Nana (1880)
G. Charpentier (p. 306-338).


IX


On répétait aux Variétés la Petite Duchesse. Le premier acte venait d’être débrouillé, et l’on allait commencer le second. À l’avant-scène, dans de vieux fauteuils, Fauchery et Bordenave discutaient, tandis que le souffleur, le père Cossard, un petit bossu, assis sur une chaise de paille, feuilletait le manuscrit, un crayon aux lèvres.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’on attend ? cria tout à coup Bordenave, en tapant furieusement les planches du bout de sa grosse canne. Barillot, pourquoi ne commence-t-on pas ?

— C’est monsieur Bosc, il a disparu, répondit Barillot, qui faisait fonction de deuxième régisseur.

Alors, ce fut une tempête. Tout le monde appelait Bosc. Bordenave jurait.

— Nom de Dieu ! c’est toujours la même chose. On a beau sonner, ils sont toujours où il ne faut pas… Et puis, ils grognent, quand on les retient après quatre heures.

Mais Bosc arrivait avec une belle tranquillité.

— Hein ? quoi ? que me veut-on ? Ah ! c’est à moi ! Il fallait le dire… Bon ! Simonne donne la réplique : « Voilà les invités qui arrivent », et j’entre… Par où dois-je entrer ?

— Par la porte, bien sûr, déclara Fauchery agacé.

— Oui, mais où est-elle, la porte ?

Cette fois, Bordenave tomba sur Barillot, se remettant à jurer et à enfoncer les planches à coups de canne.

— Nom de Dieu ! j’avais dit de poser là une chaise pour figurer la porte. Tous les jours, il faut recommencer la plantation… Barillot ? où est Barillot ? Encore un ! ils filent tous !

Pourtant, Barillot vint lui-même placer la chaise, muet, le dos rond sous l’orage. Et la répétition commença. Simonne, en chapeau, couverte de sa fourrure, prenait des airs de servante qui range des meubles. Elle s’interrompit pour dire :

— Vous savez, je n’ai pas chaud, je laisse mes mains dans mon manchon.

Puis, la voix changée, elle accueillit Bosc d’un léger cri :

— « Tiens ! c’est monsieur le comte. Vous êtes le premier, monsieur le comte, et madame va être bien contente. »

Bosc avait un pantalon boueux, un grand pardessus jaune, avec un immense cache-nez roulé autour du collet. Les mains dans les poches, un vieux chapeau sur la tête, il dit d’une voix sourde, ne jouant pas, se traînant :

— « Ne dérangez pas votre maîtresse, Isabelle ; je veux la surprendre. »

La répétition continua. Bordenave, renfrogné, glissé au fond de son fauteuil, écoutait d’un air de lassitude. Fauchery, nerveux, changeait de position, avait à chaque minute des démangeaisons d’interrompre, qu’il réprimait. Mais, derrière lui, dans la salle noire et vide, il entendit un chuchotement.

— Est-ce qu’elle est là ? demanda-t-il en se penchant vers Bordenave.

Celui-ci répondit affirmativement, d’un signe de tête. Avant d’accepter le rôle de Géraldine qu’il lui offrait, Nana avait voulu voir la pièce, car elle hésitait à jouer encore un rôle de cocotte. C’était un rôle d’honnête femme qu’elle rêvait. Elle se cachait dans l’ombre d’une baignoire avec Labordette, qui s’employait pour elle auprès de Bordenave. Fauchery la chercha d’un coup d’œil, et se remit à suivre la répétition.

Seule, l’avant-scène était éclairée. Une servante, une flamme de gaz prise à l’embranchement de la rampe, et dont un réflecteur jetait toute la clarté sur les premiers plans, semblait un grand œil jaune ouvert dans la demi-obscurité, où il flambait avec une tristesse louche. Contre la mince tige de la servante, Cossard levait le manuscrit, pour voir clair, en plein sous le coup de lumière qui accusait le relief de sa bosse. Puis, Bordenave et Fauchey déjà se noyaient. C’était, au milieu de l’énorme vaisseau, et sur quelques mètres seulement, une lueur de falot, cloué au poteau d’une gare, dans laquelle les acteurs prenaient des airs de visions baroques, avec leurs ombres dansant derrière eux. Le reste de la scène s’emplissait d’une fumée, pareil à un chantier de démolitions, à une nef éventrée, encombrée d’échelles, de châssis, de décors, dont les peintures déteintes faisaient comme des entassements de décombres ; et, en l’air, les toiles de fond qui pendaient avaient une apparence de guenilles accrochées aux poutres de quelque vaste magasin de chiffons. Tout en haut, un rayon de clair soleil, tombé d’une fenêtre, coupait d’une barre d’or la nuit du cintre.

Cependant, au fond de la scène, des acteurs causaient en attendant leurs répliques. Peu à peu, ils avaient élevé la voix.

— Ah çà ! voulez-vous vous taire ! hurla Bordenave, qui sauta rageusement dans son fauteuil. Je n’entends pas un mot… Allez dehors, si vous avez à causer ; nous autres, nous travaillons… Barillot, si l’on parle encore, je flanque tout le monde à l’amende !

Ils se turent un instant. Ils formaient un petit groupe, assis sur un banc et des chaises rustiques, dans un coin de jardin, le premier décor du soir qui était là, prêt à être planté. Fontan et Prullière écoutaient Rose Mignon, à laquelle le directeur des Folies-Dramatiques venait de faire des offres superbes. Mais une voix cria :

— La duchesse !… Saint-Firmin !… Allons, la duchesse et Saint-Firmin !

Au second appel seulement, Prullière se rappela qu’il était Saint-Firmin. Rose, qui jouait la duchesse Hélène, l’attendait déjà pour leur entrée. Lentement, traînant les pieds sur les planches vides et sonores, le vieux Bosc retournait s’asseoir. Alors, Clarisse lui offrit la moitié du banc.

— Qu’a-t-il donc à gueuler comme ça ? dit-elle en parlant de Bordenave. Ça va être gentil tout à l’heure… On ne peut plus monter une pièce, sans qu’il ait ses nerfs, maintenant.

Bosc haussa les épaules. Il était au-dessus de tous les orages. Fontan murmurait :

— Il flaire un four. Ça m’a l’air idiot, cette pièce.

Puis, s’adressant à Clarisse, revenant à l’histoire de Rose :

— Hein ? tu crois aux offres des Folies, toi ?… Trois cents francs par soir, et pendant cent représentations. Pourquoi pas une maison de campagne avec !… Si l’on donnait trois cents francs à sa femme, Mignon lâcherait mon Bordenave, et raide !

Clarisse croyait aux trois cents francs. Ce Fontan cassait toujours du sucre sur la tête des camarades ! Mais Simonne les interrompit. Elle grelottait. Tous, boutonnés et des foulards au cou, regardèrent en l’air le rayon de soleil qui luisait, sans descendre dans le froid morne de la scène. Dehors, il gelait, par un ciel clair de novembre.

— Et il n’y a pas de feu au foyer ! dit Simonne. C’est dégoûtant, il devient d’un rat !… Moi, j’ai envie de partir, je ne veux pas attraper du mal.

— Silence donc ! cria de nouveau Bordenave d’une voix de tonnerre.

