Némoville/L’attente

Beauregard (p. 137-142).


CHAPITRE XXVIII.


L’ATTENTE.


Paul et Roger après le départ du chien, qu’ils regardèrent comme un nouveau malheur, ne savaient plus que faire. L’inaction leur pesait et cependant ils ne pouvaient rien faire, qu’attendre que la mer leur envoyât les cadavres de celles qu’ils avaient aimées. Et pendant qu’ils se désespéraient, la mer se retirait et découvrait les récifs qui les séparaient de Jeanne et de Gaétane.

Après une assez longue attente, ils entendirent un hurlement venant du rocher, où ils n’avaient pu atterrir : « Turko est sauvé, » dit Roger avec joie ; « mais puisque le fidèle animal ne revient pas c’est qu’il est blessé, son plaintif hurlement le dit assez. Je vais voir où il se trouve. » Paul protesta, mais ce fut en vain, Roger se dirigea vers la chaîne de roches et constata qu’il était possible de la franchir à pieds, non sans de grands dangers, certes, mais il lui importait peu de risquer sa vie, maintenant que celle qui en faisait tout le charme n’existait plus pour lui.

Il s’engagea sur la chaîne de roches, en ayant de l’eau jusque sous les bras. Paul s’engagea à sa suite, et après une lutte terrible contre ces flots, ils purent atterrir sur le rocher. Turko se dressa sur ses pattes, dont l’une ne pouvait le porter, et accueillit son maître par des aboiements joyeux. Levant le nez, il se mit encore à pousser de petits cris entrecoupés de caresses qu’il prodiguait à son maître, en essayant de se traîner du côté où se trouvaient les deux femmes, plus mortes que vives aux sons de ces aboiements qu’elles prenaient pour ceux d’un chacal ou autre animal méchant.

Roger s’arrêta à panser la patte de Turko, et pendant ce temps, Paul s’aventura seul sur le rocher plat. En le voyant prendre cette direction le chien donna de tels signes de joie, que Roger en fit la remarque à son ami. Paul venait d’atteindre le sommet du rocher sa taille se découpait sur le ciel, comme une statue de l’espérance. À ce moment, Jeanne se tournait de ce côté et aperçut son mari, dressé sur cette base de roc, à deux cents pas d’elle à peine. Elle poussa un cri perçant : « Paul ! » et partit en courant de ce côté.

Paul l’entendit et l’aperçut aussi. Il alla au-devant d’elle, et un instant plus tard, les deux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Gaétane avait suivi son amie, et Roger, qui avait entendu le cri de Jeanne et reconnu sa voix, accourrait aussi. Il reçut Gaétane dans ses bras.

On attendit que la marée se fut complètement retirée pour retourner à l’île, qui était le seul moyen de regagner le sous-marin, qui attendait en sûreté, dans une échancrure de l’île. En attendant, est-il besoin de dire que les quatre personnages ne manquèrent pas de verve et de gaieté. Ils ne cessaient de se répéter les pensées d’angoisse qui les avaient assaillis, durant cette cruelle séparation, qu’ils avaient cru sans retour.

Aussitôt que l’état de la marée le permit on regagna l’île, sans oublier d’y transporter Turko, qui méritait bien ce service, après celui qu’il avait rendu, par son flair et son courage.

On ne voulut pas attendre jusqu’au lendemain pour quitter ces parages dangereux. On s’embarqua immédiatement, et l’on se dirigea vers Némoville.

On y arriva deux jours plus tard. Roger fut surpris de trouver la ville flottant à la surface, ce qui n’était pas habituel. Mais il eut l’explication de ce mystère immédiatement, après que l’on eût échangé les compliments de bienvenue, et que la joie des Némovilliens se fût donné libre cours, à la vue des deux femmes, qu’on avait cru perdues à jamais. Némoville était dans un état dangereux, il avait besoin de grandes réparations, et le curé avait jugé prudent, en attendant le retour du gouverneur, de faire monter la ville à la surface de la mer.

Le lendemain, le premier soin de Roger fut de visiter tous les sous-marins qui composaient la ville, et de se rendre compte de leur état. Accompagné de Paul, il put constater que la ville avait besoin d’être à peu près rebâtie. Les deux amis se concertèrent, puis ils décidèrent de convoquer une assemblée des principaux habitants de Némoville. Le soir, on se réunit chez le gouverneur. Il exposa la situation et demanda aux assistants s’ils désiraient continuer la vie sous les eaux ou s’ils préféraient aller reprendre leur existence au soleil, sur la terre.

Roger attendit avec anxiété la décision de ses amis. Après quelque discussion, où l’on émit des raisons pour et contre, la majorité des habitants décida de retourner sur la terre.

Roger cacha sa tristesse de cette décision, parce qu’il vit que Gaétane, qui assistait à l’assemblée, comme toutes les autres femmes de Némoville, que Gaétane avait paru heureuse de cette perspective. Roger prit alors la résolution de faire célébrer son mariage à bord du « Nautilus », puis, après, de faire couler le sous-marin, et avec lui toute la ville.

Le lendemain, il partit avec Paul et revint quelques jours plus tard, porté par un paquebot qui s’arrêta près du « Nautilus ».

On avait paré le sous-marin pour la fête du mariage, l’intérieur ressemblait à une serre, et l’on avait arboré le drapeau de la ville.

L’abbé Bernard bénit le mariage, dans le salon du « Nautilus » ; puis tous les habitants de Némoville s’embarquèrent à bord du paquebot, et, du pont du navire, ils assistèrent à un spectacle étrange et magnifique. Par un mécanisme qu’avait préparé Paul, une trappe s’ouvrait au fond de chaque sous-marin et l’eau, s’engouffrant, Némoville doucement se mit à couler sous les eaux.

Quand l’océan se fut refermé sur la ville, Gaétane regarda son mari et vit qu’il y avait des larmes dans ses yeux.

— « Vous pleurez ? » dit-elle surprise.

— « C’est la fin d’un rêve, répondit-il, mais j’en vivrai un autre plus durable et plus doux auprès de vous. »

— « Et je ne serai plus jalouse de Némoville. »

Quelques instants plus tard, le paquebot filait, emportant vers des destinées nouvelles les habitants de la ville engloutie.