Nécrologie de M. Jules Simon

Nécrologie de M. Jules Simon
Revue pédagogique, premier semestre 189832 (p. 193-214).

Nouvelle série. Tome XXXII.
N°3.
15 Mars 1898.

REVUE PÉDAGOGIQUE

JULES SIMON[1].


M. Jules Simon était né en 1814. Il est mort en 1896. Sa vie a donc été chargée d’années, Elle a été plus chargée encore d’œuvres, d’actes et d’événements. Pour la raconter, même en abrégé, c’est un chapitre de l’histoire philosophique de la France et plusieurs chapitres de son histoire politique qu’il faudrait écrire. Je ne l’essaierai pas. D’ailleurs, dans cette Académie, l’œuvre n’est plus à faire. Il y a plus d’un an déjà, à votre avant-dernière séance annuelle, les principales péripéties de cette ample existence aux cent actes divers ont été retracées par le successeur de M. Jules Simon au secrétariat perpétuel, dans une large peinture, franche d’exécution comme une fresque, ordonnée comme un tableau d’histoire. Je n’essaierai pas davantage de fixer tous les aspects de l’homme. Ils échappent à la définition. M. Jules Simon ne fut pas de ceux qu’un caractère plus saillant que les autres permet de classer à coup sûr dans une catégorie déterminée. Il eut tant de facultés différentes qu’on est fort embarrassé de discerner entre elles une faculté maîtresse, et il les eut toutes à un tel degré que selon les époques, selon les circonstances, chacune d’elles apparaît à son tour comme la dominante des autres. Professeur, philosophe, écrivain, orateur, journaliste, politique d’opposition, politique de gouvernement, il brilla dans chacun de ces rôles, et toujours on l’eût dit spécialement fait pour ce qu’on le voyait faire. Et telle était la ductilité de ses qualités natives et de ses qualités acquises, leur plasticité à former des assemblages divers, qu’en un seul et même homme, il parut à ses contemporains plusieurs personnages différents, personnages extérieurs, disons-le vite, mais qui plus d’une fois donnèrent le change sur la personne morale qu’ils recouvraient, comme les feux mobiles d’un cristal n’en laissent pas voir le noyau permanent. C’est ce noyau qui fut en M. Jules Simon très solide et très pur, que je voudrais essayer de mettre à nu et de décomposer.

Avant toute autre chose, M. Jules Simon a été un philosophe, et c’est de sa philosophie qu’il faut partir pour le comprendre.

Sa pensée personnelle commence à poindre vers la vingtième année de son âge, alors qu’il était élève à l’École normale. Il y était arrivé, venant de Bretagne, où il avait poussé en plein milieu catholique, d’abord au village de Saint-Jean-Brévelay, sous l’aile d’une mère pieuse, douce et charitable autant que le fut jamais créature du bon Dieu ; puis au collège de Vannes, dans cette bien curieuse maison d’éducation si souvent dépeinte par lui, qui n’avait jamais vu et ne devait jamais revoir pareil écolier, ni si vaillant petit homme dans un écolier. Ses lettres, datées de l’École normale, nous le montrent dans une crise d’âme bretonne exilée, et aussi dans le trouble de la puberté intellectuelle. La question qui l’agite est la question religieuse. Il était arrivé de sa Bretagne croyant et pieux. Pieux et croyant il restait toujours, mais sans la certitude de l’être encore le lendemain. Il avait senti quelque ébranlement dans ses croyances, et il faisait tout le possible pour l’arrêter, cherchant partout des étais dans les prédications de Lacordaire alors à ses débuts, dans de longues stations à Notre-Dame, où il trouvait des harmonies « avec ses pensées vagues, sublimes et douces, » dans d’interminables entretiens métaphysiques et religieux avec les rares camarades qu’il fréquentait, dans une correspondance assidue avec ses amis de Bretagne.

Ce souci et cette appréhension décidèrent probablement de son avenir intellectuel. Sa vocation de professeur était arrêtée ; mais entre les lettres, l’histoire et la philosophie, il n’avait pas encore pris parti. À l’École normale, il reçut la secousse de deux hommes supérieurs, Michelet et Victor Cousin, et l’histoire et la philosophie lui furent révélées en même temps. Il semble qu’entre les deux il ait hésité un instant. S’il avait suivi l’histoire, certains de ses derniers ouvrages montrent quel lumineux historien il eût été. Ses préoccupations religieuses fixèrent son choix. Si le Dieu de son enfance devait se dérober, il voulait garder du moins le Dieu de Descartes et de Malebranche. S’il devait demain cesser de croire aux dogmes, il entendait ne pas être un sceptique, un athée. Il n’était pas homme à résister à sa raison quand elle lui parlerait clairement ; mais il lui demandait de transformer en convictions réfléchies celles de ses croyances qu’il tenait pour essentielles. Elle lui donna Dieu, la Providence, l’immortalité de l’âme, le devoir et la justice. Il la suivit, et jusqu’à sa mort il lui resta fidèle.

Bien qu’il l’ait contesté sur le tard, il n’est pas douteux qu’en philosophie, M. Jules Simon doive être rattaché à l’école éclectique. Il y tint par ses contributions à l’histoire de la philosophie, et c’est d’elle qu’il reçut la fibre de sa doctrine.

On sait que l’éclectisme se proposait, — dessein qui ne fut pas réalisé, — de constituer une doctrine définitive, universellement acceptable, en réunissant, après les avoir ventilées, les parties de vérités contenues, avec des parties d’erreur, dans les systèmes de tous les temps. Mais comme on n’avait pas alors de tous ces systèmes une connaissance exacte et complète, une immense besogne préparatoire s’imposait tout d’abord. Elle fut entreprise avec ardeur, avec foi, par une admirable équipe de jeunes philosophes, presque tous élèves de Victor Cousin. Dans cette équipe, M. Jules Simon avait tout naturellement sa place, et sa tâche s’y trouva déterminée par sa prédilection pour les questions de haute métaphysique et par son grand savoir de la langue grecque. Après la traduction d’un dialogue de Platon, — trouvée si parfaite par Victor Cousin qu’il la jugea digne de paraître sous son nom — ce furent deux thèses de doctorat sur le Dieu d’Aristote et sur le Commentaire du Timée par Proclus, puis une étude sur la théodicée de Platon et d’Aristote, et, quelques années plus tard, après quatre ans d’enseignement sur le sujet, cette belle et durable histoire de l’École d’Alexandrie, si claire, si translucide, qu’elle en paraît moins profonde.