Alors, pendant quelques minutes, on n’entendit plus que la récitation confuse des acteurs. Ils indiquaient à peine les gestes. Ils gardaient une voix blanche pour ne pas se fatiguer. Cependant, lorsqu’ils marquaient une intention, ils adressaient des coups d’œil à la salle. C’était, devant eux, un trou béant où flottait une ombre vague, comme une fine poussière enfermée dans un haut grenier sans fenêtre. La salle éteinte, éclairée seulement par le demi-jour de la scène, avait un sommeil, un effacement mélancolique et troublant. Au plafond, une nuit opaque noyait les peintures. Du haut en bas des avant-scènes, à droite et à gauche, tombaient d’immenses lés de toile grise, pour protéger les tentures ; et les housses continuaient, des bandes de toile étaient jetées sur le velours des rampes, ceignant les galeries d’un double linceul, salissant les ténèbres de leur ton blafard. On ne distinguait, dans la décoloration générale, que les enfoncements plus sombres des loges, qui dessinaient la carcasse des étages, avec les taches des fauteuils, dont le velours rouge tournait au noir. Le lustre, complètement descendu, emplissait l’orchestre de ses pendeloques, faisait songer à un déménagement, à un départ du public pour un voyage dont il ne reviendrait pas.

Et justement Rose, dans un rôle de petite duchesse égarée chez une fille, s’avançait vers la rampe, à ce moment. Elle leva les mains, fit une moue adorable à cette salle vide et obscure, d’une tristesse de maison de deuil.

— « Mon Dieu ! quel drôle de monde ! » dit-elle, soulignant la phrase, certaine d’un effet.

Au fond de la baignoire où elle se cachait, Nana, enveloppée dans un grand châle, écoutait la pièce, en mangeant Rose des yeux. Elle se tourna vers Labordette et lui demanda tout bas :

— Tu es sûr qu’il va venir ?

— Tout à fait sûr. Sans doute il arrivera avec Mignon, pour avoir un prétexte… Dès qu’il paraîtra, tu monteras dans la loge de Mathilde, où je te le conduirai.

Ils parlaient du comte Muffat. C’était une entrevue ménagée par Labordette sur un terrain neutre. Il avait eu une conversation sérieuse avec Bordenave, que deux échecs successifs venaient de mettre très mal dans ses affaires. Aussi, Bordenave s’était-il hâté de prêter son théâtre et d’offrir un rôle à Nana, désirant se rendre le comte favorable, rêvant un emprunt.

— Et ce rôle de Géraldine, qu’en dis-tu ? reprit Labordette.

Mais Nana, immobile, ne répondit pas. Après un premier acte, où l’auteur posait comme quoi le duc de Beaurivage trompait sa femme avec la blonde Géraldine, une étoile d’opérettes, on voyait, au second acte, la duchesse Hélène venir chez l’actrice, un soir de bal masqué, pour apprendre par quel magique pouvoir ces dames conquéraient et retenaient leurs maris. C’était un cousin, le bel Oscar de Saint-Firmin, qui l’introduisait, espérant la débaucher. Et, comme première leçon, à sa grande surprise, elle entendait Géraldine faire une querelle de charretier au duc, très souple, l’air enchanté ; ce qui lui arrachait ce cri : « Ah bien ! si c’est ainsi qu’il faut parler aux hommes ! » Géraldine n’avait guère que cette scène dans l’acte. Quant à la duchesse, elle ne tardait pas à être punie de sa curiosité : un vieux beau, le baron de Tardiveau, la prenait pour une cocotte et se montrait très vif ; tandis que, de l’autre côté, sur une chaise longue, Beaurivage faisait la paix avec Géraldine en l’embrassant. Comme le rôle de cette dernière n’était pas distribué, le père Cossard s’était levé pour le lire, et il y mettait des intentions malgré lui, il figurait, dans les bras de Bosc. On en était à cette scène, la répétition traînait sur un ton maussade, lorsque Fauchery tout d’un coup sauta de son fauteuil. Il s’était contenu jusque-là, mais ses nerfs l’emportaient.

— Ce n’est pas ça ! cria-t-il.

Les acteurs s’arrêtèrent, les mains ballantes. Fontan demanda, le nez pincé, avec son air de se ficher du monde :

— Quoi ? qu’est-ce qui n’est pas ça ?

— Personne n’y est ! mais pas du tout, pas du tout ! reprit Fauchery, qui, lui-même, gesticulant, arpentant les planches, se mit à mimer la scène. Voyons, vous, Fontan, comprenez bien l’emballement de Tardiveau ; il faut vous pencher, avec ce geste, pour saisir la duchesse… Et toi, Rose, c’est alors que tu fais ta passade, vivement, comme ça ; mais pas trop tôt, seulement quand tu entends le baiser…

Il s’interrompit, il cria à Cossard, dans le feu de ses explications :

— Géraldine, donnez le baiser… Fort ! pour qu’on entende bien !

Le père Cossard, se tournant vers Bosc, fit claquer vigoureusement les lèvres.

— Bon ! voilà le baiser, dit Fauchery triomphant. Encore une fois, le baiser… Vois-tu, Rose, j’ai eu le temps de passer, et je jette alors un léger cri : « Ah ! elle l’a embrassé. » Mais, pour cela, il faut que Tardiveau remonte… Entendez-vous, Fontan, vous remontez… Allons, essayez ça, et de l’ensemble.

Les acteurs reprirent la scène ; mais Fontan y mettait une telle mauvaise volonté, que ça ne marcha pas du tout. À deux reprises, Fauchery dut revenir sur ses indications, mimant chaque fois avec plus de chaleur. Tous l’écoutaient d’un air morne, se regardaient un instant comme s’il leur eut demandé de marcher la tête en bas, puis gauchement essayaient, pour s’arrêter aussitôt, avec des rigidités de pantins dont on vient de casser les fils.

— Non, c’est trop fort pour moi, je ne comprends pas, finit par dire Fontan, de sa voix insolente.

Bordenave n’avait pas desserré les lèvres. Glissé complètement au fond de son fauteuil, il ne montrait plus, dans la lueur louche de la servante, que le haut de son chapeau, rabattu sur ses yeux, tandis que sa canne, abandonnée, lui barrait le ventre ; et l’on aurait pu croire qu’il dormait. Brusquement, il se redressa.

— Mon petit, c’est idiot, déclara-t-il à Fauchey, d’un air tranquille.

— Comment ! idiot ! s’écria l’auteur devenu très pâle. Idiot vous-même, mon cher !

Du coup, Bordenave commença à se fâcher. Il répéta le mot idiot, chercha quelque chose de plus fort, trouva imbécile et crétin. On sifflerait, l’acte ne finirait pas. Et comme Fauchery, exaspéré, sans d’ailleurs se blesser autrement de ces gros mots qui revenaient entre eux à chaque pièce nouvelle, le traitait carrément de brute, Bordenave perdit toute mesure. Il faisait le moulinet avec sa canne, il soufflait comme un bœuf, criant :

— Nom de Dieu ! foutez-moi la paix… Voilà un quart d’heure perdu à des stupidités… Oui, des stupidités… Ça n’a pas le sens commun… Et c’est si simple pourtant ! Toi, Fontan, tu ne bouges pas. Toi, Rose, tu as ce petit mouvement, vois-tu, pas davantage, et tu descends… Allons, marchez, cette fois. Donnez le baiser, Cossard.

