Les Œuvres libresnuméro 13 (p. 167-204).

Nadia

Nouvelle Inédite
par


Le jeune lieutenant de dragons, Alexandre Naudin, avait suivi pendant un an l’excellent cours de russe que professe, à l’Ecole des langues orientales vivantes de Paris, M. Paul Boyer. Il savait la grammaire, la syntaxe et les lois compliquées de la phonétique russe. Il était capable de lire un texte facile, mais il parlait avec peine. Il décida de se perfectionner dans cette langue ardue, demanda et obtint un congé de trois mois pour un voyage d’études au pays des tsars. Il faut avouer qu’il était attiré aussi en Russie par les récits des camarades qui l’y avaient précédé et en avaient rapporté des souvenirs bien séduisants.

Alexandre Naudin avait des rentes suffisantes (il était fils d’Edouard Naudin, de la maison Leredu, Naudin, Jouaust et Cie, bonneterie en gros, à Troyes, le premier crédit de la place) pour se permettre de voyager agréablement sans être obligé de consulter à chaque fin de journée l’état de sa bourse.

Il se rendit directement de Paris à Moscou par Varsovie. Là, il fit la connaissance d’un officier, Serge Platonof, avec lequel il passa quelques soirées. Ils allèrent dans les lieux de plaisir, entendirent des chanteuses françaises et des girls anglaises, applaudirent des acrobates japonais et des lutteurs de Carélie. Le commencement de juillet était déjà chaud et orageux, comme il arrive à Moscou, et le séjour de la ville lui parut sans agrément. Comme il s’en ouvrait à son nouvel ami, celui-ci lui dit.

— Il faut venir chez nous en hiver. Tous nos amis sont maintenant aux eaux du Caucase, en Crimée ou dans leurs biens. C’est là que vous verrez la société russe. Puisque vous êtes libre de votre itinéraire, allez donc au Caucase. La nature y est riche, avec quelque chose de sauvage que vous ne connaissez pas en Europe. Vous y trouverez des femmes ravissantes et faciles ; cela a son prix pour un voyageur. Je vous donnerai une lettre pour un de mes amis qui est aide de camp du vice-roi à Tiflis. Grâce à lui, je pense que votre séjour sera plein d’agrément. Deux jours après, Alexandre Naudin montait dans le train de luxe qui mène aux eaux du Caucase par Rostof sur le Don ; mais il ne s’arrêta ni a Piatigorsk, ni à Essentouki. Les stations d’eaux modernes lui paraissaient peu dignes d’intérêt. Il voulait voir des sites et des cités qui eussent plus de couleur locale et continua sa route jusqu’à Vladicaucase, charmante petite ville située au nord des derniers contreforts de la chaîne élevée qui sépare le Transcaucase des plaines du Caucase septentrional et.de la Russie.

Il passa la fin de l’après-midi et la soirée dans le beau jardin de la ville sur les bords du Terek dont l’eau limoneuse arrive en bondissant tout droit des montagnes. La chaleur était grande déjà. Les habitués du jardin, dès six heures, venaient chercher la fraîcheur sous les ombrages au long des eaux courantes. Les parents s’asseyaient au restaurant, jouaient à la préférence ou au vinte. Les jeunes filles, gymnasistes et autres déjà sorties des écoles, se promenaient par couples dans les allées. Elles portaient toutes des robes de toile blanche très fine et, à cause de la température élevée, elles n’avaient sous leur robe exactement qu’une chemise, ce dont, lorsqu’elles passaient entre le soleil couchant et un observateur intéressé, il était aisé de se convaincre.

Le jeune Alexandre Naudin se crut entré dans le paradis des houris dès son arrivé » en Orient. Assis sur un banc, il savourait la volupté tiède de l’heure, en regardant flâner devant lui ces jeunes filles, riantes ou sérieuses, dont plus d’une lui jetait, comme au vol, un coup d’œil vif au passage. De beaux yeux noirs qui se ferment a moitié, un éclair soudain de dents blanches entre des lèvres qui ne doivent leur rougeur qu’au sang frais de la jeunesse, les tissus légers et presque transparents qui couvraient ces corps juvéniles, il y avait là de quoi, il faut en convenir, faire perdre la raison à un officier de dragons de l’armée française. Alexandre Naudin pensait déjà à ne pas quitter Vladicaucase et a y achever le temps de son congé. Où trouverait-il un plus agréable jardin, des eaux plus fraîches, un décor de montagnes plus pittoresque et des femmes plus séduisantes ?

