Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Namouna

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 310-353).

NAMOUNA

CONTE ORIENTAL


CHANT PREMIER

Une femme est comme votre ombre : courez après, elle vous fuit ; fuyez-la, elle court après vous.


I


Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d’ours, — mais d’un ours bien léché :
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose.
Hassan avait d’ailleurs une très-noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.


II


Quoi ! tout nu ! dira-t-on ; n’avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot ! — Que sera-ce à la fin ? —
Monsieur, excusez-moi : — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain.
Je demande pour lui l’indulgence, et j’y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main, —

III


Nu comme un plat d’argent, nu comme un mur d’église.
Nu comme le discours d’un académicien.
Ma lectrice rougit et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l’on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l’on n’en savait rien ?

IV


Madame alléguera qu’elle monte en berline ;
Qu’elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu’on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu’elle a le pied charmant.
Mais moi, qui ne suis pas du monde, j’imagine
Qu’elle aura trop aimé quelque indiscret amant.

V


Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée — et qu’il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m’en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m’apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut.

VI


Dans un objet aimé qu’est-ce donc que l’on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?

Est-ce un bracelet d’or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu’on aime en vous, madame, c’est vous-même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu’on a vaincu, c’est d’avoir désarmé.

VII


Tout est nu sur la terre, hormis l’hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés.
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.

VIII


Un silence parfait règne dans cette histoire.
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d’ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l’eau fugitive, et d’instant en instant
Les robinets d’airain chanter en s’égouttant.

IX


Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu’a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme ! — Il fumait de l’opium dans de l’ambre,
Et, vivant sans remords, il aimait le sommeil.

X


Bien qu’il ne s’élevât qu’à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n’en ayant pas besoin.
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très-bien pris : — on eût dit que sa mère
L’avait fait tout petit pour le faire avec soin.

XI


Il était indolent, et très-opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l’aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très-noirs, — un corps d’albâtre.
Ce qu’il avait de beau surtout, c’étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;

XII


C’est une vanité qu’on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n’était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation ; —
Riche aujourd’hui, jadis chevalier d’industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.

XIII


Il était très-joyeux, — et pourtant très-maussade ;
Détestable voisin, — excellent camarade ;

Extrêmement futile, — et pourtant très-posé ;
Indignement naïf, — et pourtant très-blasé ;
Horriblement sincère, — et pourtant très-rusé.
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade

XIV


Que don Juan déguisé chante sous un balcon ?
— Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l’amour et la tristesse.
Mais l’accompagnement parle d’un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse

XV


Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C’est que tout en est vrai, c’est qu’on trompe, et qu’on aime ;

XVI


C’est qu’on pleure en riant ; — c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; — c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.


XVII


C’était un bon enfant dans la force du terme ;
Très-bon — et très-enfant ; mais, quand il avait dit :
« Je veux que cela soit, » il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d’habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C’était un océan devenu terre ferme.

XVIII


Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d’extraordinaire.
Il n’aurait pas marché sur une mouche à terre
Mais, s’il l’avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens. —
Parlez après cela des bons et des méchants !

XIX


Venez après cela crier d’un ton de maître
Que c’est le cœur humain qu’un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi !
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d’être.
Mais, morbleu ! comme lui j’ai mon cœur humain, moi.

XX


Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.

« Alors, me dira-t-on, c’est vous que vous peignez.
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène. »
— Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l’un le nez,
À l’autre le talon, — à l’autre — devinez.

XXI


« En ce cas, vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n’aura point de père. »
— Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin,
J’en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D’ailleurs, is pater est quem nuptiæ… j’espère
Que vous m’épargnerez de vous parler latin.

XXII


Consultez les experts, le moderne et l’antique ;
On est, dit Brid’oison, toujours fils de quelqu’un.
Que l’on fasse, après tout, un enfant blond ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C’est déjà très-joli quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu’il n’est point historique.

XXIII


Considérez aussi que je n’ai rien volé
À la Bibliothèque ; — et, bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n’en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n’y suis point allé.
Mais c’est si grand, si loin ! — Avec de la mémoire
On se tire de tout : — allez voir pour y croire.


