Nécrologie de M. Salicis

Nécrologie de M. Salicis
Revue pédagogique, second semestre 1889 (p. 638-640).

M. SALICIS

Nous ne pouvons laisser partir sans un hommage de profond respect et de gratitude l’inspecteur général qui vient d’être enlevé à l’Université, le 1er décembre dernier, M. Salicis.

Tous nos lecteurs savent avec quelle ardeur et avec quelle persévérance obstinée M. Salicis s’est consacré en France depuis quinze ans à l’introduction d’abord, et puis à l’organisation du travail manuel dans l’enseignement primaire. C’est à lui, on peut le dire sans nulle exagération, qu’est dû le mouvement d’opinion qui, longtemps enfermé dans une minorité, a fini par obtenir gain de cause dans le Parlement. Sans les efforts incessants de M. Salicis, nos lois scolaires ne contiendraient peut-être pas encore l’article si nouveau qui met le travail manuel et le maniement des outils usuels au rang des connaissances utiles à tout élève de l’école primaire élémentaire ou supérieure. Non content d’avoir été le promoteur et l’initiateur de l’idée, M. Salicis a consacré les dernières années d’une vie déjà si honorablement remplie à en suivre, dans le vif détail, l’organisation, ayant souci à la fois de l’installation matérielle, de la rédaction des programmes, du choix du personnel, des progrès à réaliser, des déviations à prévenir, des succès à assurer. Le nom de M. Salicis a sa place marquée dans l’histoire de notre enseignement national. Et le souvenir de sa bonté, de son dévouement, de son action si vigilante, si consciencieuse et si bienveillante, restera cher à tous ceux qui l’ont connu.

À tous ces titres au respect du corps enseignant et à la reconnaissance de l’administration, qu’il nous soit permis de le rappeler d’un mot, M. Salicis en joignait un autre : on a pu voir à ses obsèques, en tête du cortège, de longues files d’enfants des deux sexes, orphelins et orphelines, et derrière eux de nombreux jeunes gens, apprentis et ouvriers, qui avaient quitté leur atelier pour accompagner à sa dernière demeure l’homme à qui ils doivent leur éducation, l’un des fondateurs et le président de l’Orphelinat de la Seine, cette institution née pendant le siège de Paris, et dont les bienfaits se sont étendus depuis lors à des centaines d’enfants.

Nous insérons ci-dessous une courte notice biographique sur M. Salicis qu’on lira sans nul doute avec intérêt.

Gustave-Adolphe Salicis est né à l’île d’Aix (Charente-Inférieure), 17 juin 1818.

Sorti de l’École polytechnique comme aspirant de marine, il fit à ce titre, sur la corvette le Rhin, sa première expédition, ayant pour but de combattre l’influence anglaise dans les divers archipels de l’Océanie et en Australie.

Promu enseigne en 1842, lieutenant de vaisseau en 1848, il prit part, en cette qualité, au bombardement de Salé au Maroc (1851), bombardement motivé par le pillage d’un bâtiment français. À la suite de cette affaire il reçut la croix de la Légion d’honneur.

Il fit en 1853 la campagne préparatoire à la guerre de Crimée, sur le vapeur le Sané. Une nuit qu’il était de quart, un vaisseau allait aborder celui dont il avait la garde. Son extrême myopie avait failli être la cause d’un mal irréparable. Lui seul, le veilleur, savait à quel danger avaient échappé ceux qui dormaient. De retour à Toulon, il dénonça son infirmité, fit savoir au ministre de la marine le péril auquel elle l’avait exposé et auquel il avait paré.

Il fut alors nommé professeur d’architecture navale à l’École navale à bord du Borda.

En 1857 il quitta définitivement la mer pour devenir répétiteur de géodésie à l’École polytechnique avec le titre de capitaine de frégate.

Pendant le siège de Paris, il commanda en second le IXe secteur, et fut nommé officier de la Légion d’honneur en novembre 1870.

