Nécrologie de M. Léonce Person

Nécrologie de M. Léonce Person
Revue pédagogique, premier semestre 1887 (p. 376-378).

NÉCROLOGIE : LÉONCE PERSON

Nos lecteurs se souviennent sans doute des articles où M. Léonce Person exposait, il y a quelques mois, avec tant de vivacité et de Savoir, ses idées sur l’enseignement du latin dans les écoles normales. Ce professeur distingué, doublé d’un écrivain spirituel et d’un érudit, vient d’être enlevé presque subitement à l’enseignement et aux siens : il est mort le 19 mars 1887, à l’âge de quarante-quatre ans.

Nous reproduisons ci-après les lignes émues que son maître et ami, M. Michel Bréal, a consacrées à sa mémoire dans le journal l’Université :

L’Université vient de perdre un de ses membres les plus aimés et les plus estimés, M. Léonce Person, professeur au lycée Condorcet. Une maladie foudroyante, ou plutôt l’usure causée par son incessante activité, l’a enlevé subitement à sa famille, à ses amis, à ses travaux. La perte de cet homme de cœur et d’intelligence sera vivement sentie par ceux qui ont été en rapport, même passager, avec lui ; elle sera un deuil durable et profond pour tous ceux qui l’ont bien connu.

Léonce Person était le fils de Jean-Baptiste-Édouard Person, qui fut de 1838 à 1876 directeur de l’école normale de Chartres, et qui était en son genre un homme distingué et un éducateur éminent. Il faut lire le volume qu’il y a trois ans notre ami a consacré à la mémoire de son père et qu’il a dédié « Aux six cents élèves de J.-B.-Édouard Person » ; peu de livres nous font assister d’une façon aussi nette et aussi intéressante aux débuts de l’enseignement primaire en 1833, à ses heureux et rapides accroissements jusqu’en 1848, puis à ses vicissitudes et à ses épreuves de toute sorte. À travers les pages de ce livre, d’une rare intensité de vie, on sent à chaque ligne la piété filiale, la reconnaissance pour ceux qui ont aidé la cause de l’enseignement, la fierté d’une nature pleine à la fois de réserve et d’expansion.

Par ses racines, Léonce Person, qui avait été élevé sous les yeux de son pire, plongeait dans l’enseignement primaire ; il a toujours gardé de cette origine la sympathie pour l’enfance, la curiosité pour les questions de méthode, l’habitude de ne jamais perdre de vue le côté éducatif de l’instruction. Il se vantait d’être primaire, et il le prouvait par l’intérêt qu’il avait pour tout ce qui touche cet ordre d’enseignement. Les élèves de son père étaient ses amis et le regardaient, malgré la différence des rangs, comme un des leurs.

Entré à l’École normale supérieure en 1863, il fut, à sa sortie, envoyé à Cren, puis bientôt rappelé à Paris, où il enseigna successivement dans divers lycées, toujours prêt à se charger de la tâche la plus lourde et la plus difficile. C’est ainsi qu’il fit longtemps au lycée Saint-Louis les cours de lettres aux candidats à Saint-Cyr. Il se tirait à son honneur de cette besogne ingrate, grâce à sa constante bonne humeur et à l’agrément qu’il savait jeter dans ses leçons par des connaissances de plus d’une espèce. Il savait se faire tour à tour historien, géographe, technicien, naturaliste, de sorte que l’attention était toujours tenue en haleine. Mais le goût dominant de Léonce Person était pour les études de linguistique, et c’est par là qu’il m’a été donné de le bien connaître. Dès l’École normale, il avait choisi de son propre gré la section de grammaire, dont il avait été le chef. Il suivit en 1865-66 le cours de grammaire comparée au Collège de France, et depuis lors il ne se passa pas d’année où il ne fit à ce cours des apparitions plus ou moins prolongées, quelquefois des visites régulières pendant tout un semestre.

C’est lui qui, rendant compte il y a trois ans dans ce journal de quelques leçons qu’il avait recueillies, signait « a Un étudiant de 18e année ». Ses comptes-rendus, où il mettait toujours quelque chose de lui-même, montrent combien les questions de philologie lui étaient devenues familières. On a pu juger également de son expérience grammaticale et de sa fécondité d’invention par les livres d’Exercices que son amitié pour moi lui a fait composer.

En ces dernières années, un événement de famille lui ayant procuré l’aisance, il a pu donner satisfaction aux goûts non moins variés qu’élevés de sa généreuse nature. Nous l’avons vu alors publier tour à tour, en d’élégantes brochures, une étude sur Rotrou, où il montrait que le Saint-Genest de ce poète est une imitation de l’espagnol ; une biographie de Rotrou, lequel lui tenait à cœur parce qu’il était Chartrais comme lui ; des études sur des questions d’enseignement, et jusqu’à une notice sur la bataille de Waterloo, qu’un voyage de vacances l’avait amené à étudier sur le terrain. Mais au milieu de de ces travaux accessoires, qui étaient plutôt des distractions, il continuait de se vouer avec la même ardeur à se classe, et il y ajoutait des conférences faites au grand public, à la jeunesse de son arrondissement, malgré les exhortations d’amis qui, le voyant entreprendre tant de choses, l’engageaient à se modérer.

C’est encore lui qui, il y a peu de mois, a lancé cette idée du latin à l’école normale primaire, qui a occupé le Conseil supérieur de l’instruction publique, et qui, momentanément écartée, continuera son chemin et est destinée à renouveler l’enseignement de la langue française donné à nos instituteurs. Il s’offrait à faire l’expérience, soit à Versailles, soit dans quelque autre école. Au moment où la mort l’a emporté, il amassait les matériaux d’une grammaire latine destinée aux maîtres de l’enseignement primaire.

Mais le livre auquel Léonce Person tenait sans doute le plus et que tous ceux qui l’ont connu garderont précieusement dans leur bibliothèque, est un album admirablement imprimé qui contient le compte-rendu de la cérémonie d’inauguration du buste de J.-B.-Édouard Person à l’école normale de Chartres. Cette cérémonie, préparée de longue main par notre ami, et à laquelle il m’a été donné d’assister, a été la plus belle fête scolaire que j’aie vue en ma vie. Les anciens élèves de son père avaient été convoqués : le buste en marbre, commandé à un de nos premiers sculpteurs, fut découvert aux sons de la musique et des chants. Les anciens collègues, les anciens élèves parlèrent tour à tour : mais le couronnement de la fête fut un discours de notre ami, d’une éloquence singulière, qui ravit et entraîna l’assemblée. En terminant, il rappelait aux jeunes élèves-maîtres une parole de Plutarque que son père lui avait apprise un jour : « Mon enfant, me disait-il, sers ton pays jusqu’à la dernière heure : les fonctions publiques sont le plus glorieux linceul. »

Sans doute Léonce Person, dont les joues se creusaient déjà, se faisait à lui-même l’application de ces paroles. Il avait l’habitude de répondre par un sourire étrange à ceux qui lui recommandaient le repos, ou bien encore, si on le pressait, il déclarait que le sentiment du devoir est plus fréquent dans l’Université qu’on ne le suppose, et qu’il y en avait plus d’un comme lui. C’est ainsi qu’il a épuisé jusqu’à ses dernières réserves de force, et qu’il a été enfin arraché à l’affection d’une famille qui l’adorait, au milieu d’une carrière utile et féconde, et laissant à tous un cher regret et un exemple.