Nécrologie de M. de Bagnaux
M. De Bagnaux. — Nous avons à enregistrer une autre perte aussi imprévue que douloureuse. M. de Bagnaux, conseiller d’État, directeur au ministère du commerce, vient de mourir à Cannes à l’âge de 51 ans, après quelques mois d’une maladie qui l’avait atteint en pleine activité de travail et de dévouement.
M. de Bagnaux, après avoir passé par l’École des ponts et chaussées, avait exercé la profession d’ingénieur. Attaché au ministère des finances dans le service des douanes pendant de longues années, il était devenu chef du cabinet de M. Tirard, lorsque celui-ci fut nommé ministre du commerce en 1879 ; il était resté depuis lors à ce ministère en qualité de directeur et n’avait cessé d’y rendre les plus grands services au prix d’un effort continu.
Mais ce n’est pas par sa carrière officielle que M. de Bagnaux nous appartient. Son nom et connu par d’autres titres à la plupart de nos lecteurs. M. de Bagnaux est en effet un des hommes qui depuis quelques années ont le plus travaillé pour la cause de l’instruction publique, sans caractère officiel, mais avec d’autant plus d’indépendance et de spontanéité. Dès sa jeunesse il s’était passionnément épris de ce problème à la fois psychologique, politique et social : l’éducation dans la démocratie. Par la lecture, par de solides et libres études philosophiques, par un grand nombre d’expériences et d’observations personnelles, car la méthode expérimentale était pour lui une réalité, M. de Bagnaux s’était fait en ces matières et en quelque sorte sans y penser une compétence ct une autorité que ceux-là seuls ont pu apprécier qui l’ont connu de près. Après avoir abordé cet ordre de questions par le côté surtout théorique, notamment à l’époque où il était avec Littré un des fondateurs de la Revue positive, il prit à cœur de faire passer ses idées du programme spéculatif dans le programme d’action du parti républicain. Il y travailla de toutes ses forces dans les dernières années de l’Empire ; on le trouvait alors, et on l’a constamment retrouvé depuis, dans tous les comités d’étude et dans tous les comités d’organisation des sociétés d’enseignement et d’éducation : les écoles professionnelles de filles fondées par Mme Élisa Lemonnier lui ont dû pendant de longues années une collaboration et des directions précieuses.
Plus tard, il concentra ses efforts sur un projet dont tout autre que lui eût tenu à se faire un titre personnel : c’était lui qui, avec quelques amis, avait eu l’honneur de concevoir le plan et de jeter les bases de l’œuvre aujourd’hui si connue sous le nom d’École Monge. Pendant plusieurs années, avant que cette école naissante eût acquis les ressources et pris les développements qui en font un établissement de premier ordre, ce fut la pensée et l’occupation constante de M. de Bagnaux d’en surveiller les débuts, d’y apporter graduellement, avec la passion d’un véritable éducateur, tous les perfectionnements matériels et pédagogiques dont l’institution était susceptible. L’École Monge n’était alors qu’une bien modeste école, d’une notoriété fort restreinte, établie dans de pauvres locaux : on ne saura jamais tout ce qu’elle a dû à cet homme qui n’y était rien, qui n’y avait aucune charge ou fonction apparente, mais qui y venait passer chaque jour le meilleur de son temps, s’ingéniant à corriger le lendemain les erreurs de la veille, à grouper autour de la jeune institution toutes les sympathies ct toutes les lumières, faisant entrer dans son comité d’études les esprits les plus libres de notre temps et les plus hautes compétences de notre pédagogie. L’Association pour la recherche, l’application et la propagation des meilleures méthodes d’éducation, c’est-à-dire l’association fondatrice de l’École Morge, avait eu en M. de Bagüaux l’un de ses premiers et de ses plus énergiques initiateurs : ce fut lui qui en rédigea le Bulletin, dont les quelques numéros contiennent tant de précieuses études scolaires.
