Négociations de la France avec l’Allemagne/03
Le traité conclu à Versailles le 29 juin 1872 continue la série des actes diplomatiques qui n’ont point cessé d’occuper, depuis la signature des préliminaires de paix, les gouvernemens de France et d’Allemagne. Il a pour objet de régler le paiement des 3 milliards qui sont encore dus par la France sur l’indemnité de guerre, ainsi que les conditions et les délais successifs pour l’évacuation du territoire. L’acquittement intégral de notre dette et la libération définitive de notre sol sont les deux questions capitales devant lesquelles pâlissent toutes les autres, et qui pèsent d’un poids bien lourd sur notre crédit et sur notre dignité. Déjà, par les conventions signées à Berlin le 12 octobre 1871, le gouvernement a obtenu la libération anticipée de six département en échange de concessions douanières accordées aux produits de l’Alsace-Lorraine. Le traité du 29 juin 1872 a été inspiré par la même pensée en même temps que par l’appréciation prudente de nos ressources financières. Nous avons à négocier sans relâche pour hâter l’heure à laquelle toute parcelle de terre française pourra devenir libre ; en face d’une dette énorme, nous devons faire en sorte que l’exécution de nos engagemens ne porte pas une atteinte trop profonde aux élémens de prospérité qui nous restent. Il est pénible d’étudier les documens diplomatiques qui ravivent à chaque ligne le souvenir de nos désastres. Il ne faut point cependant reculer devant cette tâche ingrate. La nation est intéressée à savoir avec quelle difficulté sont obtenues les concessions qui demeureront toujours en-deçà de ses désirs, et à quels efforts, à quels sacrifices elle doit se résigner pour rentrer complètement en possession d’elle-même. Il paraît donc utile d’examiner à ces divers points de vue les négociations qui viennent d’aboutir au traité de Versailles.
Pour apprécier les dispositions du traité du 29 juin 1872, relatives au paiement de l’indemnité et à l’occupation du territoire français par l’armée allemande, il est nécessaire de rappeler les termes des conventions antérieures.
D’après les préliminaires de paix signés à Versailles au lendemain de l’armistice, 1 milliard de l’indemnité était payable dans le courant de l’année 1871, et les 4 milliards de surplus dans le délai de trois ans ; l’évacuation devait s’effectuer graduellement, de telle sorte qu’après le paiement de 2 milliards les six départemens de l’est et le territoire de Belfort fussent seuls occupés, à titre de gage, par une garnison allemande de 50,000 hommes soldés et entretenus aux frais du trésor français.
Le traité de Francfort, conclu le 10 mai 1871, alors que la commune était encore maîtresse de Paris, aggrava ces dispositions. Il stipula que la France aurait à payer dans le courant de l’année non plus seulement 1 milliard, mais 1 milliard 1/2, et que la somme de 500 millions, complétant 2 milliards, serait payée au 1er mai 1872. À cette époque et après ce paiement effectue, l’occupation devait être restreinte aux six départemens de l’est et au territoire de Belfort en garantie des 3 milliards restant à solder.
L’emprunt de 2 milliards, souscrit au mois de juin 1871, permit à la France de remplir ses engagemens par le paiement de 1 milliard 500 millions stipulés par le traité de Francfort et de pourvoir à l’acquittement ultérieur des 500 millions qui complétaient les 2 milliards. Ce fut alors que le gouvernement français engagea les négociations qui aboutirent aux traités de Berlin, signés le 12 octobre 1871, traités aux termes desquels fut obtenue immédiatement, en échange de garanties reconnues suffisantes et de concessions douanières en faveur de l’Alsace-Lorraine, l’évacuation anticipée de six départemens qui, d’après les conventions antérieures, auraient dû être occupés jusqu’au 1er mai 1872.
Voici donc quelle était, à cette dernière date, la situation : la France avait payé 2 milliards ; six de ses départemens et Belfort étaient encore occupés, et devaient continuer à l’être jusqu’au 1er mars 1874, date fixée pour le paiement des 3 milliards formant le solde de l’indemnité. Le gouvernement français avait la faculté de faire des versemens partiels en prévenant le cabinet de Berlin trois mois à l’avance ; mais ces versemens n’avaient pour effet que de diminuer la somme des intérêts stipulés à 5 pour 100, ils n’exerçaient aucune influence sur l’étendue de l’occupation, laquelle pouvait, selon le traité, comprendre jusqu’en 1874 les territoires indiqués, quel que fût le montant des avances que nous aurions successivement acquittées sur les 3 milliards.
Cette situation présentait de graves inconvéniens. D’une part, le paiement à date fixe d’une somme aussi énorme que 3 milliards était absolument impossible, et les deux gouvernemens devaient prévoir qu’à la veille de l’échéance ils seraient obligés de prendre de nouveaux arrangemens ; d’autre part, si la France s’était trouvée en mesure d’effectuer des paiemens anticipés, elle n’aurait eu aucun avantage à diminuer graduellement sa dette, du moment qu’elle n’obtenait pas la libération proportionnelle de son territoire ; il lui aurait même été moins onéreux de continuer à payer jusqu’en 1874 l’intérêt de 5 pour 100 sur les 3 milliards dus à l’Allemagne, les capitaux des emprunts lui coûtant 6 pour 100. Les deux parties contractantes avaient donc un égal profit à réviser les clauses financières du traité de Francfort. Il importait à l’Allemagne de faciliter le paiement de sa créance et surtout les versemens anticipés, qui pouvaient lui être utiles tant pour le remboursement de sa dette intérieure que pour la confection de ses budgets ; il convenait à la France de diviser par périodes l’acquittement des 3 milliards et de stipuler que chaque paiement serait en quelque sorte productif d’une part de libération territoriale. En conséquence l’intérêt des deux pays et l’équité s’accordaient pour conseiller à Berlin comme à Versailles la reprise des négociations.
