Nécrologie de Madame de Friedberg/Discours de M. Félix Pécaut

Nécrologie de Madame de Friedberg
Revue pédagogique, second semestre 1890 (p. 281-284).
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 « Messieurs, Mesdames,

Appelé par M. le ministre de l’instruction publique à l’honneur de le représenter dans cette triste cérémonie, j’ai à porter pour ainsi dire le poids d’un double deuil : celui de l’Université qui perd un de ses serviteurs les plus anciens, les plus dévoués, les plus distingués, et celui de l’école de Fontenay, qui pleure sa directrice.

» J’ai à peine besoin de rappeler les services que Mme de Friedberg a rendus successivement comme inspectrice des écoles maternelles, comme directrice de l’école primaire supérieure de filles de Paris, et jusqu’en 1880 comme directrice de l’école normale d’institutrices de la Seine. Ces fonctions diverses, toutes délicates à remplir, elle s’en acquitta à son honneur ; et si elle eut parfois à traverser, avec le pays lui-même, des années ingrates, elle sut toujours mériter, avec l’estime de ses supérieurs, l’affection et le respect des élèves, tour à tour petits enfants, jeunes filles de treize à seize ans et jeunes institutrices. En parcourant ainsi l’un après l’autre tous les degrés de l’âge et de l’enseignement primaire, en vivant de longues années dans un commerce direct et assidu avec les classes populaires, elle se préparait sans le savoir à remplir un poste tout nouveau, l’un des plus élevés et, à le bien prendre, des plus difficiles de l’enseignement public. En 1880, M. Jules Ferry lui confia la direction de l’école de Fontenay.

» Aujourd’hui, l’école compte déjà dix années d’existence ; et, par une rare fortune, elle n’avait encore vu disparaître aucun de ses fondateurs. La mort vient de frapper son premier coup ; et ce coup est le plus cruel qui nous pût atteindre ; il est irréparable.

» Nous étions accoutumés depuis si longtemps à voir souffrir Mme de Friedberg que nous avions presque cessé de concevoir de l’inquiétude à son sujet. Il nous semblait que dans cet organisme si profondément miné, il restait encore des ressources inépuisables de vitalité. Ne l’avions-nous pas vue, au lendemain des crises les plus aiguës, apparaître à l’improviste, souriante et active, toute à tous et à tout, prenant intérêt aux leçons, aux événements de l’intérieur, aux efforts quotidiens des élèves et à leurs succès de classe ? Nous nous laissions aller à croire à une sorte de perpétuelle résurrection… L’illusion est maintenant dissipée, et nous voici, hélas ! devant un cercueil !

» Quel grand vide elle laisse dans cette maison qu’elle a tant aimée jusqu’à son dernier jour, dont elle a contribué à former l’esprit, dont elle avait en quelque sorte posé la première pierre, et qui, par un juste retour, lui avait ménagé à elle-même comme une seconde vie, ceux-là peuvent seuls le mesurer qui, comme vous, mesdames, l’ont connue de près et observée dans le détail de son œuvre. Mais, par un privilège à la fois triste et doux, il m’appartient plus qu’à personne de le mesurer, à moi qui, durant ces dix années, ait vécu à ses côtés dans un échange incessant de pensées, entretenant avec elle une communauté de sentiments, de desseins, d’espérances, qui a été se resserrant jusqu’à la fin. Avant de nous séparer pour toujours de cette triste dépouille, « vaine image, nous le savons bien, de ce qui n’est plus », je veux essayer de faire revivre quelques-uns des traits qui nous la rendaient à la fois si chère et si nécessaire.