Alors, ce fut une confusion. La scène n’allait pas mieux. À son tour, Bordenave mimait, avec des grâces d’éléphant ; pendant que Fauchery ricanait, en haussant les épaules de pitié. Puis, Fontan voulut s’en mêler, Bosc lui-même se permit des conseils. Éreintée, Rose avait fini par s’asseoir sur la chaise qui marquait la porte. On ne savait plus où l’on en était. Pour comble, Simonne, ayant cru entendre sa réplique, fit trop tôt son entrée, au milieu du désordre ; ce qui enragea Bordenave à un tel point, que, la canne lancée dans un moulinet terrible, il lui en allongea un grand coup sur le derrière. Souvent, il battait les femmes aux répétitions, quand il avait couché avec elles. Elle se sauva, poursuivie par ce cri furieux :

— Mets ça dans ta poche, et, nom de Dieu ! je ferme la baraque, si l’on m’embête encore !

Fauchery venait d’enfoncer son chapeau sur sa tête, en faisant mine de quitter le théâtre ; mais il demeura au fond de la scène, et redescendit, lorsqu’il vit Bordenave se rasseoir, en nage. Lui-même reprit sa place dans l’autre fauteuil. Ils restèrent un moment côte à côte, sans bouger, tandis qu’un lourd silence tombait dans l’ombre de la salle. Les acteurs attendirent près de deux minutes. Tous avaient un accablement, comme s’ils sortaient d’une besogne écrasante.

— Eh bien ! continuons, dit enfin Bordenave de sa voix ordinaire, parfaitement calme.

— Oui, continuons, répéta Fauchery, nous réglerons la scène demain.

Et ils s’allongèrent, la répétition reprenait son train d’ennui et de belle indifférence. Durant l’attrapage entre le directeur et l’auteur, Fontan et les autres s’étaient fait du bon sang, au fond, sur le banc et les chaises rustiques. Ils avaient de petits rires, des grognements, des mots féroces. Mais, quand Simonne revint, avec son coup de canne sur le derrière, la voix coupée de larmes, ils tournèrent au drame, ils dirent qu’à sa place ils auraient étranglé ce cochon-là. Elle s’essuyait les yeux, en approuvant de la tête ; c’était fini, elle le lâchait, d’autant plus que Steiner, la veille, lui avait offert de la lancer. Clarisse resta surprise, le banquier n’avait plus un sou ; mais Prullière se mit à rire et rappela le tour de ce sacré juif, lorsqu’il s’était affiché avec Rose, pour poser à la Bourse son affaire des Salines des Landes. Justement il promenait un nouveau projet, un tunnel sous le Bosphore. Simonne écoutait, très intéressée. Quant à Clarisse, elle ne dérageait pas depuis une semaine. Est-ce que cet animal de la Faloise, qu’elle avait balancé en le collant dans les bras vénérables de Gaga, n’allait pas hériter d’un oncle très riche ! C’était fait pour elle, toujours elle avait essuyé les plâtres. Puis, cette saleté de Bordenave lui donnait encore une panne, un rôle de cinquante lignes, comme si elle n’aurait pas pu jouer Géraldine ! Elle rêvait de ce rôle, elle espérait bien que Nana refuserait.

— Eh bien ! et moi ? dit Prullière très pincé, je n’ai pas deux cents lignes. Je voulais rendre le rôle… C’est indigne de me faire jouer ce Saint-Firmin, une vraie veste. Et quel style, mes enfants ! Vous savez que ça va tomber à plat.

Mais Simonne, qui causait avec le père Barillot, revint dire, essoufflée :

— À propos de Nana, elle est dans la salle.

— Où donc ? demanda vivement Clarisse, en se levant pour voir.

Le bruit courut tout de suite. Chacun se penchait. La répétition fut un instant comme interrompue. Mais Bordenave sortit de son immobilité, criant :

— Quoi ? qu’arrive-t-il ? Finissez donc l’acte… Et silence là-bas, c’est insupportable !

Dans la baignoire, Nana suivait toujours la pièce. Deux fois, Labordette avait voulu causer ; mais elle s’était impatientée, en le poussant du coude pour le faire taire. On achevait le second acte, lorsque deux ombres parurent, au fond du théâtre. Comme elles descendaient sur la pointe des pieds, évitant le bruit, Nana reconnut Mignon et le comte Muffat, qui vinrent saluer silencieusement Bordenave.

— Ah ! les voilà, murmura-t-elle, avec un soupir de soulagement.

Rose Mignon donna la dernière réplique. Alors, Bordenave dit qu’il fallait recommencer ce deuxième acte, avant de passer au troisième ; et, lâchant la répétition, il accueillit le comte d’un air de politesse exagérée, pendant que Fauchery affectait d’être tout à ses acteurs, groupés autour de lui. Mignon sifflotait, les mains derrière le dos, couvant des yeux sa femme, qui paraissait nerveuse.

— Eh bien ! montons-nous ? demanda Labordette à Nana. Je t’installe dans la loge, et je redescends le prendre.

Nana quitta tout de suite la baignoire. Elle dut suivre à tâtons le couloir des fauteuils d’orchestre. Mais Bordenave la devina, comme elle filait dans l’ombre, et il la rattrapa au bout du corridor qui passait derrière la scène, un étroit boyau où le gaz brûlait nuit et jour. Là, pour brusquer l’affaire, il s’emballa sur le rôle de la cocotte.

— Hein ? quel rôle ! quel chien ! C’est fait pour toi… Viens répéter demain.

Nana restait froide. Elle voulait connaître le troisième acte.

— Oh ! superbe, le troisième !… La duchesse fait la cocotte chez elle, ce qui dégoûte Beaurivage et le corrige. Avec ça, un quiproquo très drôle, Tardiveau arrivant et se croyant chez une danseuse…

— Et Géraldine là dedans ? interrompit Nana.

— Géraldine ? répéta Bordenave un peu gêné. Elle a une scène, pas longue, mais très réussie… C’est fait pour toi, je te dis ! Signes-tu ?

Elle le regardait fixement. Enfin, elle répondit :

— Tout à l’heure, nous verrons ça.

Et elle rejoignit Labordette qui l’attendait dans l’escalier. Tout le théâtre l’avait reconnue. On chuchotait, Prullière scandalisé de cette rentrée, Clarisse très inquiète pour le rôle. Quant à Fontan, il jouait l’indifférence, l’air froid, car ce n’était pas à lui de taper sur une femme qu’il avait aimée ; au fond, dans son ancienne toquade tournée à la haine, il lui gardait une rancune féroce de ses dévouements, de sa beauté, de cette vie à deux dont il n’avait plus voulu, par une perversion de ses goûts de monstre.

Cependant, lorsque Labordette reparut et qu’il s’approcha du comte, Rose Mignon, mise en éveil par la présence de Nana, comprit tout d’un coup. Muffat l’assommait, mais la pensée d’être lâchée ainsi la jeta hors d’elle. Elle sortit du silence qu’elle gardait d’ordinaire sur ces choses avec son mari, elle lui dit crûment :

— Tu vois ce qui se passe ?… Ma parole, si elle recommence le tour de Steiner, je lui arrache les yeux !

Mignon, tranquille et superbe, haussa les épaules en homme qui voit tout.

— Tais-toi donc ! murmura-t-il. Hein ? fais-moi le plaisir de te taire !