Enfin, dans les préliminaires de paix du 26 février 1871, il avait été dit que pour les 3 derniers milliards l’Allemagne serait disposée à substituer à la garantie territoriale, consistant dans l’occupation partielle du territoire français, une garantie financière. Le traité de Francfort n’avait point reproduit cette clause, qui cependant ne pouvait être considérée comme supprimée, puisque les conventions de Berlin du 12 octobre l’avaient appliquée partiellement en admettant une garantie financière pour le paiement du quatrième demi-milliard et en stipulant l’évacuation immédiate de six départemens. Le principe de la substitution était donc intact, et il était avantageux pour la France de l’invoquer de nouveau sans que l’Allemagne eût le moindre intérêt à le repousser.
Après avoir exposé les précédens et les motifs des négociations, nous résumons les clauses du traité de Versailles. L’échéance unique du 1er mars 1874 pour le paiement intégral des 3 milliards est remplacée par quatre échéances, dont la première est presque immédiate, et les trois autres sont fixées au 1er février 1873, au 1er mars 1874 et au 1er mars 1875. Les deux termes les plus rapprochés sont l’un et l’autre de 500 millions ; les deux termes les plus éloignés sont chacun d’un milliard. La France conserve la faculté de se libérer soit en totalité ; soit partiellement, avant les échéances, en prévenant l’Allemagne non plus trois mois, mais seulement un mois à l’avance, et pourvu que les versemens partiels ne soient pas inférieurs à 100 millions. Quant à l’évacuation des six départemens et de l’arrondissement de Belfort, elle doit s’accomplir graduellement, au fur et à mesure du versement de trois termes de l’indemnité. Après le paiement des 500 millions qui sont presque immédiatement exigibles, les troupes allemandes quitteront les départemens de la Marne et de la Haute-Marne ; après le paiement du second milliard, à l’échéance du 1er mars 1874, elles se retireront des Ardennes et des Vosges ; enfin, quand le troisième milliard aura été soldé, c’est-à-dire au plus tard le 1er mars 1875, elles abandonneront définitivement le territoire français. Toutefois il dépend de la France d’abréger ces délais en payant avant les échéances les sommes successivement exigibles, et il est de plus expressément stipulé qu’après l’acquittement du deuxième milliard la France pourra se concerter avec l’Allemagne, pour obtenir l’évacuation complète en offrant des garanties financières jugées acceptables, ainsi que cela s’est pratiqué lors de la conclusion des traités de Berlin du 12 octobre 1871. Quant au chiffre de l’armée allemande d’occupation, il demeure fixé à 50,000 hommes, nonobstant la diminution du territoire occupé. Telles sont les dispositions du traité de Versailles qui a réglé, en termes précis et pratiques, tant pour le paiement de l’indemnité que pour l’évacuation du territoire, les moyens d’exécuter le traité de Francfort.
En soumettant à l’assemblée nationale le traité du 29 juin, M. le ministre des affaires étrangères a signalé les dispositions principales qui viennent d’être résumées. De même le rapport présenté au nom de la commission parlementaire par M. le duc de Broglie a mis en relief les modifications apportées aux conventions antérieures. L’assemblée a voté sans discussion, dans sa séance du 6 juillet, la convention signée à Versailles, et aujourd’hui ratifiée. Il n’y avait pas en effet matière à débat ; il fallait adopter ou repousser dans son entier l’acte diplomatique, et les objections qui auraient été tentées de se produire auraient été dépourvues de sanction.
Ces objections, muettes devant l’assemblée, se sont cependant exprimées dans la presse avec une vivacité bien naturelle. Le patriotisme n’abdique jamais ; il est respectable, même lorsqu’il s’égare, et toujours disposé à ne voir dans les actes que ce qui le blesse ou seulement l’effleure. Comment ne pas ajouter que dans notre pays plus qu’en aucun autre, et dans ce moment plus que jamais, l’appréciation des faits politiques risque d’être faussée par l’esprit de parti ? Les patriotes impatiens auraient voulu que la nouvelle convention leur annonçât la libération complète et immédiate du sol français, et ils ont éprouvé une déception lorsqu’ils ont cru voir qu’il ne s’agissait en apparence que d’un règlement de procédure. D’un autre côté, la critique s’est exercée contre les clauses qui semblaient impliquer une prolongation de l’occupation allemande, alors que certains défenseurs du gouvernement, dépassant le but, prétendaient recommander comme un triomphe diplomatique le résultat des négociations de Versailles. A notre sens, le traité du 29 juin a été ce qu’il devait et pouvait être. Le gouvernement, qui l’a présenté en termes modestes à l’examen de l’assemblée nationale, la commission, qui en a simplement proposé l’adoption, et l’assemblée, qui l’a voté sans phrases, se sont tenus dans la mesure qui convenait à nos intérêts et à notre dignité. Les objections n’en subsistent pas moins, et il est toujours opportun de les apprécier, car elles intéressent l’ensemble des négociations qui demeurent ouvertes entre la France et l’Allemagne, et, si l’on peut démontrer qu’elles sont mal fondées, les conventions ultérieures seront rendues plus faciles en même temps que le pays aura plus de confiance dans la conduite de nos affaires diplomatiques. Passons donc en revue ces objections.