Il protesta publiquement contre la capitulation. Cet acte le rendit populaire à Paris ; aussi obtint-il, sans avoir posé sa candidature, 53,000 voix au premier tour de scrutin pour les élections à l’Assemblée nationale. Bien qu’arrivant en tête de liste au deuxième tour de scrutin, il déclara n’être pas candidat. Plus tard il refusa également les offres de Gambetta, qui lui proposa de faire soutenir sa candidature dans les Alpes-Maritimes contre le duc Decazes. Ses goûts étaient contraires aux luttes de la politique, bien qu’il fut un républicain fervent s’intéressant aux questions d’économie sociale.

Il travailla à la fondation de l’ouvre philanthropique et libérale de l’Orphelinat de la Seine, où il succéda à Henri Martin comme président.

Délégué cantonal du Ve arrondissement, il fonda le premier atelier scolaire à l’école communale de la rue Tournefort.

L’enseignement manuel tel qu’il l’a conçu, tel qu’il l’a organisé à cette école, est purement éducatif, distinct de l’apprentissage, comme l’orthographe et la syntaxe sont distincts du style et de la création littéraire.

En 1882 une mission officielle lui fut confiée par le ministre de l’instruction publique, M. J. Ferry, sur la demande de M. le directeur de l’enseignement primaire, M. Buisson. Cette mission avait pour but d’étudier l’état de l’enseignement manuel en Allemagne et en Scandinavie. Après cette mission, le ministère de l’instruction publique nomma M. Salicis inspecteur général hors cadre et le chargea d’organiser des cours normaux d’enseignement manuel, dont sont sortis les premiers maîtres qui furent chargés de donner cet enseignement dans les écoles normales et quelques écoles primaires supérieures. Depuis, M. Salicis prit une part des plus actives dans l’extension de l’enseignement manuel en France, tant comme inspecteur général que comme membre des diverses commissions techniques.

Pendant la période d’organisation de l’Exposition universelle de 1889, il déploya une activité au-dessus des forces de son âge, afin de disposer, en ménageant le mieux possible les intérêts de chacun, les nombreux spécimens qui provenaient des ateliers scolaires.

Il souffrait déjà cruellement du mal qui devait l’emporter, mais il supportait la douleur avec un courage vraiment héroïque : il ne fut terrassé qu’après avoir achevé sa tâche jusqu’au bout, après avoir présidé la section technique au congrès de l’enseignement primaire, puis le congrès de l’enseignement commercial.

M. Salicis a exposé son système éducatif dans plusieurs brochures, notamment dans celle qui a pour titre : Enseignement primaire et apprentissage (1875) ; mais il convient de rappeler encore d’autres de ses travaux scientifiques.

En 1867, sous le nom de barotrope, il fit construire une voiture mécanique mise en mouvement par le poids de l’homme au moyen de pédales. C’était à peu de chose près, le tricycle actuel.

En 1872, il fit paraître une étude très appréciée sur les Appareils de pointage pour les grandes portées.

À peu près à la même époque il publia un Mémoire sur la possibilité d’établir un canal de grande navigation maritime entre la mer du Nord et la Méditerranée.

Enfin plus récemment, il révéla dans un autre genre de production ses qualités de lettré, que seuls connaissaient ses intimes ou ceux qui avaient entendu les discours qu’il était chargé de prononcer officiellement. Ses Contes de bêtes (1880) sont des commentaires des fables de La Fontaine destinés à expliquer aux enfants les merveilleuses productions du fabuliste, souvent énigmatiques pour les écoliers. Jeanne et Jean (1886) est un roman écrit sans prétention, mais ayant une portée philosophique. L’auteur y montre dans une intrigue simple un paysan breton encore tout imprégné de l’hérédité vendéenne, ayant des reflets d’une foi naïve, et touché pourtant par l’influence de notre siècle émancipateur.

Aux qualités intellectuelles multiples que possédait M. Salicis s’ajoutaient encore celles d’un cœur inépuisable de bonté.

Il était simple, droit, austère, bienveillant et serviable.