Lui, savait à quoi s’en tenir. Il avait vidé son Muffat, il le sentait, sur un signe de Nana, prêt à s’allonger pour lui servir de tapis. On ne lutte pas contre des passions pareilles. Aussi, connaissant les hommes, ne songeait-il plus qu’à tirer le meilleur parti possible de la situation. Il fallait voir. Et il attendait.

— Rose, en scène ! cria Bordenave, on recommence le deux.

— Allons, va ! reprit Mignon. Laisse-moi faire.

Puis, goguenard quand même, il trouva drôle de complimenter Fauchery sur sa pièce. Très forte, cette pièce-là ; seulement, pourquoi sa grande dame était-elle si honnête ? Ce n’était pas nature. Et il ricanait, en demandant qui avait posé pour le duc de Beaurivage, le ramolli de Géraldine. Fauchery, loin de se fâcher, eut un sourire. Mais Bordenave, jetant un regard du côté de Muffat, parut contrarié, ce qui frappa Mignon, redevenu grave.

— Commençons-nous, nom de Dieu ! gueulait le directeur. Allons donc, Barillot !… Hein ? Bosc n’est pas là ? Est-ce qu’il se fout de moi, à la fin !

Pourtant, Bosc arrivait paisiblement ; la répétition recommença, au moment où Labordette emmenait le comte. Celui-ci était tremblant, à l’idée de revoir Nana. Après leur rupture, il avait éprouvé un grand vide, il s’était laissé conduire chez Rose, désœuvré, croyant souffrir du dérangement de ses habitudes. D’ailleurs, dans l’étourdissement où il vivait, il voulut tout ignorer, se défendant de chercher Nana, fuyant une explication avec la comtesse. Il lui semblait devoir cet oubli à sa dignité. Mais un sourd travail s’opérait, et Nana le reconquérait lentement, par les souvenirs, par les lâchetés de sa chair, par des sentiments nouveaux, exclusifs, attendris, presque paternels. La scène abominable s’effaçait ; il ne voyait plus Fontan, il n’entendait plus Nana le jeter dehors, en le souffletant de l’adultère de sa femme. Tout cela, c’étaient des mots qui s’envolaient ; tandis qu’il lui restait au cœur une étreinte poignante, dont la douceur le serrait toujours plus fort, jusqu’à l’étouffer. Des naïvetés lui venaient, il s’accusait, s’imaginant qu’elle ne l’aurait pas trahi, s’il l’avait aimée réellement. Son angoisse devint intolérable, il fut très malheureux. C’était comme la cuisson d’une blessure ancienne, non plus ce désir aveugle et immédiat, s’accommodant de tout, mais une passion jalouse de cette femme, un besoin d’elle seule, de ses cheveux, de sa bouche, de son corps qui le hantait. Lorsqu’il se rappelait le son de sa voix, un frisson courait ses membres. Il la désirait avec des exigences d’avare et d’infinies délicatesses. Et cet amour l’avait envahi si douloureusement, que, dès les premiers mots de Labordette maquignonnant un rendez-vous, il s’était jeté dans ses bras, d’un mouvement irrésistible, honteux ensuite d’un abandon si ridicule chez un homme de son rang. Mais Labordette savait tout voir. Il donna encore une preuve de son tact, en quittant le comte devant l’escalier, avec ces simples paroles, coulées légèrement :

— Au deuxième, le corridor à droite, la porte n’est que poussée.

Muffat était seul, dans le silence de ce coin de maison. Comme il passait devant le foyer des artistes, il avait aperçu, par les portes ouvertes, le délabrement de la vaste pièce, honteuse de taches et d’usure au grand jour. Mais ce qui le surprenait, en sortant de l’obscurité et du tumulte de la scène, c’étaient la clarté blanche, le calme profond de cette cage d’escalier, qu’il avait vue, un soir, enfumée de gaz, sonore d’un galop de femmes lâchées à travers les étages. On sentait les loges désertes, les corridors vides, pas une âme, pas un bruit ; tandis que, par les fenêtres carrées, au ras des marches, le pâle soleil de novembre entrait, jetant des nappes jaunes où dansaient des poussières, dans la paix morte qui tombait d’en haut. Il fut heureux de ce calme et de ce silence, il monta lentement, tâchant de reprendre haleine ; son cœur battait à grands coups, une peur lui venait de se conduire comme un enfant, avec des soupirs et des larmes. Alors, sur le palier du premier étage, il s’adossa contre le mur, certain de n’être pas vu ; et, son mouchoir aux lèvres, il regardait les marches déjetées, la rampe de fer polie par le frottement des mains, le badigeon éraflé, toute cette misère de maison de tolérance, étalée crûment à cette heure blafarde de l’après-midi, où les filles dorment. Pourtant, comme il arrivait au second, il dut enjamber un gros chat rouge, couché en rond sur une marche. Les yeux à demi clos, ce chat gardait seul la maison, pris de somnolence dans les odeurs enfermées et refroidies que les femmes laissaient là chaque soir.

Dans le corridor de droite, en effet, la porte de la loge se trouvait simplement poussée. Nana attendait. Cette petite Mathilde, un souillon d’ingénue, tenait sa loge très sale, avec une débandade de pots ébréchés, une toilette grasse, une chaise tachée de rouge, comme si on avait saigné sur la paille. Le papier, collé aux murs et au plafond, était éclaboussé jusqu’en haut de gouttes d’eau savonneuse. Cela sentait si mauvais, un parfum de lavande tourné à l’aigre, que Nana ouvrit la fenêtre. Et elle resta accoudée une minute, respirant, se penchant pour voir, au-dessous, madame Bron, dont elle entendait le balai s’acharner sur les dalles verdies de l’étroite cour, enfoncée dans l’ombre. Un serin, accroché contre une persienne, jetait des roulades perçantes. On n’entendait point les voitures du boulevard ni des rues voisines, il y avait là une paix de province, un large espace où le soleil dormait. En levant les yeux, elle apercevait les petits bâtiments et les vitrages luisants des galeries du passage, puis au-delà, en face d’elle, les hautes maisons de la rue Vivienne, dont les façades de derrière se dressaient, muettes et comme vides. Des terrasses s’étageaient, un photographe avait perché sur un toit une grande cage en verre bleu. C’était très gai. Nana s’oubliait, lorsqu’il lui sembla qu’on avait frappé. Elle se tourna, elle cria :

— Entrez !

En voyant le comte, elle referma la fenêtre. Il ne faisait pas chaud, et cette curieuse de madame Bron n’avait pas besoin d’entendre. Tous deux se regardèrent, sérieusement. Puis, comme il demeurait très raide, l’air étranglé, elle se mit à rire, elle dit :

— Eh bien ! te voilà donc, grosse bête !

Son émotion était si forte, qu’il semblait glacé. Il l’appela madame ; il s’estimait heureux de la revoir. Alors, pour brusquer les choses, elle se montra plus familière encore.

— Ne la fais pas à la dignité. Puisque tu as désiré me voir, hein ? ce n’est pas pour nous regarder comme deux chiens de faïence… Nous avons eu des torts tous les deux. Oh ! moi, je te pardonne !

Et il fut convenu qu’on ne parlerait plus de ça. Lui, approuvait de la tête. Il se calmait, ne trouvait encore rien à dire, dans le flot tumultueux qui lui montait aux lèvres. Surprise de cette froideur, elle joua le grand jeu.

— Allons, tu es raisonnable, reprit-elle avec un mince sourire. Maintenant que nous avons fait la paix, donnons-nous une poignée de main, et restons bons amis.