XXIV


Si d’un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d’or et d’argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l’horizon rouge et le ciel assorti,
M’auriez-vous répondu : « Vous en avez menti ? »

XXV


Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu’en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J’ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l’étrange, à vrai dire, était sa passion,
« Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange. »
Et qui l’est ici-bas ? — Tartufe a bien raison.

XXVI


Hassan était un être impossible à décrire.
C’est en vain qu’avec lui je voudrais vous lier.
Son cœur est un logis qui n’a pas d’escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu’en dire.
Parler est trop facile, et c’est trop long d’écrire ;
Ses secrets sentiments restaient sur l’oreiller.

XXVII


Il n’avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d’ordinaire en lui, — rien qui le rattachât

Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
À mon pauvre héros. — Dire qu’il est pacha,
C’est un moyen usé, c’est une maladresse.

XXVIII


Dire qu’il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n’est pas vrai d’abord, et c’est encor plus vieux ;
Dire qu’il me plaît fort, cela n’importe guère.
C’est tout simple d’ailleurs, puisque je suis son père.
Dire qu’il est gentil comme un cœur, c’est vulgaire.
J’ai déjà dit là-haut qu’il avait de beaux yeux.

XXIX


Dire qu’il n’avait peur ni de Dieu ni du diable,
C’est chanceux d’une part, et de l’autre immoral.
Dire qu’il vous plaira, ce n’est pas vraisemblable ;
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul, terme passable
Qui puisse l’excuser : — « C’est un original. »

XXX


Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
À le justifier de ce que j’en vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi,
Au fait, s’il agit mal, on pourrait rêver pire. —
Ma foi, tant pis pour lui : — je ne vois pas pourquoi
Les sottises d’Hassan retomberaient sur moi.


XXXI


D’ailleurs, on verra bien, si peu qu’on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement,
J’ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m’est arrivé d’avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très-pacifiquement
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment

XXXII


J’ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu’elle est, d’une atrocité noire.
C’est au point maintenant que je me sens tenté
De l’abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n’était respect pour la postérité.

XXXIII


Je disais donc qu’Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu’à croire, à vingt ans,
Qu’une femme ici-bas n’était qu’un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S’il la gardait huit jours, c’était déjà longtemps.

XXXIV


On sent l’absurdité d’un semblable système,
Puisqu’il est avéré que lorsqu’on dit qu’on aime

On dit en même temps qu’on aimera toujours,
Et qu’on n’a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème.

XXXV


Je sais bien, disait-il, un jour qu’on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d’aigre.
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c’est déjà beaucoup que de trouver du lait.
Mais toute servitude en amour me déplaît ?
J’aimerais mieux, je crois, être le chien d’un nègre,

XXXVI


Ou mourir sous le fouet comme un cheval rétif,
Que de craindre une jupe, et d’avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d’un pas mesuré marchant sur la souplesse,
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse.
Un bâton de noyer, au moins, c’est positif.

XXXVII


On connaît son affaire, on sait à quoi s’attendre ;
On se frotte le dos, — on s’y fait par degré.
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
Boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N’avoir à son cachot qu’un mur si délabré,
Qu’on ne s’y saurait même accrocher pour s’y pendre !


XXXVIII


Ajoutez à cela que, pour comble d’horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d’honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite,

XXXIX


Plus de douceur dans l’âme, ou de nerf dans les bras.
— Je rappelle au lecteur qu’ici comme là-bas
C’est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S’il croyait un instant que ce que je raconte
Ici plus que jamais ne me révolte pas. —
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,

XL


Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur.
C’est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu’un grain d’amitié reste dans la balance
Le souvenir souffrant s’attache à l’espérance,
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L’esprit n’y voit pas clair avec les yeux du cœur.

XLI


Le dégoût, c’est la haine : — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ? — pourquoi m’en voudrait-on ?

Une femme dira qu’elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ; je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu’on me soutienne.
Je n’ose même pas demander mon pardon.

