Henri Lamertin, éditeur (p. 65-79).

CHANT IV

LA VISITE AU MOULIN


Depuis le matin où Pierre s’en est allé,
Mornes, les jours et les mois se sont écoulés.
Chaque aurore berçait Nadine d’espérance,
Chaque soir lui laissait le pain de la souffrance.
Des fleurs du souvenir elle embaumait ses soirs
Et près de la chapelle elle venait s’asseoir.
La route devant elle allongeait son sillage,
Et elle attendait là comme si du rivage
Elle eût espéré voir la voile du bonheur
Se diriger vers elle avec, au mât, des fleurs.

Octobre maintenant avait semé ses rouilles,
Ses cuivres et ses ors et jeté ses dépouilles


Comme des trous saignants sur le front des forêts
Que de légers brouillards de duvets entouraient.
Sur le toit de l’église aux humides tourelles
Se répondait plaintif le cri des hirondelles,
Et les voyant partir Nadine se disait :
C’est l’hiver qui approche et la mort, son valet,
Enterrera la joie et les feuilles dernières.
C’est tristesse et douleur pour les pauvres chaumières
Et pour mon cœur ! Quand donc reviendra-t-il, l’aimé,
Qui fait de mes hivers un printemps parfumé ?



Avec impatience elle attendait les lettres
Qu’un messager de Pierre avait à lui remettre.
C’était le Sécheret, un marchand ambulant,
Qui sur tous les chemins promenait à pas lents
Son commerce traîné dans un char misérable.
Un mulet efflanqué et d’aspect lamentable
Conduisait, tête basse, à pas laborieux
Le chariot disloqué branlant sur ses essieux.
On allait cahotant de village en village ;
Sécheret exhibait ses produits de tout âge
Aux paysans curieux. Il amassait des sous
Qu’il dépensait à boire en lampant à grands coups.
Alors, on pouvait voir sur la route poudreuse
Zigzaguer l’attelage aux pentes sinueuses.
Il pleuvait du gourdin sur le dos du mulet
Qui crevait sous les coups. Enfin, le Sécheret


S’affalait lourdement sur le bord de la route,
Et le long du talus la bonne bête broute
Silencieusement les touffes de regain.

Le Sécheret cachait sous des airs patelins
Un abîme infernal en son âme méchante.
Il ne connaissait point la bonté qui enchante
Les plaines de la vie ainsi qu’un soleil d’or.
Et son regard disait que les œuvres de mort
Hantaient son cerveau fruste et y brillaient dans l’ombre ;
Autour de lui les fleurs devenaient même sombres.

Bien que Pierre payât les soins du messager,
Celui-ci n’y prêtait qu’un souci passager ;
Ses fonctions boîtaient : les pressantes missives
S’égaraient en chemin, peu atteignaient la rive.
En outre Sécheret prenait des airs moqueurs
Aimait à répéter : Loin des yeux, loin du cœur.
Insinuait, mentait. Ses paroles perfides
Goutte à goutte filtrant rongeaient comme l’acide,
Et dans la calomnie attisaient leurs poisons.
Il préparait le jour propice aux trahisons
Où les amours de Pierre à son souffle flétries,
Il en pourrait cueillir toutes les fleurs meurtries.
Car lui, le vagabond, dans un rêve insensé,
Aimait la jeune fille ; aussi, sans se lasser
Il poursuivait son but et semait les épines
Sur la route d’amour où s’avançait Nadine.

Ce jour-là, ruminant ses audacieux projets
Il rentrait au bercail tandis que le mulet
Marchait paisiblement et, hochant de la tête,
Agitait à son cou la limpide sonnette
Cependant que grinçaient tour à tour les essieux.
En entrant au village il avait l’air joyeux
Comme s’il fût nanti de quelque riche aubaine.

— Salut, maître Piquin, souffrez-vous quelque peine,
Dit-il, que vous frôlez les amis sans les voir ?
M’est avis que votre œil caresse un doux espoir
De trouver des louis, tant votre tête est basse.

— Ne ris pas, dit le meunier, car j’ai l’âme lasse.
Depuis qu’il est parti, le fils, ça ne va plus.
Et l’on a beau se dire : Il l’a, ma foi, voulu,
On reste détraqué comme une vieille horloge
Et l’on sent quelquefois que la tête déloge…
L’as-tu vu chez son oncle ?
L’as-tu vu chez son oncle ?— Ainsi que je vous vois,
Répondit Sécheret, et, à ce que je crois
Il sera tôt guéri.
Il sera tôt guéri.— Guéri ? Est-il malade ?

— Je veux dire d’amour. N’en soyez plus maussade,
Je connais le remède, et si vous y aidez…

— Qu’est-ce, dit le meunier ? J’y suis tout décidé.