— Comment, bons amis ? murmura-t-il, subitement inquiet.

— Oui, c’est peut-être idiot, mais je tenais à ton estime… À cette heure, nous nous sommes expliqués, et au moins, si l’on se rencontre, on n’aura pas l’air de deux cruches…

Il eut un geste pour l’interrompre.

— Laisse-moi finir… Pas un homme, entends-tu, n’a une cochonnerie à me reprocher. Eh bien ! ça m’ennuyait de commencer par toi… Chacun son honneur, mon cher.

— Mais ce n’est pas ça ! cria-t-il violemment. Assieds-toi, écoute-moi.

Et, comme s’il eût craint de la voir partir, il la poussa sur l’unique chaise. Lui, marchait, dans une agitation croissante. La petite loge, close et pleine de soleil, avait une douceur tiède, une paix moite, que nul bruit du dehors ne troublait. Dans les moments de silence, on entendait seulement les roulades aiguës du serin, pareilles aux trilles d’une flûte lointaine.

— Écoute, dit-il en se plantant devant elle, je suis venu pour te reprendre… Oui, je veux recommencer. Tu le sais bien, pourquoi me parles-tu comme tu le fais ?… Réponds. Tu consens ?

Elle avait baissé la tête, elle grattait de l’ongle la paille rouge, qui saignait sous elle. Et, le voyant anxieux, elle ne se pressait pas. Enfin, elle leva sa face devenue grave, ses beaux yeux où elle avait réussi à mettre de la tristesse.

— Oh ! impossible, mon petit. Jamais je ne me recollerai avec toi.

— Pourquoi ? bégaya-t-il, tandis qu’une contraction d’indicible souffrance passait sur son visage.

— Pourquoi ?… dame ! parce que… C’est impossible, voilà tout. Je ne veux pas.

Il la regarda quelques secondes encore, ardemment. Puis, les jambes coupées, il s’abattit sur le carreau. Elle, d’un air d’ennui, se contenta d’ajouter :

— Ah ! ne fais pas l’enfant !

Mais il le faisait déjà. Tombé à ses pieds, il l’avait prise par la taille, il la serrait étroitement, la face entre ses genoux, qu’il s’enfonçait dans la chair. Quand il la sentit ainsi, quand il la retrouva avec le velours de ses membres, sous l’étoffe mince de sa robe, une convulsion le secoua ; et il grelottait la fièvre, éperdu, se meurtrissant davantage contre ses jambes, comme s’il avait voulu entrer en elle. La vieille chaise craquait. Des sanglots de désir s’étouffaient sous le plafond bas, dans l’air aigri par d’anciens parfums.

— Eh bien ! après ? disait Nana, en le laissant faire. Tout ça ne t’avance à rien. Puisque ce n’est pas possible… Mon Dieu ! que tu es jeune !

Il s’apaisa. Mais il restait par terre, il ne la lâchait pas, disant d’une voix entrecoupée :

— Écoute au moins ce que je venais t’offrir… Déjà, j’ai vu un hôtel, près du parc Monceau. Je réaliserais tous tes désirs. Pour t’avoir sans partage, je donnerais ma fortune… Oui ! ce serait l’unique condition : sans partage, entends-tu ! Et si tu consentais à n’être qu’à moi, oh ! je te voudrais la plus belle, la plus riche, voitures, diamants, toilettes…

Nana, à chaque offre, disait non de la tête, superbement. Puis, comme il continuait, comme il parlait de placer de l’argent sur elle, ne sachant plus quoi mettre à ses pieds, elle parut perdre patience.

— Voyons, as-tu fini de me tripoter ?… Je suis bonne fille, je veux bien un moment, puisque ça te rend si malade ; mais en voilà assez, n’est-ce pas ?… Laisse-moi me lever. Tu me fatigues.

Elle se dégagea. Quand elle fut debout :

— Non, non, non… Je ne veux pas.

Alors, il se ramassa, péniblement ; et, sans force, il tomba sur la chaise, accoudé au dossier, le visage entre les mains. Nana marchait à son tour. Un moment, elle regarda le papier taché, la toilette grasse, ce trou sale qui baignait dans un soleil pâle. Puis, s’arrêtant devant le comte, elle parla avec une carrure tranquille.

— C’est drôle, les hommes riches s’imaginent qu’ils peuvent tout avoir pour leur argent… Eh bien ! et si je ne veux pas ?… Je me fiche de tes cadeaux. Tu me donnerais Paris, ce serait non, toujours non… Vois-tu, ce n’est guère propre, ici. Eh bien ! je trouverais ça très gentil, si ça me plaisait d’y vivre avec toi ; tandis qu’on crève dans tes palais, si le cœur n’y est pas… Ah ! l’argent ! mon pauvre chien, je l’ai quelque part ! Vois-tu, je danse dessus, l’argent ! je crache dessus !

Et elle prenait une mine de dégoût. Puis, elle tourna au sentiment, elle ajouta sur un ton mélancolique :

— Je sais quelque chose qui vaut mieux que l’argent… Ah ! si l’on me donnait ce que je désire…

Il releva lentement la tête, ses yeux eurent une lueur d’espoir.

— Oh ! tu ne peux pas me le donner, reprit-elle ; ça ne dépend pas de toi, et c’est pour ça que je t’en parle… Enfin, nous causons… Je voudrais avoir le rôle de la femme honnête, dans leur machine.

— Quelle femme honnête ? murmura-t-il étonné.

— Leur duchesse Hélène, donc !… S’ils croient que je vais jouer Géraldine, plus souvent ! Un rôle de rien du tout, une scène, et encore !… D’ailleurs, ce n’est pas ça. J’ai assez des cocottes. Toujours des cocottes, on dirait vraiment que j’ai seulement des cocottes dans le ventre. À la fin, c’est vexant, car je vois clair, ils ont l’air de me croire mal élevée… Ah bien ! mon petit, en voilà qui se fourrent le doigt dans l’œil ! Quand je veux être distinguée, je suis d’un chic !… Tiens ! regarde un peu ça.

Et elle recula jusqu’à la fenêtre, puis revint en se rengorgeant, en mesurant ses enjambées, avec des airs circonspects de grosse poule hésitant à se salir les pattes. Lui, la suivait, les yeux encore pleins de larmes, hébété par cette brusque scène de comédie qui traversait sa douleur. Elle se promena un instant, pour bien se montrer dans tout son jeu, avec des sourires fins, des battements de paupière, des balancements de jupe ; et, plantée de nouveau devant lui :

— Hein ? ça y est, je crois !

— Oh ! tout à fait, balbutia-t-il, étranglé encore, les regards troubles.

— Quand je te dis que je tiens la femme honnête ! J’ai essayé chez moi, pas une n’a mon petit air de duchesse qui se fiche des hommes ; as-tu remarqué, lorsque j’ai passé devant toi, en te lorgnant ? On a cet air-là dans les veines… Et puis, je veux jouer une femme honnête ; j’en rêve, j’en suis malheureuse, il me faut le rôle, tu entends !

Elle était devenue sérieuse, la voix dure, très émue, souffrant réellement de son bête de désir. Muffat, toujours sous le coup de ses refus, attendait, sans comprendre. Il y eut un silence. Pas un vol de mouche ne troublait la paix de la maison vide.