Mais il faut avouer qu’au sein même de ces délices le jeune lieutenant éprouvait un certain malaise. Ces beautés n’étaient point des femmes, mais des jeunes filles. Or, Alexandre Naudin avait reçu une éducation excellente, dans sa famille bourgeoise d’abord, ensuite à l’école des Postes, et au régiment enfin. Et comme un jeune homme bien élevé, il n’avait jamais eu la curiosité de discuter les idées traditionnelles qu’on lui avait inculquées et les règles de conduite qu’il faut suivre. Or, il est évident, bien que sous-entendu, qu’un jeune homme, et surtout un officier, et singulièrement un officier de cavalerie, le monde lui appartient ; il peut y faire, comme on dit, les quatre cents coups, mais il ne touchera pas aux jeunes filles. Les jeunes filles, on les épouse, mais on ne s’amuse pas avec elles. Ces commandements de la morale qui a fait la force de notre pays y sont, grâce à Dieu, respectés aujourd’hui, et pour longtemps encore, je l’espère.

Aussi la présence de ces jeunes filles ne laissait-elle pas que d’inquiéter notre lieutenant. Alexandre Naudin pensait avec Leibnitz, qu’il n’avait jamais lu, que toutes choses sont réglées pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les jeunes filles sont faites pour devenir des femmes légitimes, que les jeunes femmes ont des enfants et deviennent du coup sacrées et que pour les plaisirs naturels des hommes il est une classe de femmes, nombreuse, variée, où l’on peut exercer sans scrupule de conscience le droit de choix. A trente ans, je le sens bien, Alexandre Naudin qui n’est pas un nigaud aura fait quelques pas de plus et compris des choses qui lui échappent encore. Mais quoi ? Il n’a que vingt-quatre ans au moment où cette histoire commence et finit.

Il hésitait donc à aborder ces jeunes filles qui lui souriaient pourtant avec sympathie. Sous le feu de leurs regards, il brûlait, mais n’osait déclarer sa flamme. Vingt fois, il fut sur le point de se décider ; vingt fois il recula. Cependant, il se promenait dans les allées éclairées, bombant le torse, tendant le mollet. Pour mettre le comble à son malheur, les jeunes filles étaient toujours par groupe de deux, de trois ou de quatre. En eût-il trouvé une isolée, peut-être l’aurait-il pour¬ suivie. Mais on voit la difficulté qu’il y a à entrer en conversation avec plusieurs jeunes filles, riantes et moqueuses, surtout lorsqu’on ne parle pas couramment leur langue, malgré les excelentes leçons de M. Paul Boyer.

Il passa ainsi une soirée délicieuse et tourmentée et, l’âme pleine de regrets, il quitta le jardin de la ville pour passer une nuit agitée dans son médiocre lit d’hôtel.

Le lendemain matin, il prenait place à la première heure dans une des nombreuses automobiles assurant le service entre Vladicaucase et Tiflis par la fameuse route militaire de Géorgie qui franchit la chaîne du Caucase.

La beauté des sites traversés, leur variété, leurs contrastes ramenèrent la paix dans l’âme de notre voyageur. Il chemina d’abord dans les gorges au fond desquelles coule le Terek mugissant. Il admira sur un roc élevé dominant la rivière, les ruines du château de la reine Tamara d’où l’on précipitait au matin dans les eaux écumantes les voyageurs dont cette femme altière avait bien voulu faire ses amants d’une nuit.