XLII


Je me prive du corps, mais je conserve l’âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu’il est plus d’une femme
Près de qui l’on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c’est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien.

XLIII


Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu’alors tout se passait en France,
Du temps que sur l’oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par-dessus les moulins. Du reste, s’il tenait
À son raisonnement, c’est qu’il le comprenait.

XLIV


Bien qu’il traitât l’amour d’après un catéchisme,
Et qu’il mît tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu’il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxisme
Vraiment inconcevable, et fait pour effrayer :
Non pas qu’on l’entendît ni pleurer ni crier, —


XLV


Un léger tremblement, une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge, un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C’est tout ce qu’on voyait ; — sa maîtresse elle-même
N’en sentait rien, sinon qu’il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.

XLVI


Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d’ordinaire un tel enchantement,
Qu’il commençait d’abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très-lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre, et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.

XLVII


Il n’existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessional ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu’il défilait.

XLVIII


Ah ! c’est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis

Entre l’âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m’étonne, moi, c’est que Dieu l’ait permis.
Voilà le nœud gordien qu’il fallait qu’Alexandre
Rompît de son épée et réduisit en cendre.

XLIX


L’âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, côte à côte, —
Comme s’en vont les vers classiques et les bœufs.
L’un disant : « Tu fais mal ! » et l’autre : « C’est ta faute ! »
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n’est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.

L


Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c’est que pour y rester
Il a fallu s’en faire un autre, et l’inventer.
Un autre ! — monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N’a pas même un instant eu besoin d’exister.

LI


Oui, oui, n’en doutez pas, c’est un plaisir perfide
Que d’enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride,
La clef d’or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments


LII



Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l’autel impur qui n’a pas de profane !
Heureux l’homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s’émousse, et que la courtisane
N’a jamais vu pleurer après qu’il avait ri !

LIII


Ah ! l’abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d’une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L’homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !

LIV


Pauvres gens que nous tous ! — et celui qui se livre
De ce qu’il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s’enivre
Doit rire de pitié s’il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu’il valait mieux dormir.

LV


Oui, dormir — et rêver ! — Ah ! que la vie est belle
Quand un rêve divin fait sur sa nudité

Pleuvoir les rayons d’or de son prisme enchanté,
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !

LVI


Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d’airain !
Si l’on pouvait se faire une armure insensible !
Si l’on rassasiait l’amour comme la faim !

LVII


Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ?
Et pourquoi l’Héloïse est-elle une ombre vaine
Qu’on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah ! rêveurs, que vous avons-nous fait ?

LVIII


Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil !


LIX


Manon ! sphinx étonnant ! véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, et bien qu’à Sainte-Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n’en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène [1]
N’est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds.

LX


Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie.
Comme je crois en toi, que je t’aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l’or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es,
Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !

LXI


En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J’ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J’en suis donc à te dire… Où diable en suis-je donc ?

LXII


M’y voilà. — Je disais qu’Hassan, près d’une femme,
Était très expansif : — il voulait tout ou rien.

Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l’âme,
L’un étant la fumée, et l’autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s’il était bon chrétien ;

LXIII


Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d’un jour l’avaient mystifié,
Ni ce qu’il en pensait, — ni quelle extravagance
L’avait fait blasphémer l’amour et l’amitié,

LXIV


Mais enfin, certain soir qu’il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d’heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu’il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre, —
Et ce fut là-dessus qu’il se fit musulman.

LXV


Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues.
Tous les derniers du mois, on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d’aller courir les rues.
Système assurément qui n’a rien d’inhumain.


LXVI


C’était ainsi qu’Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d’aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.

LXVII


Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j’en sais qui riront d’un système pareil.
Mais il parait qu’Hassan se croyait au contraire
L’homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc pour l’instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà tel qu’il est, attendant le sommeil.

LXVIII


Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l’âme à l’oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse,
Que lorsqu’elle vous quitte, on croit qu’on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.

LXIX


C’est le sommeil de l’âme et non du corps. — On fume,
On se remue, on bâille, et cependant on dort.