— Tu ne sais pas, reprit-elle carrément, tu vas me faire donner le rôle.

Il resta stupéfait. Puis, avec un geste désespéré :

— Mais c’est impossible ! Tu disais toi-même que ça ne dépendait pas de moi.

Elle l’interrompit d’un haussement d’épaules.

— Tu vas descendre et tu diras à Bordenave que tu veux le rôle… Ne sois donc pas si naïf ! Bordenave a besoin d’argent. Eh bien ! tu lui en prêteras, puisque tu en as à jeter par les fenêtres.

Et, comme il se débattait encore, elle se fâcha.

— C’est bien, je comprends : tu crains de fâcher Rose… Je ne t’en ai pas parlé, de celle-là, lorsque tu pleurais par terre ; j’aurais trop long à en dire… Oui, quand on a juré à une femme de l’aimer toujours, on ne prend pas le lendemain la première venue. Oh ! la blessure est là, je me souviens !… D’ailleurs, mon cher, ça n’a rien de ragoûtant, le reste des Mignon ! Est-ce qu’avant de faire la bête sur mes genoux, tu n’aurais pas dû rompre avec ce sale monde !

Il se récriait, il finit par pouvoir placer une phrase.

— Eh ! je me moque de Rose, je vais la lâcher tout de suite.

Nana parut satisfaite sur ce point. Elle reprit :

— Alors, qu’est-ce qui te gêne ? Bordenave est le maître… Tu me diras qu’il y a Fauchery, après Bordenave…

Elle avait ralenti la voix, elle arrivait au point délicat de l’affaire. Muffat, les yeux baissés, se taisait. Il était resté dans une ignorance volontaire sur les assiduités de Fauchery auprès de la comtesse, se tranquillisant à la longue, espérant s’être trompé, pendant cette nuit affreuse passée sous une porte de la rue Taitbout. Mais il gardait contre l’homme une répugnance, une colère sourdes.

— Eh bien ! quoi, Fauchery, ce n’est pas le diable ! répétait Nana, tâtant le terrain, voulant savoir où en étaient les choses entre le mari et l’amant. On en viendra à bout, de Fauchery. Au fond, je t’assure, il est bon garçon… Hein ? c’est entendu, tu lui diras que c’est pour moi.

L’idée d’une pareille démarche révolta le comte.

— Non, non, jamais ! cria-t-il.

Elle attendit. Cette phrase lui montait aux lèvres : « Fauchery n’a rien à te refuser ; » mais elle sentit que ce serait un peu raide comme argument. Seulement, elle eut un sourire, et ce sourire, qui était drôle, disait la phrase. Muffat, ayant levé les yeux sur elle, les baissa de nouveau, gêné et pâle.

— Ah ! tu n’es pas complaisant, murmura-t-elle enfin.

— Je ne peux pas ! dit-il, plein d’angoisse. Tout ce que tu voudras, mais pas ça, mon amour, oh ! je t’en prie !

Alors, elle ne s’attarda pas à discuter. De ses petites mains, elle lui renversa la tête, puis, se penchant, colla sa bouche sur sa bouche, dans un long baiser. Un frisson le secoua, il tressaillait sous elle, éperdu, les yeux clos. Et elle le mit debout.

— Va, dit-elle, simplement.

Il marcha, il se dirigea vers la porte. Mais, comme il sortait, elle le reprit dans ses bras, en se faisant humble et câline, la face levée, frottant son menton de chatte sur son gilet.

— Où est l’hôtel ? demanda-t-elle très bas, de l’air confus et rieur d’une enfant qui revient à de bonnes choses dont elle n’a pas voulu.

— Avenue de Villiers.

— Et il y a des voitures ?

— Oui.

— Des dentelles ? des diamants ?

— Oui.

— Oh ! que tu es bon, mon chat ! Tu sais, tout à l’heure, c’était par jalousie… Et cette fois, je te jure, ce ne sera pas comme la première, puisque maintenant tu comprends ce qu’il faut à une femme. Tu donnes tout, n’est-ce pas ? alors je n’ai besoin de personne… Tiens ! il n’y en a plus que pour toi ! Ça, et ça, et encore ça !

Quand elle l’eut poussé dehors, après l’avoir chauffé d’une pluie de baisers sur les mains et sur la figure, elle souffla un moment. Mon Dieu ! qu’il y avait donc une mauvaise odeur, dans la loge de cette sans soin de Mathilde ! Il y faisait bon, une de ces tranquilles chaleurs des chambres de Provence, au soleil d’hiver ; mais, vraiment, ça sentait trop l’eau de lavande gâtée, avec d’autres choses pas propres. Elle ouvrit la fenêtre, elle s’y accouda de nouveau, examinant les vitrages du passage pour tromper son attente.

Dans l’escalier, Muffat descendait en chancelant, la tête bourdonnante. Qu’allait-il dire ? de quelle façon entamerait-il cette affaire qui ne le regardait pas ? Il arrivait sur la scène, lorsqu’il entendit une querelle. On achevait le second acte, Prullière s’emportait, Fauchery ayant voulu couper une de ses répliques.

— Coupez tout alors, criait-il, j’aime mieux ça !… Comment ! je n’ai pas deux cents lignes, et on m’en coupe encore !… Non, j’en ai assez, je rends le rôle.

Il sortit de sa poche un petit cahier froissé, le tourna dans ses mains fiévreuses, en faisant mine de le jeter sur les genoux de Cossard. Sa vanité souffrante convulsait sa face blême, les lèvres amincies, les yeux enflammés, sans qu’il pût cacher cette révolution intérieure. Lui, Prullière, l’idole du public, jouer un rôle de deux cents lignes !

— Pourquoi pas me faire apporter des lettres sur un plateau ? reprit-il avec amertume.

— Voyons, Prullière, soyez gentil, dit Bordenave qui le ménageait, à cause de son action sur les loges. Ne commencez pas vos histoires… On vous trouvera des effets. N’est-ce pas ? Fauchery, vous ajouterez des effets… Au troisième acte, on pourrait même allonger une scène.

— Alors, déclara le comédien, je veux le mot du baisser du rideau… On me doit bien ça.

Fauchery eut l’air de consentir par son silence, et Prullière remit le rôle dans sa poche, secoué encore, mécontent quand même. Bosc et Fontan, durant l’explication, avaient pris une mine de profonde indifférence : chacun pour soi, ça ne les regardait pas, ils se désintéressaient. Et tous les acteurs entourèrent Fauchery, le questionnant, quêtant des éloges, pendant que Mignon écoutait les dernières plaintes de Prullière, sans perdre de vue le comte Muffat, dont il avait guetté le retour.

Le comte, dans cette obscurité où il rentrait, s’était arrêté au fond de la scène, hésitant à tomber dans la querelle. Mais Bordenave l’aperçut et se précipita.

— Hein ? quel monde ! murmura-t-il. Vous ne vous imaginez pas, monsieur le comte, le mal que j’ai avec ce monde-là. Tous plus vaniteux les uns que les autres ; et carotteurs avec ça, mauvais comme la gale, toujours dans de sales histoires, ravis si je me cassais les reins… Pardon, je m’emporte.

Il se tut, un silence régna. Muffat cherchait une transition. Mais il ne trouva rien, il finit par dire carrément, pour en sortir plus vite :

— Nana veut le rôle de la duchesse.

Bordenave eut un soubresaut, en criant :

— Allons donc ! c’est fou !