Le premier sujet de critique, c’est la disposition qui semble retarder jusqu’en 1875 l’évacuation complète fixée par le traité de Francfort au 1er mars 1874, sous la condition du paiement intégrai de l’indemnité de guerre. En second lieu, l’on se plaint que nos négociateurs n’aient pas obtenu la diminution de l’effectif de l’armée d’occupation et que les deux départemens de la Meuse et de la Meurthe avec Belfort soient condamnés à subir, pendant un délai qui peut se prolonger toute une année, le casernement de 50,000 Allemands.
La prolongation de durée pour l’occupation du territoire n’est qu’apparente. En réalité, si la France était en mesure de payer dès demain les 3 milliards qu’elle doit encore à l’Allemagne, elle pourrait, en prévenant un mois à l’avance, user de la faculté d’anticipation et libérer complètement son territoire. Ce droit, qui n’était point défini en termes suffisamment nets dans les préliminaires de paix ni dans le traité die Francfort, lui est reconnu expressément par le traité de Versailles, de telle sorte que la clause dont il est ici question doit être considérée comme une disposition financière dont il nous sera loisible de profiter, et non comme une aggravation de l’occupation territoriale. D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que par le paiement de 500 millions seulement la France obtient la libération de la Marne et de la Haute-Marne, qui selon les premiers traités auraient pu demeurer sous le drapeau allemand jusqu’en 1874. Ainsi libération certaine de deux départemens vingt mois avant la date primitivement fixée et faculté de faire cesser, non-seulement à la date de 1874, mais encore à une date plus rapprochée, l’occupation du reste, voilà quelle est au fond la solution donnée par le traité de Versailles à la question territoriale. En d’autres termes, la durée de l’occupation est désormais subordonnée à nos moyens de paiement De plus, les négociateurs ont eu soin de rappeler l’éventualité prévue par les préliminaires de paix pour le cas ou l’Allemagne accepterait la substitution d’une garantie financière, ils ont même fixé la période à laquelle il est présumable que cette éventualité doit se réalise, en attribuant à la France l’initiative de la proposition.
Il ne faut pas croire que, si l’on avait conservé dans le texte du traité l’ancienne date du 1er mars 1874 pour le paiement intégral des 3 milliards et par suite pour la libération complète du territoire, cette double opération aurait pu s’accomplir » L’évacuation graduelle n’étant pas alors stipulée, la France n’aurait eu aucun intérêt à payer par anticipation une partie quelconque de sa dette, et comment aurait-elle versé en un seul jour et à l’heure dite la somme de 3 milliards ? Comment l’aurait-elle recueillie et conservée au moins pendant quelque temps en vue d’un paiement unique ? L’Allemagne aurait eu le droit de ne se dessaisir du gage qu’après avoir encaissé la totalité de sa créance, et, par l’effet de ces retards inévitables, nos six départemens seraient demeurés sous l’occupation des troupes allemandes fort au-delà du 1er mars 1874. Le traité de Francfort, en assignant une seule date pour un paiement aussi énorme, ne pouvait être exécuté selon sa forme et teneur, et l’état de choses que tous nos vœux, tous nos efforts tendent à faire cesser au plus tôt se serait nécessairement prolongé.
Ce qui était impraticable sous le régime des anciennes conventions est devenu possible avec la convention nouvelle. Le créancier et le débiteur se sont rapprochés pour diviser les paiemens. D’après le règlement de compte qui vient d’être arrêté à Versailles, la dette est partagée en quatre termes, et, si la France s’engage à verser l’un des 3 milliards avant 1874, elle obtient en retour la faculté de ne verser le dernier milliard qu’un an après cette date, tout en se réservant la faculté d’anticipation avec ses conséquences. La combinaison est avantageuse pour l’Allemagne, ainsi que nous le montrerons plus loin ; elle n’est pas moins favorable pour la France, qui acquiert une plus grande liberté d’action dans ses mouvemens financiers, et se trouve en mesure de manier avec plus de sûreté l’arme de son crédit. En reportant à 1875 l’échéance du dernier terme, le traité de Versailles facilite, au profit des deux parties contractantes, le paiement de la dette, il assure notre libération territoriale, et, bien que cela paraisse contradictoire, il doit avoir pour résultat de la rendre plus prompte.
On se souvient de l’impression que produisit en France et en Europe le chiffre de la contribution de guerre imposée par le vainqueur. Bien que la douleur nationale fût tout entière à la perte de deux provinces et que la question d’argent ne dût paraître alors que secondaire, il était impossible de ne point éprouver les plus poignantes inquiétudes en songeant à cette rançon de 5 milliards, payable en trois années et garantie par une portion considérable du sol français. Les financiers qui avaient le mieux étudié nos ressources, notre puissance de travail et nos moyens de crédit, n’osaient se prononcer sur les conséquences de ce chiffre de 5 milliards exigibles à bref délai, et l’on se demandait en Europe si l’énormité de la somme n’était point, dans la pensée des négociateurs allemands, un expédient indirect pour augmenter la conquête territoriale et dépouiller le débiteur, après avoir dépossédé le vaincu. Ce fut partout, il est permis aujourd’hui de le dire, une véritable consternation financière. Bientôt cependant le patriotisme reprit confiance, et, lorsque le gouvernement adressa le premier appel aux capitaux, l’espoir revint. Le succès de l’emprunt de 2 milliards, souscrit au mois de juin 1871 dans des circonstances peu favorables, au lendemain d’une affreuse guerre civile, fut le signe le plus manifeste et le plus rassurant de la richesse de notre pays, de son crédit et de sa force, survivant à tant de désastres. Dès ce moment, on eut partout la certitude que la France ne succomberait pas sous le poids de sa rançon, qu’elle voudrait et qu’elle pourrait s’acquitter de ses obligations envers l’Allemagne, et que, pour se procurer le complément de l’indemnité, elle obtiendrait du crédit européen les fonds nécessaires. La démonstration est prochaine. Le nouvel emprunt qui va être émis attestera sans aucun doute la confiance que nous méritons encore d’inspirer.