» Le premier de tous, personne ne me démentira parce que tout le monde en était dès l’abord frappé, c’est que Mme de Friedberg était en quelque sorte directrice— née. Elle n’en avait pas seulement l’air et la noblesse d’allure ; elle possédait à un haut degré le don d’autorité. Dans les choses de son ordre, elle excellait à commander, à gouverner, sans bruit, sans raideur, sans effort, avec cette aisance qui résulte d’un prompt discernement des personnes, des caractères, des situations et aussi d’une volonté sûre d’elle-même. Elle avait la décision prompte, l’initiative hardie, ne reculant jamais devant une responsabilité à prendre. Tout venait en aide à ce don naturel : un tact exquis, un sens pratique très exercé, une expérience longue et variée du monde et de la vie, et plus encore, une certaine hauteur d’esprit qui la détournait des tracasseries, des petitesses, des préventions obstinées, des rancunes, qui lui faisait modifier son jugement sur les personnes, qui l’empêchait de s’abaisser à la recherche d’une vaine popularité ou de se livrer à des préférences exclusives ; enfin un grand empire sur soi et la patience d’attendre l’heure opportune pour parler ou agir. — À ces divers signes, comment ne pas reconnaître la femme faite pour diriger ?

» Un autre trait la distinguait encore, dû peut-être aux circonstances de sa vie non moins qu’à la nature ; trait infiniment rare, et qui marque sa physionomie propre. Elle n’était pas exclusivement ni essentiellement une femme d’école : c’était une femme du monde, qui avait voué sa vie et donné son cœur à l’éducation publique. Si j’osais ainsi parler, c’était, au milieu de la congrégation scolaire, une séculière, séculière d’esprit, de sentiments, de tenue. Épouse et mère, elle avait traversé la bonne et la mauvaise fortune ; son existence ne s’était pas écoulée tout entière d’une école à une autre école. Aussi faisait-elle entrer avec elle l’air du dehors dans les établissements qu’elle avait à diriger. Rien de pédantesque, rien qui trahit la petite chapelle, ni ton dogmatique, ni langage particulier, ni prétention d’aucune sorte ; rien non plus d’ « émancipé » et de hardi. Toujours digne et grave autant qu’aimable, elle savait imprimer à tout ce qu’elle faisait et à tout ce qui l’entourait un cachet de simplicité, de bon goût, de distinction.

» Mme de Friedberg avait encore reçu du ciel un don qui est d’un haut prix dans l’éducation, et en particulier dans l’éducation des jeunes filles celui d’un optimisme inaltérable, d’une grande confiance en la vie. L’histoire nous fait connaître des maîtres, de grands maîtres de la jeunesse qui ne furent rien moins qu’optimistes est-il besoin de nommer Port-Royal ? Malgré l’autorité de cet exemple, on peut croire qu’il est bon de croire à la vie, de la goûter, de l’aimer pour préparer la jeunesse à vivre, et que l’ascendant sur les jeunes âmes, l’influence pénétrante appartiennent de préférence à ceux qui espèrent, qui sourient, qui trouvent du charme au monde tel qu’il s’offre à nos regards, du prix à la destinée présente, avec ses biens et ses maux. N’est-ce pas le premier devoir et le plus doux privilège de l’instituteur et de la mère de famille de munir le jeune homme ou la jeune fille de force et de courage autant que de bonne instruction pour la rude traversée d’ici bas ? Or il n’y a point de force là où manque la joie, ni de joie là où manquent la confiance et l’espérance. Qui ne les peut donner, au moins à quelque degré, n’est point fait pour élever des hommes ; moins fait encore, si j’ose le dire, pour élever des femmes.

» Mme de Friedberg avait naturellement la joie et la confiance, qui, de son cœur, rayonnaient au dehors. C’était son charme propre et sa supériorité de prendre intérêt aux choses — aux plus hautes, sans doute, de préférence, mais aussi aux moyennes et aux petites, à celles qui font l’étoffe de la vie. Hélas ! comment ne pas rappeler qu’elle est restée confiante, qu’elle a espéré, qu’elle a souri à la vie jusque dans les affreuses douleurs des derniers jours, jusque dans le proche voisinage de la mort ! Toujours sereine et accueillante, elle ne voulait pas, disait-elle, bouder à la maladie, ni offrir un visage maussade à ses amis. Ah ! madame, quel exemple de vaillante humeur et de bonne grâce au milieu des suprêmes misères vous avez offert à vos filles adoptives !