Après deux heures et demie de montée continue, et après avoir traversé la passe fameuse du Dariel, l’automobile arriva à la première étape, à la station de poste du Kasbek ou un déjeuner était préparé. Alexandre Naudin mangea de grand appétit des écrevisses péchées dans les torrents glacés des montagnes ; on lui servit du vin capiteux de Kachétie et, en attendant le départ de la voiture, il fuma une cigarette en face du pic volcanique du Kazbek qui élève à plus de cinq mille mètres dans les airs ses neiges éternelles et ses rocs où fût enchaîné Prométhée. Il se sentait plein d’allégrese et se félicitait d’avoir suivi le conseil de son camarade de Moscou qui l’avait envoyé au Caucase. Les heures passées au jardin de la ville à Vladicaucase paraissaient lui promettre dans un avenir prochain des félicités sans pareilles et ce fut de la meilleure humeur du monde qu’il poursuivit son voyage en automobile à travers les régions sauvages et grandioses de l’Ossétie.

Après une heure et demie encore de montée, ils atteignirent le sommet du col, la passe Krestovski, qui est à près de deux mille cinq cents mètres, et, avec la longue descente sur Tiflis, ce furent de nouveaux enchantements. Comme par miracle, le paysage changea en un clin d’œil. Plus de gorges serrées, mais de vastes étendues. Un large panorama s’ouvrait devant les yeux ravis de notre lieutenant. Dans cette marche rapide vers le sud et les pays brûlés de soleil, la végétation devenait à chaque instant plus riche. Des souffles tièdes et parfumés passaient dans l’air et les noms mêmes des villages traversés, Passanaour, Ananaour, avaient quelque chose, de voluptueux.

Vers les quatre heures, Alexandre Naudin aperçut, dans le lointain, tapie dans une vallée aux flancs rocheux et dénudés une grande ville au-dessus de laquelle flottait une buée. C’était Tiflis.

Il n’y arriva qu’à six heures. La chaleur : était grande encore ; il était couvert de poussière et meurtri par les cahots, de la route. Il descendit à l’hôtel de Londres, au bord de la Koura.

Il était dans une telle fièvre de jouir rapidement de la vie caucasienne qu’il porta, le soir même, la lettre de recommandation qui lui avait été remise pour l’officier d’ordonnance du vice-roi et il eût presque un accès de désespoir lorsqu’il apprit que cet officier, Ivan Iliitch Poutilof, était pour trois jours encore aux eaux de Bor- jom. Il lui semblait qu’il ne rattraperait jamais ces trois jours perdus, car notre ami Alexandre Naudin sentait bien que, dans un pays si neuf pour lui, il avait besoin d’un guide et que, laissé a lui-même, il ne saurait pas découvrir les charmes secrets de Tiflis.

Force lui fut de prendre patience et il consacra ces trois jours « rayés de ma vie », disait-il, à parcourir la ville et à se familiariser avec les lieux où il se, promettait tant de bonheur. Bien qu’il fût seul et qu’il n’eût pas beaucoup de ressources en lui-même, Alexandre Naudin prit plus de plaisir qu’il ne l’espérait à visiter Tiflis.

Il parcourut les bazars et la vieille ville où la Koura est serrée entre les murs d’antiques maisons ; il flâna dans le quartier persan, s’aventura jusqu’au pittoresque jardin botanique installé dans les ruines de l’ancienne forteresse des chahs Séfévis. Il y but du kéfir, boisson qu’il jugea fade. Vers les six heures, il se promenait sur la perspective Golovine et goûtait chez le pâtissier français de l’endroit où il bavardait un moment. Malheureusement les théâtres étaient fermés et les soirées lui parurent longues. Et cela d’autant plus que la chaleur dans la journée était excessive ; qu’après une matinée passée à courir la ville, il faisait comme tous les habitants de Tiflis une longue sieste après déjeuner et, ainsi reposé, se trouvait peu désireux, le soir, de se coucher de bonne heure.

Mais Tiflis ne possédait pas un jardin comparable à celui de Vladicaucase.