Comme doctrine, ce que M. Jules Simon reçut de Victor Cousin, ce ne furent pas les fulgurations hégéliennes du cours de 1828, mais une métaphysique apaisée. La question philosophique par excellence, la question perpétuelle est celle des premiers principes, identique au fond à celle des fins dernières. Sous ce qui apparaît et fuit, saisissons-nous ce qui demeure ? Et ce qui demeure, est-ce simplement le réseau des lois de l’univers, ou un absolu distinct des phénomènes ? Et cet absolu, s’il existe, qu’est-il ? matière, vie, esprit, liberté ? Le pouvons-nous connaître, pleinement, ou seulement en partie ? Et quelles lueurs répand-il sur les obscurités du monde, en particulier sur celles de notre vie humaine ? Toujours la même à travers les siècles, la question se pose et se débat, suivant les siècles, en termes différents. À l’époque où M. Jules Simon abordait la philosophie, la métaphysique venait d’être restaurée, en France, par Victor Cousin, Elle avait eu à s’établir contre le sensualisme, une forme temporaire de l’empirisme, pour qui toute connaissance réelle est limitée aux résultats de l’expérience sensible. Elle avait à se défendre contre certains théologiens qui, pour la perdre dans l’opinion, et avec elle l’Université, où elle était enseignée, l’accusaient de panthéisme, partant de fatalisme et d’immoralité.

Les solutions doctrinales de M. Jules Simon sont l’affirmation, contre le sensualisme, d’une connaissance directe de l’absolu, et contre les théologiens, de la validité de la raison, sans recours à la foi. Elles peuvent se résumer ainsi : l’expérience n’est pas pour l’homme le seul moyen de connaître. Nous n’apercevons pas que des faits et des rapports, en nous, par la conscience, hors de nous par les sens. L’intelligence humaine n’est pas uniquement liaison, elle est aussi raison, et par raison il faut entendre non pas la dialectique allant du sensible au rationnel, et dans le rationnel s’élevant par degrés vers des idées à chaque démarche plus générales, et par là s’éloignant du réel à chaque démarche davantage, pour se perdre à la fin dans l’abstrait, mais l’intuition immédiate, dans la conscience limitée d’une personne, de l’infini réel, extérieur et supérieur à toutes les personnes, et se révélant à elles par l’idée qui se trouve de lui dans leurs esprits. Cet infini, c’est l’absolu, c’est-à-dire ce qui, à l’inverse des phénomènes où rien n’est que par autre chose, existe en soi et par soi. L’idée que nous en avons est innée en nous, et la nier, c’est nous dénaturer, car, en nous, elle gouverne tout, la science et la conduite. Sans doute l’intuition que nous en avons n’est pas totale, — autrement nous ne ferions qu’un avec l’absolu lui-même, — mais bien que partielle, elle nous découvre assez de cet absolu souverain pour nous faire voir ce qu’il n’est pas et ce qu’il est. Il n’est pas la matière en ce qu’elle a de concret et de sensible ; il n’est pas l’abstraction mathématique de la matière ; il n’est pas davantage une de ces idées organiques, comme sont les créations de l’artiste, qui ne prennent réalité vivante que dans des signes et des organes. Il est l’être à qui rien ne manque pour exister pleinement en soi et par soi ; par conséquent l’être distinct du monde, puisqu’il n’a pas besoin du monde pour exister ; par conséquent encore, l’être absolument libre, puisque toute fatalité extérieure et toute nécessité interne sont également limitation, dépendance, insuffisance ; par conséquent enfin, l’être créateur, l’être providence, puisque inutile à l’absolu, le monde existe et qu’il est ordonné.

Cette métaphysique rapide n’est pas à coup sûr d’un spéculatif qui se complait, s’attarde et se perd dans d’obscures questions comme celles du moi et du non-moi, du subjectif et de l’objectif, du phénomène et du noumène ; mais elle est certainement d’un homme pressé de mettre sa conscience en accord avec sa raison pour la mettre en repos. Ce qui la domine en effet, c’est une préoccupation religieuse. Il s’agit par-dessus tout de savoir s’il est possible à l’homme d’avoir une religion en dehors des dogmes révélés ; une fois cette assurance acquise, on peut vaquer à la vie, sans autre souci des spéculations rationnelles.

M. Jules Simon a écrit, ce qui, sous la plume d’un philosophe, est d’une grande humilité ou d’un grand courage : « Le vrai philosophe abhorre l’originalité. » Il a écrit encore : « La philosophie tout entière roule sur des idées que tout le monde possède et que les philosophes aspirent à posséder plus parfaitement que les autres, après les avoir éclairées par l’analyse. » Aussi estimait-il que le philosophe est un prêtre à sa façon, et qu’après avoir trouvé la vérité pour lui-même, il doit la prêcher aux autres, non pas à quelques initiés, mais à tout homme en ce monde, tout homme en ce monde étant, comme le philosophe, doué de raison et de conscience. Convaincu pour sa part de la vérité de la religion naturelle, il s’en fit l’évangéliste.

Les méditations qu’il publia sur ce sujet ont eu des milliers de lecteurs. Il faut les avoir lues pour bien savoir ce qu’était M. Jules Simon philosophe. J’ai dit que la fibre de sa doctrine lui venait de Cousin ; la fibre sèche ; mais la sève qui l’anime ne lui vient de personne ; elle est le suc même de son être moral, toute sa sensibilité, toute son âme, et dans les canaux du raisonnement, hors de ces canaux, elle circule et se répand, abondante et douce, portant les persuasions du sentiment là où faiblissent ou manquent les raisons démonstratives. Car, pour lui, Dieu ne sort pas comme une conclusion nécessaire des termes enchaînés d’un syllogisme, ou d’une série de syllogismes. Sans doute, des philosophes ont donné de son existence des démonstrations en forme, et ces démonstrations, il faut les recueillir et les reproduire, aucune aide n’étant négligeable en une pareille matière ; mais l’important est de faire sentir Dieu dans le monde et dans. l’homme, dans la nature et dans la conscience, partout où sa marque se trouve, visible ou latente. La Religion naturelle ne vise pas à être une géométrie de Dieu. Elle est un manuel d’édification philosophique écrit par un Fénelon laïque du xixe siècle, et si l’on n’y entend pas sonner la parole d’un croyant, il me semble bien qu’au fond, tout au fond, on y sent cette piété du cœur qui, dans les âmes tendres, survit souvent aux croyances.