Il s’agit, qu’on ne l’oublie pas, de 3 milliards, sans compter les intérêts et les frais. Si habitués que nous soyons depuis deux ans à entendre parler de milliards et malheureusement à en payer, le gouvernement français manquerait aux règles de la prudence, s’il ne se réservait non-seulement toutes les facilités pour la conclusion de cet emprunt qui vient s’enter sur un récent appel de 2 milliards, mais encore tous les moyens de parer aux risques imprévus. Or, pour une pareille opération financière, le temps est d’un grand secours. De même qu’un particulier, l’état qui se trouve dans la fâcheuse situation de débiteur est intéressé à obtenir terme et délai, sauf à n’en pas faire usage. Il a ainsi plus de champ pour se mouvoir dans les combinaisons financières auxquelles il a recours, pour étudier et aménager ses impôts ou pour organiser ses emprunts. Le temps qui lui est accordé, il peut en faire profiter ses nouveaux prêteurs et traiter avec eux à des conditions plus avantageuses et plus sûres. Financièrement, ce sont là des principes élémentaires. Le point important à considérer, c’est le succès de l’emprunt, et celui-ci réussira d’autant mieux que les versemens seront moins étroitement resserrés dans un délai fatal, et que les prêteurs seront plus au large pour apporter successivement le montant divisé de leur souscription. Il s’agit, encore une fois, de plus de 3 milliards !
En conséquence les mesures qui tendent à faciliter l’opération de l’emprunt aboutissent à la libération du territoire. Que l’on souscrive d’abord les 3 milliards ; puis viendront les combinaisons particulières à l’aide desquelles le gouvernement, faisant appel au concours des établissemens financiers, pourra rendre plus promptement disponibles les produits à réaliser sur les versemens des souscripteurs et se prévaloir, à l’égard de l’Allemagne, du droit d’anticipation de paiemens qu’il s’est réservé par le traité du 29 juin. Cette intention, qu’il était aisé de deviner, est annoncée de la façon la plus claire dans le projet de loi relatif à l’émission du prochain emprunt. Qu’importe l’éloignement de la date conventionnelle pour la fin de l’occupation, si nous stipulons la faculté de nous libérer plus tôt et d’avancer la date réelle qui pourra même être antérieure au 1er mars 1874 ? C’est ainsi qu’il faut apprécier celle des clauses du traité de Versailles qui a été le plus vivement critiquée. Pour peu que l’on réfléchisse et que l’on calcule, on reconnaîtra que les impatiences du patriotisme se sont égarées dans cette question de date. Il n’y a pas un financier qui ne déclare que les conditions nouvelles sont plus favorables au point de vue de notre crédit et dans l’intérêt de l’évacuation.
Quant aux regrets exprimés sur le maintien d’une armée de 50,000 hommes dans les deux départemens qui pourront encore être occupés après le paiement des deux premiers milliards, chacun s’y associe. Il paraît dur en effet et très inique d’affecter à la garde d’un gage restreint l’effectif militaire qui avait été jugé nécessaire pour occuper six départemens. Le gouvernement français a fortement insisté pour que le cabinet de Berlin ne maintînt pas cette exigence ; s’il n’a pas réussi à faire inscrire dans le traité le principe d’une réduction proportionnelle de l’armée d’occupation, aucun reproche ne saurait l’atteindre, la décision ne dépendant pas de lui seul et l’Allemagne ayant le droit de s’en tenir, à tort ou à raison, aux conventions antérieures. Quels sont les motifs pour lesquels le cabinet de Berlin a résisté si obstinément aux argumens équitables qui lui ont été opposés ? S’il a voulu conserver sur le sol français, jusqu’à la dernière heure de l’occupation, une armée nombreuse, ou si du moins il n’a pas voulu s’engager formellement à la réduire, ce n’est point pour la vaine satisfaction de camper plus longtemps en France avec l’appareil de guerre, ni pour l’économie que lui procure l’entretien à nos frais de 50,000 hommes ; de telles considérations seraient indignes d’un grand gouvernement. Il faut plutôt attribuer sa résolution aux inquiétudes qu’il éprouve ou qu’il affecte au sujet de notre politique intérieure, à la crainte de complications qui livreraient le pouvoir au parti révolutionnaire. L’occupation à outrance et en force répond aux cris de guerre à outrance que l’on entend parfois encore retentir de ce côté des frontières. Au lieu d’une simple garnison, qui serait même inutile, cela nous vaut le poids d’une armée. La ferme attitude du gouvernement et des partis sensés devrait enlever à l’Allemagne les motifs ou les prétextes dont elle abuse pour aggraver sans nécessité la situation que les événement nous ont faite. Il est de l’intérêt des deux pays de hâter le moment où, d’après les prévisions des traités et selon les paroles échangées, l’occupation matérielle de notre territoire sera remplacée par des garanties financières. En attendant, il appartient au gouvernement et à l’assemblée nationale de prendre les mesures nécessaires, afin que la présence des troupes étrangères soit rendue le moins onéreuse pour les départemens qui sont condamnés à la subir.