Ses trois jours de purgatoire prirent fin et à la date fixée, il eût le plaisir de rencontrer le capitaine Ivan Iliitch Poutilof. C’était un jeune homme d’à peine trente ans, déjà couvert de décorations et auquel le plus brillant avenir militaire paraissait assuré. Il témoigna un grand plaisir à faire la connaissance de son frère d’armes français. A voir la façon dont il le reçut et dont il décida de se consacrer à lui pendant son séjour à Tiflis, il semblait que sa vie n’eût jusqu’alors pas eu de but et que l’arrivée d’Alexandre Naudin vint combler un vide cruellement ressenti. 11 lui demanda aussitôt le nom de son père. Le père d’Alexandre Naudin s’appelait Edouard et, du coup, Alexandre Naudin devint Alexandre Edouardovitch.

Dès le premier soir, l’officier russe emmena son camarade dans un des cercles d’été sur la rive gauche de la Koura. C’était un jardin où l’on soupait en plein air à partir de onze heures. Toute la société de Tiflis s’y. trouvait rassemblée et, à la voir manger de grand appétit, Alexandre Naudin eut la solution d’un petit problème qui s’était posé à lui depuis qu’il était arrivé dans la capitale du Caucase : celui de l’heure des repas pour les habitants de la ville. Il avait vu du monde à déjeuner dans les hôtels ou restaurants où il fréquentait. Mais à quelque heure et où qu’il se présentât pour dîner, il se trouvait seul. Quel était ce mystère ?

Il s’en ouvrit à son nouvel ami.

Celui-ci lui répondit :

— Mon cher Alexandre Edouardovitch, nous déjeunons, en effet, comme vous, entre midi et une heure. Puis vient la sieste, repos sacré pour les Russes et les Caucasiens dans notre été torride. Après la sieste, vers les cinq ou six heures, nous prenons le thé ou chez un pâtissier, ou, de préférence, chez nous. Et la vie de société recommence avec le souper que vous voyez ici. Comment donc vivre de jour, alors que les nuits du Caucase sont, comme vous le voyez, incomparables ? Hommes, femmes, jeunes filles se retrouvent ici le soir et y restent jusqu’à une ou deux heures du matin. On se promène, on cause, on écoute la musique, on mange, on boit et, enfin, on a les joies du loto auxquelles je vais vous initier. Alexandre Naudin vit au fond du jardin un grand tableau divisé en cent petites cases dans lesquelles s’affichaient, selon rappel crié à haute voix par un croupier, les numéros sortis. L’assemblée suivait le jeu avec un intérêt passionné, tout en soupant.

Les deux officiers achetèrent chacun une carte pour le prix d’un rouble et se mirent à pointer les numéros appelés. Le hasard voulut que notre jeune officier complétât sa carte le premier. Il le dit à son ami qui cria d’une voix forte :

Davolno. (Satisfait.)

Le jeu aussitôt s’arrêta. Un employé vint prendre la carte gagnante et la porta au vérificateur. Il revint un instant après et dit :

— Correct.

Ayant ainsi parlé, il aligna sur la table soixante et six roubles. De toutes parts, les gens se retournèrent pour voir l’heureux gagnant et, comme on ne le connaissait pas, on le regarda plus longuement. Le jeune Alexandre Naudin jouissait de son succès et se tenait très droit.

— Vous avez donc de la chance, mon cher Alexandre Edouardovitch, dit son compagnon. Nous allons boire une bouteille de champagne à votre victoire.

Il ne voulut jamais que son excellent camarade payât la bouteille et Alexandre Naudin se vit obligé d’en commander une seconde. Cependant des amis de l’officier russe s’étaient rapprochés et s’assirent à sa table. Notre compatriote fit ainsi plus de connaissances en une heure qu’il n’en aurait fait en un an, eût-il été seul à Tiflis. On but à la santé de la France et lorsqu’Alexandre Naudin, vers les trois heures du matin, regagna l’hôtel de Londres, il se félicitait d’avoir trouvé pour son séjour au Caucase un si parfait compagnon.

Ces fêtes familières se renouvelèrent. Il ne Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/180 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/181 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/182 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/183 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/184 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/185 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/186 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/187 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/188 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/189 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/190 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/191 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/192 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/193 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/194 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/195 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/196 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/197 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/198 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/199 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/200 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/201 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/202 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/203 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/204 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/205 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/206 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/207 Page:Les Œuvres libres, numéro 13, 1922.djvu/208