La libre pensée de M. Jules Simon fut donc une philosophie religieuse. Cela, y a-t-on pris assez garde, ou plutôt ne l’a-t-on pas méconnu, lorsque sa libre pensée à lui se trouva en désaccord et en conflit avec d’autres libres pensées ? Pourtant il ne se faisait pas faute de le rappeler. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, au plus fort de sa lutte contre le second Empire, au moment même où les libres penseurs de toute marque votaient pour lui, il écrivait : « La campagne intellectuelle de la Révolution française n’est pas achevée ; nous la terminerons comme elle a été commencée, il y a quatre-vingts ans, au nom de Dieu. » Vraiment, il eût été difficile de parler plus net et plus clair.

Ainsi entendue, la philosophie n’est pas la satisfaction d’une curiosité spéculative ; elle est une vie, et à la vie elle doit donner une règle. La morale de M. Jules Simon sort de la même source que sa métaphysique, de la source absolue. C’est en effet la morale du devoir, cet absolu de la raison pratique. Il emprunte à Kant sa maxime de fond, à savoir que la personne humaine, cet être à part, libre et obligé, est un être respectable, et qu’en toute circonstance il faut le traiter comme une fin, non comme un moyen. D’où découlent le droit et la justice. Mais il ne s’en tient pas aux rigidités de cette règle juridique. Chez lui le dur noyau s’enveloppe d’une pulpe tendre. Il ne se cantonne pas dans l’impératif catégorique ; mais à l’ordre du respect, il joint le précepte de l’amour. Nos modernes êtres complexes sont tout pleins d’alluvions différentes, aryennes et sémitiques. païennes et chrétiennes, religieuses, métaphysiques et scientifiques. De toutes on trouverait certainement en M. Jules Simon ; la plus abondante y est sans contredit de provenance religieuse et chrétienne. Sa morale est un kantisme humanisé de christianisme. Elle ne se borne pas à dire qu’il faut respecter les hommes, elle ajoute qu’il faut aussi les aimer et les servir.

De telles conceptions sont impulsives. Elles poussent le philosophe dans la cité. M. Jules Simon ne demandait qu’à s’y laisser pousser. Non pas qu’il s’imaginât avec Platon que les philosophes sont prédestinés à gouverner les autres. Même après l’exemple de Cousin devenu ministre du roi Louis-Philippe, il n’était pas homme à commettre pareil anachronisme. Mais il croyait, et très sérieusement, sa correspondance en fait foi que les qualités du sage sont nécessaires au politique. Or, il se savait un sage, et il l’était vraiment, par l’élévation et la modération de la pensée, par un très réel courage, une honnêteté absolue, un désintéressement entier et une fidélité à toute épreuve. Et puis il se connaissait d’autres qualités, plus pratiques, plus particulières au politique, de la finesse, de l’habileté, de la souplesse, un art éprouvé déjà de prendre les cœurs et d’agir sur les volontés. Enfin, il se savait éloquent, et par là, il se sentait en main le levier de l’action démocratique et l’instrument offensif et défensif des luttes parlementaires. Avec de tels dons, quelles ambitions n’étaient pas légitimes ? Celles de M. Jules Simon furent grandes, très grandes même, si, comme il semble bien, ce mot, tombé incidemment dans un de ses derniers ouvrages : « les maîtres de la pensée ! les maîtres des foules ! » est l’aveu, et peut-être la plainte des espérances d’autrefois. Dans tous les cas, ce mot seul suffirait à l’attester, ce furent de nobles ambitions, et c’est de leur noblesse même que vinrent, après les joies et les triomphes, les déboires et les amertumes.

Sa méthode est celle des philosophes du xviiie siècle, Montesquieu mis à part, et des révolutionnaires de 1789. Il n’opère pas d’après les faits, mais d’après les idées. Ce n’est pas des réalités mêmes, observées par les procédés de l’historien, qu’il essaie de tirer les lois qui les gouvernent et les fins vers lesquelles il faut les diriger. Ces lois et ces fins, il les voit au contraire jaillir de haut, de très haut, des principes mêmes où la raison du métaphysicien trouve la raison des choses, et, pour lui, la philosophie appliquée à la politique devient, le mot est à noter, « la lutte des principes contre les faits ». Sans doute, il ne dit pas que la cité doit se construire à priori, les formules aux arêtes tranchées s’accordant mal avec les nuances et les tempéraments de sa forme ; mais au fond il le pense, et toute sa propagande par le livre, par la parole, par l’écrit périodique, tout son combat contre l’Empire, toute sa lutte pour l’établissement de la République sont une affirmation incessante de l’existence et de la suprématie de l’idéal. Sans doute encore, il ne néglige pas les appels à l’histoire ; dans certains de ses livres, ils sont même si nombreux qu’en comparaison la trame des idées pures y semble l’accessoire ; mais toujours pour lui l’histoire n’est qu’une preuve indirecte, une illustration, une confirmation. Au fond les éléments de sa doctrine sont si nets, ils s’articulent entre eux si justement, que s’il eût voulu les dégager de l’opulente matière dont il les enveloppe, il eût pu les formuler par axiomes, postulats et théorèmes.

À l’inverse de la république de Platon, sa république à lui, sa république idéale, n’est pas le sacrifice de l’individu à l’État ; elle serait plutôt le sacrifice de l’État à l’individu. Non pas qu’il propose de supprimer l’État. Il reconnaît qu’il faut de l’autorité, et qu’il en faudra probablement toujours, parce que les volontés individuelles sont loin d’être toutes bonnes, et qu’il n’est guère à prévoir qu’elles le deviennent jamais toutes également. Mais s’il en faut, il en faut le moins possible. L’État est nécessaire ; mais il n’est légitime que dans la stricte mesure où il est nécessaire. Ce qui est le droit, c’est la liberté, et l’autorité n’a qu’une seule raison d’être, la protection du droit. Là est le point d’attache de sa politique à sa morale et à sa métaphysique. C’est dire en effet que l’État est le représentant et la personnification de la morale », « qu’il ne doit jamais être en contradiction avec elle et qu’il ne peut gêner la liberté que quand son intervention est nécessaire pour défendre des droits réels ou pour défendre sa propre existence et ses moyens d’action légitimes. » C’est dire encore que s’il n’adopte en particulier aucune forme religieuse, — la liberté religieuse de tous les citoyens étant un de ces droits imprescriptibles pour la protection desquels il existe, — il a cependant une religion, celle de la raison, puisque la loi qu’il fait et qu’il applique est fondée sur la justice, et qu’il n’y a pas de justice sans Dieu. C’est dire enfin que la fonction de l’État est de faire « ce que la liberté ne saurait faire », et que par suite son action, toujours limitée au minimum, « doit décroître proportionnellement aux progrès de la raison et à ceux de la moralité humaine. » En un mot, ce qui dans ce domaine est absolu, ce n’est pas l’État, c’est la liberté. Seule elle est une fin. L’État n’est qu’un moyen pour la réaliser et la maintenir. « L’autorité pourrait être absolue si l’homme était radicalement incapable de se conduire. Elle pourrait être supprimée, si tous les hommes étaient capables de comprendre leur devoir et de lui obéir. L’autorité ne doit s’ingérer de régler l’activité individuelle que quand cette activité est notoirement incapable de se diriger elle-même sans produire dans la société un trouble profond, et elle ne doit se charger d’une fonction que quand cette fonction est indispensable et ne peut être exercée ni par les individus, ni par l’association libre et volontaire.