À mesure que l’École Monge grandit et se suffit. M. de Bagnaux reporta sur d’autres formes du même problème la même ardeur d’investigation et le même dévouement : ce fut surtout la Société dite des écoles enfantines ou Société Frœbel qui l’occupa. Cette société entreprenait d’appliquer à l’éducation de la première enfance les méthodes les plus rationnelles. M. de Bagnaux y joua le même rôle qu’il se réservait partout : sans accepter aucun titre, il prenait la part la plus lourde du travail. Grâce à son intervention, le Conseil municipal de Paris s’intéressa aux études de cette obscure société, et autorisa des essais d’application de la méthode Frœæbel à quelques salles d’asile de Paris. Ceux qui ont assisté aux réunions du comité chargé de suivre ces expériences et de rédiger le programme de la société reverront toujours M. de Bagnaux apportant les résultats de ses observations et soumettant au comité les réformes à accomplir : c’était à la fois la conscience scrupuleuse du savant, la sagacité du pédagogue et l’ardeur passionnée du patriote qui semblait toujours voir clairement, par-dessus les têtes des petits enfants, l’image de la France et de la République nous demandant des citoyens pour l’avenir. Un jour, le comité s’était préoccupé de la question des leçons de choses ; on avait lu tout ce qui a été écrit de meilleur à ce sujet, et l’on n’était pus encore satisfait. M. de Bagnaux entreprit de rédiger lui-mème quelques modèles de leçons de choses, et dans les séances suivantes il lut son travail, en fit lui-même la critique, recommença, puis se corrigea encore et remporta son manuscrit pour le refaire. À un certain moment, nous nous regardions tandis qu’il lisait, et nous ne pouvions nous empêcher d’être tous émus en voyant un tel maître s’accuser toujours de rester au-dessous de sa lâche, retoucher son œuvre pour la mettre tout-à-fait à la portée de l’enfance, et se reprocher encore de n’y pas arriver à son gré. Comme nous aurions voulu rendre témoin de tant de modestie, de tant de sincérité et de sévérité envers soi-même tous ceux qui entreprennent d’écrire pour le jeune âge ! ils auraient senti là, comme nous le sentions, ce que c’est que le respect de la vérité et le respect de l’enfance.
Malgré le soin qu’il mettait à se tenir à l’écart, fuyant les honneurs comme d’autres les recherchent, il était impossible qu’un collaborateur si précieux pour toutes les œuvres d’éducation libérale ne fût pas un des premiers à qui l’on ferait appel au moment de la rénovation de l’instruction publique dans notre pays. Aussi, dès que la République fut sortie des étreintes de l’ordre moral, M. de Bagnaux devint-il en quelque sorte un des conseillers intimes et permanents du ministère de l’instruction publique. Lors de l’Exposition de 1818, M. Bardoux et M. Casimir Périer lui demandèrent un concours qu’il ne refusait jamais pourvu qu’il n’entraînât pour lui, aucune distinction extérieure. Il fut À ce qu’il avait été à l’École Monge, ce qu’il fut partout, homme du travail et de l’étude, l’esprit critique et lumineux, l’observateur infatigable. À la fin de l’Exposition il entreprit avec quelques-uns de ses collègues de rechercher patiemment, dans toutes les expositions scolaires françaises et étrangères, les meilleurs travaux d’instituteurs et d’élèves, et cette recherche acheva de le familiariser avec les questions d’enseignement primaire. Les instituteurs qui l’ont entendu à la Sorbonne en août 1818 se rappelleront avec quelle rigueur minutieuse et avec quelle richesse d’observations il leur exposait les derniers résultats jusqu’alors obtenus dans la construction du matériel scolaire.
À la même époque M. de Bagnaux avait pris à cœur deux autres idées auxquelles il donna, comme : il savait le faire, sans compter, son temps, son zèle et le puissant appui de sa compétence. Il s’agissait, d’une part, de créer un Musée pédagogique, de l’autre, de constituer une nouvelle société d’études pédagogiques qui entreprendrait la publication d’une Revue spéciale destinée à entretenir le goût de ces études et à en élever le niveau. Ces deux projets devaient se réaliser quelque temps plus tard, et les archives du Musée attesteront la part qu’y prit notre ami. Aussi sa place était-elle marquée d’avance et dans le Conseil d’administration du Musée et dans le Comité de rédaction de la Revue où nous écrivons ces lignes.
Hélas ! pouvions-nous nous attendre à la voir sitôt vide, cette place qu’il remplissait si dignement et dans ces deux commissions, ct dans celle de l’école de Fontenay dont il fut aussi un des fondateurs, et dans toutes les autres, où M. Jules Ferry l’avait appelé comme un ouvrier de la première heure ! Menacé, averti par une maladie impitoyable, sans illusion sur l’issue prochaine ou lointaine de la crise, il fut pour sa mort ce qu’il avait été pour toute sa vie, absolument oublieux de lui-même. Ce n’est pas sans un douloureux serrement de cœur que ses amis, pour le conduire à sa dernière demeure, ont été obligés de passer avec lui par l’église, sa famille ayant cru pouvoir disposer ainsi d’un corps inanimé qu’à défaut d’autre défense toute sa vie publique et l’unanime témoignage de tous ceux qui l’ont connu auraient dû protéger contre ce mensonge, le seul auquel son nom aura jamais été associé. Qu’importe ? Le souvenir de cet homme de bien n’en reste pas moins pur ni moins vénéré : il nous a laissé à tous un de ces exemples qui ne s’effacent pas, il a été un des plus excellents parmi ces hommes qui résolument et sans hésitation préfèrent l’obscurité à la renommée, qui savent vivre et mourir satisfaits d’avoir combattu le bon combat, heureux d’avoir, de tout leur cœur et de toute leur intelligence, travaillé pour leur cause et pour leur pays et de s’en aller sans autre récompense que la conscience même de leur absolu désintéressement. F. B.