Que ferais-tu ? Voyons.
Que ferais-tu ? Voyons.— Ce n’est pas difficile ;
Il suffit que Nadine à vos plans soit docile
Et qu’elle écrive à Pierre un mot qui mette fin
À sa sotte amourette ; et dès le lendemain
Vous le verrez ici.
Vous le verrez ici.— Tu crois ? Mais parviendrai-je
À convaincre Nadine ? Il n’est si fin piège
Que l’amour ne découvre.
Que l’amour ne découvre.— Insistez, suppliez.
Repartit Sécheret ; une enfant peut plier
Devant un désespoir ; ajoutez une bourse :
Des plus profonds chagrins l’argent tarit la source.
De mon côté j’y aiderai. Comptez sur moi.

— Parfait ! fit le meunier, et si tu es adroit,
Je serai généreux pour payer tes services.

Là-dessus, Sécheret ayant cinglé les cuisses
De maître Aliboron s’en fut en sifflotant.
Bientôt il aperçut Nadine tricotant
Au seuil de sa maison, levant parfois la tête
Vers les arbres parés comme pour une fête
Et qu’un rayon d’octobre empourprait de ses feux.
Et les feuilles tombaient en pleurs silencieux
Comme des lames d’or, une à une, légères
Détachant des rameaux leur bonheur éphémère.

Ayant vu Sécheret, Nadine tressaillit ;
Elle courut à lui, joyeuse l’accueillit
D’un sourire cordial.
— D’un sourire cordial.— Mon brave ami, dit-elle,
Il m’est doux de te voir. Tu es une hirondelle
Pour moi, et voilà que depuis un si long temps
Chaque jour, à mon seuil, vainement, je t’attends !
Tu m’apportes sans doute un message de Pierre ?

— Hélas ! répondit-il, rien en ma gibecière :
Ni lettre, ni parole !
Ni lettre, ni parole !— Est-il donc arrivé
Quelque malheur à Pierre ? ou veut-il m’éprouver ?
Que me caches-tu donc avec tant de mystère ?

— Peu de chose, vraiment ; je ne veux pas le taire
Plus longtemps, car, en vérité, c’est trop méchant
De torturer ainsi une si brave enfant.
Pourquoi Pierre est-il loin ? Souvent la solitude
Cherche à se consoler, et comme on n’est pas prude
À la ferme Tibert, on lorgne les garçons,
Puis on vous les aguiche, on leur dit des chansons,
Et les voilà pincés comme aux lacets des grives.
Et jeunesse n’est pas à tant d’appâts rétive.
Et Pierre, m’a-t-on dit, a déjà fait son choix
D’une blonde aux yeux clairs portant joli minois.

Pour Nadine, ces mots étaient une morsure
Dont son âme saignait comme d’une blessure.


L’autre continua :
L’autre continua : — À vous de le punir ;
Pourriez-vous supporter qu’on ait pu vous trahir ?
Vengez-vous ! C’est chose facile et bien permise,
Oubliez, vous aussi, l’ingrat qui vous méprise !
Manquez-vous d’amoureux ? Voyez autour de vous…

Nadine se taisant, il reprit d’un ton doux :

— J’en sais un, vagabond maintenant, misérable,
Qui se lasse à la fin de vivre à la diable.
Quelle est jamais sa joie ? Il erre sans repos,
Cinglé par tous les vents ou trempé jusqu’aux os,
N’ayant pour se coucher, la nuit, dans quelque grange
Qu’une botte de foin qu’en un coin il arrange.
Ah ! si vous le vouliez !
Ah ! si vous le vouliez ! — De cela, plus un mot,
Interrompit Nadine, aussi leste qu’un flot ;
À mon premier amour mon cœur reste fidèle ;
Il y a son tombeau comme il y eut ses ailes
S’il ne m’est plus donné de croire ou d’espérer.

— Bon, ne vous fâchez pas ! S’il vous plaît d’arborer
La coiffe d’une veuve, eh bien ! c’est votre affaire… !
En voulant vous venger je croyais vous complaire ;
Le projet vous répugne ? On n’en parlera plus.

Ce disant, il alla tirer l’âne au talus

Où la bête broutait une maigre pâture,
Et tout en sifflotant regagna sa masure.

Nadine restait là. Son oreille vibrait
Encor des mots cruels où son amour sombrait
Et la nuit tournoyant descendait autour d’elle
Comme un vol d’oiseau noir et la couvrait de l’aile.