Une en son principe, en fait la liberté se divise ; mais, parce qu’elles dérivent toutes du même principe, toutes les libertés sont solidaires, et entre elles il y a génération mutuelle. Libertés civiles, libertés politiques, liberté de conscience, liberté religieuse, liberté de toutes les manifestations de la pensée, ne sont qu’organes divers de cette liberté primordiale et fondamentale qui est la liberté intérieure de la personne humaine. Les libertés même d’ordre matériel, liberté du travail, liberté des échanges, qui ont une valeur propre comme causes de richesse, ont aussi comme les autres une valeur morale, et sont, comme les autres, des agents d’affranchissement.

C’était là, au cercle le plus intérieur de sa pensée, sa cité idéale, et c’est de là qu’il partait pour les combats de chaque jour, et c’est là qu’il venait se ravitailler. Le programme d’idéalisme républicain qu’il traçait il y a plus de trente ans est, trait pour trait, une expression de sa doctrine. « Quelle doit être la doctrine de l’école radicale en matière de presse ? la liberté totale ; en matière d’enseignement ? la liberté totale ; en matière de droit de réunion, de droit d’association ? la liberté totale ; en matière de liberté religieuse, de liberté de conscience ? la liberté totale ; point d’autorisation préalable ; point de restrictions ; point de salaire du clergé, point d’alliance avec Rome, point de concordat. Quelle doit être la théorie de l’école sur l’origine des fonctions ? le suffrage universel ; sur l’organisation de la justice ? l’élection des juges, la généralisation du jury, sur l’impôt ? l’impôt unique ; sur les douanes, sur l’octroi ? abolition ; sur les patentes ? abolition ; sur les ministres ? responsabilité ; sur les agents administratifs à tous les degrés ? responsabilité ; sur les communes ? affranchissement de la tutelle administrative ; liberté totale dans la gestion de leurs affaires ; élection des maires par le suffrage universel. Plus d’arcanes dans la politique étrangère ; point de guerre de conquête ; point d’armée permanente ; point d’autre alliance politique que nos alliances naturelles, c’est-à-dire l’alliance avec les peuples libéraux, les alliances commerciales fondées sur le principe de la liberté absolue du commerce et sur celui de la réciprocité. » En un mot, « la revendication complète de tous les droits de la personne humaine ».

La politique radicale de M. Jules Simon fut donc un libéralisme à peu près illimité. Cela encore, y a-t-on pris assez garde, ou plutôt ne l’a-t-on pas méconnu plus tard, quand son radicalisme à lui ne se trouva plus en accord avec d’autres radicalismes ? À trente ans de distance, après tant d’événements, un tel libéralisme peut paraître effréné, et M. Jules Simon lui-même n’attendit pas trente ans pour en rabattre. Mais il faut convenir qu’il était soutenu, excité, justifié par une foi absolue dans la liberté et dans la vertu des idées. « Je suis toujours prêt à me fier à la liberté, disait M. Jules Simon, parce que sous l’empire de la liberté, celui qui l’emporte doit sa victoire à une force qu’il porte en lui-même. » « La force de la vérité, disait-il encore, est en elle-même. Laissez donc la vérité à elle-même ; entre elle et les esprits, ne placez rien. » Il était convaincu que toute liberté réalisée devient immédiatement génératrice d’autres libertés. Et c’est pour cela qu’il mettait tant d’ardeur à demander, par exemple, la séparation de l’Église et de l’État, c’est-à-dire la liberté de l’Église. « Je suis convaincu que si la religion catholique avait le courage d’accepter pour elle-même la liberté, aussitôt que cette grande affranchie serait dans le monde, la nécessité d’affranchir absolument la pensée se ferait jour, et qu’il n’y aurait plus d’entraves ni pour la parole parlée, ni pour la parole écrite. » Il savait bien pourtant, et comme s’il eût craint de passer pour dupe, il a pris soin de le dire, que « tout le terrain que la liberté a ôté à l’État a été immédiatement envahi par le clergé catholique ». Mais cela ne l’empêchait pas de conclure à la liberté, car, selon ses paroles, « cela n’empêche pas la liberté d’être bonne ». Et quand on se rappelle tous les sacrifices faits par l’homme à son idée, on demeure convaincu que s’il y eut de la rhétorique dans son programme, ce ne fut pas le programme d’un rhéteur.

Radical en théorie, parce que les idées sont les idées, et qu’il faut les prendre telles qu’elles se présentent à la raison et à la conscience, M. Jules Simon ne l’était pas dans la pratique. Nul politique au contraire ne fut plus modéré. « J’ai péché toute ma vie, disait-il, par excès de modération. » Et il ajoutait plaisamment : « J’ai toujours eu la chance de passer pour un réactionnaire parmi les avancés, et pour un avancé parmi les réactionnaires. » Ce qui explique qu’il ait pu dire encore : « J’ai toujours été le chef d’un parti qui n’a jamais existé. » Même sous l’Empire, au plus fort de l’opposition, alors qu’il allait partout formulant, développant, propageant le programme de la politique radicale, il n’avait pas l’illusion de croire qu’il suffisait de donner le vol à ses idées pour en faire des réalités présentes. Il affirmait « une adhésion ardente à la justice de sa cause et à la vérité de ses principes, une confiance opiniâtre dans l’avenir, un dédain généreux pour les expédients et les équivoques ; » il feignait, pour les besoins de la cause, « une ignorance volontaire des difficultés et des obstacles. » Mais ces difficultés et ces obstacles, il les savait réels, il ne s’abusait pas sur leurs résistances, et son tort fut, non pas de les avoir ignorés, mais de ne pas les avoir assez fortement signalés à ceux qu’enflammait sa parole.