Dans cet examen du traité du 29 juin et des critiques auxquelles cet acte a donné lieu, nous n’avons jusqu’ici tenu compte que de l’intérêt français ; il n’est pas moins nécessaire de rechercher quel a été dans ces négociations l’intérêt de l’Allemagne et d’étudier par quels moyens la France peut espérer avant le terme fixé sa libération complète, en achevant l’œuvre diplomatique commencée par les conventions de Berlin et de Versailles.
Lorsque la France négocie avec l’Allemagne sur les questions territoriales et financières qui ont été une première fois réglées par les préliminaires de paix du 26 février 1871, puis par le traité de Francfort, la partie n’est pas égale. Nous sommes liés par les actes qui ont été signés, nous n’avons pas à solliciter la révision des clauses fondamentales, ce qui serait peu digne et fort inutile ; enfin, puisque la force joue un grand rôle dans les affaires de ce monde, il faut bien reconnaître que nous ne sommes pas en ce moment les plus forts. Ce qu’il nous est permis de tenter et possible d’obtenir, c’est l’examen des dispositions qui se rattachent au mode d’exécution des traités, et l’habileté consiste à découvrir les points sur lesquels l’intérêt de l’Allemagne s’accorde avec celui de la France. Il ne faut jamais perdre de vue cette situation, quand on apprécie l’œuvre si pénible et si ingrate de nos négociateurs. Ne demandons pas au gouvernement français de remporter des succès diplomatiques sur le cabinet de Berlin ; il suffit qu’il soit attentif et empressé à proposer en temps opportun les mesures qui ont pour objet de rendre moins onéreux le paiement de l’indemnité de guerre et de libérer tout ou partie du sol occupé. On doit, à cet égard, tenir compte des sentimens et des intérêts de l’Allemagne.
Les sentimens de l’Allemagne envers la France sont demeurés très hostiles. C’est de l’animosité doublée de défiance. La nation allemande devrait cependant ne pas nous savoir mauvais gré de nos fautes qui, à Sadowa et à Sedan, l’ont faite si grande ! Non, elle ne s’endort pas dans son prodigieux triomphe, elle entend poursuivre jusqu’au bout les avantages que lui a donnés la fortune des armes, et, les yeux tournés vers l’avenir, elle estime que nous ne serons jamais assez vaincus. Ces sentimens subsistent particulièrement dans les provinces de l’ancienne Prusse et dans les pays de l’Allemagne du nord ; ils s’expriment fréquemment à la tribune des assemblées, chaque jour dans la presse, et le langage d’une partie de la presse française n’est pas de nature à les calmer. On se souvient d’un incident mentionné par M. Jules Favre dans son récit de l’entrevue de Ferrières. M. de Bismarck avait sur sa table une collection de journaux parisiens et de caricatures à l’adresse de la Prusse. Il déplia ces feuilles de politique dite illustrée ; il en prit texte pour déclarer que les propositions pacifiques apportées par son interlocuteur étaient inconciliables avec ces excès de plume et de crayon, et que l’entente serait par là rendue bien difficile. Vainement M. Jules Favre lui fit-il observer qu’il n’y avait pas à se préoccuper de pareilles choses, que les articles violens et les caricatures étaient sans portée, et que la politique ne devait pas s’en émouvoir. — C’est une grande erreur, répondit M. de Bismarck. On laisse ainsi l’esprit public se pervertir, et nous n’arriverons à rien de bon, si nous ne prenons pas un système plus sérieux. — Il est possible que, dans cette circonstance, M. de Bismarck, peu désireux de conclure la paix, se soit avisé d’ériger une caricature en argument diplomatique et de retrancher ses refus derrière un article de journal. Quoi qu’il en soit, les Allemands instruits, et ils sont en grand nombre, savent le français, ils lisent nos journaux, et l’on comprend que cette lecture les tienne en défiance. La presse prussienne, badoise, bavaroise ne se montre pas plus conciliante à notre sujet. Si les armes sont au repos, la plume et le crayon continuent la guerre. Les caricatures n’observent pas la trêve, et de part et d’autre les injures et les fanfaronnades vont leur train. Il n’y a là ni bon goût, ni dignité, ni profit. C’est une difficulté de plus pour les diplomates qui, traitant au nom des deux nations, sont obligés de lutter contre le courant des ressentimens réciproques, alimentés par une presse qui n’a trop souvent de politique que le nom.
Lorsque M. de Bismarck soumit à l’approbation du parlement de Berlin la convention du 12 octobre 1871, qui stipulait l’évacuation anticipée de six départemens, il eut à se défendre contre de vives attaques ; on l’accusa d’avoir fait sans utilité une concession à la France. Il fallut qu’il se justifiât de n’avoir point méconnu les sentimens ni sacrifié les intérêts de l’Allemagne ! Ce fut à cette occasion qu’il traça le programme de la politique à observer dans les rapports avec la France. — Il convient, disait-il, de ne point nuire à la France au-delà de ce qu’exige l’intérêt de l’Allemagne ; il importe même de lui venir en aide dans les circonstances et dans la mesure où l’Allemagne peut y trouver son bénéfice. — La France n’a donc rien à demander ni à attendre en dehors de l’intérêt allemand, qui est, nous ne le savons que trop, bien habilement défendu.