On se sent très-bien vivre, et pourtant on est mort.
On ne parlerait pas d’amour, mais je présume
Que l’on serait capable, avec un peu d’effort…
Je crois qu’une sottise est au bout de ma plume.

LXX


Avez-vous jamais vu, dans le creux d’un ravin,
Un bon gros vieux faisan qui se frotte le ventre
S’arrondir au soleil et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu’il rumine, ou qu’il cuve du vin.
Enfin, quoi qu’il en soit, c’est un état divin.

LXXI


Lecteur, si tu t’en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds, tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l’enceinte
Où s’élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu’on prendrait pour des dieux.

LXXII


Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N’ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t’appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas, car ils te valent bien.


LXXIII


C’est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n’en est-il ainsi dans le christianisme !
J’en citerais plus d’un qui l’aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s’en être douté !
Diable ! j’ai du malheur, — encore un barbarisme.

LXXIV


On dit mahométisme, et j’en suis bien fâché.
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j’avais fait mon vers avant d’avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J’avais marché dessus, — j’ai soufflé de colère
Ma bougie et ma verve et je me suis couché.

LXXV


Tu vois, ami lecteur, jusqu’où va ma franchise.
Mon héros est tout nu, — moi, je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu’à t’entretenir
D’un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je ne sais vraiment pas comment je vais finir.
Je suis comme Énéas portant son père Anchise.

LXXVI


Énéas s’essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière.

« Creüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ? »
Creüse répondait : « Je mets ma jarretière.
— Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père. »

LXXVII


Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci.
Anchise est mon poëme ; et ma femme Creüse,
Qui va toujours traînant en chemin, c’est ma muse.
Elle s’en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l’arrête, un papillon l’amuse.
Quand arriverons-nous, si nous marchons ainsi ?

LXXVIII


Énéas, d’une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n’est qu’un corps sans âme.
Anchise, d’autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c’est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu’Anchise grogne ou que sa femme court,
Énéas est forcé de s’arrêter tout court.

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CHANT DEUXIÈME

Qu’est-ce que l’amour ? L’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.
Chamfort


I


Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n’a pas d’argent, c’est amusant d’écrire ;
Si c’est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c’est un métier,
Peut-être qu’après tout ce n’en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier.

II


J’aime surtout les vers, — cette langue immortelle.
C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas ;
Mais je l’aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, — qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.

III


Eh bien, sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois ;

Vous qui cherchez l’auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse,
Sur un billet d’amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix ;

IV


Sachez-le, — c’est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, — c’est le cœur qui se fond ;
C’est le cœur qui s’étend, se découvre et respire,
Comme un gai pèlerin sur le sommet d’un mont.
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,
À dépecer nos vers le plaisir qu’ils nous font !

V


Qu’importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c’est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l’aile.
Le poète est au ciel ; et lorsqu’en vous poussant
Il vous y fait monter, c’est qu’il en redescend.

VI


Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille.
Essoufflez-vous à faire un bœuf d’une grenouille.
Avant de lire un livre, et de dire : « J’y crois ! »
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l’incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix.


VII


Eh ! depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d’un jour qu’on raconte un instant ;
Un oiseau qui gazouille et s’envole, — une rose
Qu’on respire et qu’on jette, et qui meurt en tombant ; —
Un ami qu’on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l’écoutant ?

VIII


Aujourd’hui, par exemple, il plaît à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici.
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ?
Est-ce sa faute, à lui, si je l’écris ainsi ?
« Byron, me direz-vous, m’a servi de modèle. »
Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci ?

IX


Lisez les Italiens, vous verrez s’il les vole.
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.

X


Ah ! pauvre Laforêt [2], qui ne savais pas lire,
Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés

Au peuple travailleur des discuteurs damnés !
Molière t’écoutait lorsqu’il venait d’écrire.
Quel mépris des humains dans le simple et gros rire
Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés !

XI


Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d’Alceste ;
Si je les avais faits, je te les aurais lus.
L’esprit et les bons mots auraient été perdus ;
Mais les meilleurs accords de l’instrument céleste
Seraient allés au cœur comme ils en sont venus.
J’aurais dit aux bavards du siècle : « À vous le reste. »

XII


Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ?
Pourquoi donc le poëte aime-t-il sa souffrance ?
Que demandent-ils donc tous les deux en retour ?
Une larme, ô mon Dieu ! voilà leur récompense ;
Voilà pour eux le ciel, la gloire et l’éloquence,
Et par là le génie est semblable à l’amour.

XIII


Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire.
J’ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ;
Je n’ai pas dit un mot de ce que j’aurais dit,
Si j’avais fait un plan une heure avant d’écrire ;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit.
Je crois, en vérité, que j’ai fait de l’esprit.


XIV


Deux sortes de roués existent sur la terre :
L’un beau comme Satan, froid comme la vipère,
Hautain, audacieux, plein d’imitation,
Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire
Que l’écorce d’un homme, et de la passion
Faisant un manteau d’or à son ambition ;

XV


Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,
Et, pour s’aimer toujours, voulant toujours qu’on l’aime ;
Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;
Dès qu’une source est pure et que l’on peut s’y voir,
Venant comme Narcisse y pencher son front blême,
Et chercher la douleur pour s’en faire un miroir.

XVI


Son idéal, c’est lui. — Quoi qu’il dise ou qu’il fasse,
Il se regarde vivre, et s’écoute parler.
Car il faut que demain on dise, quand il passe :
« Cet homme que voilà, c’est Robert Lovelace. »
Autour de ce mot-là le monde peut rouler ;
Il est l’axe du monde, et lui permet d’aller.

XVII


Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale.
Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ;

Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied.
Un amant plus sincère, à la main plus loyale,
Peut serrer une main trop fort, et l’effrayer ;
Mais lui, n’ayez pas peur de lui, c’est son métier.

XVIII


Qui pourrait se vanter d’avoir surpris son âme ?
L’étude de sa vie est d’en cacher le fond.
On en parle, — on en pleure, — on en rit, — qu’en voit-on ?
Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme,
Quelque joyau de prix sur une épaule infâme,
Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom.

XIX


Mais comme tout se tait dès qu’il vient à paraître !
Clarisse l’aperçoit et commence à souffrir.
Comme il est beau, brillant ! comme il s’annonce en maître !
Si Clarisse s’indigne et tarde à consentir,
Il dira qu’il se tue, — il se tuera peut-être ;
Mais Clarisse aime mieux le sauver et mourir.

XX


C’est le roué sans cœur, le spectre à double face,
À la patte de tigre, aux serres de vautour,
Le roué sérieux qui n’eut jamais d’amour ;
Méprisant la douleur comme la populace ;
Disant au genre humain de lui laisser son jour —
Et qui serait César, s’il n’était Lovelace.


XXI


Ne lui demandez pas s’il est heureux ou non ;
Il n’en sait rien lui-même, il est ce qu’il doit être.
Il meurt silencieux, tel que Dieu l’a fait naître.
L’antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être
Que le roi des forêts ; mais le lion répond
Qu’il n’est pas antilope, et qu’il a nom : lion.

XXII


Voilà l’homme d’un siècle, et l’étoile polaire
Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents,
L’homme dont Robertson fera le commentaire,
Qui donnera sa vie à lire à nos enfants.
Ses crimes noirciront un large bréviaire,
Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans.

XXIII


Quant au roué français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l’homme de pierre,
Ne demandant partout qu’à trouver le vin bon,
Bernant M. Dimanche, et disant à son père
Qu’il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C’est l’ombre d’un roué qui ne vaut pas Valmont.

XXIV


Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n’a fait, que Mozart a rêvé,

Qu’Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu’il n’a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.

XXV


Un jeune homme est assis au bord d’une prairie,
Pensif comme l’amour, beau comme le génie ;
Sa maîtresse enivrée est prête à s’endormir.
Il vient d’avoir vingt ans, son cœur vient de s’ouvrir ;
Rameau tremblant encor de l’arbre de la vie,
Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir.

XXVI


Le voilà se noyant dans des larmes de femme
Devant cette nature aussi belle que lui ;
Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme,
Faible, et comme le lierre, ayant besoin d’autrui ;
Et ne le cachant pas, et suspendant son âme,
Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit.