Sa politique pratique peut se résumer d’un mot qui est de lui : « Politique est la même chose que mesure exacte. » Mesure exacte de l’autorité, mesure exacte de la liberté, selon les temps apparemment, selon les lieux, selon les hommes, et c’est ici qu’il apparaît, après les affirmations systématiques de la doctrine, que la politique, la politique pratique, n’est pas une science, mais un art, le plus délicat, le plus scabreux et aussi le plus grave de tous les arts, car cette « mesure exacte de laquelle dépend, à certains jours, la vie ou la mort des nations, qui peut se flatter de la tenir toujours, alors que la mesure des grandeurs purement physiques est déjà, avec les instruments de précision de la science, une opération difficile ? Qui peut se flatter aussi d’avoir, en ces matières mouvantes et troubles, une constante unité de mesure, selon qu’il opère dans l’opposition ou au pouvoir ?

Au pouvoir, comme dans l’opposition, M. Jules Simon fit toujours très large la part de la liberté. Dans la pratique, comme dans la théorie, la liberté fut un de ses absolus, et autant il se montrait accommodant avec toutes les contingences du monde, autant sur les absolus de sa raison et de sa conscience, il restait inflexible. Il revendiquait la liberté contre tous et pour tous ; il la voulait pour lui et pour les autres, pour ceux mêmes qui ne la réclamaient pas, pour l’Église par exemple, non par esprit sectaire, mais par libéralisme et par respect, pour la protéger contre l’humiliation d’obéir à l’État, ou contre la tentation de l’asservir.

La liberté, en même temps que sa foi, ou plutôt parce qu’elle était sa foi, fut l’aliment principal et la flamme de son éloquence. La merveilleuse éloquence, quand elle ne se gonflait pas au-dessus de ses surfaces naturelles ! Comme la source en était abondante, les nappes larges et limpides, les ondulations caressantes ! Comme les courants en savaient s’infléchir, envelopper les obstacles et doucement les submerger ! Et avec ces dons qui sont de l’esprit, ceux-ci qui sont du corps, mais qui achèvent l’orateur : une de ces voix mélodieuses, qui, sans les paroles, sont déjà une persuasion, et une mimique de tout l’être, si expressive, qu’à elle seule elle était un discours. Oui, la merveilleuse éloquence, et quels souvenirs elle a laissés, en particulier chez ceux qui étaient jeunes à la fin de l’Empire ! J’étais alors à l’École normale. M. Jules Simon y était notre oracle. Le jeudi, quand il devait parler, nous allions l’entendre au Corps législatif, et nous l’applaudissions, silencieusement, du cœur, avec un orgueil de cadets. Les autres jours, quand il avait parlé et que nous n’avions pu l’entendre, nous l’applaudissions encore, mais alors bruyamment, des mains et de la voix. Le Moniteur était le seul journal qui pût entrer ouvertement à l’École. Il nous apportait ses discours. Réunis en récréation, dans une de nos salles d’étude, un de nous, monté sur le poêle, les déclamait, comme d’une tribune, et c’était une ivresse pour nos jeunes cervelles, éprises de droit, rêvant de libertés.

De quelle façon M. Jules Simon essaya toujours de tenir, suivant son mot, « la mesure exacte », à quel degré aussi cette nature faite de l’addition d’un Lorrain et d’une Bretonne, était ferme et fidèle, nul exemple, dans toute sa carrière, ne le montre mieux que la longue querelle de la liberté de l’enseignement à laquelle il fut mêlé du début à la fin. M. Picot a cité sa profession de foi de 1848 aux électeurs des Côtes-du-Nord, et la confrontant avec ses actes, il a dit très justement qu’elle avait été la profession de foi de toute sa vie. Il lui eût été possible de remonter plus haut encore, à une première campagne électorale, celle-là malheureuse, où M. Jules Simon fut moins attristé d’avoir échoué que d’avoir été combattu, en sous main, par des philosophes de Paris, qu’il croyait ses amis. Le manuscrit de la circulaire qu’il écrivit alors pour des électeurs dont la plupart n’entendaient que le breton, a été conservé et voici ce qu’on lit sur la liberté de l’enseignement :

« Je ne connais qu’une liberté, c’est la liberté réglée. En dehors de la surveillance de l’État, il n’y a qu’anarchie. Que tout citoyen soit libre d’ouvrir une école, pourvu qu’il ait les grades nécessaires, et qu’il prouve d’ailleurs sa capacité spéciale ; qu’il fasse cette preuve devant un jury qui offre toute garantie d’impartialité et de lumière ; que l’Université, si l’on veut, en soit exclue ; que les écoles libres soient mises pour les certificats d’études sur le même pied que les collèges de l’État, voilà suivant moi la liberté de l’enseignement constituée. « Que reste-t-il à l’État ? les grades et la surveillance. Mais qui donnera les grades ? les Facultés, c’est-à-dire des corps électifs inamovibles. Et qui exercera cette surveillance ? des fonctionnaires amovibles, dépendant du ministre, nommés par lui, mais chargés d’examiner, non de juger, et dont tout l’office se borne à déférer les coupables, s’il y a lieu, à la justice du pays. Avec de telles garanties, l’État n’a rien à craindre de l’esprit antinational et du mercantilisme. Les familles ne perdent aucuns de leurs droits. »

Dès lors, dans cette querelle de près d’un demi-siècle, sa position est prise, et définitivement. Qu’on relise son rapport de 1849 à l’Assemblée constituante, ses discours de 1875 à l’Assemblée nationale, son rapport et ses discours de 1880 au Sénat, en 1880 comme en 1875, en 1875 comme en 1849, c’est toujours la substance des déclarations de 1846 : à la liberté, le droit commun ; à l’État, les garanties d’ordre public qui sont sa raison d’être. L’attitude est invariable ; pas l’ombre d’un changement de front ; tout au plus l’inclinaison de l’homme sûr de son équilibre, qui, sans risquer de le perdre, se porte tantôt au soutien de l’État, tantôt à la défense de la liberté, selon que la liberté ou l’État lui paraissent sortir de la « mesure exacte ».

J’ai pris comme exemple cette question de la liberté de l’enseignement, parce que là furent ses désaccords les plus profonds et ses dissentiments les plus aigus, d’abord avec ses amis de l’Université ; plus tard avec ses amis politiques. J’en aurais pu prendre une autre, au hasard. La constatation finale eût été la même. Partout, à y bien regarder, en perçant la couche des apparences, sous les essais de conciliation et les tentatives de synthèse, sous ·les alliances de surface et les concessions de forme, sous les manèges de tactique et les coquetteries d’allure, sous les sourires, l’onction, le velours et les fleurs, partout on retrouverait la couche de fond, les solides assises.