Or l’intérêt allemand conseillait de ne point maintenir à une seule échéance le paiement des 3 milliards, à supposer même que ce paiement intégral eût été possible. Retirer de la circulation européenne une telle masse de numéraire et d’effets de commerce pour les y relancer brusquement, le même jour, par l’intermédiaire d’une seule caisse, c’eût été s’exposer sûrement à une crise monétaire et financière, qui eût frappé à la fois tous les marchés, y compris le marché allemand. Que l’on se rappelle la perturbation causée, dans le courant de l’année dernière, par l’acquittement des premiers termes de l’indemnité. Il n’y a pas un homme d’affaires qui, après cette épreuve, n’ait été convaincu que les deux gouvernemens arriveraient à une entente pour répartir sur une plus longue période et entre plusieurs échéances le versement du surplus. On supposait même que le cabinet de Berlin accepterait en paiement une quantité considérable de rente française, ainsi que cela s’est fait en 1818, dans une situation tristement analogue. Le moment n’est peut-être pas encore venu pour aborder cette dernière combinaison. Il suffit de montrer que l’Allemagne avait le plus grand intérêt à s’épargner comme à nous la crise qui eût infailliblement pesé sur toutes les transactions, si l’on s’en était tenu à l’exécution littérale du traité de Francfort. Ainsi s’expliquent et se justifient, même aux yeux des compatriotes de M. de Bismarck, les changemens qui ont été introduits dans les stipulations primitives, en ce qui concerne les échéances.
Ce point établi, l’Allemagne avait un autre intérêt ; c’était de toucher avant 1874 une partie au moins des 3 milliards. On a dit en France que le budget de l’empire germanique était grevé de lourds engagemens, que les dépenses générales excédaient les recettes, et que notre gouvernement aurait pu demander et obtenir des concessions plus larges en échange des anticipations de paiement. Cette allégation est inexacte. Un état qui possède une créance aussi forte sur le trésor français, et qui en reçoit l’intérêt à 5 pour 100, n’est pas dans la gêne. Le ministre des finances à Berlin ne mérite pas que l’on s’apitoie sur ses embarras ; il lui serait très facile de battre monnaie avec le traité de Francfort et de tirer sur nous. Il aurait pu déjà émettre directement un emprunt ; mais à quoi bon recourir à cette opération toujours délicate, puisqu’il avait à sa disposition le crédit de la France, qui devait se montrer très désireuse de racheter, par le paiement immédiat ou prochain du tiers de sa dette, le tiers du territoire occupé ? Ici encore la combinaison profitait à l’intérêt allemand, et elle pouvait figurer parmi les articles de négociations. Le cabinet de Berlin devait être disposé à l’adopter.
Un mémoire présenté récemment au Reichstag fait connaître le montant des frais de guerre pour la Prusse et l’ancienne confédération du nord, les moyens employés pour recueillir les fonds nécessaires au début et dans le courant de la campagne, le total des indemnités en argent payées ou dues par la France, et enfin la destination de ces sommes. Ce travail rend exactement compte de la situation financière de l’Allemagne. Il contient, sous forme de chiffres, plus d’un enseignement politique, qui se recommande à l’attention de l’Europe, et en particulier aux méditations de la France. Bien qu’il nous soit assurément très pénible de voir à quel degré nous avons enrichi l’Allemagne, et de suivre en quelque sorte notre fortune aux mains d’autrui, il faut nous y résigner. La politique est aujourd’hui dans les budgets.
Au début de la guerre, une loi du 21 juillet 1870 donna au gouvernement de la confédération du nord la faculté de lever par voie d’emprunt et par l’émission de bons du trésor une somme de 450 millions de francs. L’emprunt ouvert les 3 et 4 août, au cours de 88 en 5 pour 100, ne fut pas entièrement souscrit ; il ne produisit que 225 millions de francs, auxquels s’ajoutèrent 165 millions en bons du trésor. Ainsi ce premier appel au crédit ne fournit à l’Allemagne que 390 millions sur les 450 qu’elle demandait. Par une seconde loi, en date du 29 novembre 1870, alors que la victoire paraissait décidée en faveur de l’Allemagne, le gouvernement fut autorisé à se procurer une somme de 375 millions de francs par une nouvelle émission de bons du trésor. Une troisième loi, votée le 26 avril 1871, ouvrit un crédit supplémentaire de 450 millions, mais elle ne fut point exécutée ; dès ce moment la France commençait à payer sa rançon. En résumé, les sommes versées au budget de la guerre en dehors des ressources ordinaires et provenant soit de l’emprunt, soit de l’émission des bons du trésor, se sont élevées à 765 millions de francs. D’un autre côté, les frais extraordinaires de guerre, depuis le commencement des hostilités jusqu’à la fin de 1871, ont présenté un total de 1 milliard 420 millions. L’excédant des dépenses sur les recettes de ce budget spécial a donc été de 655 millions, déficit qui était comblé successivement par les indemnités de la France et qui n’a donné lieu à aucun embarras financier.
Les profits pécuniaires que l’Allemagne a retirés de la campagne comprennent l’indemnité de 5 milliards, les intérêts de cette somme jusqu’au 3 mars 1872, soit 150 millions, la contribution de 200 millions imposée à la ville de Paris, et 55 millions en contributions de guerre levées dans les départemens ; c’est un total de 5 milliards 405 millions. Comme on a vu plus haut que le montant des dépenses extraordinaires portées au compte de la guerre a été de 1 milliard 420 millions, il s’ensuit que l’Allemagne a réalisé un bénéfice net de près de 4 milliards, sur lesquels les 3 milliards qui font l’objet de la récente convention lui sont encore dus. Il faut y ajouter la somme des intérêts que nous aurons à payer jusqu’à notre complète libération.