XXVII


Le voilà, demandant pourquoi son cœur soupire,
Jurant, les yeux en pleurs, qu’il ne désire rien ;
Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre
Égayant son sommeil comme un ange gardien ;
Tendant sa coupe d’or à ceux qu’il voit sourire,
Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien.

XXVIII


Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France,
Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ;
Portant sur la nature un cœur plein d’espérance,
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l’ange d’innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur


XXIX


Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ?
L’amour en l’approchant jure d’être éternel ;
Le hasard pense à lui, — la sainte Poésie
Retourne en souriant sa coupe d’ambroisie
Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel.


XXX


Ce palais, c’est le sien ; — le serf et la campagne
Sont à lui ; la forêt, le fleuve et la montagne
Ont retenu son nom en écoutant l’écho.
C’est à lui le village, et le pâle troupeau
Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau,
Le bon ange du lieu se lève et l’accompagne.


XXXI


Quatre filles de prince ont demandé sa main.
Sachez que s’il voulait la reine pour maîtresse

Et trois palais de plus, il les aurait demain ;
Qu’un juif deviendrait chauve à compter sa richesse,
Et qu’il pourrait jeter, sans que rien en paraisse
Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin.


XXXII


Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes
Entre deux charbonniers autour d’un poêle assis ;
La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ;
Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes,
Venir dans son manteau dormir sous les lanternes,
La face ensanglantée et les coudes noircis.


XXXIII


Vous le verrez sauter sur l’échelle dorée,
Pour courir dans un bouge au sortir d’un boudoir,
Portant sa lèvre ardente à la prostituée,
Avant qu’à son balcon done Elvire éplorée,
Dans la profonde nuit croyant encor le voir,
Ait cessé d’agiter sa lampe et son mouchoir.


XXXIV


Vous le verrez, laquais pour une chambrière,
Cachant sous ses habits son valet grelottant ;
Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre,
Pousser dans les ruisseaux le cadavre d’un père,
Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang
Sur des murs chauds encor du viol de son enfant.

XXXV


Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être
Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain,
Que c’est quelque Lara qui se sent méconnaître,
Que l’homme a mal jugé, qui sait ce qu’il peut être,
Et qui, s’apercevant qu’il le serait en vain,
Rend haine contre haine et dédain pour dédain.


XXXVI


Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde
N’a pensé moins que lui qu’il était oublié.
Jamais il n’a frappé sans qu’on ne lui réponde ;
Jamais il n’a senti l’inconstance de l’onde,
Et jamais il n’a vu se dresser sous son pied
Le vivace serpent de la fausse amitié.


XXXVII


Que dis-je ? tel qu’il est, le monde l’aime encore ;
Il n’a perdu chez lui ni ses biens ni son rang.
Devant Dieu, devant tous, il s’assoit à son banc.
Ce qu’il a fait de mal, personne ne l’ignore ;
On connaît son génie, on l’admire, on l’honore.
Seulement, voyez-vous, cet homme, c’est don Juan.


XXXVIII


Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l’univers prend,

Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
Si vaste et si puissant qu’il n’est pas de poète
Qui ne l’ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l’avoir tenté ne soit resté plus grand.


XXXIX


Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ?
Était-ce donc mon tour de leur parler de toi,
Grande ombre, et d’où viens-tu pour tomber jusqu’à moi ?
C’est qu’avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème,
Pas un d’eux ne t’aimait, don Juan ; et moi, je t’aime
Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi.


XL


Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide,
Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur[3],
Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur !
Qui me déroulera cette liste homicide,
Cette liste d’amour si remplie et si vide,
Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur !


XLI


Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme !
Pas un qu’avec des pleurs tu n’aies balbutié !
Et ce foyer d’amour qui dévorait ton âme,
Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme
Remonta dans le ciel comme un ange oublié,
De ces trois mille amours pas un qui l’ait noyé !

XLII


Elles t’aimaient pourtant, ces filles insensées
Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour :
Le vent qui t’emportait les avait traversées ;
Elles t’aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées
Qui couvraient de baisers l’ombre de ton amour,
Qui te donnaient leur vie, et qui n’avaient qu’un jour !