L’erreur et le danger de toutes les politiques a priori est de s’attacher à ce que Platon appelait l’idée de l’homme ; et de traiter les hommes réels comme des groupes d’abstractions, isolés de leur temps, de leur milieu, de leur chair, de leurs entrailles. Comme correctif aux tendances abstractives et déductives de son esprit, il y avait, en M. Jules Simon, un sens réaliste, sa sensibilité ; non pas cette sentimentalité qui va se diffusant à mesure que s’élève la généralité des idées, mais ce mode très déterminé du sentiment, qui s’attache à des êtres concrets, à des êtres vivants, et qui est bonté, pitié, amour. Par essence, l’esprit est abstracteur, le cœur est réaliste. L’esprit conçoit l’humanité ; le cœur perçoit des êtres humains et les aime, et cela est si vrai, que l’amour, quand il se tourne vers Dieu, fait de Dieu une personne. J’ai dit en commençant que, dans la métaphysique de M. Jules Simon, les éléments purement rationnels se doublaient de sentiment, et que là avait été son originalité dans l’école de Victor Cousin ; j’ai dit aussi, qu’en morale, il ne s’en tenait pas à la formule abstraite de la justice, mais y joignait la charité. Dans sa politique, et plus généralement dans son action, — et par là il est bien le fils de la pieuse Bretonne que les malheureux de Saint Jean-Brévelay appelaient la bonne sainte Marguerite, — toute impulsion ne lui vient pas de l’esprit ; la plus large part lui vient du cœur. De là, en lui et dans sa vie, un mélange à doses variables d’idéalisme de pensée et de réalisme de sentiment.

Un second correctif fut la réalité elle-même. Longtemps il avait suivi les idées pures, les parant de beaux mots, pour séduire pour conquérir. Un jour vint où, brusquement, les réalités apparurent à nu, et il en reçut une terrible leçon de choses. C’était la République rêvée, espérée, appelée, au triomphe de laquelle il avait tant travaillé, mais, avec la République, c’était l’invasion, et quelques mois plus tard, c’était l’anarchie. Il ne se déroba pas aux responsabilités écrasantes que les circonstances lui imposaient : il les accepta toutes, virilement, courageusement, en citoyen, en homme d’État, et il fut de ceux de qui l’histoire, négligeant comme toujours les faits d’arrière-plan, dira qu’avec Gambetta ils ont sauvé l’honneur de la France, qu’avec M. Thiers, il ont sauvé l’ordre et la liberté, et refait les pièces essentielles de l’organisme national.

En quelques mois de pouvoir, M. Jules Simon apprit diverses choses, notamment qu’il est des circonstances où les armées permanentes valent mieux que les gardes civiques, que l’hégémonie de la Prusse n’était pas sans péril pour la France, que la force des mots, même sublimes, admirable pour entraîner les hommes, est impuissante à les arrêter, et que pour réaliser un idéal, il ne suffit pas de le lancer à pleine volée dans les cerveaux. Cette leçon, cette seconde éducation, et les changements de méthode qu’elle entraînait, M. Jules Simon ne les taisait pas, il les proclamait au contraire. « Que de choses nous avons apprises en 1870 », disait-il, l’année suivante, aux élèves de l’École normale. Et aussitôt après : « Le souci des faits en même temps que la recherche des principes, la méthode expérimentale présidant aux nouveautés même, ce n’est pas la routine, c’est la sagesse. »

Ses doctrines sur l’école tiennent à la fois de son premier état et du second. Il aimait l’école en patriote, en citoyen. « Le peuple qui a les meilleures écoles, écrivait-il en tête d’un de ses livres, est le premier peuple. S’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. » En elle aussi il voyait un instrument d’affranchissement et de liberté. Mais il l’aimait encore en homme. Dans l’école, il aimait les enfants. L’enfant ignorant lui semblait un être misérable, digne de pitié.

Pour toutes ces raisons, il voulait l’école partout, avec prodigalité. Il la voulait ouverte à tous, aux pauvres comme aux riches. Il la voulait obligatoire, estimant que le père de famille n’a pas plus le droit de priver son enfant d’instruction que de le priver d’aliment. Mais, — et ce fut la rupture de son parti avec lui, — il s’en tenait là. De la trilogie scolaire de la République, obligation, gratuité, laïcité, il n’admettait que les deux premiers termes. Sous l’Empire, il avait réclamé l’obligation et la gratuité de l’école. Ministre de la République, il les eût réalisées, si l’état des finances publiques, et d’autres résistances, alors insurmontables, n’y eussent pas fait obstacle. Mais dans sa propagande, et c’est un autre des points où toujours il fut fidèle à lui-même, jamais il n’avait parlé de laïcité. Sa doctrine philosophique, un de ses absolus, y était opposée ; sa doctrine libérale un autre de ses absolus, y était également contraire ; sa doctrine même de l’État s’y opposait aussi, car, on l’a vu, pour lui, il n’y a pas plus de neutralité de l’État en morale, que de morale sans Dieu. Ce n’est pas qu’il veuille pour l’école un caractère confessionnel ; encore moins qu’il consente à la remettre aux prêtres et aux congrégations, — aux congrégations et aux prêtres il n’accorde que la liberté et non le privilège ; — mais dans l’école publique, il lui faut le Dieu de la religion naturelle parce qu’il est la source de la justice, du droit et de la loi.

Dans l’enseignement secondaire, son unique souci fut de former des hommes. L’ancien fort en thème du collège de Vannes avait vite senti les insuffisances des vieux errements classiques passées en bloc des Jésuites à l’Université, et dès 1849, à l’Assemblée constituante, il adjurait l’Université d’en « finir avec des préjugés surannés, d’accueillir les idées et les méthodes nouvelles », d’ouvrir, par exemple, à côté de ses écoles classiques, des écoles spéciales et des écoles industrielles. Une fois ministre, ce souci s’accrut en lui du sentiment même de sa responsabilité. Dans cette visite à l’École normale dont j’ai déjà parlé, il prévoyait qu’il aurait à lutter au nom de la réalité et de l’expérience » Il rencontra en effet de très vives résistances. Une de ses lettres intimes, écrite moins d’un an avant sa mort, contient ces mots : « … mais Duruy était soutenu par l’Empereur et l’Université, tandis que l’Université, quand j’étais au plus fort de la lutte m’accusait d’être un clérical… Après tout, Duruy a été un grand ministre… Il a mis le feu au ventre à beaucoup de conseils municipaux, et il a tenu tête à Dupanloup et à Veuillot. » Et pourtant que reprochait-il, lui, Jules Simon, à l’enseignement classique ? De cultiver la mémoire et de laisser « le jugement marcher sur sa bonne foi ; » d’apprendre à l’enfant à écouter, à noter ce qu’on lui enseigne, à le répéter servilement ; en un mot de faire de l’esprit un « garde-magasin » ; toutes choses qui sont vice, non de fond, mais de méthode. Et que se proposait-il d’y introduire de nouveau ? Des choses qui vraiment, maintenant qu’elles sont en grande partie acquises, semblent fort simples et fort peu révolutionnaires : plus de gymnastique, des exercices militaires, l’équitation, l’escrime, la natation, l’hygiène, un enseignement plus large et plus pratique des langues vivantes, et dans l’enseignement du grec et du latin, dont il savait tout le prix, des méthodes moins littérales, un appel plus fréquent à l’intelligence et à l’initiative de l’élève. Mais il voulait mal de mort au vers latin. Le vers latin menacé se redressa, et il fut plus fort que le ministre.