Ces ressources ne seront pas gaspillées, elles ont déjà toutes reçu leur destination. Indépendamment de la somme de 325 millions consacrée au rachat d’une partie, de nos chemins de fer de l’Est, un capital considérable a été employé ou est réservé pour de grands travaux, de défense militaire ou d’utilité générale. On a commencé dans les territoires annexés de l’Alsace-Lorraine à faire des dépenses qui doivent s’élever à plus de 150 millions ; l’Allemagne va donner largement à nos malheureux compatriotes des routes, des canaux, des clochers, des hôpitaux et surtout, des forteresses bien armées, On amortira une partie des anciens emprunts ; enfin, après ces prélèvemens, il restera une somme, encore indéterminée, mais considérable, à partager entre les divers états. Voilà comment seront dépensés nos milliards. Ils rendront l’Allemagne plus forte et plus riche qu’elle ne l’a jamais été, ils feront d’elle la puissance la plus redoutable du continent. Ce raisonnement, qui est des plus clairs, s’adresse tout à la fois à la France et à l’Europe.
Pour en revenir, après cette digression aussi triste qu’instructive, au traité du 29 juin, l’anticipation de nos paiemens n’était pas indispensable au trésor allemand, qui pouvait se procurer très aisément des ressources ; mais elle lui est commode, parce qu’il a déjà consommé plus de 1 milliard à imputer sur la somme qui, tous frais de guerre payés, formera son bénéfice, et que le paiement prochain de 2 demi-milliards lui permettra d’exécuter ses plans de travaux sans avoir besoin de chercher d’autres combinaisons financières. Dès lors le cabinet de Berlin ne pouvait hésiter à nous payer ce service par l’évacuation partielle stipulée au traité, en attendant que de nouvelles avances, ou l’offre de suffisantes garanties, ou encore les incidens imprévus de la politique, l’engagent, au nom de l’intérêt allemand, à rappeler toute son armée.
Lorsque furent signées les conventions du 12 octobre 1871, nous avons exposé les argumens qui conseillent à l’Allemagne de ne point prolonger jusqu’au terme fixé l’occupation du territoire français[1]. » Cet état de choses est tout à fait anormal : il maintient l’inquiétude dans les esprits et le trouble dans les relations ; il n’est point seulement douloureux pour la France, — l’Allemagne et l’Europe en souffrent. L’ordre européen, qui importe à toutes les nations, demeure à la merci du moindre incident qui peut se produire entre Français et Allemands sur le sol occupé. Les cabinets de Versailles et de Berlin ont fréquemment à correspondre au sujet de conflits entre les autorités, de querelles entre les individus, de griefs réciproques, que cette cohabitation forcée rend inévitables, et dont l’examen exige une chancellerie spéciale. Enfin les troupes allemandes qui tiennent garnison en France désirent rentrer au plus tôt dans leur patrie. Tous les motifs se réunissent pour hâter l’heure à laquelle, selon la règle internationale, chacun restera libre et maître dans ses frontières. C’est l’intérêt, ce doit être le vœu de l’Allemagne, qui ne saurait plus avoir aujourd’hui d’autre pensée que la garantie de sa créance, garantie politique dont la solidité dépend de l’attitude de notre gouvernement et de la conduite des partis, garantie financière qui repose sur l’exécution si fidèle jusqu’ici de nos premiers engagemens et sur l’émission du prochain emprunt.
Peu de mots suffiront au sujet de la garantie politique. Lors même que l’Allemagne aurait quelque inquiétude sur notre situation intérieure et que le caractère provisoire de notre gouvernement lui inspirerait une certaine défiance, elle doit voir que sa créance n’a jamais été mise en question, qu’elle est reconnue par tous les partis, et que sous aucun régime elle ne serait en péril. Que lui faut-il de plus ? Avec les forces dont elle dispose, quel besoin a-t-elle d’occuper quelques morceaux de terre pour défendre un droit que personne ne conteste ? Au surplus, est-ce que malgré les progrès du radicalisme, progrès qui s’expliquent à la suite de tels bouleversemens et de tels désastres, mais qui seront arrêtés sûrement par une politique résolue, la majorité de la nation, l’immense majorité n’éprouve pas la plus manifeste répugnance contre les retours révolutionnaires ? Enfin, puisqu’il s’agit avant tout d’une question d’argent, l’Allemagne ne doit-elle point placer en première ligne la garantie financière que lui assurera pour une créance à moitié payée la souscription d’un emprunt de 3 milliards ? Quand la France aura engagé ses dernières épargnes et livré par avance les profits de plusieurs années de travail, quand tous les banquiers de l’Europe, y compris les banquiers allemands, nous auront apporté les capitaux qu’ils détiennent, il semble que le cabinet de Berlin n’aura plus à se préoccuper du sort de sa créance ; tout sentiment de défiance politique devra disparaître devant cette universelle démonstration de confiance financière.
La proposition d’emprunt a suivi presque immédiatement le traité du 29 juin. Le traité était nécessaire pour que le gouvernement pût combiner les termes des versemens et rendre plus certaine la réussite de cette opération vraiment colossale. Le succès ne paraît pas douteux, et, il est aujourd’hui permis de le dire, la France mérite que le crédit réponde à son appel. Depuis plus d’un an, elle a augmenté de 500 millions la somme de ses impôts, elle supporte d’énormes charges, et elle n’a point plié sous le faix. Faut-il encore 100, 200 millions ? elle les donnera. L’Europe écoute ces discussions ardentes où l’on fouille les profondeurs du domaine imposable pour en retirer ce qui peut avoir été oublié et délaissé par la fiscalité des temps prospères ; elle assiste à ces efforts de patriotes et d’honnêtes gens qui veulent aller jusqu’au bout de leur ingrate exploration, battant tous les buissons qui recèlent la moindre parcelle de richesse, s’arrêtant à toutes les sources de profits, et puisant dans toutes les bourses. Jamais on n’a vu un pays faire aussi complètement l’inventaire de sa fortune pour livrer son bilan à l’âpre main de l’impôt et aux regards soupçonneux du crédit.
