Nécrologie de Mlle Nancy Fleury/Discours de M. Henri Brisson
Prié d’adresser le suprême adieu, M. Henri Brisson, ancien président de la Chambre et du Conseil des ministres, et vieil ami de la famille Fleury, a prononcé sur la tombe des paroles dont l’assistance s’est montrée profondément émue. Les voici :
« Madame[1],
» Pourrai-je maîtriser assez mon émotion pour adresser l’adieu, le simple adieu que vous désirez, à votre sœur, à notre amie, à l’incomparable maîtresse de ce jeune monde dont j’aperçois les pleurs ? Je me sens, comme lui, sans force et en même temps sans résignation devant ce coup violent, et si injuste ! de la mort, et j’ai honte de ma faiblesse en pensant à celle qui fut si brave, qui était d’un sang si courageux, si aguerri contre ces cruautés de la vie dont le sort a été prodigue envers les vôtres, envers vous.
» Hélas ! il y a douze ans, sur la tombe de votre père, en ce coin du Berri qui nous est cher, je parlais de ces existences toutes de sacrifice, dont la beauté morale semble en quelque manière plus achevée parce qu’elles n’ont pas reçu leur récompense. Nous qui vous aimons, nous ne formions pas pour celle qui n’est plus des vœux aussi stoïques ; nous lui souhaitions une fin de vie apaisée et tranquille, et voilà que ce que nous disions du père est encore plus vrai de la fille ! Cette récompense, faite d’un peu de repos embelli et charmé par votre tendresse, par celle de vos enfants, de vos petits-enfants, cette récompense, elle y touchait, et la mort vous la prend !
» Comment dire qui nous perdons ? Dans la dernière lettre, assez récente, que ma femme a reçue d’elle, je relisais ce matin ces paroles si tendres : « Au revoir, chers amis du passé, du présent et de toujours ! je me repose dans votre bonne affection. Oui, de toujours ! Votre mémoire nous demeurera présente, notre souvenir vous restera fidèle, amie si sûre et si bonne, si heureuse de nos joies, si douce à nos blessures, si empressée dans les mauvais jours. Nous n’avons pas fini de vous aimer.
» Ce grand cœur vous chérissait, mesdames, mesdemoiselles, et ç’a été le secret de cet enseignement dont la flamme vous pénétrait en même temps que ses vives lueurs vous éclairaient. Elle aimait chacune de vous, elle vous aimait toutes ensemble, de cette grande passion des vrais éducateurs pour les générations qui succèdent. Elle vous a donné sa vie et son âme, elle en meurt peut-être, mais ne la plaignez pas trop elle a vécu de se donner à vous. De la race dont elle était, elle n’était pas capable de considérer l’enseignement comme un procédé pour emplir de jeunes cerveaux. N’est-ce pas que vous sentiez son âme passer dans la vôtre et que, dans ses leçons d’histoire par exemple, ou de morale, vous sentiez circuler une haute façon de concevoir la vie, la famille, le monde, la Patrie, le devoir, ce qui est en nous et ce qui nous dépasse ? Plus encore que ce cours estimé si haut, dont le succès n’avait pas altéré en elle la modestie de ceux dont l’idéal est si élevé qu’ils croient n’avoir jamais fait assez bien, plus encore que ce cours, c’était vous, mesdames, mesdemoiselles, oui, c’était vous-mêmes qui étiez son œuvre, son œuvre chérie et caressée. Vous honorerez sa tombe, vous y apporterez des fleurs, vous y rencontrerez cette sœur et ces enfants éplorées ; vos hommages se mêleront aux leurs….
» Adieu, chère et noble amie ! vous qui fûtes la tendresse, la sincérité, la simplicité, la droiture ! Soyez-en assurée : votre labeur n’aura pas été inutile ; le sillon que vous avez creusé et ensemencé ne sera pas infécond. Fidèle à vos traditions, vous aurez transmis, en l’élargissant, votre héritage intellectuel et moral. En ouvrant ces esprits, en formant ces cœurs de femme, en leur apprenant à distinguer ce qui est vain de ce qui vaut la peine de vivre, l’affection, la vertu, le savoir, la pratique des devoirs patients, l’amour des justes causes, vous aurez saintement et efficacement travaillé pour ce qui est grand, pour ce qui est éternel. »
- ↑ M. Brisson s’adresse à Mme Engelhard, sœur de la défunte.