Dès l’aurore Nadine a mis ses beaux atours,
Mais ses yeux sont rougis ; les pleurs, sur le velours
De sa joue ont coulé, et leur fraîcheur se mêle
À la fraîcheur qui perle au bout des herbes grêles.
Tremblante, elle descend la route du moulin,
Comme un oiseau craintif, sous sa coiffe de lin.
Elle songe et se dit ;
Elle songe et se dit ; — Partout les feuilles pleuvent,
Et l’hiver va venir, et les vents en longs fleuves
Couleront dans les bois en profondes clameurs.
L’espérance s’effeuille à l’arbre de mon cœur,
Il va neiger sur lui ! Ah ! doux ami, je pleure
Et nul ne franchira le seuil de ma demeure
Pour consoler mes jours longs et silencieux !

Elle cherchait en vain quelque espoir dans les cieux,
Nulle voix n’y parlait. Les feuilles empourprées
Seules tombaient, glissaient, muettes, résignées,

Sur l’humide sentier ou la nappe des eaux
Et s’écoulaient sans bruit comme petits bateaux.
Tandis que, revêtus des splendeurs de l’automne,
Les vergers, les taillis effeuillaient leur couronne,
Les sapins du moulin se voyant encor verts
Prenaient un air superbe et se dressaient plus fiers.
Quand Nadine passa sous leurs branches rigides
Et qu’elle vit au bout, comme de pâles rides,
À travers le feuillage apparaître un mur blanc,
Une angoisse saisit tout son être tremblant.
Pourquoi maître Piquin l’avait-il appelée ?
Voulait-il vaincre enfin son amour affolée ?
Peut-être pardonner ? Quelque malheur secret
Lui serait-il caché ? ou serait-il bien vrai,
Et lui prouverait-on que Pierre l’eût trahie ?


Dans la cour murmurante et de travail fleurie
Elle entrait maintenant. Un arôme de paix
Sur l’aile du bonheur du logis s’échappait.
Le bruit, le mouvement disait à son oreille
Qu’ici rien ne mourait, que chaque heure pareille
Suivait la même pente et coulait en chansons
Sans s’inquiéter des jours d’ombres et de frissons.
Et Nadine pensait : Comme il eût fait bon vivre
En ce doux paradis !… Mais une voix de cuivre
Coupa l’aile à son rêve et Madame Piquin
Pria la jeune fille à entrer au moulin.

Depuis le jour où Pierre avait quitté sa mère,
Les jours avaient passé mornes et solitaires.
La pauvre femme était sans astre dans sa nuit,
Son front s’était plissé et son regard d’ennui
Se creusait chaque jour sous sa rouge paupière.
Le meunier, lui aussi, si solide naguère,
Se courbait vers le sol comme vers un tombeau.
Leur vie était rompue et pendait en lambeaux.

Avec empressement ils vinrent à Nadine
Et s’assirent près d’elle en la vaste cuisine.
Le meunier commença :
Le meunier commença :— Tu penses bien, dit-il,
Que c’est pour le garçon dont tu causas l’exil
Que nous t’avons mandée ?
Que nous t’avons mandée ?— Oui, dit la jeune fille.

— Tu nous vois, reprit-il, l’âge recroqueville
Nos vieux membres usés et la mort nous attend.
Avant qu’il soit trop tard nous voudrions pourtant
Revoir notre garçon. Il serait notre joie,
Notre soleil dans l’ombre immense qui nous noie !
Écoute-moi Nadine, oh ! si tu le voulais,
Si tu brisais ta chaîne, et si tu l’oubliais,
Il serait vite ici. Tu pourrais lui écrire
Que ton amour est mort et qu’il doit le proscrire ;
Que lui-même est volage et qu’il a pu mentir
Aux promesses qu’il fit et à ton souvenir.

Dis-lui qu’il est trop tard pour les amours fidèles
Et qu’il n’est point de trop pour toi d’être infidèle,
Que tu vas épouser quelque autre plus rangé…

Nadine écoutait l’homme et voyait voltiger
Autour d’elle dans l’air comme des ailes noires.
Elle ne pouvait pas et ne voulait pas croire
Aux paroles de mort du perfide meunier.

L’autre continua :
L’autre continua : — Je ne puis le nier,
Nous avons eu des torts à ton égard, Nadine,
Mais à les réparer, volontiers, je m’incline.
Même s’il nous en coûte, à mettre l’avenir
De tes jours à l’abri nous saurons parvenir,
Foi de meunier ! On peut sécher de sa richesse
Quelques pleurs passagers et dorer la tristesse !
Écris donc cette lettre ; ici, c’est le bonheur…

— Oui, pour vous, dit Nadine, et pour moi, le malheur !
Vous revivrez de l’un, et je mourrai de l’autre.
Et à nos deux bonheurs, vous préférez le vôtre,
Et voulez que je mente et que je dise non
À tous les rêves bleus qui ont ri sur mon front !
Ne plus l’aimer ! Lui, Pierre, auquel mon être aspire
Comme au soleil les fleurs, comme au port le navire !
Je comprends maintenant ! Je ne suis rien pour vous
Qu’un jouet qu’un enfant brise sous ses genoux