Les débats financiers qui se sont engagés au sein de l’assemblée nationale présentent un double intérêt : ils montrent d’abord, par la multiplicité et par la variété des propositions d’impôts, à quel point chacun est résigné aux plus durs sacrifices, afin de hâter la levée de l’hypothèque mise sur notre sol ; ils attestent ensuite que le système de contribution, tel qu’il a été réorganisé par la première assemblée constituante et perfectionné d’après les mêmes principes par les gouvernemens qui ont suivi, repose sur des principes solides qu’il serait imprudent d’ébranler. Tous les impôts nouveaux qui ont été proposés sont très défectueux : on les aurait votés cependant, car ce n’était pas le moment de se montrer bien difficile ; mais, à l’exception de l’impôt sur le revenu, qui est appliqué dans d’autres pays, et que des considérations politiques ont fait ajourner, la plupart des innovations ont été jugées impraticables. On s’est donc borné le plus souvent à augmenter les impôts existans ou à rétablir des taxes qui avaient été précédemment supprimées.
Parmi les taxes dont le rétablissement est demandé, figurent les droits de douane appliqués aux matières qu’emploie l’industrie manufacturière. Tout a été dit sur cette proposition, qui n’a point encore subi l’épreuve d’un vote définitif, et qui rencontrera de vives résistances. Il serait donc inutile de revenir sur cette question, si elle ne se rattachait pas d’une façon très directe à nos relations avec l’Allemagne. Le traité de Francfort a stipulé, en matière de navigation et de commerce, le régime réciproque de la nation la plus favorisée. Tant que les traités de commerce que la France a conclus avec les principaux pays d’Europe demeureront exécutoires, l’Allemagne en conservera le bénéfice. Puis, voici quelle serait sa situation : pendant que nous nous serions isolés par le relèvement des barrières de douanes, et que nous frapperions de droits non-seulement les matières premières, mais encore, par une conséquence logique, les marchandises fabriquées, elle ouvrirait plus largement ses frontières au commerce de l’Angleterre, de la Belgique, de la Suisse, de l’Italie, de l’Autriche, de la Russie, et les produits allemands prendraient sur une partie des marchés étrangers la place des nôtres, de telle sorte qu’après avoir fait la grandeur politique, militaire et financière de l’empire d’Allemagne, nous contribuerions par une nouvelle faute au développement de sa puissance industrielle et commerciale. En 1855, les marchandises échangées entre la France et le Zollverein représentaient une valeur de 174 millions ; par l’effet des changemens de tarifs consentis de part et d’autre, le chiffre s’est élevé pour 1869 à 483 millions. Cette progression serait infailliblement enrayée, si l’on exhaussait les taxes. La politique de M. de Bismarck ne manquerait pas de profiter des conditions défavorables que l’impôt sur les matières premières créerait à notre industrie, de l’impression fâcheuse que La modification de notre loi commerciale produirait sur les gouvernemens et sur les peuples, du ralentissement forcé qui s’ensuivrait dans nos opérations d’échanges. En outre a-t-on songé à l’influence que l’aggravation du tarif pourrait exercer sur nos rapports avec l’Alsace-Lorraine, rapports que la France est si intéressée à conserver et à protéger ? Nous convient-il donc de repousser tout à fait l’industrie alsacienne vers le marché allemand ? Il y a certainement bien d’autres motifs qui conseillent de ne point taxer les élémens du travail, alors que la France a plus que jamais besoin de travailler, de ne pas altérer le régime libéral inauguré par les traités de 1860, traités qui nous ont été incontestablement avantageux, et de laisser le tarif en dehors des combinaisons fiscales auxquelles les circonstances nous, obligent à recourir. À ces motifs généraux, tirés de la doctrine et de l’expérience, s’ajoutent les considérations particulières qui viennent d’être indiquées.
Quoi qu’il en soit, le nouveau budget de la France offre toute sécurité aux souscripteurs, de l’emprunt et à l’Allemagne. Le succès de l’emprunt va décider de notre libération. Il nous permettra d’invoquer utilement les dispositions du traité du 29 juin qui stipulent les paiemens anticipés, l’évacuation plus prompte et la substitution des garanties, financières aux garanties territoriales. Que le drapeau étranger cesse de flotter sur le sol national, c’est le désir passionné de la France, c’est l’intérêt de l’Allemagne. Cet intérêt, nous l’avons exposé simplement et froidement, comme il convient dans une question, qui se débat entre créancier et débiteur, car pour l’Allemagne il n’y a vraiment pas d’autre question. Encore un peu de temps, moins de temps qu’il n’en a fallu à la suite des désastres de 1815, et les efforts incessans de M. le président de la république recevront leur récompense. Cinq mois après le traité de Francfort, les conventions de Berlin nous ont rendu, six départemens ; le traité de Versailles libère immédiatement la Marne et la Haute-Marne. Quelles que soient les difficultés ou plutôt les malentendus de la politique intérieure, M. Thiers ne saurait perdre un seul instant de vue la mission de délivrance qui sera son titre incontesté à la gratitude du pays et aux hommages, de l’histoire. A peine une convention, est-elle signée, qu’une autre se prépare. Le traité de Versailles et l’emprunt sont les préliminaires des négociations définitives qui nous rendront des frontières en affranchissant, la patrie qui nous reste.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre 18T1, les Traités de Berlin.