Nécrologie de M. Sadi Carnot
LE PRÉSIDENT CARNOT
Vingt jours se sont écoulés déjà depuis celui où la France apprit avec stupeur la nouvelle du crime sauvage de Lyon. Les républicains ont rendu un éclatant hommage à la noble victime tombée sous le poignard d’un insensé ; ils ont porté au Panthéon les restes du président Carnot : celui dont l’effort généreux fut tout entier consacré à la réalisation de cet idéal, la concorde de tous dans la République, repose aujourd’hui à côté de son grand-père, l’organisateur des victoires révolutionnaires, à côté de Victor Hugo, le chantre inspiré de la fraternité humaine.
Il y a cinq ans, lors des fêtes du Centenaire de la Révolution, M. Sadi Carnot prononçait à Versailles, le 5 mai 1889, un discours que nous avons reproduit en son temps. Aujourd’hui, devant cette tombe à peine fermée, il y a un douloureux intérêt à rappeler quelques-unes des paroles par lesquelles le Président de la République, rendant hommage à la génération qui a créé la France nouvelle, saluait dans l’avenir une ère de paix et d’union.
« Ainsi se résument, disait-il, les principes de 89, épars dans les Cahiers et coordonnés dans la Déclaration des droits de l’homme. Tâche grandiose devant laquelle nos pères n’ont pas reculé et qu’ils ont su accomplir avec une admirable persévérance, sans se laisser ébranler par les plus redoutables obstacles.
» Condamnée à soutenir contre l’ancien monde une lutte gigantesque, la France a traversé des temps douloureux, où tous les partis ont successivement cédé à des entraînements à jamais regrettables. Mais elle n’a pas dévié de la voie qui, dès la première heure, lui fut tracée par les hommes de 89 : Constituante, Législative, Convention, autant d’étapes, autant de relais sur la route du progrès ; constitutionnels, girondins, montagnards, tous architectes du même édifice qui s’est achevé à travers les régimes successifs et qui abrite aujourd’hui tous les Français, sans distinction d’opinion et de parti.
» Du même cœur, avec la même reconnaissance, nous devons tous nous retourner vers ceux qui, il y a cent ans, ont gravé dans les institutions de notre pays l’égalité des citoyens devant la loi, et des enfants devant l’héritage, l’abolition des privilèges et le droit pour tous les Français d’accéder aux emplois publics et aux grades de l’armée, la liberté du travail, l’équitable répartition de l’impôt annuellement consenti, l’indépendance de la pensée, la liberté des opinions religieuses et la souveraineté de la nation, d’où émane toute autorité légitime. »
Et l’orateur terminait par un éloquent appel à l’union de tous dans un esprit de fraternité républicaine :
« Ce que nous sommes, nous le devons à ceux que nous venons glorifier aujourd’hui. Ils nous ont laissé d’admirables exemples dont nous devons savoir nous inspirer. Soyons prêts à parfaire leur œuvre. Sachons retrouver les élans généreux de cette grande époque, nous élever au-dessus des mesquines passions, des querelles de partis, des divisions d’écoles.
» Sous l’égide de la République, qui est le droit constitutionnel, cherchons dans l’esprit d’apaisement, de tolérance mutuelle, de concorde, cette force irrésistible des peuples unis.
» Le siècle glorieux que nous célébrons dans cette pieuse et grandiose cérémonie doit être couronné par la réconciliation de tous les Français dans la commune passion du bien public au nom de la liberté, au nom de la patrie. »
Ces belles paroles méritent de n’être pas oubliées : expression sincère des sentiments du grand citoyen que la France a perdu, elles nous rendent les traits généraux de l’image qu’il nous plaît de conserver de lui.
Un des côtés caractéristiques de cette figure si cordiale et si bienveillante n’y est pas assez indiqué, toutefois, et celui-là doit être spécialement mis en relief. C’est ce qu’a fait en un sentiment attendri M. Charles Dupuy, président du Conseil, dans le discours qu’il a prononcé au Panthéon le jour des funérailles.
« Il avait — a-t-il dit en retraçant le portrait de M. Carnot — l’âme ouverte aux questions les plus pressantes de ce temps. Il avait une particulière sollicitude pour les humbles et les faibles, pour les laborieux et les souffrants. Il avait hérité quelque chose de cette disposition humanitaire si touchante de la République de 1848, dont son père, saint-simonien plutôt corrigé que repenti, fut l’un des ministres les plus utiles. Le nombre des œuvres d’assistance et de prévoyance sociales ou de bienfaisance individuelle auxquelles il donnait son concours est considérable. On le connaissait, et c’est peut-être la notoriété qui lui parut toujours le plus enviable, dans tous les milieux où l’on peine, où l’on travaille, où l’on souffre. De là cette popularité qui chaque jour gagnait en étendue et en profondeur, popularité que seule la bonté fait naître, et que seule la bonté maintient. De là ces démonstrations de chagrin et d’affection dont le spectacle se déploie depuis huit jours en ces longues théories de visiteurs de tout rang et de toute condition, ouvriers, employés, hommes, femmes, jeunes et vieux, amis inconnus, se succédant par milliers au palais de l’Élysée, le cœur plein de regrets et les yeux pleins de larmes. »
La fin tragique du président Carnot a profondément ému la France et le monde entier. Il a pu sembler un moment qu’un effrayant abîme s’entr’ouvrait, où pouvait disparaître non seulement la République, mais la civilisation moderne. Le président du Sénat, M. Challemel-Lacour, a trouvé d’éloquentes paroles pour recommander à tous le calme — ce calme d’âme, « qui conserve au jugement sa lucidité et à la volonté son équilibre », dont M. Carnot avait lui-même toujours donné l’exemple :
« Que ce calme nous soutienne dans l’heure grave que nous traversons ! Il semble que la destinée, en plaçant sur notre route des criminels d’une espèce inconnue et en livrant à l’un d’eux une victime d’un si grand prix, nous sollicite elle-même de réfléchir plus sérieusement que jamais sur l’énigme qu’elle nous donne à expliquer lettre à lettre.
» En attendant que nous en découvrions le mot, si nous ne sommes pas condamnés à l’ignorer toujours, nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre, dans ce temps si rempli de questions si obscures, la plus sûre de toutes les lumières, celle qui reluit de toutes parts dans la vie du président Carnot : l’amour profond de la patrie, le culte inflexible de la loi. »