Et des bris de mon cœur renaîtra votre joie.
Je serai celle qu’on écrase et que l’on broie
Sous les chars du mépris ; je serai désormais
Pour Pierre de la boue, et jamais, oh ! jamais,
Mon regard n’osera monter à la lumière
De ses yeux bien-aimés !
De ses yeux bien-aimés ! — Pitié ! dit la meunière.
C’est mon enfant, vois-tu, j’ai bercé son sommeil
Caressé ses cheveux, bu son rire vermeil
Quand il mêlait sa vie aux fleurs de son aurore.
Regarde, maintenant, le chagrin me dévore ;
Dans leur orbe de braise, à force de pleurer,
Mes yeux sont enfouis, mornes, décolorés

— Avez-vous eu pitié de moi, reprit Nadine ?
Croyez-vous qu’un rayon dans ma nuit s’illumine
Et que moins que vos yeux les miens se soient taris ?
Ah ! les voix de mon cœur ont saigné en longs cris
Et n’ont pas eu d’écho à vos sourdes oreilles
Plus sourdes que le roc ! Vous me voyez pareille
Aux feuilles du chemin qui, dans le souvenir
Des radieux étés parfumés de zéphirs
Attendent pour mourir le passant ou la roue
Et c’est vous qui voulez m’enfoncer dans la boue !

— Tu pleures maintenant, riposta le meunier ;
Mais Nadine, crois-moi, on met vite au grenier
Ses chagrins à ton âge et larmes de jeunesse,
Que la nuit se dissipe et que l’aube renaisse,

Sèchent comme rosée au soleil des matins
Et les yeux plus brillants deviennent plus câlins.
Tandis que nous, cassés, anéantis par l’âge,
Pouvons-nous espérer, au terme du voyage,
En des matins plus clairs et des soleils nouveaux ?
Va, donne-nous l’espoir ! Au seuil de nos tombeaux
Apporte le pardon !
Apporte le pardon ! Mais Nadine inflexible,
Criait : « Non je n’écrirai pas ! C’est impossible ! »

Alors, à ses genoux, la vieille aux cheveux blancs
Laissa tomber son corps de déroute tremblant
Et sa voix sanglotait des sanglots de prière.
Elle suppliait et disait :
Elle suppliait et disait :  ! — Je suis sa mère !
Rends-moi mon fils, Nadine, et qu’il revienne ici !
D’un geste de bonté chasse-moi ce souci,
Afin que je le voie et que je le caresse
Comme autrefois. Ne sais-tu pas que le jour baisse
Et que c’est une nuit sans aube et sans réveil
Quand notre fils nous manque ! Il est notre soleil.
Vais-je mourir sans lui ?… Oh ! l’embrasser encore,
L’entendre, le tenir par la main !… Je t’implore !

Et sa voix chevrotante en sanglots s’écroulait,
Et les bonheurs passés de sa lèvre coulaient
Au flot des souvenirs. Ses vieilles mains osseuses
À Nadine, en tremblant, s’agrippaient douloureuses

Comme si elle fût Madone de pitié
Dont on baise en pleurant le marbre froid des pieds.
Et le meunier debout serrait des dents sa pipe
Et ses lèvres tremblaient.
Et ses lèvres tremblaient.Comme le vent dissipe
Les nuages tendus dans le ciel ténébreux,
De même cette voix pleine de cris affreux
Faisait s’évanouir toute la résistance
De Nadine. Elle vit l’ombre de sa souffrance
Dans celle de la mère et son cœur fut vaincu.

— Femme, ne pleurez plus : mon bonheur a vécu,
Lui dit-elle, et sa main, comme un geste de glaive,
Semblait accompagner l’envol de tous ses rêves.
Ne pleurez plus, j’accomplirai votre désir.
De la mère ou de moi, c’est moi qui dois mourir…
Et puis elle ajouta : Pourvu que cette faute
Ne vous amène pas le malheur comme un hôte !

— Alors, c’est donc vrai ! dit la vieille, il reviendra :
Nous entendrons son pas ! sa voix nous parlera !
Quelle douceur de vivre !… Ah ! que vous êtes bonne
Je le savais, c’est vous la bonté qui pardonne !
Et lui disant ces mots elle prenait la main
De Nadine tremblante et sur son front serein
Déposait un baiser fou de reconnaissance.

Entretemps le meunier allait prendre en silence

Dans l’armoire de chêne un sac d’écus pesant
Qu’il jetait bruyamment sur la table en disant :
« Tiens ! voilà qui console et met sur l’âme un baume
Et qui, divin sorcier, fait un palais d’un chaume ! »

À ce geste brutal Nadine pousse un cri
Et, se tenant la tête entre les mains, s’enfuit.