À l’enseignement supérieur, M. Jules Simon demandait de former des esprits libres, impartiaux, tolérants, uniquement soucieux de vérité, et de contribuer aux progrès de la science, cette seconde assise, avec la « vertu », du régime républicain. Il n’eut pas le temps d’y faire de grandes réformes. Mais il eut la clairvoyance et le très grand mérite à un instant où les soucis des politiques étaient ailleurs, d’en affirmer le rôle nécessaire dans une démocratie, d’en montrer les misères et les lacunes, d’en réclamer l’amélioration comme un des moyens de relever la patrie. Son discours de 1873 aux sociétés savantes fut un acte et un programme.

Son mot d’ordre à tous ceux qui enseignent était, comme avait été sa devise : « Il faut que le cœur s’en mette. » Il en est de l’école comme du régiment : le règlement n’y suffit pas ; il y faut le drapeau. « Il faut que le cœur s’en mette », fut aussi sa devise, son mot d’ordre, sa pratique et son exemple dans les questions sociales. Dois-je dire qu’il eut l’honneur, dans le parti républicain, d’être un des premiers, le premier peut-être à poser ces questions et à les aborder ? Le mot questions sociales répond-il bien à sa pensée ? N’est-ce pas plutôt devoirs sociaux qu’il faudrait dire ? Quoi qu’il en soit, questions sociales ou devoirs sociaux, il y alla de tout son cœur, et c’est au cœur qu’il s’adressa pour les résoudre si ce sont des questions, pour les remplir si ce sont des devoirs.

Sa morale générale est théorique et abstraite ; les amples développements d’histoire et de psychologie à travers lesquels elle s’avance, n’empêchent pas sa démarche d’être déductive et juridique. Sa morale sociale est au contraire toute concrète et toute vivante. Elle ne part pas de la conception a priori d’une cité bienheureuse, pour tracer le plan de ce que devrait être la cité humaine et pour formuler des revendications. Elle se place dans la cité réelle, telle qu’elle est, telle que l’ont faite les hommes. Elle y voit des maux, des douleurs, des misères et des plaies. Elle les constate ; elle les décrit ; et c’est de l’émoi de la pitié, excitée par la réalité, qu’elle attend les adoucissements et les remèdes.

Son livre sur l’Ouvrière eut quatre éditions l’année même où il parut, ce qui, pour l’époque, était un vrai succès de roman. Ce n’est pourtant pas un roman que ce livre, mais une histoire très simple, très véridique, et c’est parce qu’elle est très simple et qu’on la sent très vraie, qu’elle vous saisit et vous serre. L’auteur a vu et il fait voir. Rien d’imaginaire dans ses tableaux des petits métiers de l’industrie parisienne, des ateliers de la fabrique lyonnaise et des grandes manufactures du Nord. Rien d’imaginaire dans ses descriptions du logement de l’ouvrier, meurtrier pour les âmes comme pour les corps, foyer de vices autant que de maladies. Rien que du réel, et pas une exagération, pas une déclamation ; et c’est justement pour cela que de tout le livre monte au cœur une chaleur d’humanité.

La méthode d’amendement et de progrès social de M. Jules Simon n’a rien de l’utopie. Il constate, par exemple, que le travail qu’impose à la femme la nécessité de vivre et de contribuer à la vie du ménage est souvent pernicieux. Il ne part pas de là pour demander qu’on interdise aux femmes tout travail mercenaire. Une loi de ce genre serait injuste, et le législateur ne saurait vraiment « ôter aux femmes le droit de vivre en travaillant et ajouter à leur faiblesse naturelle une incapacité légale ». Il constate de même qu’à tout point de vue, mieux vaut pour l’ouvrière et sa famille le travail isolé que le travail de l’atelier, et celui-ci que le travail de la manufacture. Il ne demande pas pour cela qu’on brise les machines, qu’on ferme les manufactures, qu’on revienne au travail isolé. Si grands que soient ses sentiments de philanthrope et ses soucis de moraliste, ils n’obscurcissent pas en lui le sens très net des réalités économiques. Il n’ignore pas que plus va l’industrie, plus se développe, et fatalement, le travail collectif, et que rebrousser chemin serait la ruine pour tous, d’abord pour l’ouvrier. Il ne rêve pas davantage pour le travail une de ces organisations décrétées qui achèveraient l’asservissement de l’individu, et feraient de l’être humain une bête soumise en tout au régime de la ration, incapable d’effort, parce qu’elle serait sans espérance. En cette matière, ce n’est pas de la loi qu’il attend le progrès, Fidèle à sa maxime qu’il ne faut demander à l’État que ce que ne peuvent faire les individus et les associations d’individus, il ne fait à la loi qu’un appel très discret. Tout au plus réclame-t-il d’elle protection pour le travail des enfants et des femmes, et seulement contre les abus. Pour tout le reste, et ce reste est presque tout, il s’en remet à l’initiative individuelle, à celle des patrons, à celle des ouvriers, à celle de tous les gens de bien et de tous les gens de cœur.

El que là fût le remède, l’unique remède, le seul efficace, était chez lui conviction d’expérience. Il avait vu, par exemple à Mulhouse, qu’il n’est pas impossible d’assurer à l’ouvrier un logement clair, propre, spacieux et salubre, quand il se rencontre un Jean Dollfus. Il avait vu de même à Sedan ce qu’un carré de jardin à cultiver et à fleurir le dimanche, peut donner de santé et de joie à des familles d’ouvriers. Il avait vu, à l’étranger comme en France, les miracles des œuvres d’assistance, de prévoyance, de mutualité, de coopération et d’enseignement, et de tout ce qu’il avait vu, il concluait que le meilleur moyen de lutter contre les mille formes du mal social était d’y opposer les mille formes des œuvres spontanées, surgissant à point sur tout point où le mal apparaît ou menace d’apparaître pour le prévenir, le limiter, le refouler, animées toutes du sentiment de la fraternité humaine, et par là ne s’enfermant pas dans l’égoïsme d’une sorte d’antisepsie sociale, pansant les plaies, non par sentiment de préservation personnelle, pour en arrêter la contagion, mais les pansant pour les guérir, par pitié, par amour de ceux qui souffrent.