Puis, comme il regardait le comte, il le trouva si pâle, si bouleversé, qu’il se calma aussitôt.

— Diable ! dit-il simplement.

Et le silence recommença. Au fond, lui, s’en moquait. Ce serait peut-être drôle, cette grosse Nana dans le rôle de la duchesse. D’ailleurs, avec cette histoire, il tenait Muffat solidement. Aussi sa décision fut-elle bientôt prise. Il se tourna et appela :

— Fauchery !

Le comte avait eu un geste pour l’arrêter. Fauchery n’entendait pas. Poussé contre le manteau d’arlequin par Fontan, il devait subir des explications sur la façon dont le comédien comprenait Tardiveau. Fontan voyait Tardiveau en Marseillais, avec de l’accent ; et il imitait l’accent. Des répliques entières y passaient ; était-ce bien ainsi ? Il ne semblait que soumettre des idées, dont il doutait lui-même. Mais Fauchery se montrant froid et faisant des objections, il se vexa tout de suite. Très bien ! Du moment où l’esprit du rôle lui échappait, il vaudrait mieux pour tout le monde qu’il ne le jouât pas.

— Fauchery ! cria de nouveau Bordenave.

Alors, le jeune homme se sauva, heureux d’échapper à l’acteur, qui demeura blessé d’une retraite si prompte.

— Ne restons pas là, reprit Bordenave. Venez, messieurs.

Pour se garer des oreilles curieuses, il les mena dans le magasin des accessoires, derrière la scène. Mignon, surpris, les regarda disparaître. On descendait quelques marches. C’était une pièce carrée, dont les deux fenêtres donnaient sur la cour. Un jour de cave entrait par les vitres sales, blafard sous le plafond bas. Là, dans des casiers, qui encombraient la pièce, traînait un bric-à-brac d’objets de toutes sortes, le déballage d’un revendeur de la rue de Lappe qui liquide, un pêle-mêle sans nom d’assiettes, de coupes en carton doré, de vieux parapluies rouges, de cruches italiennes, de pendules de tous les styles, de plateaux et d’encriers, d’armes à feu et de seringues ; le tout sous une couche de poussière d’un pouce, méconnaissable, ébréché, cassé, entassé. Et une insupportable odeur de ferraille, de chiffons, de cartonnages humides, montait de ces tas, où les débris des pièces jouées s’amoncelaient depuis cinquante ans.

— Entrez, répétait Bordenave. Nous serons seuls au moins.

Le comte, très gêné, fit quelques pas pour laisser le directeur risquer seul la proposition. Fauchery s’étonnait.

— Quoi donc ? demanda-t-il.

— Voilà, dit enfin Bordenave. Une idée nous est venue… Surtout, ne sautez pas. C’est très sérieux… Qu’est-ce que vous pensez de Nana dans le rôle de la duchesse ?

L’auteur resta effaré. Puis il éclata.

— Ah ! non, n’est-ce pas ? c’est une plaisanterie… On rirait trop.

— Eh bien ! ce n’est déjà pas si mauvais, quand on rit !… Réfléchissez, mon cher… L’idée plaît beaucoup à monsieur le comte.

Muffat, par contenance, venait de prendre sur une planche, dans la poussière, un objet qu’il ne semblait pas reconnaître. C’était un coquetier dont on avait refait le pied en plâtre. Il le garda, sans en avoir conscience, et s’avança pour murmurer :

— Oui, oui, ce serait très bien.

Fauchery se tourna vers lui, avec un geste de brusque impatience. Le comte n’avait rien à voir dans sa pièce. Et il dit nettement :

— Jamais !… Nana en cocotte, tant qu’on voudra, mais en femme du monde, non, par exemple !

— Vous vous trompez, je vous assure, reprit Muffat qui s’enhardissait. Justement, elle vient de me faire la femme honnête…

— Où donc ? demanda Fauchery, dont la surprise augmentait.

— Là-haut, dans une loge… Eh bien ! c’était ça. Oh ! une distinction ! Elle a surtout un coup d’œil… Vous savez, en passant, dans ce genre…

Et, son coquetier à la main, il voulut imiter Nana, s’oubliant dans un besoin passionné de convaincre ces messieurs. Fauchery le regardait, stupéfait. Il avait compris, il ne se fâchait plus. Le comte, qui sentit son regard, où il y avait de la moquerie et de la pitié, s’arrêta, pris d’une faible rougeur.

— Mon Dieu ! c’est possible, murmura l’auteur par complaisance. Elle serait peut-être très bien… Seulement, le rôle est donné. Nous ne pouvons le reprendre à Rose.

— Oh ! s’il n’y a que ça, dit Bordenave, je me charge d’arranger l’affaire.

Mais alors, les voyant tous les deux contre lui, comprenant que Bordenave avait un intérêt caché, le jeune homme, pour ne pas faiblir, se révolta avec un redoublement de violence, de façon à rompre l’entretien.

— Eh ! non, eh ! non ! Quand même le rôle serait libre, jamais je ne le lui donnerais… Là, est-ce clair ? Laissez-moi tranquille… Je n’ai pas envie de tuer ma pièce.

Il se fit un silence embarrassé. Bordenave, jugeant qu’il était de trop, s’éloigna. Le comte restait la tête basse. Il la releva avec effort, il dit d’une voix qui s’altérait :

— Mon cher, si je vous demandais cela comme un service ?

— Je ne puis pas, je ne puis pas, répétait Fauchery en se débattant.

La voix de Muffat devint plus dure.

— Je vous en prie… Je le veux !

Et il le regardait fixement. Devant ce regard noir, où il lut une menace, le jeune homme céda tout d’un coup, balbutiant des paroles confuses :

— Faites, après tout, je m’en moque… Ah ! vous abusez. Vous verrez, vous verrez…

L’embarras fut alors plus grand. Fauchery s’était adossé à un casier, tapant nerveusement du pied. Muffat paraissait examiner avec attention le coquetier, qu’il tournait toujours.

— C’est un coquetier, vint dire Bordenave obligeamment.

— Tiens ! oui, c’est un coquetier, répéta le comte.

— Excusez, vous vous êtes empli de poussière, continua le directeur en replaçant l’objet sur une planche. Vous comprenez, s’il fallait épousseter tous les jours, on n’en finirait plus… Aussi n’est-ce guère propre. Hein ? quel fouillis !… Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, il y en a encore pour de l’argent. Regardez, regardez tout ça.

Il promena Muffat devant les casiers, dans le jour verdâtre qui venait de la cour, lui nommant des ustensiles, voulant l’intéresser à son inventaire de chiffonnier, comme il disait en riant. Puis, d’un ton léger, quand ils furent revenus près de Fauchery :

— Écoutez, puisque nous sommes tous d’accord, nous allons terminer cette affaire… Justement, voilà Mignon.