XLIII


Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d’elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi !
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque soir : « Peut-être le voici »
Et l’attendant toujours, et vieillissant ainsi !


XLIV


Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine,
Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu,
La femme de ton âme et de ton premier vœu !
Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine,
Et fouillant dans le cœur d’une hécatombe humaine,
Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu.


XLV


Et que voulais-tu donc ? — Voilà ce que le monde
Au bout de trois cents ans demande encor tout bas,

Le sphinx aux yeux perçants attend qu’on lui réponde.
Ils savent compter l’heure, et que leur terre est ronde,
Ils marchent dans leur ciel sur le bout d’un compas ;
Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas.


XLVI


« Quelle est donc, disent-ils, cette femme inconnue,
Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ?
Qu’il appelait toujours et qui n’est pas venue ?
Où l’avait-il trouvée ? où l’avait-il perdue ?
Et quel nœud si puissant avait su les lier,
Que, n’ayant pu venir, il n’ait pu l’oublier ?


XLVII


« N’en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle,
Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près,
De son vague idéal eût du moins quelques traits ?
Que ne la gardait-il ? qu’on nous dise laquelle. »
Toutes lui ressemblaient, — ce n’était jamais elle ;
Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais.


XLVIII


Tu ne t’es pas lassé de parcourir la terre !
Ce vain fantôme, à qui Dieu t’avait envoyé,
Tu n’en as pas brisé la forme sous ton pied !
Tu n’es pas remonté, comme l’aigle à son aire
Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre
Dans sa nue aux flancs d’or, sans avoir foudroyé !

XLIX


Tu n’as jamais médit de ce monde stupide
Qui te dévisageait d’un regard hébété ;
Tu l’as vu, tel qu’il est, dans sa difformité ;
Et tu montais toujours cette montagne aride,
Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride,
Les mamelles d’airain de la Réalité.


L


Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
Dans ses bras parfumés te berçait mollement ;
De la fille de roi jusqu’à la paysanne
Tu ne méprisais rien, même la courtisane,
À qui tu disputais son misérable amant ;
Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant.


LI


Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ;
Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ;
Ne comptant ni l’argent, ni les nuits, ni les jours ;
Apprenant du passant à chanter sa romance ;
Ne demandant à Dieu, pour aimer l’existence,
Que ton large horizon et tes larges amours.


LII


Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu’ici-bas cherchaient tes vœux ardents,

Partout l’hydre éternel qui te montrait les dents,
Et, poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,
Tu te disais tout bas : « Ma perle est là dedans. »


LIII


Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie,
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie,
Pour un être impossible, et qui n’existait pas.


LIV


Et le jour que parut le convive de pierre,
Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ;
Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin :
Symbole merveilleux de l’homme sur la terre,
Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre,
Abandonnant ta droite à celle du Destin !


LV


Maintenant, c’est à toi, lecteur, de reconnaître
Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas
Le rêveur insensé qui voudrait d’un tel maître.
Je ne dirai qu’un mot, et tu le comprendras :
Ce que don Juan aimait, Hassan l’aimait peut-être ;
Ce que don Juan cherchait, Hassan n’y croyait pas.

CHANT TROISIÈME


Où vais-je ? — où suis-je ?.
Classiques français.


I


Je jure devant Dieu que mon unique envie
Était de raconter une histoire suivie.
Le sujet de ce conte avait quelque douceur,
Et mon héros peut-être eût su plaire au lecteur.
J’ai laissé s’envoler ma plume avec sa vie,
En voulant prendre au vol les rêves de son cœur.


II


Je reconnais bien là ma tactique admirable.
Dans tout ce que je fais j’ai la triple vertu
D’être à la fois trop court, trop long, et décousu.
Le poëme et le plan, les héros et la fable,
Tout s’en va de travers, comme sur une table
Un plat cuit d’un côté, pendant que l’autre est cru.


