentement, en chantant des oraisons et des litanies ; la foule est immense et serpente en file interminable du haut au bas de la montagne, à travers des bouquets de chênes et de fouillis de châtaigniers monstrueux. Les pénitentes montent échevelées, souvent pieds nus ; il y en a qui, arrivées dans l’église, la traversent en rampant sur leurs genoux et en traînant leur langue sur les dalles. Je ne vous parle pas des innombrables ex voto dont les dévotes vont surcharger les murs du sanctuaire. La puérilité de ces pratiques gâtent l’effet du pèlerinage, vraiment poétique et religieux.

Mais ce que je veux noter comme trait de mœurs, c’est qu’ici, comme à Piedigrotta, la dévotion est accompagnée des transports de la joie la plus folle et la plus éclatante. Il y a d’abord les canta-figliole qui répondent aux improvisateurs de la grotte de Pouzzolles. Les canta-figliole (chanteurs de jeunes filles) se défient entre eux ; ce sont des luttes poétiques pareilles à celles des églogues. Une bourse de soie est le prix du vainqueur. Le peuple est juge. Les poëtes improvisent en chantant sur un air connu des couplets dont le refrain est ce mot de figliole (jeunes filles), jeté comme une exclamation au bout de chaque strophe et répété par la foule en chœur : Figliole ! Figliole ! comme les Grecs chantaient autrefois : Hyménée ! Hyménée ! Et les jeunes filles sourient, car elles sont les reines de ces fêtes. Ce n’est point la femme qui est glorifiée ici par la poésie populaire, car la femme n’appelle plus l’amour une fois qu’elle a donné sa main. C’est la vierge seule ; elle le sait et s’en réjouit ; elle ose sourire, elle ose rougir de joie, non de pudeur ; elle ose avouer ses espérances et déclarer son légitime orgueil quand elle entend retentir autour d’elle le refrain consacré : « Des jeunes filles, des jeunes filles ! »

Mais ce qu’il y a de plus étrange dans la fête, c’est le retour à Naples, depuis la madone de l’Arc qui est la dernière étape en revenant de Monte-Vergine. Ce retour est une course fantastique. Figurez-vous des milliers de chars revenant pêle-mêle, à toute bride, au galop de chevaux qu’on croirait emportés. Il y en a dans le nombre quelques-uns qui roulent lentement, traînés par des bœufs, quelquefois par un bœuf et par un âne. Ils sont recouverts d’une tente ornée de myrtes et de roses ; les jeunes filles ont la tête couronnée de ces fleurs, les hommes ont des feuilles de chêne et des pendeloques de cerises ; quelques-uns portent de longues perches où pendent des lanternes, des images de madone, des paniers, des seaux et des rameaux bénits. Autour du char, des femmes qu’on croirait ivres et qui ne sont que folles de joie, s’affublent de chapeaux d’hommes et dansent au son du tambourin ; d’autres, dans le char, choquent des timbales et des cliquettes, tandis que des zampognari que je n’ai pas besoin de vous décrire, car ils courent maintenant les deux mondes, gambadent et pirouettent en soufflant dans leurs cornemuses et dans leurs flageolets. C’est l’équipage patriarcal, presque homérique. Mais la génération jeune roule au galop furibond d’un seul cheval des quinzaines de plébéiens entassés dans un corricolo plus léger que les flots de poussière qu’il soulève, et ce corricolo, paré ce jour-là de feuilles, de festons, de guirlandes à n’en pas finir, hérissé de perches et de drapeaux, se précipite dans les rues de Naples et les traverse d’un bout de la ville à l’autre (l’espace d’une lieue pour le moins) d’une seule course effrénée, haletante, précipitée encore par les chants et les cris qui s’élèvent de partout : « Des jeunes filles, des jeunes filles ! » Et ce n’est pas tout : entre les corricoli, les carrozzelles, les calèches de louage et même entre des voitures de maître qui sont entrées dans la bagarre, des défis s’élèvent, des défis vertigineux qui montent et tournent la tête aux cochers les plus pacifiques. Ils partent alors, et le galop de leurs chevaux devient furibond ; ils sont cinq, six attelages de front dans les rues encombrées de peuple, et vont toujours, aveugles, forcenés, jusqu’à ce qu’un char éclate en morceaux, éparpillant sa cargaison d’hommes. Alors tout s’arrête un moment, tout se tait jusqu’à ce que ces débris se balayent et se relèvent. Puis la course fatale recommence avec les hurlements des hommes, les roulements des roues et le cliquetis des chevaux dont les pieds ferrés heurtent le sol et battent des éclairs.

Il y a toujours, après chacune de ces fêtes, une vingtaine de malheureux qui restent estropiés toute leur vie. Mais qu’importe ? Ils sont allés à Monte-Vergine et ils ont fait quatre à cinq lieues dans une heure ! Ils ont dépensé leurs économies d’un an dans les tavernes de Mercogliano ou de Monteforte ; ils ont chanté les jeunes filles, ils ont dansé la tarentelle et fait leurs dévotions à la madone… Ils sont heureux !

Tels sont les divertissements du peuple de Naples.

Marc Monnier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. L’Italie est-elle la terre des morts ? Paris. Hachette, 1860.