Depuis un instant, Mignon rôdait dans le couloir. Aux premiers mots de Bordenave, parlant de modifier leur traité, il s’emporta ; c’était une infamie, on voulait briser l’avenir de sa femme, il plaiderait. Cependant, Bordenave, très calme, donnait des raisons : le rôle ne lui semblait pas digne de Rose, il préférait la garder pour une opérette qui passerait après la Petite Duchesse. Mais, comme le mari criait toujours, il offrit brusquement de résilier, parlant des offres faites à la chanteuse par les Folies-Dramatiques. Alors, Mignon, un moment démonté, sans nier ces offres, afficha un grand dédain de l’argent ; on avait engagé sa femme pour jouer la duchesse Hélène, elle la jouerait, quand il devrait, lui, Mignon, y perdre sa fortune ; c’était affaire de dignité, d’honneur. Engagée sur ce terrain, la discussion fut interminable. Le directeur en revenait toujours à ce raisonnement : puisque les Folies offraient trois cents francs par soirée à Rose pendant cent représentations, lorsqu’elle en touchait seulement cent cinquante chez lui, c’était quinze mille francs de gain pour elle, du moment où il la laissait partir. Le mari ne lâchait pas non plus le terrain de l’art : que dirait-on, si l’on voyait enlever le rôle à sa femme ? qu’elle n’était pas suffisante, qu’on avait dû la remplacer ; de là un tort considérable, une diminution pour l’artiste. Non, non, jamais ! la gloire avant la richesse ! Et, tout d’un coup, il indiqua une transaction : Rose, par son traité, avait à payer un dédit de dix mille francs, si elle se retirait ; eh bien ! qu’on lui donnât dix mille francs, et elle irait aux Folies-Dramatiques. Bordenave resta étourdi, pendant que Mignon, qui n’avait pas quitté le comte des yeux, attendait tranquillement.

— Alors tout s’arrange, murmura Muffat soulagé ; on peut s’entendre.

— Ah ! non, par exemple ! ce serait trop bête ! cria Bordenave, emporté par ses instincts d’homme d’affaires. Dix mille francs pour lâcher Rose ! on se ficherait de moi !

Mais le comte lui ordonnait d’accepter, en multipliant les signes de tête. Il hésita encore. Enfin, grognant, regrettant les dix mille francs, bien qu’ils ne dussent pas sortir de sa poche, il reprit avec brutalité :

— Après tout, je veux bien. Au moins, je serai débarrassé de vous.

Depuis un quart d’heure, Fontan écoutait dans la cour. Très intrigué, il était descendu se poster à cette place. Quand il eut compris, il remonta et se donna le régal d’avertir Rose. Ah bien ! on en faisait un potin sur son compte, elle était rasée. Rose courut au magasin des accessoires. Tous se turent. Elle regarda les quatre hommes. Muffat baissa la tête, Fauchery répondit par un haussement d’épaules désespéré au regard dont elle l’interrogea. Quant à Mignon, il discutait avec Bordenave les termes du traité.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix brève.

— Rien, dit son mari. C’est Bordenave qui donne dix mille francs pour ravoir ton rôle.

Elle tremblait, très pâle, ses petits poings serrés. Un moment, elle le dévisagea, dans une révolte de tout son être, elle qui d’habitude s’abandonnait docilement, pour les questions d’affaires, lui laissant la signature des traités avec ses directeurs et ses amants. Et elle ne trouva que ce cri, dont elle lui cingla la face comme d’un coup de fouet :

— Ah ! tiens ! tu es trop lâche !

Puis, elle se sauva. Mignon, stupéfait, courut derrière elle. Quoi donc ? elle devenait folle ? Il lui expliquait à demi-voix que dix mille francs d’un côté et quinze mille francs de l’autre, ça faisait vingt-cinq mille. Une affaire superbe ! De toutes les façons, Muffat la lâchait ; c’était un joli tour de force, d’avoir tiré cette dernière plume de son aile. Mais Rose ne répondait pas, enragée. Alors, Mignon, dédaigneux, la laissa à son dépit de femme. Il dit à Bordenave, qui revenait sur la scène avec Fauchery et Muffat :

— Nous signerons demain matin. Ayez l’argent.

Justement, Nana, prévenue par Labordette, descendait, triomphante. Elle faisait la femme honnête, avec des airs de distinction, pour épater son monde et prouver à ces idiots que, lorsqu’elle voulait, pas une n’avait son chic. Mais elle faillit se compromettre. Rose, en l’apercevant, s’était jetée sur elle, étranglée, balbutiant :

— Toi, je te retrouverai… Il faut que ça finisse entre nous, entends-tu !

Nana, s’oubliant devant cette brusque attaque, allait se mettre les poings aux hanches et la traiter de salope. Elle se retint, elle exagéra le ton flûté de sa voix, avec un geste de marquise qui va marcher sur une pelure d’orange.

— Hein ? quoi ? dit-elle. Vous êtes folle, ma chère !

Puis, elle continua ses grâces, pendant que Rose partait, suivie de Mignon, qui ne la reconnaissait plus. Clarisse, enchantée, venait d’obtenir de Bordenave le rôle de Géraldine. Fauchery, très sombre, piétinait, sans pouvoir se décider à quitter le théâtre ; sa pièce était fichue, il cherchait comment la rattraper. Mais Nana vint le saisir par les poignets, l’approcha tout près d’elle, en demandant s’il la trouvait si atroce. Elle ne la lui mangerait pas, sa pièce ; et elle le fit rire, elle laissa entendre qu’il serait bête de se fâcher avec elle, dans sa position chez les Muffat. Si elle manquait de mémoire, elle prendrait du souffleur ; on ferait la salle ; d’ailleurs, il se trompait sur son compte, il verrait comme elle brûlerait les planches. Alors, on convint que l’auteur remanierait un peu le rôle de la duchesse, pour donner davantage à Prullière. Celui-ci fut ravi. Dans cette joie que Nana apportait naturellement avec elle, Fontan seul restait froid. Planté au milieu du rayon jaune de la servante, il s’étalait, découpant l’arête vive de son profil de bouc, affectant une pose abandonnée. Et Nana, tranquillement, s’approcha, lui donna une poignée de main.

— Tu vas bien ?

— Mais oui, pas mal. Et toi ?

— Très bien, merci.

Ce fut tout. Ils semblaient s’être quittés la veille, à la porte du théâtre. Cependant, les acteurs attendaient ; mais Bordenave dit qu’on ne répéterait pas le troisième acte. Exact par hasard, le vieux Bosc s’en alla en grognant : on les retenait sans nécessité, on leur faisait perdre des après-midi entières. Tout le monde partit. En bas, sur le trottoir, ils battaient des paupières, aveuglés par le plein jour, avec l’ahurissement de gens qui ont passé trois heures au fond d’une cave, à se quereller, dans une tension continuelle des nerfs. Le comte, les muscles brisés, la tête vide, monta en voiture avec Nana, tandis que Labordette emmenait Fauchery, qu’il réconfortait.

Un mois plus tard, la première représentation de la Petite Duchesse fut, pour Nana, un grand désastre. Elle s’y montra atrocement mauvaise, elle eut des prétentions à la haute comédie, qui mirent le public en gaieté. On ne siffla pas, tant on s’amusait. Dans une avant-scène, Rose Mignon accueillait d’un rire aigu chaque entrée de sa rivale, allumant ainsi la salle entière. C’était une première vengeance. Aussi, lorsque Nana, le soir, se retrouva seule avec Muffat, très chagrin, lui dit-elle furieusement :

— Hein ! quelle cabale ! Tout ça, c’est de la jalousie… Ah ! s’ils savaient comme je m’en fiche ! Est-ce que j’ai besoin d’eux, maintenant !… Tiens ! cent louis que tous ceux qui ont rigolé, je les amène là, à lécher la terre devant moi !… Oui, je vais lui en donner de la grande dame, à ton Paris !