III


Le théâtre à coup sûr n’était pas mon affaire.
Je vous demande un peu quel métier j’y ferais,

Et de quelle façon je m’y hasarderais,
Quand j’y vois trébucher ceux qui, dans la carrière,
Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,
Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais.


IV


Mes amis à présent me conseillent d’en rire,
De couper sous l’archet les cordes de ma lyre,
Et de remettre au vert Hassan et Namouna.
Mais j’ai dit que l’histoire existait, — la voilà.
Puisqu’en son temps et lieu je n’ai pas pu l’écrire,
Je vais la raconter ; l’écrira qui voudra.


V


Un jeune musulman avait donc la manie
D’acheter aux bazars deux esclaves par mois.
L’une et l’autre à son lit ne touchait que trois fois.
Le quatrième jour, l’une et l’autre bannie,
Libre de toute chaîne, et la bourse garnie,
Laissait la porte ouverte à quelque nouveau choix.


VI


Il se trouva du nombre une petite fille
Enlevée à Cadix chez un riche marchand.
Un vieux pirate grec l’avait trouvé gentille
Et, comme il connaissait quelqu’un de sa famille,
La voyant au logis toute seule en passant,
Il l’avait à son brick emportée en causant.

VII


Hassan toute sa vie aima les Espagnoles.
Celle ci l’enchanta, — si bien qu’en la quittant
Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles,
Par-dessus le marché quelques douces paroles,
Et voulut la conduire à bord d’un bâtiment
Qui pour son cher pays partait par un bon vent.


VIII


Mais la pauvre Espagnole au cœur était blessée.
Elle le laissait faire et n’y comprenait rien,
Sinon qu’elle était belle, et qu’elle l’aimait bien.
Elle lui répondit : « Pourquoi m’as-tu chassée ?
Si je te déplaisais, que ne m’as-tu laissée ?
N’as-tu rien dans le cœur de m’avoir pris le mien ? »


IX


Elle s’en fut au port, et s’assit en silence,
Tenant son petit sac, et n’osant murmurer.
Mais quand elle sentit sur cette mer immense
Le vaisseau s’émouvoir et les vents soupirer,
Le cœur lui défaillit, et perdant l’espérance,
Elle baissa son voile et se prit à pleurer.


X


Il arriva qu’alors six jeunes Africaines
Entraient dans un bazar, les bras chargés de chaînes.

Sur les tapis de soie un vieux juif étalait
Ces beaux poissons dorés, pris d’un coup de filet.
La foule trépignait, les cages étaient pleines,
Et la chair marchandée au soleil se tordait.


XI


Par un double hasard Hassan vint à paraître.
Namouna se leva, s’en fut trouver le vieux :
« Je suis blonde, dit-elle, et je pourrais peut-être
Me vendre un peu plus cher avec de faux cheveux.
Mais je ne voudrais pas qu’on pût me reconnaître.
Peignez-moi les sourcils, le visage et les yeux. »


XII


Alors, comme autrefois Constance pour Camille,
Elle prit son poignard et coupa ses habits.
« Vendez-moi maintenant, dit-elle, et, pour le prix,
Nous n’en parlerons pas. » Ainsi la pauvre fille
Vint reprendre sa chaîne aux barreaux d’une grille,
Et rapporter son cœur aux yeux qui l’avaient pris.


XIII


Et, si la vérité ne m’était pas sacrée,
Je vous dirais qu’Hassan racheta Namouna ;
Qu’au lit de son amant le juif la ramena ;
Qu’on reconnut trop tard cette tête adorée ;
Et cette douce nuit qu’elle avait espérée,
Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna.



XIV



Je vous dirai surtout qu’Hassan dans cette affaire,
Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour,
Et que l’amour de soi ne vaut pas l’autre amour.
Mais le hasard peut tout, — et ce qu’on lui voit faire
Nous a souvent appris que le bonheur sur terre
Peut n’avoir qu’une nuit, comme la gloire un jour.




Fin des premières poésies
  1. Sculpteur grec à qui l’on attribue la Vénus.
  2. Servante de Molière.
  3. Méphistophélès et Faust voyagent dans un manteau magique. — Voyez Faust Ire partie.