La propagation de la bonté active fut le but de la prédication sociale de M. Jules Simon, comme la revendication du droit et de la liberté avait été, aux jours où le droit était violé et la liberté absente, le but de sa prédication politique. Et au fond, bien que très dissemblables, son action sociale et son action politique eurent ceci de commun que l’une et l’autre firent également appel à l’association des initiatives. Comme correctif à l’individualisme et à l’émiettement qui peuvent naître de la liberté, M. Jules Simon opposait, en toute circonstance, la mise en faisceau des énergies. Groupez-vous, associez-vous, ne cessait-il de dire ; c’est le vrai moyen d’étendre la liberté, de l’assurer et de la prémunir contre les mauvaises fructifications qui parfois sortent des germes les plus sains. Groupez-vous, associez-vous, disait-il de même en matière d’action sociale ; c’est le vrai moyen d’agir efficacement, largement, profondément et de multiplier les puissances et les effets de la bonté.

Et, prêchant d’exemple, il allait, allait toujours, d’une jeunesse d’esprit et d’une jeunesse de cœur à rendre invraisemblable la date inscrite sur son acte de naissance, suscitant les initiatives, les encourageant, s’y associant, les dirigeant, ministre spontané des œuvres de la bienfaisance sociale, par droit de grandeur de cœur, confirmé bientôt, et perpétué dans cette magistrature morale par la reconnaissance et l’admiration de tous. Il n’est pas, en ces vingt dernières années, une œuvre de sauvetage, une œuvre de protection, une œuvre de pitié, une œuvre de paix qu’il n’ait vivifiée de son action, et je ne connais pas de dénombrement plus touchant et, en un sens, plus glorieux que celui de toutes ces sociétés, de petits, d’humbles, de souffrants, de vaillants aussi, dont M. Frédéric Passy, un cœur frère du sien, lui apporta l’hommage au jour de ses funérailles.

Ce qu’il en faisait, c’était pour le bien-être des hommes, mais, par leur bien-être, c’était pour leur moralité. Il était de ceux qui croient que dans ce monde les grandes forces sont les forces morales, et c’est parce que la misère matérielle, comme un acide, les ronge et les dissout, qu’il luttait avec tant d’énergie contre la misère matérielle. Dans la réforme des logements d’ouvriers, le bien-être de l’ouvrier est sans doute ce qu’il poursuit immédiatement. Mais ce but n’est qu’un moyen. Dans la maison rendue salubre et habitable, il voit le foyer, la famille, les berceaux, et dans tout cela il voit la moralité. Là est son grand souci, souci de penseur et d’homme, de patriote et de citoyen. Péril moral est pour lui péril social et péril national. Voilà pourquoi, partout où la morale lui paraît menacée, jusqu’au dernier jour, il se porte de toutes les puissances de son être.

Ces puissances, pour les besoins de l’analyse et de l’expression il m’a fallu les isoler. En fait, elles furent toujours mélangées et fondues. Seules les proportions en allèrent se modifiant, à mesure que se rétrécissait en lui le champ des abstractions, et que s’élargissait celui des réalités. L’effet en est visible jusque dans sa forme littéraire. Sans rien perdre de sa clarté, de sa souplesse et de sa grâce, peu à peu elle se resserre, se précise et devient plus directs. Comme premier affleurement d’une veine jusque-là secrète, on avait eu de lui, en pleine production philosophique, l’Affaire Nayl, ce récit simple et pathétique qui restera dans les lettres françaises. De la même veine, plus largement ouverte, sortirent plus tard des livres d’histoire, les Souvenirs du Quatre Septembre, le Gouvernement de M. Thiers, livres lumineux, qu’on sent d’un spectateur, mais qu’on ne dirait pas d’un acteur des événements racontés, tant l’analyste s’efforce d’être exact et complet, et se défend contre toute tentation de mise en scène ou d’apologie. Puis des articles de journaux, vifs, alertes, étincelants, acérés parfois, où l’abeille attique fit sentir qu’elle avait un dard. Enfin, un livre unique, comme il nous en faudrait beaucoup, charmant et sain, imagination et réalité mêlées, œuvre à la fois d’un conteur, d’un romancier, d’un moraliste, les Mémoires des Autres.

L’heureux titre et l’ingénieux passeport pour une autobiographie qui ne veut pas s’avouer, et qui dépiste le lecteur en se mêlant à la biographie des autres et à la fiction. On ne saura pas le mot de l’énigme, et il ne faut pas le chercher, puisque l’auteur a voulu le cacher. Pourtant, sur un point surtout, comme on voudrait l’avoir. Qui donc est ce vieillard du dernier récit des Derniers Mémoires des Autres, ce vieillard qui plus d’une fois a couru le risque de perdre la vie pour défendre la liberté, qui a fait à ses convictions le sacrifice de sa popularité, qui, pour obéir à sa conscience, a brisé sa carrière de ses propres mains, qui, après avoir vécu longtemps dans la politique et y avoir porté toujours des visées hautes, du calme, de la lucidité, et nul intérêt personnel, en a été éliminé sans égards pour ses services, pour son désintéressement, pour la noblesse et la sincérité de ses idées, et qui revenant sur son passé, confesse que ce qui fut grand en lui, ce furent surtout ses sentiments, ce vieillard enfin qui dit de l’oubli où tombe la vieillesse qu’il est injuste, mais qu’il est nécessaire, et qui, s’effaçant pour faire place aux jeunes, se contente de leur dire qu’il serait beau pour eux de respecter un peu, et d’aimer un peu, qui donc est-il ? Si ce n’est pas M. Jules Simon, et ce n’est pas lui, puisqu’il ne l’a pas dit, c’est quelqu’un qui lui ressemble comme un frère. Amertume pacifiée, douceur, indulgence, pardon, bonté, un seul trait y manque, l’optimisme inaltérable que je trouve dans ces lignes d’une lettre intime, tout-à-fait de la fin : « Faites-moi un petit poème, écrivait-il à un poète de ses amis. Les adieux du monde au vieillard ; il l’oublie et le dédaigne. Les adieux du vieillard au monde ; il l’encourage et le bénit. »


  1. Notice lue à l’Académie des sciences morales et politiques dans la séance du 5 février 1898.