» Vous étiez, en effet, ses filles, mesdames, vous toutes, les hôtes passées ou présentes de Fontenay. C’est ici que mon témoignage aurait peut-être le plus de poids, ajouté au vôtre ; car j’ai été mille fois le confident de la sollicitude affectueuse, agissante, dévouée dont elle vous suivait de loin comme de près. Vous faisiez souvent appel à son amitié, et votre confiance ne s’égarait point. Il semblait même qu’en vous éloignant pour vous répandre dans les écoles normales des départements, vous lui deveniez plus présentes vos intérêts, votre enseignement, votre santé, vos embarras, elle prenait tout à cœur, et ses lettres, pleines de sens et d’expérience, vous allaient porter le conseil et le courage. Cette fidélité à ses élèves et à ses amis, d’autres que vous, mesdames de Fontenay, en ont fait l’épreuve et en témoigneraient. Combien de fois j’ai admiré le souvenir maternel qu’elle gardait à ses anciennes élèves de l’école primaire supérieure de Paris et de l’école normale de la Seine. Aucune n’était oubliée, ni surtout celles qui avaient en particulier besoin de son aide ; et je crois ne pas m’abuser en ajoutant qu’aucune ne l’oubliait parce que toutes se savaient aimées.

» Mme de Friedberg s’était longtemps fait illusion sur la gravité de son état. Elle aimait la vie et se sentait encore des forces, qui ne devaient, hélas ! servir qu’à prolonger ses souffrances. Mais lorsque la mort lui est apparue, inévitable et lente, son cœur n’a point faibli : elle l’a regardée fixement. Elle est restée jusqu’au bout fidèle à elle-même, aux principes et aux affections de toute sa vie. Calme et « absolument soumise », disait-elle elle-même, aussi libre d’esprit, aussi attentive aux autres et aussi peu absorbée dans ses propres maux que si elle avait eu de longs jours devant elle.

» Elle n’est plus, notre directrice ! Vous ne la reverrez plus, mesdames, au milieu de vous, dans vos classes, dans ce parc où elle aimait à se mêler familièrement à vos groupes. Elle ne vous appellera plus auprès de son lit de souffrance pour converser avec vous de vos études et de vos familles. Elle est partie, la première de nous ; d’autres la suivront à des intervalles plus ou moins rapprochés ; c’est la condition humaine. Mais qu’importe ! la voix d’un ancien vous le disait récemment dans une de nos conférences : « Quant à vivre assez, les ans ni les jours n’y font rien, ce qui fait tout c’est l’âme. » — L’âme, c’est-à-dire la bonne disposition morale, la volonté de faire tout son devoir, la constante application à remplir l’heure qui fuit de choses éternelles ; pour le reste, l’humble acquiescement à la volonté divine. Mais si les hommes passent, l’esprit demeure, quand toutefois il y a un esprit. C’est vous, mesdames, s’il est vrai qu’il y ait un esprit de Fontenay et que cet esprit mérite de vivre, c’est vous, à qui ne manquent ni la jeunesse ni le bon vouloir, qui aurez le devoir et l’honneur de le perpétuer au service des filles du peuple ; et sans doute, vous ne refuserez pas alors d’y mêler quelque souvenir de ceux qui ne seront plus.

» Adieu, madame de Friedberg ! adieu, chère directrice ! Adieu au nom de vos élèves anciennes et nouvelles, qui de loin comme de près vous font cortège à l’heure du départ suprême. Adieu au nom de vos collègues, les maîtres et les maîtresses de Fontenay, adieu au nom de l’Université tout entière qui avait espéré de vous voir quelques années encore à la tête de votre école. Ces années nous ont été refusées. Nous courbons la tête et, ne pouvant plus rien pour vous, ô notre chère morte, nous vous remettons entre les mains du Dieu de la vie et de l’infinie Bonté. — Mais nous ne vous oublierons pas. »